Pontmartin - Nouveaux Samedis, 19e série, 1880/XII. — Le Vrai Jean Valjean

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Nouveaux Samedis
Calmann Lévy, éditeur (p. 227-256).
XII
LE VRAI JEAN VALJEAN[1]
Août 1879.

J’étais à Cannes, en mars 1862, au moment où parurent les deux premiers volumes des Misérables. Le directeur d’un des innombrables journaux où j’ai dépensé ma prose, capital et intérêts, m’écrivit pour me demander si je ne pourrais pas lui adresser quelques renseignements exacts sur l’évêque Bienvenu Myriel, ou plutôt, sur Mgr Miollis, évêque de Digne, si étrangement défiguré, sous prétexte d’hommage, par M. Victor Hugo. Je ne savais rien, sinon que Digne n’était nullement le chef-lieu du nouveau département des Alpes-Maritimes, et que Mgr Miollis, dans sa simplicité évangélique, parcourait son diocèse sur un âne dont la bastière (couverture), étalait ces mots brodés par une main pieuse : « l’évêque de Digne. » — L’admirable plage de Cannes, que je voyais pour la première fois, me plongeait dans une sorte de paresse contemplative dont j’aurais bien dû ne plus me départir. Au lieu de répondre, j’allai faire une immense promenade dans les bois de l’Estérel.

Quelques jours après, causant avec mon ami l’abbé C.., fort spirituel et fort lettré, je me souvins tout à coup de la requête de mon directeur, et je dis à l’abbé :

— Ces Parisiens sont superbes ! voilà un homme qui prétend régenter l’opinion, et qui ne sait pas un mot de géographie ! Il se figure, j’en suis sûr, que Cannes est un faubourg de Digne !

— Hé ! hé ! murmura l’abbé, cette fois, son ignorance ou son erreur ne l’avait pas trop mal inspiré…

— Que voulez-vous dire ?

— Que, s’il vous fallait un renseignement véridique sur Mgr Miollis, c’est à Grasse, bien près d’ici, que vous pourriez le recueillir… Grasse, dont le climat est encore plus doux que le nôtre et qui n’a pas eu de lord Brougham, pas de colonie cosmopolite, pour y décupler le prix des loyers, des terrains, des légumes et des côtelettes, Grasse est la Sainte-Périne, le refuge préféré des invalides du sanctuaire, des vieux prêtres, des vieux chanoines que leur âge et leurs infirmités forcent de prendre leur retraite, et qui nous arrivent des diocèses de Gap, de Digne et de Fréjus. Ils y trouvent le calme, la vie à bon marché, un air balsamique, une température égale, des champs plus fleuris que vos jardins, et cette sérénité mélancolique qui dispose si bien à passer de ce triste monde en un monde meilleur.

— Sans compter, repris-je, que, dans cette bienheureuse ville, vu l’excellence de sa parfumerie, ils sont sûrs de mourir en bonne odeur…

— Incorrigible ! pécheur endurci ! dit tout bas l’aimable abbé : puis il ajouta tout haut :

— Le doyen de ce groupe sacerdotal et canonique, le vénérable chanoine Angelin, a été, dans sa jeunesse, secrétaire de l’évêque de Digne. Nul ne peut vous renseigner mieux que lui. Malgré ses quatre-vingt-six ans, il a encore toute sa tête et toute sa mémoire. Nous sommes tous les deux membres de la Société archéologique, scientifique, géologique et minéralogique des Alpes, hautes, basses et maritimes… Si vous voulez, je vous donnerai quelques lignes pour lui. Il vous recevra bien, et, quoi qu’il arrive, vous ne regretterez pas d’avoir risqué ce petit voyage. Seulement, dépêchez-vous ! Je vous ai dit quatre-vingt-six ans : je ne suis pas très sûr qu’il n’en ait pas quatre-vingt-dix…

Le lendemain, je partis de grand matin, et, si je résiste à l’envie de vous décrire cette route qui est un enchantement, ces sentiers bordés d’anémones, ces vagues senteurs printanières, ces gouttes de rosée étincelantes au premier rayon du soleil levant, cette brise caressante, ce ciel passant par toutes les nuances de la nacre, de l’opale et du saphir, c’est que je voudrais ne pas trop tarder à vous conduire in medias res. Quoique je ne fusse pas chanoine, l’aspect de Grasse produisit sur moi l'effet que j’avais pu pressentir en écoutant l’abbé C... Cette ville, placée en dehors du mouvement perpétuel qui va de Toulon à Menton, a une physionomie particulière. Résidence favorite des chanoines, je l’appellerais volontiers la chanoinesse, mais une chanoinesse embaumée de poudre à la maréchale. Elle sent bon. On y éprouve comme une détente générale de toutes les facultés actives qui sont aussi les facultés inquiètes : une mystérieuse béatitude, faite de bonheurs négatifs, une impression de recueillement et de paix dont on ne saurait dire si elle se communique des sens à l’âme ou de l’âme aux sens. Cette impression devint plus distincte et plus vive, lorsque je sonnai à la porte qui m’avait été indiquée.

