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Polyphème/I

La bibliothèque libre.
Mercure de France (Œuvres de Albert Samain, t. 3p. 173-203).







ACTE PREMIER




Quatre heures de l’après-midi. Ciel ardemment bleu.

Ligne de montagnes finissant en promontoire.

La mer.

À droite un bosquet. Galatée est endormie sur un lit de feuillage à l’ombre.

À gauche, l’entrée d’une grotte. Banc de verdure au pied d’un grand olivier.

Quand la toile se lève, Polyphème est étendu sur un rocher et regarde la mer. Il demeure immobile pendant toute la durée du chœur.



CHŒUR DES NYMPHES, dans la coulisse.

Nymphes des bois et des rivières,
Nymphes des sources, des clairières,
L’archer cuirassé d’or a redoublé d’ardeur :
Venez… Les grands bois noirs ouvrent leur profondeur.


Gagnons nos plus secrets asiles…
La mer miroite autour des îles ;
Les lézards brûlent, immobiles.

Le ciel palpite ardent et bleu ;
Nos bouches respirent du feu.

La terre à la chaleur se pâme ;
Nos bras étreignent de la flamme.

Cherchons, dans l’antre obscur, pour nos lèvres blessées,
L’eau qui pleure en larmes glacées.

Les ruisseaux sont taris dans leur lit de cailloux,
Les fleurs penchent à demi mortes…
Adorons le soleil qui rend les fruits plus doux
Et qui fait les moissons plus fortes.

Levant leurs sabots d’or, ses quatre chevaux blancs
Ont des flammes à la crinière.
Chantons, chantons, mes sœurs, les jours étincelants
Et les grands soleils ruisselants
Dans l’abîme de la lumière !


POLYPHÈME

  
Belle mer écumeuse et bleue où je suis né,
Mer, chaque aurore, neuve à mon œil étonné,
Golfe aux eaux de cristal… Montagne aux belles lignes,
Bords d’étangs caressés au plumage des cygnes,
Sources froides… ruisseaux… feuillage bruissant…
Comme je t’adorais, Cybèle au cœur puissant !
Grands chênes pleins d’oiseaux, troncs à l’écorce rude,
Comme j’étais royal dans votre solitude !
Et comme, à vous pareil, au renouveau des ans,
Je sentais mon cœur vierge éclater de printemps !
J’étais alors le fils bien-aimé de la terre.
La terre était à moi, la terre était ma mère ;
Et quand je m’étendais sur elle quelquefois,
Baigné du vent du large et de l’odeur des bois,
Il me semblait sentir une vague caresse
Du fond du sol sacré répondre à ma tendresse.

J’étais ardent et fort et libre en mes ébats.
L’eau des branches tombait au matin sur mes bras.
Debout, en plein soleil, je buvais la lumière.
À l’aurore, en piaffant, j’entrais dans la rivière,
Et j’avais, bondissant de la plaine au vallon,


Des besoins de hennir comme un jeune étalon !

Il fait quelques pas, puis se laisse
retomber découragé.


À présent, lourdement, je traîne ma journée.
Vers un seul but mon âme à toute heure est tournée.
Je marche sans savoir, et, de longs jours ardents,
Je demeure immobile et des sanglots aux dents,
À regarder mourir le flot sur le rivage.
L’ennui mange mon cœur, mon cœur tendre et sauvage.
Elle est là… toujours là… Je ne puis l’arracher !…
Elle est là… Je la vois rire, parler, marcher.
Je vois ses bras, son front, sa lourde chevelure,
Son petit cou d’oiseau, ses fleurs à sa ceinture,
Sa robe claire… Oh ! fou !… Mais c’est surtout, grands dieux
Cette agonie au cœur quand je pense à ses yeux !

