Port-Tarascon/Livre deuxième/III

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 179-194).
Chapitre III



III


Il pleut toujours – Invasion de maladies aqueuses – La soupe à l’ail. – Ordre du gouverneur – L’ail va manquer ! – L’ail ne manquera pas. – Le baptême de Likiriki…


Cependant toujours la mouillure, toujours le ciel gris et l’eau qui tombait, qui tombait… Le matin, en ville, on voyait s’entrouvrir les fenêtres, des mains se tendre dehors :

« Il pleut.

— Il pleut !… »

Il pleuvait continuellement, comme dans les récits de Bézuquet.

Pauvre Bézuquet ! Malgré tant de misères endurées avec ceux de la Farandole et du Lucifer, il était resté à Port-Tarascon n’osant retourner en terre chrétienne à cause de son tatouage. Redevenu pharmacien et aide-major de classe très infime sous les ordres de Tournatoire, l’ancien gouverneur provisoire aimait encore mieux cela que d’exhiber dans les pays civilisés sa figure monstrueuse et ses mains toutes piquetées et carminées. Seulement il se vengeait de ses malheurs en faisant à ses compagnons les prédictions les plus sinistres. S’ils se plaignaient de la pluie, de la boue, de la moisissure, il haussait les épaules :

« Attendez un peu… Vous en verrez bien d’autres ! »

Et il ne se trompait pas. De vivre ainsi toujours trempés, par là-dessus le manque de viandes fraîches, beaucoup tombèrent malades.

Les vaches étaient depuis longtemps mangées. On ne comptait plus sur les chasseurs, quoiqu’il y eût parmi eux des tireurs très adroits, tels que le marquis des Espazettes, et tous pénétrés des principes de Tartarin, deux temps pour la caille, trois temps pour la perdrix.

Le diable, c’est qu’il n’y avait ni perdrix, ni cailles, ni rien de semblable, pas même de goélands ni de mouettes, aucun oiseau de mer n’abordant jamais ce côté de l’île.

On ne rencontrait dans les excursions de chasse que quelques porcs sauvages, mais si rares ! ou des kangourous, d’un tir très difficile à cause de leurs bonds sautillants.

Tartarin ne pouvait dire au juste combien il fallait compter pour cet animal. Un jour le marquis des Espazettes l’interrogeant à ce sujet, il répondit un peu au hasard :

« Comptez six, monsieur le marquis… »

Des Espazettes compta six et n’attrapa rien qu’un gros rhume sous la pluie à torrents et indiscontinue.

« Il faudra que j’y aille moi-même, » dit Tartarin ; mais il remettait toujours la partie, à cause du mauvais temps, et la venaison se faisait de plus en plus rare. Certainement les gros lézards n’étaient pas mauvais, mais à force d’en manger on prenait en horreur cette chair blanche et fade, dont le pâtissier Bouffartigue faisait des conserves, d’après les procédés des Pères-Blancs.

À cette privation de viande fraîche s’ajoutait le manque d’exercice. Que faire dehors, sous cette pluie, dans les flaques de boue qui les entouraient ?

Noyé, sombré, le Tour-de-Ville !

Quelques vaillants colons, Escarras, Douladour, Mainfort, Roquetaillade, partaient parfois malgré l’averse pour aller bêcher la terre ; remuer leurs hectares, acharnés à des essais de plantations qui produisaient des choses extraordinaires : dans la chaleur humide de cette terre toujours trempée, les céleris en une nuit devenaient des arbres gigantesques, et d’un dur ! Les choux aussi prenaient un développement phénoménal, mais tout en tiges, longues comme des fûts de palmiers ; quant aux pommes de terre et aux carottes, il fallait y renoncer.

Bézuquet l’avait bien dit : rien ne venait ou tout venait trop.

À ces causes multiples de démoralisation, joignez le mal d’ennui, le souvenir de la patrie si lointaine, le regret des chauds cagnards[1] tarasconnais, le long des vieux remparts dorés de lumière, et ne vous étonnez pas si le nombre des malades augmentait chaque jour.



Heureusement pour eux que le directeur de la santé Tournatoire ne croyait pas à la pharmacopée, et au lieu de droguer, de poutringuer ses malades comme Bézuquet, leur ordonnait « une bonne petite soupe à l’ail ».

