Portraits contemporains/Tome 1/Victor Hugo/Les Chants du Crépuscule, 1835

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Michel Lévy frères, éditeurs (Tome premierp. 446-469).

VICTOR HUGO.

1835.
(Les Chants du Crépuscule.)

C’est toujours un bonheur quand les hommes qui ont le don de la Muse reviennent à la poésie pure, aux vers. Cette forme d’expression pour l’imagination et pour le sentiment, lorsqu’on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d’une supériorité absolue, à l’autre forme, à la prose ; elle est si capable d’immortaliser avec simplicité ce qu’elle enferme, de fixer en quelque sorte l’élancement de l’âme dans une attitude éternelle, qu’à chaque retour d’un grand et vrai talent poétique vers cet idiome natal il y a lieu à une attente empressée de toutes les âmes musicales et harmonieuses, à un joyeux éveil de la critique qui sent l’art, et peut-être, disons-le aussi, au petit dépit mal caché des gens d’esprit qui ne sont que cela.

M. Hugo, au milieu des diversions laborieuses et brillantes qu’il s’est données, dans les intervalles de ses romans qu’il ne multiplie pas assez au gré du public, et de ses drames que, selon nous, il ménage trop peu, n’a jamais perdu l’habitude du rhythme lyrique auquel il dut ses premiers triomphes. Il est attentif à ne pas laisser passer vainement ces plaintes, ces allégresses, ces terreurs, qui sortent tour à tour d’une âme profonde, ces échos fréquents par lesquels elle répond aux grands événements du dehors. Il recueille au fur et à mesure dans une corbeille préparée les fruits intérieurs des saisons diverses, les récoltes des années successives ; il ne les laisse pas mourir sur pied, ni se dessécher à la branche. Après les Orientales, œuvre de maturité radieuse et de soleil, nées, pour ainsi dire, dans l’août de sa jeunesse, sont venues les Feuilles d’Automne, comme une production plus lente, mûrie plus à l’ombre et plus savoureuse aussi : les Chants du Crépuscule offrent maintenant une autre nuance. C’est, comme l’indique le titre, une heure déjà assombrie, le déclin des espérances, le doute qui gagne, l’ombre allongée qui descend sur le chemin, et avec cela, à travers les aspects funèbres, des douceurs particulières comme il en est à cette heure charmante ; la nuit qui s’avance, mais la nuit que la tristesse aime comme une sœur. À ces impressions, personnelles et intimes, le poëte a marié, par une analogie symbolique, l’état du siècle lui-même qui nage dans une espèce de crépuscule aussi, crépuscule qui n’est peut-être pas celui du soir comme pour l’individu, car l’humanité a plus d’une jeunesse. On voit d’abord combien le nouveau cadre peut devenir heureux, naturel, et conforme à la pente des ans et des choses. Pourtant un inconvénient est à craindre dans ces productions lyriques trop fréquentes, surtout quand on tient à les rattacher, ainsi que fait l’auteur, à des cadres distincts et composés : c’est qu’au lieu de réfléchir fidèlement dans les vers les nuances vraies qui se succèdent dans l’âme, on ne crée, on ne force un peu, on n’achève exprès des nuances qui ne sont qu’ébauchées encore ; c’est que, pour compléter sa corbeille de fruits, on n’en ajoute, aux naturels et aux plus beaux, d’autres plus énormes d’apparence, mais artificiels et nés à la hâte dans la serre échauffée de l’imagination. Je sais bien qu’après tout la manière dont les fruits naissent en poésie ne fait rien à l’affaire ; l’essentiel est ce qu’ils sont et ce qu’ils paraissent au goût : mais le mal serait que le goût y découvrît quelque chose du procédé factice, artificiel, qu’un redoublement d’art eût peut-être recouvert, fondu, dissimulé. M. Hugo a-t-il entièrement évité l’inconvénient que nous signalons ? N’y a-t-il pas dans la composition des Chants du Crépuscule quelques ombres grossies à dessein, quelques lueurs plus sensibles à l’œil que l’âme du poète ne semble naturellement accoutumée à les voir ? J’avoue qu’en relisant dans ce volume plusieurs des pièces politiques déjà imprimées, et en lisant pour la première fois certaines pièces politiques et sociales plus nouvelles, j’ai été singulièrement frappé, après le premier éblouissement, de tout ce qu’il y avait chez le poëte de propos délibéré, de thème voulu, de besoin d’assortir le siècle à sa donnée poétique particulière, ou, si l’on veut, d’assortir sa propre poésie à une tournure d’idées de plus en plus ordinaire au siècle. Beaucoup de poètes lyriques, dans le genre de l’ode, n’ont pas fait autrement, je le sais. L’ode, à proprement parler, depuis Pindare et à commencer par lui, n’a guère été jamais qu’un thème de circonstance, accepté plutôt que choisi, et plus ou moins richement exécuté. M. Ampère, dans une de ses ingénieuses et judicieuses leçons du Collége de France, remarquait qu’en France, chez les quatre principaux lyriques des trois derniers siècles, chez Ronsard, Malherbe, Jean-Baptiste Rousseau et Le Brun, il y avait une faculté de chant, ou du moins une faculté de sonner avec éclat de la trompette pindarique, indépendamment même d’une certaine nature de sensibilité, d’une certaine conviction habituelle et antérieure de l’âme. Un des Valois se marie, Richelieu foudroie La Rochelle, le prince Eugène gagne une bataille, le vaisseau le Vengeur s’abîme avec gloire, et voilà tous nos poëtes qui ont chanté. Il y a quelque chose d’évidemment extérieur dans cette faculté grandiose de l’ode. C’est bien exactement une trompette qu’on prend ou qu’on laisse. M. Hugo, dans une très-belle pièce, et même la plus belle du volume, compare l’âme du poëte à une cloche en son beffroi ; la cloche retentissante, et qui sonne pour chaque fête ou pour chaque deuil, a de la ressemblance encore avec cette faculté de l’ode ; tanquam æs tinniens ; je ne sais quoi de puissant et de magnifique, de creux et de sonore. Dans ses premières odes politiques, M. Hugo, plus qu’aucun des lyriques précédents, avait fait preuve d’une conviction naïve fondue au talent, d’une inspiration spontanée et sincère. Puis, ces premières croyances monarchiques et chevaleresques s’étant dissipées, M. Hugo a continué sa série d’odes ou pièces politiques et sociales, avec une pensée plus mûre, vraiment progressive, honnête et indépendante, aidée d’une incomparable imagination. Mais, dans toutes ces pièces récentes, louables de pensée, grandioses de forme, sur le bal de l’Hôtel de Ville, sur le gala du budget ; dans ces prières à Dieu sur les révolutions qui recommencent ; dans ces conseils à la royauté d’être aumônière comme au temps de saint Louis ; dans ce mélange, souvent entre-choqué, de réminiscences monarchiques, de phraséologie chrétienne et de vœux saint-simoniens, il n’est pas malaisé de découvrir, à travers l’éclatant vernis qui les colore, quelque chose d’artificiel, de voulu, d’acquis : toute cette portion des Chants du Crépuscule me fait l’effet d’une tenture magnifique dressée tout exprès pour une scène. Depuis que M. Hugo s’occupe de théâtre, on dirait que chez lui, même dans le lyrique, le théâtral a gagné.

