Pontmartin - Nouveaux Samedis, 19e série, 1880/I. —

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Nouveaux Samedis
Calmann Lévy, éditeur (p. 1-17).

M. CAMILLE ROUSSET 1 Mai 187 9. En saluant ce nouvel ouvrage de M. Camille Rousset, ce nouveau titre à la reconnaissance des amis de la vraie littérature et de l’histoire impartiale, je ne puis me défendre d’un douloureux rapprochement, d*im mélancolique souvenir. Vingt-trois ans nous séparent de l’année 1856 qui marqua l’apogée du second Empire, et où M. Alfred Nettement publia son Histoire de la conquête 1. La Conquête d’Aller. 2 NOUVEAUX SAMEDIS

d’Alger. Je ne prétends pas comparer les deux écrivains. M. Camille Rousset est un historien dans la plus complète acception du mot. Alfred Nettement n’avait jamais pu se défaire de deux défauts qu’il tenait de ses succès de collège et de ses improvisations de journaliste. Trop convaincu pour pouvoir être traité de rhéteur, il eût suffi d’un peu de malveillance pour le qualifier d’admirable rhétoricien. Sa littérature manquait de simplicité et de solidité jusque dans les genres qui en exigent le plus. Il semblait déclamer l’histoire au lieu de la raconter. Il avait l’air de faire à perpétuité du Bossuet, comme nous avions fait jadis du Salluste et du Tite-Live d’après le Concio ?ies y et l’on souriait malgré soi en voyant cet excellent homme, contemporain de Louis-Philippe et de M. Thiers, appliquer le style et les procédés de l’aigle de Meaux à une époque bourgeoise, démenti permanent des doctrines absolues de la Politique tirée de l’Ecriture sainte. En outre, on songeait, maintes fois, en le lisant, à la phrase légendaire : « Je n’ai pas eu le temps d’être plus court. » — Il y avait du Premier-Paris dans ses livres, et l’on eût dit que, dépensant tout son temps pour les écrire, il n’en gardait ni pour les méditer, ni pour les relire, ni surtout pour les abréger.

Mais me voici entraîné hors de mon sujet, et j’aurais mieux fait de laisser dormir en paix cette honnête mémoire. Ce que je voulais signaler, c’est la différence entre les deux dates. En 1856, l’Empire, s’il n’était pas M. CAMILLE ROUSSET 3 parvenu à la vraie grandeur, en avait du moins letrompe- ï'œil et le simulacre: ses partisans et ses courtisans pou- vaient dire que, depuis Erfiiiih et Tilsitt, la France et son souverain n'avaient pas eu, dans les conseils de l'Europe, plus de prépondérance et de prestige. Jamais le chrysocale ne ressembla davantage à l'or pur ; jamais le strass ne fit mieux l'effet du diamant. L'Empereur n'avait pas même besoin d'être muet pour paraître ha- bile, et de se poser en sphinx pour se déguiser en oracle. La guerre de Crimée, plus lente, plus orageuse, moins bien menée et mille fois plus meurtrière que la conquête d'Alger, avait profité de l'interrègne parlementaire, du silence de la presse et des bénéfices de la dictature pour absorber l'attention publique, frapper vivement les ima- ginations, idéaliser le type du soldat et rendre à l'élément militaire le premier rôle; tandis que, en 1830, le vertige libéral, l'agitation des esprits, les excitations de la tri- bune et de la presse en étaient arrivés au point de créer, dans le pays le plus guerrier qui soit au monde, un nou- veau genre de patriotisme : l'indifférence à la gloire de nos armes. L'expédition était blâmée, les opérations dé- noncées, les préparatifs critiqués, l'Angleterre invoquée, les périls exagérés. On mettait tant d'ardeur à prédire un revers que la prophétie différait fort peu d'un sou- hait. On redoutait le succès comme le prélude d'un at- tentat à la Charte, et les chefs de notre armée, les ven- geurs de la civilisation chrétienne, les précurseurs de 4 NOUVEAUX SAMEDIS

cette magnifique conquête, avaient à la fois à s’excuser d’être héroïques et à se faire pardonner d’être vainqueurs !