Théophile Gautier, dans son meilleur ouvrage, a peint le Château de la Misère. Le logis de l’abbé Angelin aurait pu s’intituler la Maison de la Vieillesse. Il me rappelait, dans de plus petites proportions, ces maisons cardinalices, dont il reste encore quelques vestiges dans les rues les plus désertes et les moins ensoleillées d’Avignon. Une mousse séculaire couvrait le mur extérieur, dont les lézardes se cachaient sous un fouillis de pariétaires et de bignonias. Ce mur, à l’aspect monastique, était coupé par une porte à claire-voie, qui semblait prête à tomber de vétusté, et qui donnait sur une cour primitivement pavée, mais envahie, de longue date, par une herbe si drue, qu’une chèvre y trouvait le vivre et le couvert. Le vestibule et le parloir, ornés d’antiques gravures de piété, communiquaient à un jardin où des carrés de choux et de salades s’encadraient entre des rangées symétriques d’ifs, de buis et de cyprès centenaires. Un lierre énorme s’était incrusté dans la muraille de ce jardin aussi peu anglais que possible, et l’enveloppait tout entière.

La servante qui vint m’ouvrir n’était que septuagénaire : mais, comme pour se faire pardonner sa jeunesse, elle était escortée par un chat qu’on aurait pu prendre pour le trisaïeul du chat Murr et par un carlin d’une obésité sénile, tellement poussif que, en essayant d’aboyer, il éternuait. Je fus tout d’abord frappé de cette figure quasi-claustrale, ridée, amaigrie, mortifiée, pâlie, éclairée d’une ineffable expression de tendresse, de dévouement, de tristesse et de bonté. La vie semblait s’être réfugiée dans ses grands yeux noirs, où passaient de fugitives lueurs. Ses yeux paraissaient plus jeunes que son âge, et, quand elle les abaissait sur ses paupières fatiguées, on se demandait si c’était pour achever de les éteindre ou pour revoir, au dedans d’elle-même, un lointain souvenir.

Introduit sans aucune formalité préalable, je trouvai le vieux chanoine, tel qu’il devait être pour s’accorder admirablement avec cet ensemble ; cheveux blancs ramenés en arrière et laissant à découvert un front parcheminé : joues creuses, rides profondes, taille voûtée, pieds goutteux dans des pantoufles fourrées ; intelligence parfaitement intacte, attestée par la vivacité de son regard, la netteté de sa parole et le charme de son sourire. Il prenait son café dans la bibliothèque, qui avait fort bon air. Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, saint François de Sales, y représentaient les jeunes. Aussi, quel ne fut pas mon étonnement, lorsque j’aperçus, sur la petite table où l’abbé Angelin venait de poser sa tasse à côté de la cafetière et du sucrier, les deux volumes des Misérables !

Je lui remis la lettre de son collègue, l’abbé C… Il la lut en un clin d’œil, puis me dit avec la gracieuse courtoisie d’un prélat d’ancien régime :

— Je suis toujours enchanté de recevoir des nouvelles de cet excellent abbé C… ; mais, cette fois, votre nom suffisait… Vous aviez, auprès de moi, un introducteur plus célèbre… quoique moins orthodoxe… Béranger… Ah ! vous regardez ces deux volumes, qui contrastent singulièrement avec mon bréviaire et mes lectures habituelles ? C’est une attention délicate du baron de Cerneuil, mon compatriote, jadis mon élève, aujourd’hui député au Corps législatif. Il sait que j’ai voué un culte à la mémoire de Mgr Miollis, que j’ai été, pendant quinze ans, son secrétaire, le confident de ses merveilleuses charités, le compagnon de ses visites pastorales à travers nos pauvres montagnes, et que le saint évêque daignait m’appeler son ami… son jeune ami… Il a pensé — et je l’en remercie du fond du cœur — que je serais vivement intéressé par ces premiers chapitres, et que nul peut-être ne pouvait mieux que moi démêler ce qu’il y a de vrai et de faux, de vraisemblable et de chimérique dans le récit du poète…

— Eh bien ?

— J’ai parcouru ce matin le premier volume… il y a de très belles pages : mais l’exagération a tout gâté… D’abord, je ne vous ferai pas l’injure de contredire devant vous la scène absurde, odieuse, menteuse, extravagante, abominable, où mon évêque s’humilie et s’agenouille aux pieds d’un conventionnel régicide. C’est un cauchemar d’halluciné, ou plutôt c’est le détestable calcul d’un quêteur de popularité, qui veut se faire pardonner par son nouveau public d’avoir pris un moment pour son héros un évêque catholique, apostolique et romain… Quant à son Jean Valjean…

En ce moment, la servante entra pour desservir le café. Le chanoine se tut, et je crus remarquer qu’il y avait une intention dans son silence. Elle sortit ; il reprit :

— Quant à Jean Valjean… Voulez-vous l’histoire vraie ?

J’ouvrais la bouche pour répondre que je n’étais venu que pour cela : mais je compris que ce ne serait pas très poli ; un geste et un regard répondirent pour moi.

— Il ne s’appelait pas Jean Valjean, poursuivit l’abbé Angelin, mais Pierre Maurin. En 1801, et non pas en 1796 — à vingt-un ans — le malheureux Pierre avait été condamné à cinq ans de galères, pour avoir volé un pain avec effraction d’une grille et d’une vitre, dans la boutique d’un boulanger. La peine aurait été beaucoup plus douce, parce qu’il fut prouvé que ce jeune voleur, avec des antécédents irréprochables, avait perdu la tête en voyant les sept enfants de sa sœur menacés de mourir de faim. Mais Pierre, doué d’une force herculéenne, avait aggravé son acte de folie en assommant aux trois quarts le boulanger qui l’arrêta. Ceci se passait, non pas à Favérolles, mais à Forcalquier.

Pierre fit ses cinq ans, pas un jour de plus. On pourrait croire, en lisant ce chapitre de M. Victor Hugo, qu’il existe au bagne un pacte mystérieux d’après lequel chaque galérien, à tour de rôle, est forcé de s’évader, sous peine, probablement, de s’attirer une épouvantable vengeance de la part de ses compagnons de chaîne. Or, comme il n’y a pas une évasion sur cent qui réussisse, il en résulterait ceci : que, pour un coupable, être condamné à cinq ans ou à perpétuité, ce serait à peu près la même chose.