C’est en ce qui tient davantage à la méditation, à l’élégie, que M. Hugo nous semble avoir, dans les Chants du Crépuscule, produit quelques-unes de ces choses de l’âme et de l’imagination qui sont venues plutôt que voulues. De ce nombre, la belle pièce xiii sur les suicides multipliés, plusieurs pièces d’amour qui sont de véritables élégies, xxi, xxiv, xxv, xxvii, surtout la vingt-neuvième, qui commence par ces vers :

Puisque nos heures sont remplies
De trouble et de calamités ;

Puisque les choses que tu lies
Se détachent de tous côtés…

Cette dernière est, selon nous, d’une beauté de mélancolie, d’une profondeur rêveuse et d’une tendresse de cœur à laquelle n’avait pas atteint jusqu’ici le poëte. Pas un mot n’y choque, pas un son n’est en désaccord avec la note fondamentale. Tout y est funèbre sans désespoir, tout y est religieux sans faux emblème. D’ordinaire, le dessin de l’auteur, dans ses moindres pièces, est précis ; il dira, par exemple, à sa maîtresse au bord de la mer : « Vois-tu ceci » (grande description du golfe, du rivage), « c’est la terre ! Vois-tu ceci » (grande description des nuages, du couchant), « c’est le ciel ! Eh bien, ni le ciel ni la terre ensemble ne valent l’amour » (grande description de l’amour). Mais ici rien de tel, aucun canevas de cette sorte, aucune amplification. Le souffle harmonieux y sort comme une plainte vague, abondante ; la plainte monte à chaque stance comme une marée sans étoile sur quelque grève de Bretagne :

Quand la nuit n’est pas étoilée,
Viens te bercer aux flots des mers ;
Comme la mort elle est voilée,
Comme la vie ils sont amers.

L’impression que cause cette pièce me semble tout à fait musicale ; plus on la relit, plus on s’en pénètre. À la dixième fois, on la sent mieux encore, et les larmes involontaires qu’elle fait naître recommencent de couler.