Depuis qu’elle est entrée en riant dans ma vie,
Je souffre !… Toute paix d’autrefois m’est ravie…
D’abord, ce fut charmant ; les jours passaient légers :
On eût dit une abeille à travers mes vergers…
Puis l’aimant, je voulus être beau pour lui plaire,
Quand, tout à coup, saisi de trouble et de colère,
Je vis que j’étais laid !…


Hélas ! ce fut un soir
Que, penché sur l’étang comme sur un miroir,

Pour la première fois je connus mon visage.
Honteux, je brouillai l’eau… L’eau refit mon image.
La nuit vint… Tout fut noir… Je regardais encor…
Et depuis j’ai vécu triste jusqu’à la mort !
Alors j’ai deviné le mensonge, la fraude,
Cet Acis, ce berger efféminé qui rôde,
Il l’a prise… à ses airs de grâce et de fadeur,
Quand moi, j’ai simplement l’infini de mon cœur !

Entre Lycas, cherchant à terre,
à gauche et à droite.
Ah ! c’est toi, mon petit… Que cherches-tu ?


LYCAS
Ma flèche.


POLYPHÈME,
la découvrant près de lui et la ramassant.
Tiens, la voilà.


LYCAS,
la prenant et embrassant Polyphème.
Bonjour.


POLYPHÈME
Oh ! cette bouche fraîche !…

Regarde-moi… C’est bien les beaux yeux de sa sœur,
Les yeux de Galatée avec plus de candeur ;
Car de leur charme même ils n’ont pas connaissance
Et c’est ce qui leur fait leur divine innocence.

LYCAS
Tu ne viens pas jouer ?


POLYPHÈME
Pas aujourd’hui.


LYCAS
Pourquoi ?

À présent, tu ne ris plus jamais avec moi.

POLYPHÈME
Tu sais bien cependant que je t’aime.


LYCAS
Oui, sans doute.

Mais j’ai comme un reproche à te faire.

POLYPHÈME
J’écoute.


LYCAS
Autrefois nous allions ensemble dans les bois ;

Tu me faisais porter tes flèches, ton carquois.


Souvent quand j’étais las, après nos courses folles,
Je montais à cheval sur tes larges épaules…
Nous passions à travers les villages, la nuit…
Le long des jardins noirs, tu me cueillais un fruit.
Nous faisions des échos dans les endroits sonores ;
Sur le bord de la mer il passait des Centaures
Qui couraient au galop, plus vite que le vent,
Sous la lune… Tu t’en souviens ?

POLYPHÈME,
avec tristesse.

Oui, mon enfant.

LYCAS

Un vieux surtout, si grand, avec sa barbe blanche,
Et sa massue énorme appuyée à sa hanche.
Il causait avec toi longtemps, marchant au pas…
Moi, j’étais ennuyé, je ne comprenais pas.
Tu me contais souvent qu’il savait les mystères
De la terre et du ciel.

POLYPHÈME,

Ô beaux soirs solitaires !
C’est vrai, je me souviens, il me disait, un jour :
« Prends garde, il est des cœurs trop tendres pour l’amour.
« Toute âme devient folle à l’odeur de la femme.


« Prends bien garde. » Et ses yeux perçants m’entraient dans l'âme.
Je ne l’écoutai pas. Les dieux m’en ont puni.

LYCAS,
cherchant à l’entraîner.

Tu ne veux pas venir ?

POLYPHÈME,

Non.

LYCAS

Alors, c’est fini ?

POLYPHÈME,
le retenant et l’embrassant.

Je n’ai que toi pourtant !…

LYCAS

Dis-moi pour quelle cause
Ton front est-il toujours à présent si morose…
Tu sais que Galatée est inquiète aussi ?

POLYPHÈME,
avec amertume.

Galatée !…

LYCAS

Oui, vraiment ; elle en prend du souci.
Réponds… Ne m’aimes-tu pas plus que Galatée ?


POLYPHÈME

Pourquoi ?

LYCAS

Pour qu’elle en soit jalouse et dépitée.

POLYPHÈME

Fou !

Lycas sort en riant.

Son instinct d’enfant me devine.