Dès lors, on ne pouvait s’étonner que les beaux souvenirs de Staouè’li, deSidi-Khalef, de IaKasbah, estompés déjà dans le lointain, fussent amoindris et à demi effacés par les récentes victoires et les noms plus éclatants de l’Aima et de Malakoff. Tout contribuait d’ailleurs à cette erreur d’optique. Ceux de nos généraux qu’il était plus spécialement permis de désigner sous le titre d’Africains, Lamoricière, Changarnier, Bedeau, Cavaignac, rudement punis d’avoir cru à la République, et plus aisément désarmés par un coup d’État nocturne que par Abd-el-Kader, avaient fait place à un groupe non moins glorieux, non moins intrépide, aux Pélissier, aux Canrobert, aux Bosquet, aux Mac-Malion, qui nous apparaissaient, l’hiver suivant, dans les salons et même aux séances de réception de l’Académie française, fêlés, brillants, triomphants, presque jeunes, héros d’une nouvelle page historique à laquelle les tragiques réminiscences de la poésie et delà Fable, de la Tauride et de laColehide, ajoutaient un attrait romanesque. Tout concourait donc, en 1856, à démoder la campagne d’Alger en l’honneur de la prise de Sébastopol, et cela est si vrai que, malgré l’ardeur de ses opinions royalistes et de ses antipathies contre l’Empire, Alfred Nettement, au début de son livre, semblait le placer sous le patronage de nos nouvelles gloires : il M. CAMILLE ROUSSET 5

croyait devoir rappeler à une génération oublieuse que l’Afrique avait préparé la Crimée, qu’elle avait endurci aux fatigues, acclimaté aux intempéries, familiarisé au péril, initié à tous les secrels de la grande guerre, les colonels de 1840, devenus les généraux de 1854. Et pourtant, à présent que la distance rétablit les proportions, éclaire les vrais points de vue et fait une plus juste distribution de lumière et d’ombre, à présent que nous sommes, hélas ! renseignés par l’adversité, qui pourrait hésiter entre Alger et Sébastopol ? D’abord, le premier inconvénient de la guerre de Crimée était d’infliger à la fameuse gasconnade, datée de Bordeaux : « L’Empire, c’est la paix ! » un prompt démenti qui, malheureusement, devait être suivi de plusieurs autres. Au lieu de prouver, comme en 1830, à l’Angleterre, qu’on ne la craignait plus, on s’aliénait, à son profit, une puissance que les politiques les plus sages ont toujours désiré voir devenir ou rester notre alliée ; désormais tout ce que l’on pouvait en attendre, dans les jours d’épreuve, c’était une neutralité compatissante, mais absolue. On dépensait inutilement des millions dont la déroute donnait d’avance le signal à des milliards. Aujourd’hui, le plus grand éloge qu’il soit possible d’accorder à cette guerre, c’est de reconnaître qu’elle n’a été ni fatale comme celle d’Italie, ni insensée comme celle du Mexique, ni néfaste comme celle de 1870, mais simplement dangereuse, dispendieuse et stérile. Voyez, an contraire, la il NOUVEAUX SAMEDIS conquête d'Alger! — Ici, je code la parole à M. Camille Rousset : « Partout, nous dit-il, où la conquête n'a été que le triomphe de la force, la conscience humaine a protesté contre le conquérant. Combien de peuples ont disparu, qui n'avaient d'autre tort que leur faiblesse, et dont l'histoire, en ses arrêts, n'a jamais voulu dire qu'ils ont justement succombé ! D'autres, en ajoutant des fautes à leur impuissance, ont paru du moins provoquer leur malheur et fait hésiter longtemps la sentence du juge ; on ne saurait décider du premier coup s'ils n'ont pas mé- rité leur sort. Cène sont ni de tels problèmes, ni de telles protestations que soulève la conquête dont le récit va suivre. La France, conquérante d'Alger, n'attend pas qu'on la justifie. » Oui, mais elle attend qu'on la justifie d'avoir répondu par une odieuse révolution à an immense bienfait ; et elle attendra longtemps ! Au surplus, si la justification est impossible, l'expiation est effroyable. Tel est le caractère distinctif et, pour ainsi dire, uni- que, de la conquête d'Alger. M. Victor Cousin, dans un de ces paradoxes éloquents que l'éclat de sa parole et la vivacité de sa pantomime rendaient presque vraisembla- bles, nous disait, en 1828, en pleine Sorbonne, ce mot que j'ai déjà cité : « Il n'y a pas eu de vaincus à AVater- loo ! » en ce sens qu'un intérêt supérieur, collectif, hu- main, universel, dominait le champ de bataille et rache- tait les douleurs de la défaite en réintégrant l'avenir de M. CAMILLE ROUSSET 7

