Port-Tarascon/Livre premier/I

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Ernest Flammarion (p. 15-30).
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Chapitre I



I

Doléances de Tarascon contre l’état des choses. — Les bœufs, les Pères blancs. — Un Tarasconnais au pays. — Siège et reddition de l’abbaye de Pampérigouste.


« Branquebalme, mon bon…, Je ne suis pas content de la France !… Nos gouvernants nous font de tout. »

Proférées un soir par Tartarin devant la cheminée du cercle, avec le geste et l’accent qu’on imagine, ces paroles mémorables résument bien ce qui se pensait et disait à Tarascon-sur-Rhône deux ou trois mois avant l’émigration. Le Tarasconnais en général ne s’occupe pas de politique : indolent de nature, indifférent à tout ce qui ne l’atteint pas localement, il tient pour l’état de choses, comme il dit. Pas moins, depuis quelque temps, on lui reprochait un tas de choses, à l’état de choses !

« Nos gouvernants nous font de tout ! » disait Tartarin.

Dans ce « de tout » il y avait d’abord l’interdiction des courses de taureaux.

Vous connaissez sans doute l’histoire de ce Tarasconnais très mauvais chrétien et garnement de la pire espèce, lequel après sa mort s’étant introduit au Paradis par surprise, pendant que saint Pierre avait le dos tourné, n’en voulait plus sortir, malgré les supplications du divin porte-clefs. Alors, que fit le grand saint Pierre ? Il envoya toute une volée d’anges clamer devant le ciel autant qu’ils auraient de voix :

« Té ! té !… les bœufs !… Té ! té !… les bœufs !… » qui est le cri des courses tarasconnaises. Oyant cela, le bandit change de figure :

« Vous avez donc des courses, par ici, grand saint Pierre ?


… « Vous avez donc des courses, par ici ?…

— Des courses ?… je crois bien magnifiques, mon bon.

— Où donc çà ?… où se font-elles, ces courses ?

— Devant le Paradis… Il y a du large, tu penses.

Du coup le Tarasconnais se précipite dehors pour voir, et les portes du ciel se referment sur lui à tout jamais.

Si je rappelle ici cette légende aussi vieille que les bancs du tour-de-ville, c’est afin d’indiquer la passion des gens de Tarascon pour les courses de taureaux et la colère où les mit la suppression de ce genre d’exercice.

Après, vint l’ordre d’expulser les Pères-Blancs de fermer leur joli couvent de Pampérigouste, perché sur une collinette toute grise de thym et de lavande installé là depuis des siècles aux portes de la ville, d’où l’on aperçoit, entre les pins, la dentelle de ses clochetons carillonnant dans les brises claires du matin avec le chant des alouettes, au crépuscule avec le cri mélancolique des courlis.

Les Tarasconnais les aimaient beaucoup, leurs Pères-Blancs, doux, bons, inoffensifs, et qui savaient tirer des herbes parfumées dont la montagnette est couverte un si excellent élixir ; ils les aimaient pareillement pour leurs pâtés d’hirondelles et leurs délicieux pains-poires[1], qui sont des coings enveloppés d’une pâte fine et dorée, d’où le nom de Pampérigouste[2] donné à l’abbaye.

Aussi quand l’ordre officiel d’avoir à quitter leur couvent fut envoyé aux Pères et que ceux-ci refusèrent de sortir, quinze cents à deux mille Tarasconnais du commun, portefaix, décrotteurs, déchargeurs de bateaux du Rhône, ce que nous appelons la rafataille, vinrent s’enfermer dans Pampérigouste avec les bons moines.

La bourgeoisie tarasconnaise, les messieurs du cercle, Tartarin en tête, pensaient bien aussi à soutenir la sainte cause. Il n’y eut pas une minute d’hésitation. Mais on ne se jette pas dans une pareille entreprise sans préparatifs d’aucune sorte. Bon pour la rafataille, d’agir ainsi étourdiment.

Avant tout, il fallait des costumes. Et ils furent commandés ; de superbes costumes renouvelés de la croisade, longues lévites noires, avec une grande croix blanche sur la poitrine, et partout, devant, derrière, des entrelacements de fémurs soutachés. La soutache surtout prit beaucoup de temps.

Quand tout fut prêt, le couvent était déjà investi. Les troupes l’entouraient d’un triple cercle, campées dans les champs et sur les pentes pierreuses de la petite colline.