La plus belle pièce du recueil, après celle-là, est incontestablement la Cloche, adressée à M. Louis Boulanger. Réalité et grandeur des images, vérité et sincérité d’inspiration, elle offre tous ces caractères, mais avec quelques taches de détail. Le poëte est en voyage : un soir, plus triste que de coutume, plus en proie aux pensées du doute et du mal, il monte au haut d’un de ces beffrois lugubres qu’il aime ; il y voit l’énorme cloche immobile, sommeillante, ou plutôt vibrante encore d’une vibration obscure, murmurante de je ne sais quelle confuse rumeur :

Car même en sommeillant, sans souffle et sans clartés,
Toujours le volcan fume et la cloche soupire ;
Toujours de cet airain la prière transpire,
Et l’on n’endort pas plus la cloche aux sons pieux
Que l’eau sur l’Océan ou le vent dans les cieux !

En regardant de près cette cloche auguste et sévère, le poëte y voit, sur l’airain, mainte injure empreinte. Chaque passant, avec son clou rouillé, y a écrit un nom profane, un mot quelquefois impie, impur. La couronne qu’elle porte a été déchirée du couteau ; la rouille, autre ironie, s’y mêle et la souille. Et le poëte, en cet instant, assailli de pensées, se met à comparer cette cloche, ainsi défigurée, mais puissante encore et entière de timbre, à son âme, à l’âme du poëte, qui d’abord sans tache, et sortie du baptême natal aussi vierge que la cloche de Schiller, a été bientôt souillée, hélas ! rayée à son tour par d’injurieux passants, par les passions insultantes et railleuses :

Mais qu’importe à la cloche, et qu’importe à mon âme ?
Qu’à son heure, à son jour, l’Esprit saint les réclame,
Les touche l’une et l’autre, et leur dise : Chantez !
Soudain par toute voie et de tous les côtés
De leur sein ébranlé rempli d’ombres obscures,
À travers leur surface, à travers leurs souillures,
Et la cendre et la rouille, amas injurieux,
Quelque chose de grand s’épandra dans les cieux.

Et c’est alors que les foules au loin écoutent et s’inclinent, que le sage pieux redouble de croyance, que la vierge et le jeune homme enthousiastes adorent dès ici-bas la réalisation de leurs rêves infinis. Oh ! non, tout cela n’est pas menteur ; c’est la voix de Dieu même qui parle par ces instruments magnifiques, où, pendant le saint moment, a disparu toute souillure. — Nous renvoyons bien vite le lecteur, excité par notre analyse, à ce grand morceau de poésie ; nous n’y voudrions retrancher ou corriger que deux endroits. Dans la peinture des passions qui s’essayent tour à tour à ternir notre âme, le poëte les montre

Qui viennent bien souvent trouver l’homme au saint lieu,
Et qui le font tinter pour d’autres que pour Dieu.

Il est fâcheux que, par son besoin immodéré de suivre l’analogie de l’image matérielle jusque dans ses moindres circonstances, M. Hugo fasse ainsi tinter l’homme. Il sied aux comparaisons et similitudes dans la poésie, à part les grands traits généraux, d’être libres chemin faisant et diverses. Les Anciens dans leurs comparaisons excellaient à cette généreuse liberté des détails ; et si les modernes, par suite de l’esprit croissant d’analyse, ont dû se ranger à plus de précision, il ne faudrait jamais que cela devînt d’une rigueur mécanique appliquée aux choses de la pensée. L’autre endroit que je voudrais corriger est celui où l’auteur montre la cloche et l’âme chantant et sonnant à la voix du Seigneur, quelles que soient les souillures contractées ; le passage finit par ce vers :

Chante, l’amour au cœur et le blasphème au front.
J’aimerais mieux :
Chante, l’amour au cœur et la couronne au front ;
car, du moment que le chant part et s’élance, plus de blasphème ! on l’oublie, il disparaît. Pourquoi donc le désigner, en finissant, comme la chose qui subsiste au front et qui a l’air de défier Dieu ?