Et pas à dire : « mon bel ami ! » jamais il ne manquait son coup. Vous aviez des gens tout gonflés, sans voix ni souffle, qui demandaient déjà le prêtre et le notaire. Arrivait la petite soupe à l’ail, trois gousses dans un petit pot, trois cuillerées de bonne huile d’olive avec une rôtie dessus, et ces gens qui ne pouvaient plus parler commençaient par dire :

« Outre !, ça sent bon… »

Rien que l’odeur les revenait tout de suite.

Ils prenaient une assiette, deux assiettes, et à la troisième les voilà debout, désenflés, la voix naturelle, puis le soir au salon faisant leur partie de whist. Disons aussi que c’étaient tous des Tarasconnais.

Une seule malade, et malade de marque, la très haute dame des Espazettes née de l’Escudelle de Lambesc, avait refusé le remède de Tournatoire. Bon pour la rafataille, la soupe à l’ail, mais quand on descend des croisades !… Elle ne voulait pas plus en


Sous un grand parapluie de cotonnade bleue attaché à son chevet…

entendre parler que du mariage de Clorinde avec Pascalon. La malheureuse dame était pourtant dans un état déplorable. Celle-là, oui, l’avait, le mal. Entendez par ce nom vague la maladie bizarre, aqueuse, abattue sur cette colonie de méridionaux. Ceux qui en souffraient devenaient subitement très laids, les yeux tout suintants, le ventre et les jambes enflés ; cela faisait penser au terrible « mal de M. Mauve » dans la légende du Fils de l’homme.

La pauvre marquise était donc toute boudenfle pour employer une expression du Mémorial ; et chaque soir, quand le doux et désespéré Pascalon descendait en ville, il trouvait la pauvre femme au lit, sous un grand parapluie de cotonnade bleue attaché à son chevet, geignant et s’obstinant à refuser la soupe à l’ail, pendant que la longue et douce Clorinde s’activait autour d’une cafetière de tilleul, et que le marquis, dans un coin, bourrait philosophiquement des cartouches pour sa chasse très aléatoire du lendemain.

Dans les cases voisines, l’eau s’égouttait sur les parapluies ouverts, les enfants piaillaient, ou des bruits de dispute, des éclats de discussions politiques arrivaient du salon ; et toujours le crépitement de la pluie sur les vitres, sur le toit de zinc, toujours le gargouillement des gouttières en cascades.

Entre temps, Costecalde continuait ses sourdes menées, le jour dans son cabinet de directeur des cultures, le soir en ville, dans le salon commun, avec ses âmes damnées Barban et Rugimabaud, qui l’aidaient à répandre les bruits les plus sinistres, celui-ci entre autres « L’ail va manquer !… »

Et quelle consternation de penser qu’un jour prochain on serait peut-être privé de cet ail sauveur, guérisseur, de cette panacée universelle gardée dans les magasins du Gouvernement, à qui Costecalde reprochait de l’accaparer.

Excourbaniès, — et de quels tonitruements ! — soutenait la calomnie du directeur des cultures. Il y a un vieux proverbe tarasconnais qui dit « Larrons de Pise, le jour se battent entre eux, et la nuit volent ensemble. » C’était bien le cas de cet Excourbaniès à double face, qui, devant Tartarin, au Gouvernement, parlait contre Costecalde, tandis qu’en ville, le soir, il faisait chorus avec les pires ennemis du Gouverneur.

Tartarin, dont on sait la patience et la bonté, était loin d’ignorer ces attaques. Le soir, lorsqu’il fumait sa pipe accoudé à la fenêtre ouverte, parmi les bruits nocturnes, mêlés aux murmures du Petit-Rhône et de tous les ruisselets formés par les averses sur les pentes, il distinguait de lointaines discussions, des échos de voix furieuses, il voyait à travers l’air brouillé d’eau les lumières tremblotantes courir derrière les vitres de la grande maison ; et à l’idée que tout ce train était causé par Costecalde, sa main frémissait sur la barre d’appui, ses yeux crachaient de la flamme dans l’ombre mais comme, après tout, ces émotions, jointes à l’humidité de l’air, pouvaient lui faire prendre le mal, il se maîtrisait, refermait la fenêtre et allait tranquillement se coucher.

Les choses pourtant s’envenimèrent au point qu’il se décida à un grand parti, cassa aux gages Costecalde et ses deux séides, enleva même au directeur son manteau de première classe, nommant à sa place Beaumevieille, ancien horloger, pas plus fort peut-être en culture que son prédécesseur, mais à coup sûr très honnête homme, et merveilleusement secondé par Labranque, ancien fabricant de toile cirée, et Rebuffat, à la renommée des berlingots, qui remplaçaient comme sous-directeurs Rugimabaud et Barban.



