Porte d’écume/Pierre à filleul

La bibliothèque libre.
Cahiers de l’école de Rochefort (p. 6-8).

PIERRE À FILLEUL

Il habita longtemps sa petite maison gauloise harnachée de roseaux, bien retranchée derrière l’odeur des pipes et des feuilles mortes. Une main mystérieuse avait soufflé la lumière tout autour : c’est au fond de l’homme que brûlait très tard la lampe.

Lui, je l’ai connu, comme on peut connaître ceux qui prennent notre pas dans la rue — ceux qui boitent quand nous boitons — et retrouvent au détour leur pas libre de fauve. Homme-buisson vivant avec deux trous bleus dans la tête : Pierre à filleul.

Pierre à filleul, filleul de Pierre, un Pierre dont les plus vieux savaient l’histoire par cœur. Il montait quelquefois au village chercher ses « âmes » comme il disait : la poudre et le tabac. N’ayant jamais d’argent il payait avec des lièvres. On ne savait de lui que son nom et son sourire ; il parlait peu, ne buvait pas. À cause de cela les femmes ne l’aimaient guère, à cause de ceci les hommes ne l’aimaient pas.

Un jour il disparut. C’était avant la guerre.

Le 15 mai 1940 le village de B. s’épanouissait sous les bombes. Le dépôt de munitions ne sauta pas cette fois mais le jeune Claude, une chair de sept ans, fut trouvé au bas des marches de l’église avec une belle fleur d’obus dans la bouche. Il était mort sur le coup.

Trois jours après, le troupeau de fermes accroupi sous les arbres de la Chesnaie dansait dans les flammes : le dépôt avait sauté. On enterra Morin et ses filles, le Gaston des Domaines venu là pour des noces et quelques-uns de chez Marbœuf. Le curé prit sa belle voix toute habillée de larmes, on entendit le moulin à prières derrière les lauriers. Et puis on s’apprêta à oublier.

Il y eut toujours les grillons dans les herbes.

Le 3 juin, tout au plein de la nuit, alors qu’il n’y avait plus une seule cartouche à B., alors qu’il ne restait plus d’uniformes que dans les souvenirs commença l’agonie du village. Ce fut d’abord un long râle comme celui d’une bête en amour. Et l’aube se dressa sur les pierres noircies et chaudes dans ses pauvres ailes fripées. À une lieue même du bourg les solides épaules de la ferme du Léauté avaient touché la terre.

Le lendemain et les jours à suivre, il y eût les coups de téléphone de la Préfecture, les papiers discrets des journaux, mille questions et mille reproches au centre de défense passive le plus proche. C’était une incompréhension totale de cet inutile acharnement. Déjà aussi comme une trop visible soumission.

On gravit quelques marches et c’est un long couloir avec des colonnes. On s’attend à voir une piscine au milieu comme chez l’antique. La voix roulerait sur les dalles comme un tonnerre si l’on ne parlait derrière ses mains. Les portes s’ouvrent dans l’ouate, les pas glissent avec leurs ombres. Une femme vient de traverser le silence et sa belle robe blanche — une blouse peut-être — transporte avec elle les paysages bleus de l’éther. Elle s’arrête devant un numéro : le 7 : le nouveau nom d’un homme.

C’est à Oloron-Sainte-Marie, à la Maison Pommé, un hôpital militaire dans la neige et les fleurs.

Les blessés sont encore sur la montagne avec leurs grands yeux d’enfants jamais las. Le pic d’Anie c’est aussi la santé, la chanson du retour. Anie, la fille de l’air !

Toute la vie est resserrée entre ces vingt poitrines, amie dûment conquise.

Aujourd’hui le jeune major qui fume dans sa pipe des forêts tout entières a pris son air des jours de pluie. Depuis l’aube un mort-vivant hante tout l’hôpital : un aviateur ennemi que des ailes trop lourdes ont laissé sur les rocs du Gave. État désespéré. Mais voilà que dans la chambre 7 l’homme a parlé. Et l’homme a parlé le français le plus clair. D’ailleurs qui ne reconnaîtrait au grain de son visage le hâle léger de l’air de France ? Et ceux qui étaient là ont écouté en disant : « Chloroforme ». Et tous ont ajouté : « Qui est cet homme ? » Et l’homme a répondu :

— « Bonjour les hommes, je sors d’enfer. Mon beau nom voyageur ne dirait rien à personne. Je suis celui qui passe avec le vent et qui dit : me voici.