Ce fut donc en octobre 1806 que Pierre Maurin, forçat libéré, entra, vers cinq heures du soir, après un jour de marche, dans la ville de Digne. Il avait vingt-six ans. Repoussé par tous les hôteliers, brisé de fatigue et de faim, cédant au conseil d’une bonne vieille dame qui sortait de l’église, il vint frapper à la porte de l’évêché.

J’étais en ce moment auprès de mon évêque, en attendant le souper. Nous causions de son frère, le général Miollis, dont le nom, à la suite d’une action d’éclat, venait de reparaître dans le Moniteur. À ce propos, j’ouvre une parenthèse. M. Hugo, cherchant midi à quatorze heures, — ce qui semble être un de ses péchés mignons, — attribue à un bon mot, à une heureuse repartie, la nomination de Mgr Myriel, humble curé, à l’évêché de Digne. L’explication est bien plus simple. Au lendemain du Concordat, l’Église de France manquait de sujets. L’ancien épiscopat avait été décimé par la Révolution et l’exil. Les survivants, — les revenants, — n’inspiraient pas tous une bien vive confiance au formidable organisateur qui prétendait garder tous les pouvoirs dans sa main et ne songeait, en relevant les autels, qu’à multiplier ses moyens de gouvernement. Un jour, le général Miollis, qui avait fait sous ses ordres la campagne d’Italie et qui avait son franc parler, lui dit : « Sire ! vous êtes embarrassé pour trouver des évêques… J’ai là-bas, dans la montagne, un frère, de dix ans plus âgé que moi, un saint homme de curé, qui ne s’est jamais occupé de politique, mais qui m’aime trop pour ne pas chérir Votre Majesté… Essayez-en !… Les pauvres ne s’en plaindront pas ! » — C’est ainsi que l’abbé Miollis fut nommé évêque de Digne.

Nous étions donc ensemble, le 15 octobre 1806, dans la salle à manger, située au rez-de-chaussée. Rosalie, la vieille servante, faisant fonctions de majordome et de maître d’hôtel, trottinait dans l’escalier après avoir mis le couvert. C’est alors qu’un coup violent retentit à la porte. L’évêque resta calme ; j’eus un de ces mouvements nerveux dont on n’est pas maître.

Rosalie descendit l’escalier, toute pâle, et s’écria, les mains jointes : « Sainte Vierge ! Qui frappe ainsi ? On dit qu’il y a, ce soir, du mauvais monde dans les rues ! » — Médor, un vieux caniche, habituellement pacifique et hospitalier, se mit à aboyer dans cette gamme plaintive et lugubre que la superstition villageoise regarde comme un présage de mort. — « Paix, Médor !… Rosalie, allez ouvrir ! » dit Monseigneur.

Pierre Maurin entra. Son aspect n’avait rien de bien rassurant, et j’aurais été médiocrement flatté de le rencontrer au coin du bois de l’Estérel. Néanmoins, il paraissait effaré, intimidé et affamé, plutôt que féroce. Son attitude et sa physionomie craintive contrastaient avec la carrure de ses épaules et le hâle de son visage robuste. Pendant mes séjours à Toulon, j’ai souvent observé cette nuance. À part les célébrités du bagne, les scélérats illustres, qui ont leur légende, que leurs camarades admirent et qui, fiers d’avoir passionné la curiosité publique, posent pour la galerie dans le cynique orgueil de leur crime, les forçats ordinaires ont les allures humbles d’un chien qu’on vient de battre. Pierre Maurin, dont le front ruisselait de sueur, commença par perdre contenance devant la douce et majestueuse figure de l’évêque, et par bredouiller quelques phrases inintelligibles. Évidemment, il avait peur de nos soutanes, et il craignait d’être chassé par les curés comme il l’avait été par les aubergistes.

— Remettez-vous, mon ami ! lui dit Mgr Miollis. — Oh ! monsieur ! Je crois encore, après cinquante-six ans, entendre cette parole suave, faite de charité, de simplicité et de bonhomie, cette voix d’or qui allait à l'âme, apaisait la conscience, attendrissait avant de convaincre, et rendait, pour ainsi dire, visibles les vérités de l’espérance et de la foi !

Mon ami ! mon ami ! répéta Pierre Maurin, comme se parlant à lui-même. Il me sembla que son mâle et sombre visage s’éclairait, qu’une larme à demi contenue glissait aux bords de ses paupières. Alors il se nomma, nous dit ce qu’il était, comment il avait mérité le bagne, et comment les hôteliers de la ville avaient refusé de le recevoir et de le loger. — « J’aurais pourtant payé, ajouta-t-il, et j’ai bien faim ! »

— Asseyez-vous là, mon ami ! dit l’évêque en lui montrant la table couverte d’une nappe bien blanche. — Rosalie ! un couvert de plus !

Rien ne saurait vous donner une idée de l’expression d’étonnement, de reconnaissance, de confusion, d’ahurissement, qui se peignit sur les traits énergiques du galérien libéré. Il s’y mêla d’abord un reste de méfiance, comme s’il eût redouté une mystification ou se fût attendu à se réveiller brusquement d’un songe. Mais, quand il vit Rosalie approcher de la table une troisième chaise, mettre un troisième couvert, quand il vit arriver une soupière fumante, flanquée d’un plat de poisson et d’une pyramide de pommes de terre, lorsque, sur un signe de Monseigneur, je débouchai une bouteille de vin de Lamalgue, tapissée de toiles d’araignée, la surprise de Pierre devint de l’extase. Il joignit les mains et s’écria :

— Oh ! monsieur le curé ! vous êtes donc un ange du Paradis ?…

— Non, mon ami, je ne suis qu’un pauvre pécheur ; mais, si je vous réconcilie avec le Paradis et avec ses anges, ma journée ne sera pas perdue !