Les pantalons rouges de loin semblaient dans le thym et la lavande une floraison subite de coquelicots.

On rencontrait par les chemins de continuelles patrouilles de cavaliers, la carabine le long de la cuisse, le fourreau de sabre battant le flanc du cheval, l’étui de revolver à la ceinture.

Mais ce déploiement de forces n’était pas pour arrêter l’intrépide Tartarin, qui avait résolu de passer, ainsi qu’un gros de messieurs du cercle.

À la file indienne, rampant sur les mains et les genoux avec toutes les précautions, toutes les ruses classiques des sauvages de Fenimore, ils réussirent à se glisser à travers les lignes d’investissement, longeant les rangées des tentes endormies, tournant les sentinelles, les patrouilles, et de l’un à l’autre se signalant les passages dangereux par une imparfaite imitation de cris d’oiseaux.

Il en fallait du courage pour tenter l’aventure par ces nuits claires comme un plein jour ! Il est vrai de dire que les assiégeants avaient tout intérêt à laisser entrer le plus de monde possible.

Ce qu’on voulait, c’était affamer l’abbaye plutôt que l’emporter de vive force. Aussi les soldats détournaient-ils volontiers la tête en voyant ces ombres errantes au clair de la lune et des étoiles. Plus d’un officier, qui avait pris l’absinthe au cercle avec l’illustre tueur de lions, le reconnut de loin malgré son déguisement et le salua d’un appel familier :

« Bonne nuit, monsieur Tartarin ! »

Une fois dans la place, Tartarin organisa la défense.

Ce diable d’homme avait lu tous les livres sur tous les sièges et blocus. Il embrigada les Tarasconnais en milice, sous les ordres du brave commandant Bravida, et, plein des souvenirs de Sébastopol et de Plewna, il leur fit remuer de la terre, beaucoup de terre, entoura l’abbaye de talus, de fossés, de fortifications de tous genres, dont le cercle petit à petit se resserrait à ne pouvoir plus respirer, en sorte que les assiégés se trouvèrent comme emmurés derrière leurs travaux de défense, ce qui faisait l’affaire des assiégeants.



Le couvent métamorphosé en place forte fut soumis à la discipline militaire. C’est ainsi qu’il en doit être, l’état de siège déclaré. Tout se faisait par roulements de tambour et sonneries de clairon.

Dès le petit jour, au réveil, le tambour grondait, par les cours, les corridors et sous les arceaux du cloître. On sonnait du matin au soir, aux prières tara-ta, au trésorier tara-ta-ta, au Père hôtelier tara-ta-ta-ta ; des coups de clairons impérieux, secs et sonores, déchirant l’air. On claironnait pour l’Angélus, pour Matines et Complies. C’était à faire honte à l’armée assiégeante, qui menait beaucoup moins de bruit, au large de la campagne, tandis que là-haut, au sommet de la petite colline, derrière les fins créneaux de l’abbaye-forteresse, claironnades et tambourinades mêlées aux tintements des carillons faisaient un fier ramage et jetaient aux quatre vents, en promesse de victoire, un chant allègre, mi-belliqueux et mi-sacré.

Le diantre, c’est que les assiégeants, bien tranquilles dans leurs lignes, sans se donner aucune peine, se ravitaillaient facilement et tout le jour faisaient bombance. La Provence est un pays de délices, qui produit toutes sortes de bonnes choses. Vins clairs et dorés, saucisses et saucissons d’Arles, melons exquis, pastèques savoureuses, nougats de Montélimar, tout était pour les troupes du gouvernement : il n’en entrait miette ni goutte dans l’abbaye bloquée.

Aussi, d’un côté, les soldats, qui n’avaient jamais vu pareille fête, engraissaient à crever leurs tuniques, les chevaux montraient des croupes luisantes et rebondies, tandis que de l’autre, précaire ! les pauvres Tarasconnais, la rafataille surtout, levés tôt, couchés tard, surmenés, sans cesse en alerte, remuant et brouettant la terre de jour et de nuit, à la brûlure du soleil et des torches, se desséchaient et maigrissaient que c’était pitié.

De plus, les provisions des bons Pères s’épuisaient ; pâtés d’hirondelles et pains-poires tiraient à la fin.

Pourrait-on tenir encore longtemps ?