la société et de la liberté modernes. C’était un peu raide ; les braves survivants de la vieille garde auraient eu le droit de répliquer en paraphrasant poliment la réponse fort peu authentique de Cambronne, et l’on pourrait aujourd’hui demander ce que la société et la liberté ont fait de cette sanglante rançon. Combien le mot serait* plus juste, appliqué à cette conquête que M. Camille Rousset nous raconte si bien, avec une telle sûreté d’informations, une telle sobriété de style, un sentiments’ ! profond d’équité, de respect et de patriotique gratitude, un don si naturel de narration claire et rapide, tant d’autorité et de compétence dans ses attributions d’historien militaire ! La guerre, telle qu’elle se pratique entre les peuples civilisés, a cela de cruel que l’homme animé du patriotisme le plus exclusif, souhaitant le plus ardemment le triomphe de son pays, est pourtant forcé de songer à cette quantité de braves gens qui ne lui ont fait aucun mal, qui ne sont pas, à proprement parler, ses ennemis, et qui vont périr pour une question de frontières, de territoire, de malentendu diplomatique ou de susceptibilité nationale. Il sait d’ailleurs, par de tristes expériences, que les dénouements, en pareil cas, ne sont que provisoires, que la victoire môme ne résoudra rien, que le pays conquis, humilié ou entamé, ne voudra guérir de sa blessure qu’après avoir pris sa revanche. Ici, rien de semblable. D’une part, le souverain d’un grand peuple, follement insulté par un chef de pirates 8 NOUVEAUX SAMEDIS

croisé de despote oriental, vengeant aveft lui, non seulement la France, mais l’Europe, mais le droit des gens, mais la sécurité du commerce, le repos de ce beau lac français qu’on appelle la Méditerranée, l’honneur de notre littoral, la civilisation, l’humanité et la justice, odieusement et impunément outragés depuis trois siècles. De l’autre, suivant l’expression de M. Camille Rousset, « une association de malfaiteurs, qui, pendant ces trois cents ans, se perpétuait avec la même audace et les mêmes crimes ». — La conquête d’Alger, dans un cadre d’or, avec un admirable assemblage d’énergie, de fermeté, de prévoyance, de hardiesse et d’héroïsme, peut être assimilée à une expédition gigantesque, dirigée contre une caverne de voleurs ou une troupe de brigands, qui détrousseraient indifïéremmentFrançaiset Allemands, Espagnols et Anglais, Russes et Portugais, et feraient du cosmopolitisme de brigandage. Je sais bien qu’il existe aujourd’hui des esprits avancés, enclins à prendre parti pour le voleur contre le volé, pour le meurtrier contre l’assassiné, pour le bandit contre le gendarme ; mais la République n’a pas encore promulgué de loi pour nous forcer d’être de leur avis.

Le livre de M. Camille Rousset est ce qu’il doit être, et je me hâte d’ajouter qu’il produirait bien moins d’effet, si l’auteur était plus engagé avec l’opinion royaliste, si telle ou telle page de ce récit trahissait une arrière-pensée de plaidoyer, si, entraîné par l’évidence ou par M. CAMILLE ROUSSET 9