Pierre Maurin mourait de faim et de soif ; il mangea et but avec une avidité quasi-bestiale qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Mais, attentif à tous les mouvements de cet étrange convive, à toutes les variations de sa pantomime et de sa figure, je fis une remarque dont je me suis souvenu plus tard. À mesure que s’assouvissaient les appétits de la bête, un mystérieux travail s’opérait au fond de cette âme voilée de ténèbres. Inconsciente encore, dominée par les sens, engloutie dans un océan d’opprobre, d’horreur et de souffrance, on devinait qu’elle commencerait à réfléchir au moment où le corps n’aurait plus faim. Une heure après, comme Pierre rassasié tombait de fatigue et de sommeil, Mgr Miollis lui annonça qu’il avait sa chambre et son lit tout prêts au bout du corridor. — « La chambre d’ami ! » ajouta-t-il avec son bon sourire, ayant reconnu déjà l’effet magique de ce mot sur cette intelligence noircie, dévastée et meurtrie.

Rosalie, toujours fidèle à l’obéissance passive, conduisit Pierre Maurin dans la chambre, et lui remit, non pas un chandelier d’argent, ce qui eût été absurde et ridicule, mais une de ces petites lampes garnies de leur éteignoir, que nous appelons en Provence kaleu. Ici, cher monsieur, je vous prie de croire ou plutôt vous êtes déjà persuadé que la suite de cet épisode nocturne n’a existé que dans l’imagination du poète. La charité de Mgr Miollis était immense, inépuisable, héroïque, sublime ; mais elle était, avant tout, chrétienne. Elle aurait su s’arrêter à la limite exacte où, au lieu d’être, pour le coupable, un appel au repentir, elle serait devenue une prime d’encouragement à la récidive, à l’impénitence et au crime. Elle se serait ravisée au moment où, par une exagération folle, elle aurait fait tort à la loi, au bon sens et aux vrais pauvres, en l’honneur d’une brute ou d’un scélérat. Si Pierre Maurin eût payé cette hospitalité vraiment évangélique en volant l’argenterie, non seulement l’évêque se serait bien gardé de mentir aux gendarmes et de dire à Pierre : « Je vous avais donné les chandeliers aussi ; pourquoi ne les avez-vous pas emportés ? » Mais il aurait dit à la justice humaine : « Ma besogne est finie ; faites la vôtre ! »

La nuit se passa très paisiblement, et, le lendemain, Rosalie retrouva ses couverts là où elle les avait mis. Au point du jour, je me promenais dans le jardin avec Monseigneur. Il tenait à la main le journal qui rappelait les magnifiques états de service de son frère, le général de division : — « Ah ! me disait-il en souriant avec un peu de tristesse, je serais trop fier de mon cher Sextius, s’il était un peu plus… un peu plus catholique !… Mais voilà ! ce diable d’homme — pardon ! ce grand homme les a tous ensorcelés… L’Empereur est un Dieu pour mon frère, et ce Dieu les empêche de songer au véritable !… »

Notre promenade nous avait ramenés sous la fenêtre de la chambre d’ami où le galérien venait de dormir sous le même toit que l’évêque. Monseigneur, levant les yeux dans la direction de cette fenêtre, me dit avec une expression d’affectueuse inquiétude :

— L’abbé ! qu’allons-nous faire de ce pauvre garçon ?…

II

En ce moment, la fenêtre s’ouvrit. Le soleil se levait à peine : la pureté du ciel promettait une de ces belles journées d’automne qui ont le charme d’un souvenir et la mélancolie d’un adieu. Une légère brume, transparente comme de la gaze, se dissipait peu à peu au souffle d’un vent d’est, dont les tièdes bouffées glissaient à travers les touffes des plantes grimpantes et nous apportaient le parfum des lentisques et des romarins de la montagne voisine. Vous comprenez ce que devaient être ces premières gorgées d’air frais et salubre pour les poumons de ce misérable qui n’avait échangé la lourde atmosphère du bagne que contre la poussière de la route, les étreintes de la faim et les fatigues de la marche. Pierre parut un instant à la fenêtre. Sa large poitrine se souleva comme pour aspirer, à elle seule, tout cet air vivifiant qui lui rappelait les belles matinées de son innocente jeunesse et les scènes de sa vie rustique. Il nous aperçut, nous salua, les yeux fixés sur l’évêque avec une ineffable expression de gratitude, d’admiration, de respect, d’amour et d’humilité. Mais son humilité n’était déjà plus de la bassesse : son étonnement n’était plus de la stupeur. Une bonne nuit dans des draps bien blancs, quelques heures d’un sommeil paisible, l’indéfinissable influence d’une maison habitée par un saint, ces sensations si nouvelles pour lui d’un accueil cordial après tant de rebuffades, d’un sourire d’évêque après le bâton des garde-chiourmes, tout contribuait à opérer chez ce jeune homme, plus enténébré que perverti, un commencement de régénération morale dont il n’avait pas conscience, mais qui se traduisait déjà dans son regard, dans son attitude et sur sa figure.

— Vraiment, on croirait que ce n’est plus le même homme ! dis-je à Monseigneur.