Il s’approche à pas lents de l’endroit
où Galatée repose, soulève le rideau
de feuillage et la contemple.

Elle dort…
Qu’elle est jolie avec ses longs cheveux en or !
Toute cette amertume en moi, sombre et cruelle,
Quand je la vois ainsi, s’efface…

Il la contemple longuement.
Elle est si belle,

Se soutenant la tête avec son bras plié !…
Je souffrais tant… Voilà que j’ai tout oublié.
Sur son front, par instants, une légère brise
Fait voler ses cheveux… D’une bouche indécise
Et molle, elle sourit… Oh ! ce petit front pur,
Ce petit front terrible et muet comme un mur !
Connaître un seul instant les secrets qu’il recèle,


L’ouvrir… ou le briser !… Voir… savoir… Rêve-t-elle ?.
Oui, malgré moi, toujours, quand ainsi je la tiens
Sous mes yeux tout entière et que je me souviens
De tant d’âcres douleurs que chaque jour m’apporte,
Je demanderais presque aux dieux qu’elle fût morte !

GALATÉE,
s’éveillant lentement et apercevant Polyphème.

Ah ! c’est toi !… Comment donc ai-je pu si longtemps
Dormir ?… L’ombre déjà s’allonge dans les champs.

Elle se lève.
Ah ! dieux ! Jamais l’été n’eut de chaleurs pareilles !


POLYPHÈME,
lui tendant à boire.

As-tu soif ?

GALATÉE,
buvant à petits traits.

C’est exquis.

POLYPHÈME

J’ai pressé des groseilles.

GALATÉE

Que faisais-tu là ?

POLYPHÈME

Rien… Un moment, j’ai rêvé,


Au rythme de ton sein doucement soulevé.
Il te déplaît qu’ainsi près de toi je demeure ?

GALATÉE,
indifférente.

Mais non…

POLYPHÈME

Viens m’embrasser alors.

GALATÉE,
distraite, arrangeant ses cheveux, refaisant les plis
de sa robe.

Oui, tout à l’heure.

POLYPHÈME

Tu sais, ce grand lys bleu dont tu m’avais parlé,
Qu’on ne trouve qu’en haut des montagnes ?… Je l’ai.
Il faut pour le cueillir s’aventurer aux glaces,
Traverser des ravins, des torrents, des crevasses,
Des trous si noirs qu’on n’en voit pas la profondeur…
Le voici.

Il lui tend la fleur.

GALATÉE,
presque sans regarder.

Bien… Merci… Tiens ! Il n’a pas d’odeur.

POLYPHÈME,
se rapprochant d’elle.

Écoute… Je voudrais…


À part.

Cette angoisse est affreuse…

Haut.

Te demander…

GALATÉE

Quoi donc ?

POLYPHÈME

Te sens-tu bien heureuse
Ici ?

GALATÉE

Pourquoi ?… Mais… oui…

POLYPHÈME

Je me dis, par moments,
Qu’à mes côtés ta vie est pauvre d’agréments,
Que je tiens malgré tout ta grâce prisonnière,
Et que les fleurs enfin s’ouvrent à la lumière.
Il fait trop sombre ici pour tes jeunes ébats ;
Je suis triste toujours.

GALATÉE,
inconsciemment.

Bah ! Je ne le vois pas…


POLYPHÈME

C’est vrai, comme un oiseau, tu sautilles, tu chantes.
Il faut me pardonner… J’ai des façons méchantes
Par moments.

GALATÉE

Méchant… toi ? Sais-tu ce que tu dis ?
Chaque fois que je te regarde, tu souris…
Tiens, comme en ce moment.

POLYPHÈME,
ironique.

Et comme tout à l’heure !

L’attirant à lui d’une voix suppliante.
Viens là.


GALATÉE,
s’asseyant sur ses genoux et le regardant enfin,
avec stupeur.

C’est vrai, pourtant… il ne rit pas… il pleure !

POLYPHÈME,
la serrant contre lui.