Mais, à part ces taches légères et faciles à enlever, cette pièce en son ensemble est tout un poëme qui unit (alliance si rare dans un certain mode lyrique !) le solennel et le vrai, le magnifique et le senti. Elle donne la meilleure et la plus profonde réponse à cette question souvent débattue : si les grands poètes qui nous émeuvent et rendent de tels sons au monde ont en partage ce qu’ils expriment ; si les grands talents ont quelque chose d’indépendant de la conviction et de la pratique morale ; si les œuvres ressemblent nécessairement à l’homme ; si Bernardin de Saint-Pierre était effectivement tendre et évangélique ; quelle était la moralité de Byron et de tant d’autres, etc., etc. ? Oui, à l’origine, au moment voisin de la fusion du métal, au sortir du baptême de la cloche, l’homme et l’œuvre se ressemblent, la pureté du son répond à celle de l’instrument. Puis la vanité vient et raye, égratigne avec son poinçon aigu la surface jusque-là vierge ; puis l’impiété, l’impureté aux grossières images. Et cependant, quand l’instrument a été de bonne fonte, le timbre n’en est pas altéré ; dès qu’il vibre, il rend le même son pieux, plein, enivrant, qui étonne et scandalise presque celui qui l’a pu observer de près à l’état immobile. André Chénier, qui, je le crois bien, songeait en ce moment au poëte Le Brun, son ami, dont il ne pouvait concilier le talent et le caractère, s’écriait :

Ah ! j’atteste les cieux que j’ai voulu le croire,
J’ai voulu démentir et mes yeux et l’histoire :
Mais non ; il n’est pas vrai que des cœurs excellents
Soient les seuls en effet où germent les talents.
Un mortel peut toucher une lyre sublime
Et n’avoir, qu’un cœur faible, étroit, pusillanime,
Inhabile aux vertus qu’il sait si bien chanter,
Ne les imiter point et les faire imiter.

Ce qu’André Chénier avait exprimé sous une forme morale et philosophique, M. Hugo l’a revêtu d’une exacte et merveilleuse image. Il a figuré, dans un moule qui ne s’oubliera plus, ce don divin du talent, avec tout ce qu’il y entre à la fois de grandeur, de tristesse et de misère.

Non loin de cette haute et sombre poésie, on rencontre une toute petite pièce de huit vers sur Anacréon, que je ne puis laisser passer sans remarque. La voici :

Anacréon, poëte aux ondes érotiques,

Qui filtres du sommet des sagesses antiques,
Et qu’on trouve à mi-côte alors qu’on y gravit.
Clair, à l’ombre, épandu sur l’herbe qui revit,
Tu me plais, doux poëte au flot calme et limpide !
Quand le sentier, qui monte aux cimes, est rapide.
Bien souvent, fatigués du soleil, nous aimons
Boire au petit ruisseau tamisé par les monts.

Rien de plus joliment tourné que ces huit vers, rien de plus inintelligent d’Anacréon, malgré l’apparente louange. Si ce n’était qu’une épigramme par boutade, nous n’y insisterions pas ; mais bien des défauts et des caractères marquants de M. Hugo ont leur origine dans le sentiment qui a dicté ces huit vers. Il semble que M. Hugo qui, dans le présent volume, a rimé de charmants messages de la Rose au Papillon, devrait mieux juger le maître antique. Non, Anacréon n’est pas un petit ruisseau tamisé par les monts ; c’est bien un ruisseau sacré, nunc ad aquæ lene caput sacræ ! Anacréon n’est pas à mi-côte ; il a, à lui seul, toute sa colline[1]. Mais c’est qu’il y a un genre de beautés que M. Hugo apprécie peu et qu’il heurte volontiers dans sa manière ; il se soucie médiocrement, j’imagine, de l’aimable simplicité des Grecs, de ce qu’eux-mêmes appelaient aphéleia, mot que le poëte Gray a traduit quelque part heureusement par tenuem illum Græcorum spiritum[2], qualité délicate et transparente qui décore chez eux depuis l’ode à la Cigale d’Anacréon jusqu’aux chastes douleurs de leur Antigone. M. Hugo, loin d’avoir en rien l’organisation grecque, est plutôt comme un Franc énergique et subtil, devenu vite habile et passé maître aux richesses latines de la décadence, un Goth revenu d’Espagne, qui s’est fait Romain, très-raffiné même en grammaire, savant au style du Bas-Empire et à toute l’ornementation byzantine[3].

Dans quelques vers écrits sur la première page d’un Pétrarque, M. Hugo a bien mieux apprécié l’auteur des sonnets et sa forme élégamment ciselée ; mais, par suite du défaut signalé tout à l’heure, il s’est glissé, dans les vingt-deux vers consacrés à la louange du mélodieux amant de Laure, deux mots criards qui rompent toute l’harmonie du ton :

Je prends ton livre saint qu’un feu céleste embrase.
Où si souvent murmure à côté de l’extase
La Résignation au sourire fatal.

