Pompéi et les Pompéiens/07

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VII

L’ÉRUPTION.

Le déluge de cendres. — Le déluge de feu. — La fuite des Pompéiens. — Les préoccupations des Pompéiennes. — Les victimes : la famille de Diomède, la sentinelle, la femme murée dans un tombeau, le prêtre d’Isis, etc. — Les squelettes. — Les cadavres moulés par le Vésuve.

Ce fut pendant une fête, le 23 novembre 79, qu’éclata la terrible éruption qui engloutit la ville. Le témoignage des anciens, les ruines de Pompéi, les couches superposées de cendre et de pierres ponces qui l’ont couverte, les squelettes surpris dans l’attitude de l’agonie ou de la mort, tout cela nous raconte la catastrophe ; l’imagination n’y peut rien ajouter, le tableau est là, sous nos yeux, nous y assistons, nous en sommes. Assis à l’amphithéâtre, nous fuyons nous-mêmes aux premières commotions, aux premiers éclairs qui annoncent l’incendie et l’écroulement. Le sol s’est ébranlé plusieurs fois[1], et quelque chose comme une trombe de poussière, toujours plus épaisse, a tourbillonné dans le ciel. Depuis quelques jours, on entendait parler de géants qui, tantôt dans la montagne, tantôt dans la plaine, passaient dans l’air ; ils ressuscitent maintenant et se dressent de toute leur hauteur dans les tourbillons de fumée, où l’on entend un bruit étrange, un formidable mugissement, puis des coups de tonnerre éclatant l’un sur l’autre et la nuit est venue, une nuit d’horreur : de larges flammes embrasent les ténèbres. On crie dans les rues : « C’est le Vésuve qui a pris feu ! » — Aussitôt les Pompéiens effarés, éperdus, quittent l’amphithéâtre, heureux de trouver devant eux tant d’issues pour en sortir pêle-mêle sans s’écraser, et, quelques pas plus loin, les portes de la ville et la campagne ouverte. Cependant, après la première explosion, après le déluge de cendres, tombe le déluge de feu, des pierres ardentes et légères poussées par le vent — on dirait une neige enflammée — descendent lentement, fatalement, sans répit ni relâche, avec une implacable continuité ; cette flamme solide encombre les rues, s’amoncelle sur les toits, et s’affaisse dans les maisons avec les tuiles qui se brisent et les poutres qui flambent ; l’incendie croule ainsi d’étage en étage sur le pavé des cours où s’accumulent, comme la terre comblant une fosse ouverte, ces flocons rouges et brûlants qui, lentement, fatalement, descendent toujours.

Les habitants se sauvent dans tous les sens ; les hardis, les jeunes, ceux qui ne tiennent qu’à leur vie, parviennent à s’échapper. L’amphithéâtre s’est dépeuplé dans un clin d’œil, il n’y reste que les gladiateurs morts. Mais malheur à ceux qui se mettent à l’abri dans les boutiques, sous les arcades du théâtre ou dans les souterrains, la cendre les enveloppe et les étouffe ! Malheur surtout à ceux que retient l’avarice ou la cupidité, à la femme de Proculus, à la favorite de Salluste, aux filles de la maison du Poëte qui se sont attardées pour recueillir leurs bijoux : elles tomberont asphyxiées parmi ces ornements qui, dispersés autour d’elles, raconteront au monde à venir la vanité de leurs inquiétudes suprêmes. Une femme, dans l’atrium attenant à la maison du Faune, courait au hasard chargée de joyaux ; ne pouvant plus respirer, elle s’était réfugiée sous le tablinum : elle tâcha, mais en vain, de retenir avec ses bras le plafond croulant sur elle. Elle périt broyée ; on n’a pas retrouvé sa tête.

Dans la rue des tombeaux, une foule épaisse dut se rencontrer : les uns venant de la campagne pour se réfugier dans la ville, les autres fuyant les maisons incendiées pour chercher leur salut sous le ciel ouvert. Un des premiers tomba en avant, les pieds tournés vers la porte d’Herculanum ; un autre sur le dos, les bras levés : il portait à la main cent vingt-sept monnaies d’argent et soixante-neuf pièces d’or. Un autre, également sur le dos, — fait étrange ! — ils moururent en regardant le Vésuve. Une femme, tenant un enfant dans ses bras, s’était abritée dans une tombe que l’éruption mura sur elle ; un soldat, fidèle au devoir, était resté debout à son poste devant la porte d’Herculanum, une main sur sa bouche, l’autre sur sa lance : il périt ainsi bravement. La famille de Diomède s’était réunie dans la cave où dix-sept victimes, des femmes, des enfants et la jeune fille dont le sein s’incrusta dans la cendre, furent ensevelies vivantes, serrées les unes contre les autres, tuées violemment par le manque d’air, ou peut-être lentement par la faim ! Arrius Diomède s’était sauvé, seul, abandonnant sa maison et n’emmenant avec lui qu’un esclave qui portait sa bourse : il tomba foudroyé devant son jardin. Que de malheureux encore dont nous savons la dernière heure : le prêtre d’Isis, qui, enveloppé par les flammes et ne pouvant se sauver dans la rue incendiée, perça deux murs avec sa hache, et devant le troisième, exténué sans doute ou terrassé par le déluge, jeta son dernier râle en tenant toujours sa hache à la main. Et ces pauvres bêtes attachées, qui ne purent échapper : le mulet de la boulangerie, les chevaux de l’auberge d’Albiuus, la chèvre de Siricus qui alla se blottir dans le four de la cuisine où on l’a retrouvée récemment sa clochette au cou ? Et les prisonniers de la caserne des gladiateurs, rivés au râtelier de fer qui leur étreignait les jambes !