Mgr Miollis fit un signe à Pierre, qui descendit à la hâte et vint nous rejoindre. — Pardon ! pardon ! murmura-t-il. Rosalie m’a dit que vous étiez l’évêque... je ne savais pas, moi !... Que de bontés pour un...

— Il n’y a pas de mal, mon ami ! aux yeux de Dieu, un évêque ne vaut pas mieux qu’un curé... L’essentiel est maintenant de savoir ce que vous allez faire... Avez-vous un état ? Savez-vous un métier ?...

— Hélas ! oui... j’en saurais même plusieurs.... Avant mon malheur, j’étais ruscolier[2], dans les bois de Servoules, du Luc, de Saint-Tropez et de l’Estérel... Là-bas. .. à Toulon... j’ai appris le métier de tourneur, un peu d’ébénisterie… J’ai vingt-six ans, je suis fort, je ne boude pas le travail, et je veux… oui, je veux être honnête… Mais qui me croira ? Qui voudra de moi, avec ce passeport jaune qui me fait galérien à perpétuité ? Ce sera partout, comme hier soir, chez ces hôteliers qui m’ont refusé le gîte et n’ont pas voulu de mon argent !… Partout, oui, partout, la honte, la défiance, le mépris, une voix rude pour me dire : « Va-t-en ! » — des coups de fusil peut-être, comme à un loup affamé, comme à un chien enragé… Oh ! excusez-moi, monsieur… monseigneur ! J’oublie que j’ai été reçu comme un honnête homme par celui qui aurait eu le plus de droit de me chasser comme un scélérat !…

Tout à coup, le pâle visage de mon évêque rayonna avec un tel surcroît de douceur, d’attendrissement, de joie chrétienne, de résolution et de bonté, qu’il semblait obéir à une inspiration surnaturelle. Il tenait encore dans sa main le numéro du Moniteur où il était question du brave général Miollis, son frère. Il regarda fixement Pierre à demi agenouillé devant lui, et lui dit de cette voix comparable à un écho céleste :

— Et si, au lieu de la honte… au lieu du mépris… on vous offrait… l’honneur ?

— L’honneur ?… ah ! ce serait trop beau ! mais c’est impossible ! répliqua Pierre en tressaillant.

— Non, mon ami, non, rien n’est impossible, avec de la bonne volonté, de la bonne foi, de la résignation et du courage, en s’appuyant sur la miséricorde divine… Reposez-vous sur ce banc… vous déjeunerez avec nous !… L’abbé ! voulez-vous me suivre au champ d’honneur… dans la bibliothèque ?… j’ai besoin de vous… nous avons à travailler ensemble !…

Ici le vieux chanoine se leva, alla à son bureau, ouvrit un tiroir, et y prit un carré de papier jauni par le temps.

— Vous pensez bien, me dit-il, que, lorsqu’on a eu l’honneur d’écrire une pareille lettre sous la dictée d’un saint, on trouve moyen d’en garder une copie !

Voici la lettre de Mgr Miollis à son frère :

« Tu m’as dit souvent, mon cher Sextius, que, avec un chef comme l’Empereur et des soldats tels que ceux que tu commandes, rien n’était impossible. Eh bien ! voici une impossibilité d’un nouveau genre que je recommande à ton amitié fraternelle… Il s’agit de sauver une âme… Ce mot n’a peut-être pas pour toi un sens bien net : je vais m’expliquer plus clairement. Le bon Dieu m’a envoyé hier soir une bonne œuvre à faire en la personne d’un forçat libéré… Ne te récrie pas ! Mon pauvre protégé a été condamné à cinq ans de galères pour avoir volé un pain et donné un coup de poing ; je crains que bien des héros de vos brillantes campagnes d’Italie et d’Allemagne n’aient sur la conscience des méfaits tout aussi graves. Ici, Maurin, avec son passeport jaune, ne pourrait qu’achever de se perdre. Partout où il demanderait du travail, on le remettrait en face de son opprobre. Le meilleur moyen de faire d’un coupable un scélérat, c’est de lui persuader qu’il ne peut être ni réhabilité, ni pardonné : c’est pour cela que Dieu est si grand et l’homme si petit. Pierre a du cœur, et la lèpre du bagne s’est arrêtée à la surface. Il a pleuré quand je lui ai offert sous mon toit l’hospitalité que lui refusaient les aubergistes. Il a tressailli lorsque j’ai répondu par le mot honneur à son cri de détresse et de honte. Son rude visage s’est illuminé quand je l’ai appelé mon ami. Tâche de l’employer comme tu l’entendras. Surveille-le d’abord sans en avoir l’air : puis témoigne-lui assez de confiance pour lui inspirer l’horreur d’une rechute. Hors de France, près de toi, sous les drapeaux, il échappera peu à peu au cauchemar de Toulon, du boulet et de la casaque rouge pour devenir un autre homme. Tu sais beaucoup de choses que j’ignore, et je suis le pacifique ministre d’une Église… quæ abhorret a sanguine ; pourtant, il me semble que le sang versé sur le champ de bataille doit effacer bien des souillures. Adieu, mon cher Sextius, et au revoir, j’espère ! Demain, à la messe, je prierai pour la France, pour l’Empereur, pour toi — et pour Pierre Maurin… »

Pierre partit avec tous les renseignements nécessaires, et l’argent de sa masse auquel nous ajoutâmes une petite somme. Des semaines et des mois s’écoulèrent. Pendant l’hiver, la vieille Rosalie, infirme et accablée par l’âge, mais ne voulant pas quitter son maître, demanda et obtint la permission de se faire aider par sa nièce Apollonie, qui vint, chaque jour, passer quelques heures à l’évêché. C’était une fillette de quinze à seize ans, mince, leste, active, qui apportait à son travail un zèle extraordinaire, et qui tout d’abord partagea le pieux enthousiasme de sa tante pour notre saint évêque. Sa dévotion exaltée et naïve donnait à ses grands yeux une expression dont s’inquiétait parfois la bonne Rosalie. Sa vocation, disait-elle, était de servir Monseigneur aussi longtemps que possible, puis d’entrer dans un couvent à titre de tourière ou de sœur converse.