Ne t’inquiète pas… Par pitié, reste ainsi !…
Que je te sente sur mon cœur… Tout est fini.

GALATÉE

Ton âme est, je le sais, douce pour Galatée.
Tu la traites toujours comme une enfant gâtée :


Alors elle en abuse et manque de raison.
Mais sa tète est si folle et ton cœur est si bon !

POLYPHÈME

Tes bras nus à mon cou font un collier de neige…
Tu veux bien que j’y pose un baiser ?…

GALATÉE,
avec mutinerie.

Mais… qu’aurai-je
En retour du baiser ?

POLYPHÈME

Tout ce que tu voudras.

GALATÉE

Bien, je m’en vais chercher… te mettre en l’embarras…

Elle hésite un moment.
Si… je te… demandais…


POLYPHÈME,
la caressant.

Un grand baiser !…

GALATÉE,
coquette.

Je n’ose !
Si… je te demandais…


POLYPHÈME

Quoi donc ?

GALATÉE

Oh ! peu de chose…
Un grand arc !… un bel arc avec des clous d’argent !

POLYPHÈME,
surpris.

Et pour qui ?

GALATÉE,
un peu confuse.

Pour… Acis.

POLYPHÈME,
froidement.

Acis !… Jamais.

GALATÉE

Méchant !
Que lui reproches-tu ?

POLYPHÈME

Je refuse.

GALATÉE

Il t’estime :
Il dit toujours du bien de toi. C’est donc un crime ?


POLYPHÈME,
brusquement.

Il vient ici souvent, n’est-ce pas ?

GALATÉE,
avec assurance.

Lui, jamais !
Nous ne nous rencontrons que sur les routes… Mais
Pourquoi froncer ainsi tes sourcils ?

POLYPHÈME

Rien… Je pense.

GALATÉE,
câline.

Tiens… Je te veux donner déjà ta récompense.

Elle l’embrasse dans le cou, longuement.

POLYPHÈME,
comme sortant d’un rêve.

Oh ! ce baiser !… C’est comme un éclair d’or au cœur !

Étreignant brusquement Galatée.
Galatée !… Ah ! je t’aime !


GALATÉE,
l’écartant vivement.

Oh non ! tu me fais peur !


POLYPHÈME,
la retenant.

Ah ! reste dans mes bras… qu’un peu je te respire !
Oh ! baiser tes cheveux… Oh ! boire ton sourire !…

GALATÉE,
impatiente.

Laisse !

POLYPHÈME

Je t’aime tant !… Si tu savais… la nuit…

GALATÉE,
irritée.

Laisse !

POLYPHÈME

Ah ! ton beau corps souple et fondant comme un fruit,
Et ce parfum de toi qui me donne un vertige
Et m’enivre et m’affole !…

GALATÉE,
le repoussant et se débattant avec dégoût.

Oh ! laisse-moi, te dis-je !

Ils se regardent un instant face à face.

POLYPHÈME,
la maintenant par les poignets.

Non… Non… Tu resteras à la fin !… Je le veux.
Je te tiens ; je suis fort… Sauve-toi si tu peux !…
Alors tu ne sais pas qu’il n’est point de minute
Où dans mon désespoir contre moi je ne lutte,


Pris du désir terrible et fou de t’emporter,
Pantelante en mes bras, pour te violenter !
Tu ne sais pas que j’ai deux sillons à ma face
À force de pleurer !… Tiens, regarde la place
Où mes ongles ardents s’enfoncent nuit et jour,
Tant j’ai le cœur, vois-tu, dévoré par l’amour !…
Tu ne sais pas que j’ai le feu dans les entrailles ;
Que, le jour, je me roule en sang dans les broussailles,
Et qu’en haut sur les monts souvent le fauve a fui
En m’entendant hurler aux étoiles, la nuit !…

Reprenant une voix de douceur.