de légitimes rancunes, réminent historien avait négligé le proverbial scribitur ad narrandum, non ad probandum. Il y a, Dieu merci ! des sujets où l’on prouve d’autant plus que Ton se borne à raconter. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, nous aurions assurément mieux aimé que M. Camille Rousset, si digne de réagir contre les erreurs ou les surprises de l’histoire contemporaine, si digne de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire une légende envenimée par les passions libérales de 1830 et éloquemment réfutée par les nobles fils de M. de Bourmont, n’eût pas écrit : « Pour lui, c’était une nécessité fatale, un besoin d’expiation qui le poussait à y prétendre (au commandement de l’armée) : la tache de sa vie ne pouvait s’effacer que sous l’éclat d’un triomphe militaire. » — Mais cette concession presque inaperçue dans la trame du récit rend bien plus précieux, plus persuasifs et plus concluants les hommages définitifs, les témoignages pathétiques d’admiration, de respect et de regret que la vérité dicte à M. Rousset, et qu’elle n’a pas besoin de lui arracher. Après avoir cité la belle proclamation du 10 mai, il ajoute : « Cette proclamation produisit sur les troupes un excellent effet. En entendant un chef qu’elles avaient d’abord froidement accueilli chercher dans la grande expédition d’Egypte l’augure et le modèle de l’expédition d’Alger, en le voyant d’ailleurs appeler à lui quatre de ses fils et les associer au commun péril, elles se montrèrent satisfaites et prêtes ;> lui rendre la H» NOUVEAUX SAMEDIS

confiance qu’elles lui avaient jusque-là refusée peut-être. ’.. »

A dater de ces préliminaires, l’historien rend à M. de Bourmont pleine justice. Il le suit à travers toutes les phases de cette rapide campagne, et il nous le montre déployant toutes les qualités de l’homme de guerre et du général en chef : vigilant, infatigable, apportant un soin minutieux à tous les détails qui pouvaient instruire les officiers, encourager les suhlats, assurer leur bien-être, entretenir leur bonne humeur, conjurer les mauvaises chances, prévenir ces accrocs qui souvent suffisent cà compromettre le sort d’une bataille ; diminuant la partde l’imprévu, déjouant le mauvais vouloir, surmontant les difficultés matérielles et morales, donnant à tous l’exemple de la plus indomptable bravoure, tour cà tour plein d’élan et de sang-froid, aussi ardent, aussi dévoué, aussi lo>al serviteur de la France et du roi que le vice-amiral Duperré était tiède, ambigu, sournois, revêche, influencé, semblait-il, par les menaces de l’Angleterre, l’hostilité delà presse libérale ou un pressentiment de révolution. Puis, lorsque arrivent les journées mémorables, les douloureuses et glorieuses épreuves, et enfin le funeste épilogue de ce beau fragment d’épopée, on ne voudrait pas changer une syllabe au récit de M. Camille Rousset. Il nous émeut d’autant plus que l’émotion jaillit du sujet lui-même, des faits qui se pressent sous sa plume, du fatal contraste entre le service et la récompense, entre M. CAMILLE ROUSSET 11

l’éclat de ce triomphe et la cruelle application du sic vos non vobis de Virgile ; la prise d’Alger payée par une confiscation de gloire, un changement de drapeau, une démission, un départ et un exil ! L’accent s’élève ou s’attendrit sans effort, sans déclamation, sans pastiche de Bos. suet, sans que l’écrivain cesse un moment d’être impartial ou impersonnel. — On sait que, dans le combat de Sidi-Khalef, le jeune lieutenant Amédée de Bourmont tomba frappécàboutportantd’une balle en pleine poitrine. Le lendemain, dans son rapport, le comte de Bourmont donnait seulement quelques mots, d’une simplicité touchante, à la douleur que son devoir lui imposait de contenir. — « Le nombre des hommes mis hors de combat a été peu considérable ; un seul officier a été blessé dangereusement ; c’est le second des quatre fils qui m’ont suivi en Afrique. J’ai l’espoir qu’il vivra pour continuer de servir avec dévouement son roi et la patrie. » — Et, quinze jours après, le 7 juillet : — « Des pères de ceux qui ont versé leur sang pour le roi et la patrie seront plus heureux que moi ; le second de mes fils avait reçu une blessure grave dans le combat du 24 juin... J’étais plein de l’espoir de le conserver : cet espoir a été trompé : il vient de succomber. L’armée perd un brave soldat ; je pleure un excellent fils. Je prie Votre Excellence de dire au roi que, quoique frappé par ce malheur de famille, je ne remplirai pas avec moins de vigueur les devoirs sacrés que m’impose sa confiance. »