C’était la question tous les jours discutée sur les remparts et terrassements crevassés par la sécheresse.

« Et les lâches qui n’attaquent pas ! » disaient ceux de Tarascon, montrant le poing aux pantalons rouges vautrés dans l’herbe à l’ombre des pins. Mais l’idée d’attaquer eux-mêmes ne leur venait pas, tant ce brave petit peuple a le sentiment de la conservation.

Une seule fois, Excourbaniès, un violent, parla de tenter une sortie en masse, les moines devant, et de culbuter tous ces mercenaires.

Tartarin haussa ses larges épaules et ne répondit qu’un mot : « Enfant ! ».

Puis, prenant par le bras le bouillant Excourbaniès, il l’entraîna au sommet de la contrescarpe, et lui montrant d’un geste immense les cordons de troupes étagés sur la colline, les sentinelles placées à tous les sentiers :

« Oui ou non, sommes-nous les assiégés ? Est-ce nous qui devons donner l’assaut ?… »

Il y eut autour de lui un murmure approbateur :

« Évidemment… Il a raison… C’est à eux de commencer, puisqu’ils assiègent… »

Et l’on vit une fois de plus que nul ne connaissait les lois de la guerre comme Tartarin.

Il fallait pourtant prendre un parti.

Un jour, le Conseil se rassembla dans la grande salle du Chapitre, éclairée de hauts vitraux, entourée de boiseries sculptées, et le Père hôtelier lut son rapport sur les ressources de la place. Tous les Pères-Blancs écoutaient, silencieux, droits sur leurs miséricordes, demi-sièges à forme hypocrite qui permettent d’être assis en paraissant debout.



Lamentable, le rapport du Père hôtelier ! Ce qu’ils avaient dévoré depuis le commencement du siège, les Tarasconnais ! Pâtés d’hirondelles, tant de cents ; pains-poires, tant de mille ; et tant de ceci, et tant de cela ! De toutes les choses qu’il énumérait et dont on était au commencement si bien pourvu, il restait si peu, si peu, qu’autant dire il n’en restait rien.

Les Révérends se regardaient l’un l’autre, la mine longue, et convenaient entre eux qu’avec toutes ces réserves, étant donné l’attitude d’un ennemi qui ne voulait rien pousser à l’extrême, ils auraient pu tenir pendant des années sans manquer de rien, si l’on n’était venu à leur secours. Le Père hôtelier, d’une voix monotone et navrée, continuait de lire, quand une clameur l’interrompit.

La porte de la salle ouverte avec fracas, Tartarin paraît, un Tartarin ému, tragique, le sang aux joues, la barbe bouffante sur la croix blanche de son costume. Il salue de l’épée le Prieur tout droit sur sa miséricorde, puis les Pères l’un après l’autre, et, gravement :

« Monsieur le Prieur, je ne peux plus tenir mes hommes… On meurt de faim… Toutes les citernes sont vides. Le moment est venu de rendre la place, ou de nous ensevelir sous ses débris. »

Ce qu’il ne disait pas, mais qui avait bien aussi son importance, c’est que, depuis quinze jours, il était privé de son chocolat du matin, qu’il le voyait en rêve, gras, fumant, huileux, accompagné d’un verre d’eau fraîche claire comme du cristal, au lieu de l’eau saumâtre des citernes, à laquelle il était réduit maintenant.

Tout de suite le Conseil fut debout, et dans une rumeur de voix parlant toutes ensemble exprima un avis unanime :

« Rendre la place… Il faut rendre la place… » Seul, le Père Bataillet, un homme excessif, proposa de faire sauter le couvent avec ce qu’on avait de poudre, d’y mettre le feu lui-même.

Mais on refusa de l’écouter, et la nuit venue, laissant les clefs sur les portes, moines et miliciens, suivis d’Excourbaniès, de Bravida, de Tartarin avec son gros de messieurs du cercle, tous les défenseurs de Pampérigouste sortirent, sans tambours ni clairons cette fois, et descendirent silencieusement la colline en une procession fantomatique, sous la clarté de la lune et le bienveillant regard des sentinelles ennemies.

Cette mémorable défense de l’abbaye fit grand honneur à Tartarin ; mais l’occupation du couvent de leurs Pères-Blancs par les troupes jeta au cœur des Tarasconnais une sombre rancune.




  1. Panpéri
  2. Panpéri-gousto