Le décret fut affiché de très bonne heure sur la porte de la grande maison, en sorte que Costecalde, sortant le matin pour aller à son bureau, en reçut l’outrage en pleine figure. C’est alors qu’on put voir combien Tartarin avait eu raison d’agir avec cette vigueur.

Dans l’affaire d’une heure ou deux surgirent et se dirigèrent vers la Résidence une vingtaine peut-être de mécontents, tous armés jusqu’aux yeux et criant :

« À bas le Gouverneur !… À mort !… Au Rhône !… Zou ! Zou !… Démission ! Démission ! »

Derrière la bande suivait maître Excourbaniès, hurlant plus fort que tous les autres :

« Démission !… Fen dé brut ! … Démission !… »

Malheureusement il pleuvait, et à verse, ce qui les obligeait de tenir leur parapluie d’une main et leur fusil de l’autre. Du reste, le gouvernement avait pris ses mesures.

Passé le Petit-Rhône, les insurgés arrivèrent devant le blockhaus, et virent ceci :

Au premier étage, Tartarin s’encadrait dans sa fenêtre large ouverte, avec son winchester à trente-deux coups, et derrière lui ses fidèles chasseurs de casquettes ou de conserves, le marquis des Espazettes au premier rang, des tireurs qui à trois cents pas vous mettaient, en comptant quatre, leur balle dans le petit rond d’étiquette d’une boite de pains-poires.



En bas, sous l’auvent du grand portail, le Père Bataillet, penché sur sa caronade, n’attendait pour tirer que le signal du Gouverneur.

Si formidable et si inattendu l’aspect de cette artillerie, mèche allumée, que les révoltés reculèrent, et qu’Excourbaniès, par un de ces brusques changements d’allures qui lui étaient habituels, se mit à danser un pas frénétique, ce qu’il appelait cyniquement la bamboula du succès, sous la fenêtre de Tartarin, rugissant tant qu’il avait de souffle :

« Vive le Gouverneur !… Vive l’État de choses !… Faisons du bruit !… Ah ! ah ! ah ! »

Tartarin, du haut de son poste, le winchester toujours au poing, lança d’une voix vibrante :

« Rentrons chez nous, messieurs les mécontents. L’eau tombe, et je craindrais de vous retenir plus longtemps sous l’ondée.

« Dès demain, nous allons réunir notre bon peuple dans ses comices et demander à la nation si elle veut encore de nous. Jusque-là, qu’on se tienne calme, ou gare dessous ! »

On vota dès le lendemain, et l’ancien « État de choses » fut réélu à une majorité écrasante.

Quelques jours après, comme contraste à toute cette agitation, avait lieu le baptême de la jeune Likiriki, la petite princesse papouane, la fille du roi Négonko, élevée par le Révérend Père Bataillet, qui avait achevé l’œuvre de conversion commencée par le Père Vezole, « Dieu soit loué ! »

C’était vraiment une délicieuse petite singesse, bien roulée, bien moulée, et souple, et rebondie, cette princesse à peau jaune, parée de ses colliers de corail, de sa robe à rayures bleues confectionnée par Mlle Tournatoire.

Pour parrain le Gouverneur, et pour marraine Mme Branquebalme.

On la baptisa sous les noms de Marthe-Marie-Tartarine. Seulement, à cause de l’épouvantable temps qu’il faisait ce jour-là, ainsi que la veille, du reste, et les jours suivants, le baptême ne put avoir lieu à Sainte-Marthe des Lataniers, envahie par des torrents d’eau sous son toit de feuillage depuis longtemps effondré.

On se réunit pour la cérémonie dans le salon de la grande maison, et vous pensez quels souvenirs remués par ce baptême au cœur du tendre Pascalon, se revoyant parrain avec sa Clorinde !

À ce passage de son journal, que nous ne faisons que résumer, il y a ici une trace de larmes et ces mots tout délavés :

« Pauvre de moi et pauvre d’elle ! »

Et c’est au lendemain du baptême de Likiriki qu’eut lieu l’épouvantable catastrophe… Mais les faits deviennent trop graves : laissons la parole au Mémorial.




  1. Abris contre le vent.