Pourtant je ne suis pas tant que tu crois farouche :
Tiens, regarde, ma bouche est tout près de ta bouche…
Songe que, pour ta robe effleurée en passant,
Il me coule un ruisseau de parfums dans le sang ;
Songe que je conserve en des cachettes sûres
Le fruit vert où tes dents ont laissé leurs morsures ;
Songe qu’à deux genoux je me traîne aux sentiers
Pour adorer la terre où tu posas tes pieds !

Cela ne te fait rien ?… Oh ! ces yeux que j’implore !
Quand tu les ouvres, c’est comme un ciel à l’aurore…


Et rien, je n’aurai rien jamais de leur douceur…
Non, jamais ! Car je vois jusqu’au fond de ton cœur.

Il eût fallu pourtant si peu pour ma tendresse !
Un sourire… un bon geste… une simple caresse,
Même avec du mépris comme on caresse un chien.
Mais pas même cela pour moi… Rien, jamais rien
Que ce regard affreux glacé comme une eau morte…

GALATÉE,
froidement.

Veux-tu laisser mes bras !…

POLYPHÈME,
la lâchant.

Va, c’est toi la plus forte !…
Quelle folie !… Un dieu m’avait pris la raison !
Un instant… j ’avais cru… mais j’ai compris… Pardon !…

Silence.
Galatée fait quelques pas, avec une
affectation de tranquillité.

GALATÉE

Lycas n’était-il pas ici tantôt ?

POLYPHÈME

Sans doute !…

Regardant au dehors.

Veux-tu que je l’appelle ?… Il est là sur la route.


GALATÉE,
avec une impatience fébrile.

Je ne veux pas qu’il joue ainsi par la chaleur :
Il s’essouffle, il devient rouge et tout en sueur ;
Cela lui fait du mal.

Elle s’assied, puis brusquement, ne
pouvant plus se contenir, elle éclate
en sanglots. Polyphème s’approche,
se penche sur elle, mais elle le repousse


POLYPHÈME,
suppliant.

Tu caches ta figure !…
Ce que j’ai fait, c’est sans le vouloir, je te jure.
Mon sang brûlant m’égare, et des mots superflus
Me viennent malgré moi…

GALATÉE,
se levant brusquement.

Moi, je n’y pense plus.

Elle va vers la route ; puis éclatant de
rire bruyamment et avec affectation :

Ah ! c’est bien fait !

POLYPHÈME

Quoi donc ?


GALATÉE

En sautant la muraille,
Lycas s’est étalé par terre.

POLYPHÈME,
à part.

Elle me raille !…

Haut.

Je t’avais apporté des fruits cueillis exprès,
Des pêches, des raisins… Afin qu’ils soient plus frais,
Je les ai posés là, sous des feuilles, à l’ombre.

GALATÉE,
sans tourner la tête.

Merci.

POLYPHÈME,
va et vient, découragé.

L’heure s’avance, et, dans la forêt sombre,
Il fera bon chasser ce soir. L’air est en feu.

Il jette son carquois sur ses épaules.

Adieu.

Tendant la main à Galatée.

Tu ne veux pas donner ta main ?…

GALATÉE,
même jeu.

Adieu.

Polyphème la regarde avec tristesse
et sort lentement.

GALATÉE,
se retournant enfin.

Il est parti, tant mieux ; le voilà qui chemine
Avec ses dogues noirs, là-bas, par la ravine.
Je sens comme d’un poids tout mon cœur s’alléger.
Que me veut-il enfin ? À quoi peut-il songer ?

Elle pose à terre une corbeille remplie
de laines de couleurs, s’assied et
s’apprête à travailler.

Je suis soumise, douce, et fais tout pour lui plaire :
D’où lui vient tout à coup cette étrange colère ?
Il m’obsède. J’étais, ce matin, au réveil,
Si joyeuse en peignant mes cheveux au soleil !
Pour voir si j’étais belle, à l’heure coutumière,
Je m’étais en passant mirée à la rivière…
Maintenant je suis triste et je m’efforce en vain :
Ah ! qu’il cesse, ou je vais le haïr à la fin !