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N’est-ce pas digne de Plutarque ? D’un Plutarque français, royaliste, chrétien et soldat ? Oui, pour arriver à cette perfection de simplicité dans la douleur, de franchise dans l’abnégation, de fermeté dans le devoir, ce n’est pas trop de la quadruple alliance de l’inspiration monarchique, du sentiment patriotique, de la foi religieuse et de l’esprit militaire ; inspirations que le parti révolutionnaire ne connaîtra jamais, lui qui sacrifie sans cesse le patriotisme à l’égoïsme, l’intérêt du pays à la passion de l’individu, lui qui s’acharne contre la religion et favorise tous les dissolvants de la discipline ! Dites donc à un général républicain d’écrire une pareille lettre ! MM. Albert Grévy et Gambetta demanderaient des retouches, des surcharges ou des ratures ; quant à leurs disciples ou à leurs séides, telle est leur furie antichrétienne, qu’il ne leur suffit pas de marier civilement les vivants et d’enterrer civilement les morts ; l’Algérie elle-même, cette magnifique conquête de nos rois, ils l’ont condamnée à un enterrement civil ! Les dernières pages du livre sont peut-être les plus belles. On y sent, on y devine, à chaque ligne, cette émotion contenue dont je parlais tout à l’heure. C’est comme un adieu jeté, à travers l’espace et le temps, à cette armée que l’auteur qualifie d’admirable, et qui, en ce moment unique, dans ces jours sans lendemain, avait su fondre les éléments les plus divers de l’héroïsme guerrier : une splendide médaille militaire, sans un seul revers. Jamais officiers et soldats ne ressemblèrent moins M. CAMILLE ROUSSET 13

a, ces prétoriens dont on a pu évoquer plus tard le souvenir : jamais l’uniforme et Pépaulette ne se désintéressèrent plus vaillamment de tout, excepté de l’honneur de servir la France et de conquérir un peu de gloire. Pas ombre de ce militarisme érigé en dogme par la superstition napoléonienne, et qui fut le fléau, la fatalité ùe 1815. Cette noble armée était encore assez voisine des grandes guerres du Consulat et de l’Empire, du légendaire soleil d’Austerliiz, pour en avoir la réverbération, la chaleur et le reflet, sans que ce voisinage lui portât au cerveau, l’éblouît de ses rayons ou l’enivrât de ses philtres. La présence de nombreux gentilshommes d’antique race, enrôlés volontaires ou désignés par leur grade, lui prêtait une physionomie chevaleresque, qui, loin de faire tort à l’égalité ou à la discipline, achevait de réconcilier le présent avec le passé. Rien n’y manqua, pas même l’idée première et l’initiative de cette création qui devait si bravement servir la Religion et la patrie,illustrer les soldats de la France et réhabiliter les soldats du Pape. — « Le maréchal de Bourmont, nous dit M. Camille Rousset, avait eu l’idée de former une troupe d’éclaireurs indigènes... Cinq cents éclaireurs étaient déjà réunis à la fin du mois d’août, et, parce que beaucoup d’entre eux venaient de la tribu kabyle des Zaouaoua, ce fut sous ce nom-là qu’on les confondit tous ensemble. C’est donc au maréchal de Bourmont qu’appartient l’idée première et aux derniers jours de son commandement 14 NOUVEAUX SAMEDIS

que remonte l’origine et comme l’embryon des zouaves. » Profondément patriote, passionné pour nos gloires militaires qu’il a si fièrement retracées et décrites par le dehors et par le dedans, par leurs manifestations éclatantes et par leur mécanisme ou ressort intérieur, M. Camille Rousset n’a pu se défendre d’un sentiment de tristesse en face du coupable antagonisme de l’opposition quand même et du libéralisme — Parisien plutôt que Français, — avec cet épisode si français, cette entreprise si hardie, ce succès si magique, qui auraient dû nous unir tous dans un même battement de cœur. Il avait trop de tact pour nommer M. Thiers : mais personne n’ignore le rôle qu’a joué, à cette époque, le futur historien national, le futur libérateur du territoire, le héros futur des apothéoses en peinture. Plus tard, vers la fin de son récit, M. Rousset ne pouvait ni donner raison à Charles X, ni maudire la révolution de juillet, ni préférer le drapeau blanc au drapeau tricolore. S’il était permis d’appliquer à la grave et exacte Histoire une expression romanesque, je dirais que ses généreux instincts de justice, de patriotisme et de vérité, contrariés par des obstacles de situation, ont répandu sur ses derniers chapitres, — lendemain d’un triomphe — une teinte de mélancolie vague, communicative, pénétrante, plus facile à deviner qu’à définir. Nous n’avons rien à contredire, rien à réfuter dans ce bel ouvrage. C’est tout au plus si, de temps à autre, cédant à une tentation toute personnelle, M. CAMILLE ROUSSET 15