Ce mot fatal est une note fausse ; c’est tout le contraire de fatal qu’il faudrait dire. Cette Résignation au sourire fatal n’est pas de la religion espérante et clémente de Pétrarque ; elle appartiendrait plutôt à la religion dure de Frollo. À quelques lignes plus bas, on voit les nobles et pudiques élégies de Pétrarque opposées aux bruits du monde et aux sombres orgies, comme si, dans des vers sur Pétrarque, le mot d’orgie pouvait trouver place. Ces deux mots malencontreux sont deux taches à la bordure d’une robe blanche et gracieuse. Un poëte, qui aurait senti tout à l’heure Anacréon dans la pureté grecque, n’aurait pas ici commis pareille faute.

Presque toutes les fautes de détail, qu’on peut reprocher à M. Hugo, viennent du même principe violent qui méconnaît le prix d’une convenance heureuse et d’une harmonie ménagée. Nous avons noté à regret les images suivantes : Napoléon qui va glanant tous les canons, une charte de plâtre qu’on oppose à des abus de granit, des écueils aux hanches énormes, Rome qui n’est plus que l’écaille de Rome, etc. Le poëte, par manque de ce tact que j’appellerai grec ou attique, et qui n’est pas moins français, ne recule jamais devant le choquant de l’expression, quand il doit en résulter quelque similitude matérielle plus rigoureuse qu’il pousse à outrance. Dans la pièce xxxiii, sur une vue d’église le soir, il montre l’orgue silencieux :

La main n’était plus là qui, vivante et jetant
Le bruit par tous les pores,
Tout à l’heure pressait le clavier palpitant
Plein de notes sonores,

Et les faisait jaillir sous son doigt souverain
Qui se crispe et s’allonge,
Et ruisseler le long des grands tubes d’airain
Comme l’eau d’une éponge.

Qu’on me démontre, tant qu’on le voudra, l’exactitude de la comparaison, et l’harmonie coulant le long des tuyaux, comme ferait l’eau d’une éponge dans un lavage général de l’orgue, l’impression que j’en éprouve est déplaisante, désobligeante ; et, loin de l’augmenter, elle amoindrit tout l’effet des beaux vers précédents, effet déjà compromis par ce doigt qui se crispe et s’allonge. Ailleurs, dans la petite pièce xiv, Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe ! on lit :

Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu.
Qui de nous n’a pas vu de ces femmes brisées
S’y cramponner longtemps de leurs mains épuisées.
Comme au bout d’une branche on voit étinceler
Une goutte de pluie où le ciel vient briller, etc.

En lisant cela, l’esprit n’a pas eu le temps de se détacher de ce mot si rude, cramponner, qu’il lui faut déjà passer à ce qu’il y a de plus fluide et mobile, à la goutte d’eau qui tremble au bout de la branche. Cette critique de détail, quoique depuis longtemps on ait perdu l’habitude d’en faire, nous a paru indispensable en présence d’une production aussi importante de la maturité d’un poëte de génie. Ces sortes de fautes, qu’on peut passer à une rude et vigoureuse jeunesse, auraient dû disparaître avec les crudités inhérentes à cet âge. Il nous semble, si le souvenir ne nous abuse pas, que les Feuilles d’Automne en contenaient moins et annonçaient un travail d’élaboration que les Chants du Crépuscule ne réalisent qu’en partie ; ou peut-être ces fautes ne nous choquent-elles ici davantage que par le caractère plus élégiaque des morceaux qui les entourent et les font ressortir, et aussi par la susceptibilité d’un goût malheureusement plus difficile et plus rebuté avec l’âge. Nous n’en sommes pas moins sensible, qu’on veuille nous croire, à tout ce qui s’y trouve à profusion d’images riches, de traits inattendus et heureusement pittoresques, d’observations naturelles et domestiques de promeneur et de père, soit que le poëte nous indique du doigt dans la plaine le sentier qui se noue au village, la vallée toute fumante de vapeurs au soleil comme un beau vase où brûlent des parfums, soit qu’il se montre lui-même éveillé avec ses soins et ses doutes rongeurs, dès avant l’aube,

Même avant les oiseaux, même avant les enfants !

Charmante observation prise à la vie de famille ! car les enfants, comme on sait et comme l’a dit un autre poëte, ont

Un gai sommeil qui sent l’aurore
Et qui s’enfuit dans un rayon.

Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère, sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d’une dernière, intitulée Date Lilia, qui a pour but, en quelque sorte, de couronner le volume et de le protéger. Littérairement, ces pièces finales, prises en elles-mêmes, sont belles, harmonieuses, pleines de détails qui peuvent sembler touchants. En admirant dans le voile l’éclat du tissu, il nous a paru toutefois qu’il y a eu parti-pris de le broder de cette façon pour l’étendre ensuite sur le tout. Cette mythologie d’anges qui a succédé à celle des nymphes, les fleurs de la terre et les parfums des cieux, un excès même de charité aumônière et de petits orphelins évoqués, tout cela nous a paru, dans ces pièces, plus prodigué qu’un juste sentiment de poésie domestique n’eût songé à le faire. On dirait qu’en finissant l’auteur a voulu jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l’auteur ait cru ce soin nécessaire. L’unité de son volume en souffre ; son titre de Chants du Crépuscule n’allait pas jusqu’à réclamer cette dualité. Le même manque de tact littéraire (au milieu de tant d’éclat et de puissance !) qui plus haut, nous l’avons vu, lui a fait comparer l’harmonie de l’orgue à l’eau d’une éponge, et parler du sourire fatal de la résignation à propos de Pétrarque, lui a inspiré d’introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se heurtent, deux encens qui se repoussent. Il n’a pas vu que l’impression de tous serait qu’un objet respecté eût été mieux honoré et loué par une omission entière.

Au résumé, et malgré nos critiques, qui se réduisent presque toutes à une seule, à un certain manque d’harmonie parfaite et de délicate convenance, les Chants du Crépuscule non-seulement soutiennent à l’examen le renom lyrique de M. Hugo, mais doivent même l’accroître en quelque partie. Mainte pièce du recueil décèle chez lui des sources de tendresse élégiaque plus abondantes et plus vives qu’il n’en avait découvert jusqu’ici, quoique, même en cela, le grave et le sombre dominent. On suit avec un intérêt respectueux, sinon affectueux, ce front sévère, opiniâtre, assiégé de doutes, d’ambitions, de pensées nocturnes qui le battent de leurs ailes. On contemple cet homme au flanc blessé, comme il s’appelle quelque part, saignant, mais debout dans son armure, et toujours puissant dans sa marche et dans sa parole. On le voit, rôdeur à l’œil dévorant, au sourcil visionnaire, comme Wordsworth a dit de Dante[4], tour à tour le long des grèves de l’Océan, dans les nefs désertes des églises au tomber du jour, ou gravissant les degrés des lugubres beffrois. Ce beffroi altier, écrasant, où il a placé la cloche à laquelle il se compare, représente lui-même à merveille l’aspect principal et central de son œuvre : de toutes parts le vaste horizon, un riche paysage, des chaumières riantes, et aussi, plus l’on approche, d’informes masures et des toits bizarres entassés.

Novembre 1835.




En les relisant aujourd’hui, j’avouerai que ces articles sur Victor Hugo ne me satisfont que très-imparfaitement. Ce sont pourtant (si l’on y ajoute deux anciens et tout premiers articles sur les Odes et Ballades insérés dans le Globe à la date des 2 et 9 janvier 1827), ce sont les seuls morceaux critiques que j’aie écrits expressément à l’occasion de ses œuvres. Je n’ai traité ni de son théâtre, ni de ses derniers romans, ni d’aucun de ses recueils poétiques postérieurs à 1835, ou s’il m’est arrivé d’écrire pour moi quelque chose, je l’ai supprimé. Aujourd’hui que cette vaste et gigantesque carrière s’est tout entière déroulée sans parvenir encore à s’accomplir, je suis le premier à reconnaître qu’avec Victor Hugo, si admirateur que j’aie été et que je sois toujours de toute une partie de sa prodigieuse production, je n’ai jamais réussi ou consenti à prendre son talent pour ce qu’il était, à l’accepter et à l’embrasser dans toute la vigueur et la portée de son développement, tel qu’il était donné par sa nature première et qu’il devait successivement se manifester et jaillir au choc des circonstances. Toujours, en le louant ou en le critiquant, je l’ai désiré un peu autre qu’il n’était ou qu’il ne pouvait être, toujours je l’ai plus ou moins tiré à moi, selon mes goûts et mes préférences individuelles ; toujours j’ai opposé à la réalité puissante, en face de laquelle je me trouvais, un idéal adouci ou embelli que j’en détachais à mon choix. Ce procédé, qui n’est point celui du critique impartial et tout à fait naturaliste, tenait à la fois, sans doute, à l’affection tendre que j’avais mise dès l’abord au succès et au triomphe de ce talent, et aussi à ma tournure d’esprit personnelle. La Bruyère parle quelque part des grands et sublimes artistes qui sortent de l’art pour l’étendre et l’ennoblir ou le rehausser, qui marchent seuls et sans compagnie, et qui tirent de leur irrégularité même des avantages supérieurs ; et il ajoute : « Les esprits justes, doux, modérés, non seulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent point, et voudraient encore moins les imiter. Ils demeurent tranquilles dans l’étendue de leur sphère, vont jusques à un certain point qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumières ; ils ne vont pas plus loin, parce qu’ils ne voient rien au delà. Ils ne peuvent au plus qu’être les premiers d’une seconde classe, et exceller dans le médiocre. »