Bruit de clochettes. Elle lève la tête.

On dirait le troupeau d’Acis dans la vallée.
Si c’était lui ! Déjà je me sens consolée.

Une flûte rustique se fait entendre
Elle écoute un moment.

C’est lui !

Elle court vers le fond.

Viens vite, Acis !…


ACIS,
paraît.

[. . . . . . . . . . . . . . . .]

GALATÉE,
courant à lui et l’embrassant.

Quel bonheur de te voir ! Je m’ennuyais si fort !…
Pourquoi ne vins-tu pas selon ton habitude ?

ACIS

J’ai dû garder la ferme, où le travail est rude.
Une brebis hier a mis bas deux agneaux ;
Puis le maître est venu visiter ses troupeaux.

GALATÉE

S’est-il montré, du moins, content de ton ouvrage ?

ACIS

Bientôt je mènerai les bœufs au labourage…
Es-tu seule ?

GALATÉE

Oui, Lycas joue avec son furet.

ACIS

Et Polyphème ?

GALATÉE

Il est parti dans la forêt…


Il faut que je te conte une grande nouvelle.
Tu vas rire… Devine et creuse ta cervelle…
Polyphème…

ACIS

Quoi donc ?

GALATÉE

… est amoureux de moi.

ACIS

Polyphème amoureux ! Tu railles !

GALATÉE

Non, ma foi !
Comme toi, j’aurais cru l’aventure impossible ;
Mais, soudain s’emportant avec un air terrible,
Lui-même il me l’a dit tout à l’heure… Tiens, vois :

Retroussant la manche de sa tunique
et montrant son bras nu.

Je porte encore ici la marque de ses doigts !

ACIS

Le brutal !… mais, vraiment, alors il t’a battue !

GALATÉE

Oh… non…


ACIS

Pourtant…

GALATÉE

Muette ainsi qu’une statue
Je l’ai bravé : soudain sa fureur a cessé.
Ah ! si tu l’avais vu comme un lion forcé
Rugir, se tordre et puis, pour calmer mes alarmes,
Me supplier avec ses gros yeux pleins de larmes
Et demander pardon d’un air humilié !
Comme à moi, par instants, il t’aurait fait pitié.
Car il est bon, au fond… Mais prétendre qu’on l’aime !…
Un lourdaud comme lui faire le beau quand même !...
Pauvre ami !…
Mais j’y songe… Avant de me quitter,
Il m’a parlé de fruits qu’il venait d’apporter.

Elle cherche un instant, puis, se ressouvenant
soudain, elle court les prendre
dans la grotte.

Il les a mis à l’ombre et sous des feuilles fraîches.
Les voici… Qu’ils sont beaux !

ACIS

Des raisins et des pêches.


Prenant une pêche.

Oh ! celle-ci dorée et pourpre tout autour !

GALATÉE,
la porte à sa bouche et la tend ensuite à Acis.

Tiens, mords à même : elle est exquise, mon amour.

À ce moment, Lycas entre doucement
par le fond sans être vu, les regarde
un moment, et vient chatouiller par
derrière la nuque de Galatée avec
une paille.

GALATÉE,
sursautant.

Que ce Lycas est fou !… Gamin, si je t’attrape !…

LYCAS,
de loin.

Qu’est-ce que vous mangez ?… C’est bon ?

GALATÉE,
lui tendant un raisin.

Prends cette grappe,
Et va-t’en.

LYCAS

Où ?

GALATÉE

N’importe… et ne reste pas là !

LYCAS

Quand Acis est ici, tu dis toujours cela.

Il s’éloigne à quelque distance.

GALATÉE,
serrée contre Acis.

Oh ! que je suis heureuse auprès de toi blottie !
Ma gaieté tout à l’heure était toute partie :
La voilà revenue, et je sens, de bonheur,
Comme un millier d’oiseaux qui chantent dans mon cœur.