Au printemps, Mgr Miollis reçut la lettre suivante :

« Mon cher évêque,

« C’est un vrai cadeau que tu m’as fait. Ton Pierre Maurin est un brave ; s’il n’a pas déjà une jambe de bois et un menton d’argent, ce n’est pas sa faute. J’ai commencé par prendre avec lui quelques précautions qui m’ont paru nécessaires. J’en ai fait un infirmier dans une de nos ambulances. Sa conduite a été parfaite, et il a achevé de me gagner le cœur par un trait de probité assez rare parmi nos épaulettes de laine. Le soir de la bataille de X… il était allé bien loin, au risque d’attraper quelque balle retardataire, chercher et recueillir nos blessés. Édouard de Mauléon, un de nos plus jeunes sous-lieutenants, respirait encore. Pierre, qui est un hercule, le prit dans ses bras ; mais, au même instant, Édouard, qui avait la poitrine traversée de part en part, rendit le dernier soupir. C’était un riche fils de famille. Il avait sur lui une montre de prix, une trentaine de louis, une chaîne et un médaillon en or. Pierre me rapporta exactement tout cela, et ne voulut pas entendre parler de récompense : « Ma récompense, me dit-il, ah ! la plus belle de toutes… ce serait si mon général voulait être assez bon pour en écrire un mot à mon évêque ! » Il prononça ces mots : « mon général, » et « mon évêque ! » d’une certaine manière, avec une expression qui m’a ému. L’épreuve me semblait décisive, et, comme mes trois brosseurs avaient été tués l’un après l’autre, j’ai attaché Pierre à mon service. C’était un premier pas : le second ne s’est pas fait attendre, nous avons eu, l’autre jour, une bataille sanglante, une victoire chèrement disputée… Pierre Maurin s’est battu, non seulement en vaillant soldat qui fait son devoir, non seulement en repris de justice qui veut se réhabiliter, mais en désespéré qui cherche la mort… Naturellement, il ne l’a pas trouvée, et il en a été quitte pour une légère blessure, qu’il n’a pas même voulu faire panser. Il y a là un symptôme qui m’alarme pour lui quand je l’observe. À mesure que son esprit se déblaie, sa mémoire lui revient plus lucide et plus cruelle. Le jour qui se fait peu à peu dans son intelligence sert tout à la fois à le rendre meilleur et plus inexorable dans sa propre cause. Plus il se relève, moins il se pardonne, et ses énergiques efforts pour se racheter ont pour résultat immédiat d’exagérer à ses yeux le prix de la rançon. Tel qu’il est, il m’inspire le plus vif intérêt : je ne le perdrai pas de vue, et j’espère qu’il ne me quittera plus. Adieu, mon cher évêque, mon bon frère ! Je te remercie de prier pour nous ; nous avons bien besoin de tes saintes prières ; car, si nous continuons nos prodiges, ils nous coûtent une effroyable quantité de soldats, d’officiers et même de généraux… Enfin, à la guerre comme à la guerre, et vive l’Empereur !

« Parlons d’un sujet plus doux. Il est question de me nommer gouverneur de Mantoue ; je voudrais me remettre à mon Virgile. Tu te souviens, n’est-ce pas ? que c’était mon poète favori à l’époque où Monseigneur mon aîné me donnait des leçons de latin ? Hélas ! quand nous traduisions ensemble le ô fortunatos nimium… je ne me doutais pas que le discordibus armis s’emparerait de ma vie tout entière. Pourrais-tu m’envoyer un exemplaire de la petite édition de Heyne ? J’ai perdu le mien dans une de nos bagarres. Merci d’avance, et tout à toi… Ton cadet, Sextius. »

Le vieux chanoine se tut un moment. — C’était donc un lettré que ce dur à cuire ? lui dis-je. — Assez bon latiniste, me répondit-il, et tellement virgilien, que, une fois gouverneur de Mantoue, il fit élever un obélisque à la mémoire de son poète. Maintenant, mon cher hôte, vous comprenez que je ne vais pas vous raconter l’histoire des sept années qui suivirent. De temps à autre, nous avions des nouvelles. La conduite de Pierre Maurin était toujours irréprochable, et, chaque fois qu’une occasion s’offrait, il déployait une bravoure ou plutôt une témérité incroyable, à la recherche d’une mort glorieuse qui ne voulait pas de lui. Le général y voyait la preuve qu’il n’était pas réconcilié avec lui-même, que le soldat ne pardonnait pas au galérien. « Et pourtant, ajoutait-il, je puis affirmer qu’il ne reste pas une parcelle, pas un atome du forçat dans cette vigoureuse nature, régénérée par la vie des camps !… »