Je ne sais si je suis précisément de ces esprits doux définis par le savant moraliste, mais sans me faire plus sévère envers moi-même que je ne le dois, je ne serais pas éloigné d’avouer et de confesser quelque chose de cette médiocrité de nature qu’il leur attribue, si ce n’est que je ne suis jamais demeuré tranquille dans ma sphère, que je me suis continuellement inquiété des grandes choses et des productions singulières que je voyais surgir autour de moi et qui me dépassaient de beaucoup, et qu’à leur occasion je me suis bien souvent posé cette question épineuse : Pourquoi suis-je si sensible à l’admiration pour certaines parties, et tout à côté à la répulsion pour certaines autres ? Pourquoi, par exemple, avec le grand poëte dont il s’agit et en le relisant, suis-je presque toujours dans la situation d’un homme qui se promènerait dans un jardin oriental magnifique où le conduirait un enchanteur ou un Génie, mais où un méchant petit nain difforme lui donnerait à chaque pas de sa baguette à travers les jambes, le Génie ne faisant pas semblant de s’en apercevoir ? Pourquoi suis-je ainsi à la fois charmé et heurté, rompu et ravi ?… Ce qui est certain, c’est que quand je considère aujourd’hui tout l’ensemble de l’œuvre étonnante de Victor Hugo, dans laquelle il a mis de plus en plus hardiment et fait sortir tout ce qu’il avait en lui de force, de qualités et de défauts, en les poussant jusqu’au bout et à outrance, je sens combien je suis demeuré timide à son égard et insuffisant comme critique : j’en suis resté avec lui très en arrière, à l’autre versant de la montagne, sans doubler le sommet et sans redescendre les dernières pentes si déchirées et si rapides. Aujourd’hui même le moment ne me semble pas encore venu pour chercher et pour donner la clef de cette organisation d’artiste et de poëte qui est assurément la plus extraordinaire et la plus inattendue qu’ait vue paraître la littérature française[5]. Que si ma pensée se reporte, non plus sur le poëte, mais sur l’homme auquel tant de liens de ma jeunesse m’avaient si étroitement uni et en qui j’avais mis mon orgueil, ressongeant à celui qui était à notre tête dans nos premières et brillantes campagnes romantiques et pour qui je conserve les sentiments de respect d’un lieutenant vieilli pour son ancien général, je me prends aussi à rêver, à chercher l’unité de sa vie et de son caractère à travers les brisures apparentes ; je m’interroge à son sujet dans les circonstances intimes et décisives dont il me fut donné d’être témoin ; je remue tout le passé, je fouille dans de vieilles lettres qui ravivent mes plus émouvants, mes plus poignants souvenirs, et tout à coup je rencontre une page jaunie qui me paraît aujourd’hui d’un à-propos, d’une signification presque prophétique ; je n’en avais été que peu frappé dans le moment même. Hugo en 1830 était surtout un homme littéraire ; il se ralliait à la révolution de Juillet par un principe général de libéralisme plutôt que par un enthousiasme personnel. Dans les premières années qui suivirent, il semblait que, sauf un peu plus de vivacité dans ce qui concernait les droits du poëte au théâtre, il fût resté dans cette même mesure. Et pourtant, lorsque après les événements de juin 1832, à la suite de l’insurrection, Paris fut mis en état de siège, quand on put craindre à un moment une réaction sanglante et qu’il fut question d’insérer dans le National une protestation revêtue de signatures, Victor Hugo, que j’avais prévenu de la part de Carrel, me répondit par cette lettre, à laquelle je ne change pas un seul mot :


« Je ne suis pas moins indigné que vous, mon cher ami, de ces misérables escamoteurs politiques qui font disparaître l’article 14 et qui se réservent la mise en état de siège dans le double fond de leur gobelet !

« J’espère qu’ils n’oseront pas jeter aux murs de Grenelle ces jeunes cervelles trop chaudes, mais si généreuses. Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution politique, et que quatre hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le cinquième.

« Oui, c’est un triste, mais un beau sujet de poésie que toutes ces folies trempées de sang ! Nous aurons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs.