ACIS

Tout à l’heure en venant, j’ai fait une trouvaille :
Des mésanges… un nid dans un creux de muraille.
Veux-tu que nous allions à deux le dénicher ?
Mais vite… Le soleil va bientôt se coucher.

GALATÉE

Si tu veux.

ACIS

Nous prendrons les sentiers les plus proches,
Et nous traverserons le torrent sur les roches.

GALATÉE

Oui, comme l’autre fois, dans la Gorge-des-Loups…
J’ai dû me retrousser presque jusqu’aux genoux ;
Tout le bord de ma robe était mouillé d’écume.
C’est effrayant cette eau qui bouillonne et qui fume…
Et j’avais peur, tu sais, tout en riant très fort !


ACIS,
suspendant une grappe en l’air.

Tiens, vois la belle grappe avec ses beaux grains d’or !
On croirait — et cela donne aux yeux des extases —
Regarder le soleil à travers des topazes.

GALATÉE

C’est vrai.

Elle prend brusquement la grappe des
mains d’Acis et s’enfuit avec.

Viens la chercher ici, si tu la veux !

Acis la poursuit, un moment ; elle se
cache derrière la haie, derrière l’olivier ;
il la saisit enfin brusquement.

GALATÉE,
se débattant.

Ah ! ce n’est pas permis, tu tires mes cheveux !

Acis l’embrasse, et entr’ouvant un
peu sa tunique baise son épaule.

GALATÉE

Tu sais, quand on fera la vendange, à l’automne,
J’aurai seize ans.

ACIS

Seize ans déjà !

GALATÉE

Cela t’étonne ?…


Je veux offrir alors à la source du bois,
Puis aux nymphes, du lait, des figues et des noix,
Un agneau nouveau-né, du miel et deux houlettes
Avec un chapelet de sombres violettes.

ACIS

Moi, j’offrirai pour toi des fromages, des fruits,
Une chèvre à longs poils et ma flûte de buis.

GALATÉE

Mais as-tu vu déjà ma petite cigale ?
De l’aurore à la nuit, d’une ardeur sans égale,
Elle chante… En cueillant des fruits dans le jardin,
Je l’ai vue — et mon cœur s’en est ému soudain —
Prise au mortel réseau d’une araignée affreuse :
Vite, je la sauvai. Depuis, elle est heureuse,
Et Polyphème a fait pour elle tout exprès
Une petite cage avec des joncs dorés.
Viens la voir.

ACIS

Non, partons avant que la nuit vienne…
Plus tard… J’entends là-bas les abois de ma chienne.
 

Ils se dirigent vers le fond. Entre Lycas.

LYCAS,
s’attachant à eux.

Vous vous en allez ?

GALATÉE,
impatiente.

Oui.

LYCAS

Loin ?

GALATÉE

Non, mais laisse-nous.

LYCAS

Jamais vous ne voulez m’emmener avec vous.
Pourquoi ?

GALATÉE,
brusquement.

Dieux ! Qu’il m’ennuie avec son bavardage !

Plus doucement.

Reste : nous reviendrons tout à l’heure ; sois sage…
Demain, je te dirai sans faute, tout du long,
L’histoire du petit Mercure et d’Apollon.

Elle sort avec Acis en courant.

LYCAS,
seul.

Toujours me laisser seul… Ah ! comme Galatée
Est changée, à présent. Elle est dure, emportée…
Autrefois nous étions ensemble tout le jour ;
Nous jouions, nous chantions chacun à notre tour ;
Nous allions à la mer chercher des coquillages ;
Nous portions de la cire et du miel aux villages ;
Comme je préparais les joncs qu’elle tressait,
Souvent elle tournait la tête et m’embrassait ;
Je lui tendais mes bras pour dévider sa laine…
Et maintenant plus rien… Toujours Acis l’entraîne…
Sans doute, ils vont rester là-bas jusqu’à la nuit.
On dirait qu’elle n’aime à présent plus que lui.