Cependant les catastrophes se précipitaient ; les terribles années 1812 et 1813 préparaient la chute de l’Empire. Le contre-coup de nos désastres arrivait jusque dans nos montagnes. — « Pauvre Pierre ! disions-nous parfois. Où est-il ? Que fait-il ? Est-il mort ?… Vit-il encore ? » — Pierre avait appris à écrire, afin d’adresser directement à son évêque l’expression de sa reconnaissance, de son dévouement, de son culte… mais, depuis plus de six mois, Pierre n’écrivait plus. Son silence, ses dangers, ses chances de mort, agitaient près de nous un cœur plus jeune et plus tendre que les nôtres. Rosalie, presque nonagénaire, se faisait si vieille et si cassée, que sa nièce la suppléait, à l’évêché, du matin au soir. Apollonie avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans. La mince et frêle fillette était devenue une belle jeune fille, un peu pâle, un peu originale, un peu mystique, mais pure comme les anges. À force de nous entendre dire : « Où est Pierre ? Que fait-il ? Est-il vivant ? Est-il mort ? » sa vive imagination avait fini par se passionner pour cet inconnu qui lui apparaissait comme un héros de légende ou une figure de saint sur la première page d’un missel. Elle ignorait, bien entendu, les antécédents de Pierre. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il se battait bien, qu’il était en danger, et que notre évêque avait beaucoup d’amitié pour lui.

Un soir, en mars 1814, j’étais avec Monseigneur dans cette même salle à manger, où, huit ans auparavant, j’avais assisté à un miracle de charité chrétienne. Rien n’était changé, sinon que le vieux Médor était mort et que Rosalie était à peu près aveugle. L’hiver s’était prolongé au point de nous entourer d’une immense ceinture de neige. Ce soir-là, les giboulées de mars ressemblaient à une véritable tempête. Le vent s’engouffrait dans le corridor avec des gémissements sinistres. Soulevés par de lugubres rafales, le givre et la neige battaient contre les vitres. Une nuit sans étoiles et sans lune. Quelques pas retentissants sur la terre durcie. Poussés par la faim, les loups s’étaient rapprochés de la ville, et nous entendions leurs hurlements mêlés aux bruits de la tourmente. — « Mauvais temps pour les voyageurs ! dit Mgr Miollis ; mauvais temps pour les soldats !… L’abbé ! prions pour ceux qui souffrent ! » Il s’agenouilla, je l’imitai, et Apollonie, qui entrait pour servir le souper, se mit à genoux sur la dalle. Au même instant, on frappa à la porte. Sur un geste de l’évêque, Apollonie se leva, fit le signe de la croix, et alla ouvrir.

Quelques secondes après, elle revint, précédant un jeune homme d’environ trente-trois ou trente-quatre ans, mouillé jusqu’aux os, crotté jusqu’à l’échine, balafré jusqu’aux oreilles, coiffé d’un shako en ruines, vêtu d’un vieil uniforme en lambeaux, chaussé de guêtres dont les boutons étaient remplacés par des bouts de ficelle, mais gardant, à travers ce désarroi, une physionomie franchement martiale, assombrie par un grand air de tristesse. Nous le regardâmes un moment avec une sorte d’anxiété :

— Suis-je donc tellement changé, dit-il enfin, que mon bienfaiteur, mon évêque, ne me reconnaisse pas ?…

— Pierre Maurin !… Ah ! mon pauvre ami ! voilà donc la guerre ? s’écria Monseigneur en lui prenant les mains, qu’il serra dans les siennes avec une effusion de tendresse paternelle.

— Non, Monseigneur, la paix… mais quelle paix ! L’Empereur vaincu, la France envahie…

— Ah ! nous savons cette douloureuse histoire… Cela devait finir ainsi… Et mon frère ?

— Il vit… nous vivons… je ne saurais en dire davantage !

Et cet homme, taillé en athlète, dans la force de l’âge, éprouvé et bronzé, depuis quinze ans, par tant de cruelles secousses, se laissa tomber sur une chaise, affaissé, brisé, foudroyé, étouffant de ses poings crispés un sanglot qui lui montait à la gorge…

Il fallait aller au plus pressé, le réchauffer, le réconforter, apaiser sa soif, assouvir sa faim… Bientôt un feu vif et clair, un feu de sarments et de boureilles (fagots d’olivier), pétilla dans la cheminée. Apollonie apporta un troisième couvert : ses grands yeux ne pouvaient se détacher de cette figure étrange, sillonnée, ravagée, ardente, qui contrastait si complètement avec nos allures sacerdotales et qui réveillait en elle le souvenir de nos causeries. Nous en avions souvent parlé devant elle : elle en avait peut-être rêvé. Il lui apparaissait tout à coup dans des circonstances émouvantes, le soir d’un jour de marche, harassé, meurtri, malheureux, à demi-soldat, à demi-proscrit, avec le prestige du lointain, de l’inconnu, de l’héroïsme et de la souffrance… Que de titres à son intérêt, à sa pitié, à un autre sentiment peut-être ! Sans raisonner ce sentiment, sans essayer de lire dans son cœur, elle se dit tout bas qu’il lui serait doux de pleurer avec Pierre et de le consoler. Rien de plus ; c’était déjà trop.

Le soir d’un jour de marche ! l’homme sans gîte ! Le coup frappé à votre porte ! l’hospitalité de mon évêque ! Le troisième couvert ! murmurait Pierre en s’efforçant de sourire... comme en octobre 1806...

— Non, mon ami ; non, ce n’est plus la même chose ! répondit Monseigneur avec une telle expression de sympathie que, cette fois, Pierre Maurin ne put retenir ses larmes. Pour faire diversion à ses sombres pensées, nous lui demandâmes le récit de ses dernières campagnes. Malgré le soin qu’il prit de s’effacer en se racontant, il nous fut facile de comprendre qu’il n’avait cessé de se jeter au plus épais de la mêlée, de se dévouer à ses camarades et à ses chefs, de réclamer le poste le plus dangereux, de se battre avec furie, de braver les plus dures fatigues et surtout de chercher sur le champ de bataille cette mort du soldat qui lui semblait sans doute le seul moyen de réhabilitation complète. Apollonie, rentrant sous divers prétextes, l’écoutait avec une curiosité et une émotion singulières. Je n’insiste pas ; je suppose, monsieur le critique, que vous avez lu Othello et l’Énéide.