nous aurions envie de forcer un peu la note. Mieux vaut conclure par quelques remarques qui laissent absolument intact le récit de M. Camille Rousset. D’abord, n’abusons pas de nos avantages. Le nom de Bonaparte, comme chacun sait, représente la perfection, l’idéal, le miracle de la guerre, avec tout ce qu’il rapporte. .. et tout ce qu’il coûte ; et le nom de Bourbon, pour les badauds et les malins, a personnifié, dans notre siècle, le renoncement à la gloire des armes. Eh bien ! abstenons-nous de comparer la façon vraiment merveilleuse dont le baron Denniée et l’intendance militaire préparèrent l’expédition d’Alger aux prodiges d’imprévoyance, de décousu, de présomption et d’insuffisance qui présidèrent aux préparatifs de la guerre de 1870, et même des guerres de Crimée et d’Italie. Évitons les pléonasmes. Ce qui me frappe, ce que j’aime surtout à constater dans cette conquête d’Alger, c’est qu’elle appartient en propre à la Restauration, qu’elle en porte, gravées en caractères ineffaçables, la date et l’empreinte. Et non seulement la Restauration : mais, — il faut avoir le courage de le dire, — la droite sous la Restauration, ses deux ministères d’extrême droite : car c’est l’énergique et éloquent rapport du duc de Clermont-Tonnerre, ministre de la guerre et collègue de M. de Villèle, qui démontra la nécessité d’en finir avec la piraterie algérienne, intéressa à cette cause l’honneur du pays et de la couronne, el servit de point de départ à l’expédition.

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Ce fat, hélas ! le ministère Martignac, de douce’mémoire, qui proposa et obtint des atermoiements. Son esprit de conciliation, de ménagement et de transaction fit ajourner ce qui, trois ans plus tôt, aurait pu avoir une bien plus heureuse influence sur l’apaisement des partis et le salut de la royauté. C’est qu’il voulait être populaire au lieu d’être carrément royaliste et français : c’est qu’il redoutait les conflits au dehors, les objections au dedans, les chicanes du centre gauche, des journaux et des salons doctrinaires. 11 consultait l’opinion, et l’opinion, Lâchant, comme toujours, la proie pour l’ombre, lui répondait : « Athènes ! » au lieu de lui répondre : «Alger ! »

— Détruire un nid de vautours, se venger d’un coup d’éventail, châtier Hussein, fils de Hassan, qu’est-ce que cela ? Cela ne dit rien à l’imagination : il n’y a pas là de quoi inspirer cinquante alexandrins. Mais réveiller les échos de Salamine et des Thermopyles ! cueillir les lauriers-roses de l’Ilissus et de l’Eurotas ! Continuer ou ressusciter Léonidas et Miltiade ! compléter l’une par l’autre la poésie et la liberté ! Mettre en verve des milliers de versificateurs !

Voilà qui vaut la peine d’équiper une flotte etune 

armée... oh ! que la France serait niaise, si elle n’était pas si spirituelle !

Oui, la conquête d’Alger est l’honneur, le legs, le bienfait, la propriété inaliénable de la monarchie des Bourbons, et je ne connais pas de plus piquant à-propos que la coïncidence du livre de M. Camille Rousset avec cette M. CAMILLE ROUSSET 17

suprême déchéance, ce carnaval sinistre et grotesque qui livre à un avocat de cinquième ordre ce joyau fleurdelisé, cet héritage de la royauté légitime, cette conquête de la civilisation chrétienne, ce théâtre des glorieux faits d’armes de Bourmont, de Bugeaud, de Damrémont, de Lamoricière, de Changarnier, du duc d’Aumale, de Bedeau, de Duvivier et de leurs dignes émules. Si la Restauration attend encore sa revanche politique, chaque jour multiplie celles que lui assure l’Histoire. 11 y a des gouvernements de notre connaissance, auxquels on doit conseiller de bien se tenir et de ne pas tomber ; car chaque jour qui suivrait leur chute servirait à dresser le dossier de leur honte.