Lampes de terre et de bronze trouvées à Pompéi. — Dessin de H. Catenacci.

Quelle nuit terrible et quel lendemain ! « Le jour est venu, mais les ténèbres demeurent : non celles d’une nuit sans lune, mais celles d’une chambre fermée et sans flambeau. À Misène, où était Pline le Jeune qui a décrit la catastrophe, on n’entendait que des voix d’enfants, d’hommes et de femmes s’appelant, se cherchant, ne se reconnaissant qu’à la voix, invoquant la mort, éclatant en pleurs ou en cris d’angoisse, et croyant que c’était l’éternelle nuit où les hommes et les dieux allaient s’anéantir. Puis tomba une pluie de cendres si épaisse, qu’à sept lieues du volcan il fallait se secouer sans relâche pour n’en être pas étouffé. Cette cendre alla, dit-on, jusqu’en Afrique, et, en tout cas, jusqu’à Rome où elle remplit l’air et cacha le jour si bien que les Romains étaient à se dire : « C’est le monde qui se retourne ; le Soleil va tomber sur la terre pour s’y éteindre, ou la terre monter au ciel pour s’y embraser. » Enfin, écrit Pline, « la lumière revint peu à peu, l’astre qui la répand reparut, mais pâle comme dans une éclipse. Tout était changé autour de nous ; la cendre, comme une neige épaisse, avait tout couvert. »

On n’a soulevé qu’au siècle dernier ce linceul immense, et on a déjà relevé six cents squelettes, dont chacun rapporte un poignant épisode de la catastrophe immense où ils furent foudroyés !

Candélabres, bijoux et ustensiles de toilette trouvés à Pompéi. — Dessin de H. Catenacci.

L’an dernier, dans une petite rue, sous des tas de débris, les ouvriers des fouilles aperçurent un espace vide au fond duquel apparaissaient des ossements. Ils appelèrent aussitôt M. Fiorelli, qui eut une idée lumineuse. Il fit délayer du plâtre qu’on versa aussitôt dans le creux, et la même opération fut renouvelée sur d’autres points où l’on avait cru voir des ossements semblables. Après quoi l’on enleva soigneusement la croûte de pierres ponces et cendre durcie qui avait enveloppé, comme dans des chapes, ce quelque chose qu’on cherchait à découvrir. Et, ces matières enlevées, on eut sous les yeux quatre cadavres. Tout le monde peut les voir maintenant dans le musée de Pompéi.

L’un de ces corps est celui d’une femme auprès de laquelle on a relevé quatre-vingt-onze pièces de monnaie, deux vases d’argent, des clefs et des bijoux. Elle fuyait donc emportant ces objets précieux, quand elle tomba dans la petite rue. On la voit encore couchée sur le côté gauche : on distingue fort bien sa coiffure, le tissu de ses vêtements, deux anneaux d’argent qu’elle porte au doigt ; l’une de ses mains est cassée, on voit la structure cellulaire de l’os ; le bras gauche se lève et se tord, la main délicate est crispée, on dirait que les ongles sont entrés dans la chair ; tout le corps paraît enflé, contracté ; les jambes seules, très-fines, demeurent étendues ; on sent qu’elle s’est débattue longtemps dans d’horribles souffrances : son attitude est celle de l’agonie, non celle de la mort.

Derrière elle étaient tombées une femme et une jeune fille : la plus âgée, la mère, peut-être, était d’humble naissance, à en juger par l’ampleur de ses oreilles ; elle ne portait au doigt qu’un anneau de fer ; sa jambe gauche, levée et ployée, montre qu’elle aussi a souffert, moins cependant que la noble dame ; les pauvres perdent moins à mourir. Tout près d’elle, comme sur un même lit, est couchée la jeune fille : l’une à la tête et l’autre aux pieds ; leurs jambes se croisent. Cette jeune fille, presqu’une enfant, produit une étrange impression ; on voit très-exactement le tissu, les mailles de ses vêtements, les manches qui lui couvraient le bras jusqu’au poignet, quelques déchirures çà et là qui laissaient la chair nue, et la broderie des petits souliers dans lesquels elle marchait ; on voit surtout sa dernière heure comme si on était là, sous la colère du Vésuve ; elle avait relevé sa robe sur sa tête, comme la fille de Diomède, parce qu’elle avait peur ; elle était tombée en courant, la face contre terre, et, ne pouvant se relever, elle avait appuyé sur un de ses bras sa tête frêle et jeune. L’une de ses mains est entr’ouverte comme si elle y avait tenu quelque chose, peut-être le voile qui la couvrait. On voit les os de ses doigts perçant le plâtre ; elle n’a pas souffert longtemps, la pauvre fille, mais c’est elle qui fait le plus de peine à voir : elle n’avait pas quinze ans.

Corps de Pompéiens moulés par la cendre (voy. p. 387). — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Le quatrième corps est celui d’un homme, une sorte de colosse. Il s’était couché sur son dos pour mourir bravement ; ses bras et ses jambes sont droits, immobiles. Ses vêtements sont très-nettement marqués, les braies visibles et collantes, les sandales lacées aux pieds et l’une d’elles percée par l’orteil, les clous des semelles apparents. Il porte, à l’os d’un doigt, un anneau de fer ; sa bouche est ouverte, il lui manque quelques dents ; son nez et ses joues se dessinent vigoureusement ; les yeux et les cheveux ont disparu, mais la moustache persiste. Il y a quelque chose de martial et de résolu dans ce beau cadavre.

Je m’arrête ici, car Pompéi même ne peut rien nous offrir qui approche de ce drame encore palpitant. C’est la mort violente avec ses tortures suprêmes, la mort qui souffre et se débat, prise sur le fait après dix-huit siècles.

Marc Monnier.



  1. Voy. la Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1863.