Mon sang accordez-moi un quart d’heure pour tout dire !

— « J’ai eu un père, Messieurs. Il fêtait ses trente ans quand il prit un fusil au temps de l’autre guerre. Il aimait son enfant quand il prit un fusil. Deux mois passèrent : il déserta. Ma mère reçut une lettre de lui et ce fut tout. Bien des semaines plus tard nous sûmes la vérité : Père s’était réfugié chez son oncle au village de B. Quelques lettres anonymes avaient suffi pour le remettre entre les mains des autorités militaires. Le jour des morts on le fusilla. J’ai vu contre le mur de l’école une belle touffe de myosotis où son sang s’est caillé. L’année suivante on sortit les plus beaux lins de l’armoire. C’était pour ma mère. Je portais fièrement mes onze ans.

J’ai grandi dans la douleur et dans la haine. Peu importe comment : ma vie n’est pas un roman.

Et puis j’allai vivre là-bas, d’abord chez l’oncle Pierre qui était un peu mon parrain. Mon sang coulait avec plus de chaleur en moi.

Tout allait bien. On m’ignorait au village. Pierre mourut et je devins Pierre à filleul, un drôle d’homme tout dans ses yeux, mauvais braconnier sans doute. On n’aimait pas me trouver tout seul sur la grand’route sans trop savoir pourquoi.

J’ai vécu pendant tout ce temps-là. J’ai bien travaillé pour moi pendant tout ce temps-là. Je me suis fait une vengeance qui tenait bien dans ma main, une vengeance de poids. Je me suis donné à l’ennemi. Non, pas vendu ! Donné. Puisque mon pays n’a pas voulu la liberté de mon père, puisqu’il n’a voulu de cet homme que la vie à quoi bon lui apporter la mienne : Ma liberté.

On me chargea de relever des plans dans la région de B. Ce fut facile. L’argent aurait pu me perdre, me trahir aux yeux de mes voisins. Mais tout est allé au fond de l’étang derrière la cure. Je n’ai pas travaillé pour l’ennemi, mais pour mon plaisir, comprenez-vous, pour mon plaisir, pour ma joie. Et j’en ai eu de la joie !

Enfin la guerre !

Je passe à temps la frontière. Huit mois me suffisent pour devenir pilote. Oh ! Je l’ai travaillé mon métier !

Maintenant : attendre l’occasion.

Et tout se passe le 3 juin. Quinze jours plus tôt, j’avais bien accompli la mission de mes chefs, j’avais aussi failli à la mienne. Mais, ce soir, ayant retenu à terre mon camarade de vol, après avoir échappé au signalement des D. C. A. je suis là et je tiens B. sous mes griffes. Enfin !

Tout le sang de mon père qui retombe sur leurs têtes. Chères bombes !

Désormais, je suis l’homme qui n’appartient à personne. Quitte envers mon pays, quitte envers ma haine : ma vie peut commencer. Je gagnais Barcelone quand vous m’avez trouvé. Mais il est un peu tard : mon sang touche à sa fin. »

Lentement la tête est retombée sur l’oreiller. Une longue mèche de cheveux dévore la moitié du visage. Et l’homme porte une main à sa gorge pour étancher sa soif. Et il fait miroiter ses doigts devant ses yeux, comme un ruisseau, pour étancher sa soif. Ses yeux chavirent, son cœur aussi chavire. L’autre main tient les draps : s’il allait s’échapper.

Quelque part on entend la cloche d’un village, la voiture d’un laitier qui redescend la rue, le bruit familier des mansardes.

Pierre à filleul ramène le coin de sa lèvre au bord de son oreille pour un hideux sourire.

Il est déjà loin dans la mort.

Été 41.