— Pauvre Pierre ! me dit tristement Mgr Miollis, quand je l’accompagnai dans sa chambre ; tant de beaux faits d’armes et pas d’avancement ! Pas de croix d’honneur ! Pas même son nom à l’ordre du jour de l’armée ! Mon frère en sait là-dessus plus que moi. Nous devons croire que c’était impossible.

Que vous dirai-je de l’année qui suivit cette mémorable soirée ? Pierre Maurin resta à l’évêché sans attributions déterminées, mais sans oublier un moment de se rendre utile ; cultivant le jardin, arrosant les plates-bandes, soignant l’âne légendaire, ratissant les allées, taillant les arbres fruitiers, tour à tour maçon, menuisier, ébéniste, vitrier, serrurier, badigeonneur. Il savait un peu de tous les métiers. Au bout d’un mois, cette vie de repos sans le désœuvrement, un bon régime, un air sain, un renouvellement complet de linge et de costume, les attentions délicates du bon évêque, trop bien secondé par Apollonie, rajeunirent Pierre de dix ans, firent ou refirent de lui un beau garçon bien planté, carré d’épaules, à l’œil vif, au jarret d’acier, battant son plein, orné d’une belle balafre dont la blancheur se dessinait sur le hâle de son teint. — « Vraiment, Pierre ! lui disait Monseigneur en plaisantant, vous êtes plus royaliste que vous ne le croyez. Vous êtes une image de la Restauration ! » — Mais, sur ce seul point, Pierre se montrait réfractaire. Son intelligence restait aussi fermée qu’avant sa seconde éducation. En dehors de son Empereur, de son général, de son évêque, — et du bon Dieu, quand son évêque lui en parlait, — il ne voyait, ne comprenait et n’acceptait rien.

Bientôt, pourtant, il comprit autre chose, et ce fut pour lui une douleur nouvelle. Ses diverses fonctions le mettaient souvent en contact avec Apollonie. Ce n’est pas à moi, pauvre vieux prêtre, à vous parler une langue que j’ignore, à vous expliquer comment se rapprochèrent ces deux cœurs avant d’avoir conscience de l’attrait qui les poussait l’un vers l’autre. Jamais amours ne furent plus honnêtes et plus tristes. À trente-quatre ans, Pierre Maurin était incapable de démêler ce qui s’agitait en lui : il n’avait jamais aimé ; il n’en avait pas eu le temps, et peut-être, depuis que le jour s’était fait dans son âme, avait-il repoussé, comme un malheur ou un crime, l’idée d’associer une femme à son avenir — et à son passé. Apollonie se croyait sincèrement appelée, dans son modeste cadre, à la vie religieuse, et tout ce qui pouvait l’en détourner lui inspirait un vague mélange de remords et d’épouvante. Aussi, ces étranges amoureux avaient-ils une façon particulière de se témoigner leur affection ; ils se fuyaient. Deux ou trois fois, je surpris la jeune fille essuyant ses larmes. Quant à Pierre, il se passionna tout à coup pour la chasse, sous prétexte que la table de Monseigneur était trop pauvrement servie. Il sortait avant le jour et rentrait fort tard. De temps à autre, il nous rapportait un coq de bruyère, un lièvre ou une couple de perdrix. Souvent, sa gibecière était vide, et, au désordre de ses traits, à son air de souffrance et d’abattement, je devinais qu’il n’avait parcouru la montagne que pour s’éloigner d’Apollonie et pour dompter l’agitation intérieure par la fatigue physique. Ce fut là leur seul roman, leur seule idylle.

— Ils me font pitié ! me dit un jour Monseigneur. — Usa-t-il de son influence pour obtenir les confidences de Pierre Maurin ? Essaya-t-il de vaincre ses scrupules ? Je ne l’ai jamais bien su. Un immense voile de crêpe ne tarda pas à s’étendre sur cet épisode, voilé déjà d’ombre, de mystère et de tristesse. Le 4 mars, Pierre disparut. Nous apprîmes qu’il avait suivi l’Empereur, revenant de l’île d’Elbe. Vous n’ignorez pas que Napoléon Bonaparte passa, le 4 mars, à Digne, et alla coucher au château de Malijay. Le conquérant vaincu et le forçat libéré cherchaient tous deux un dénouement ; ils le trouvèrent. Pierre fut tué à Waterloo… »

Le vieux chanoine finit là son récit. Je le priai d’agréer mes meilleurs remerciements et mes plus sincères excuses pour la fatigue que je venais de lui donner. Puis, comme je levais la séance pour prendre congé :

— Ah çà ! me dit-il avec une cordialité charmante, vous n’allez pas me quitter ainsi ! Les traditions d’hospitalité de l’évêché de Digne vous paraîtraient bien dégénérées entre mes vieilles mains… Vous dînez avec moi… Apollonie, mettez un second couvert !…

Apollonie ? Le nom n’était pas commun. — Vingt-trois ans en 1815. — Soixante-dix ans en 1862.

Elle était là. D’un regard, j’interrogeai l’abbé Angelin. D’un signe, il me répondit :

— Oui.

  1. À propos d’une nouvelle édition des Misérables.
  2. Du mot provençal, Rusque, écorce. On appelle ainsi les ouvriers bas-alpins, qui descendent de la montagne en automne, et déshabillent le tronc et les branches-maitresses des chênes-lièges.