« Mais il ne faut pas souffrir que des goujats barbouillent de rouge notre drapeau. Il ne faut pas, par exemple, qu’un F. S., dévoué il y a un an à la quasi-censure dramatique de M. d’Argout, clabaude à présent en plein café qu’il va fondre des balles. Il ne faut pas qu’un F… annonce en plein cabaret, pour la fin du mois, quatre belles guillotines permanentes dans les quatre principales places de Paris. Ces gens-là font reculer l’idée politique, qui avancerait sans eux. Ils effrayent l’honnête boutiquier qui devient féroce du contre-coup. Ils font de la république un épouvantail. 93 est un triste asticot. Parlons un peu moins de Robespierre et un peu plus de Washington.

« Adieu. Nous nous rencontrerons bientôt, j’espère. Je travaille beaucoup en ce moment. Je vous approuve de tout ce que vous avez fait, en regrettant que la protestation n’ait pas paru. En tout cas, mon ami, maintenez ma signature près de la vôtre.

« 12 juin 1832. »


Tout l’avenir d’un homme marquant est contenu à l’avance dans chaque moment de sa vie : il ne s’agirait que de le dégager. Une foule de pensées et de sentiments roulent en lui et se combattent ou se confondent : comment démêler le principe qui dominera ? Il faudrait être prophète ; car ce sont les événements aussi qui contribueront à mettre en saillie et à développer cette dominante. Et cependant après coup, si l’on y revient, si l’on repasse sur ce fond moral antérieur, pour peu qu’on ait des éléments suffisants, on distingue la veine qui devait prévaloir. Ainsi nous avons fait pour Lamartine dans ce discours de réception à l’Académie en 1830 ; ainsi nous faisons pour Victor Hugo en retrouvant par hasard et en détachant cette lettre intime de 1832 qui tranche par le ton sur toutes les autres. Le Victor Hugo de Jersey et de Guernesey y était en germe et levait déjà le front : déjà le tribun perçait sous le songeur.

Et maintenant, si de ces hauteurs nous descendons à de menus détails littéraires, à ces petites choses auxquelles pour ma part j’attache de l’importance, j’ai besoin de rectifier sur quelques points le passage, très-bienveillant d’ailleurs et tout favorable, qui m’est accordé dans le livre de biographie domestique intitulé : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie ; on y lit (t. II, p. 154) :


« Il y avait alors un journal auquel le nom de ses rédacteurs, MM. Guizot, Dubois, Jouffroy, Cousin[6], etc., donnait une certaine importance, surtout dans les salons : le Globe, universitaire et gourmé, avait pour les novateurs une sorte de bienveillance protectrice. Il s’interposait entre les combattants, enseignant le progrès à droite et la modération à gauche. M. Dubois fit un article plus chaleureux que l’auteur ne l’avait attendu et presque enthousiaste de l’ode intitulée les Deux Îles.

« M. Victor Hugo ne fermait jamais sa porte, même pendant ses repas. Un matin, il déjeunait, quand la domestique annonça M. Sainte-Beuve. Elle introduisit un jeune homme qui se présenta comme voisin et comme rédacteur d’un journal ami : il demeurait rue Notre-Dame des Champs, et il écrivait dans le Globe. Le Globe ne s’en tiendrait pas, dit-il, à un seul article sur Cromwell ; c’était lui-même qui ferait les autres. Il avait demandé à s’en charger, redoutant un retour de M. Dubois, qui n’était pas tous les jours d’une humeur si admirative et qui redeviendrait bien vite professeur. L’entrevue fut fort agréable, et l’on se promit de se revoir, ce qui était d’autant plus facile que M. Victor Hugo allait se rapprocher encore de son critique et loger lui-même rue Notre-Dame des Champs. »


Dans ces récits faits en courant et à si longue distance, la mémoire, si on ne la contrôle de près, a bien de la peine à ne pas être involontairement infidèle. C’est ce qui est arrivé dans ce cas au bienveillant narrateur. Ainsi ce ne fut point à l’occasion du Cromwell que j’allai pour la première fois chez Victor Hugo (en janvier 1827) ; le Cromwell n’avait point encore paru, et l’auteur devait seulement en faire prochainement lecture, ou en partie, dans le salon de son beau-père. Je n’y allais pas non plus pour m’offrir d’en parler, ni pour faire des avances : j’étais trop critique, même dans ma jeunesse, pour aller d’emblée me jeter à la tête des auteurs dont je pouvais avoir à parler. Mais voici ce qui se passa : j’avais été chargé par M. Dubois de rendre compte dans le Globe du recueil des Odes et Ballades ; je l’avais fait avec des réserves, mais dans un assez vif sentiment de sympathie et de haute estime. Victor Hugo étant allé voir M. Dubois lui demanda mon nom et mon adresse pour me remercier. Or, précisément, je demeurais porte à porte, et sans le savoir, près de Victor Hugo, non pas encore rue Noire-Dame-des-Champs, mais bien rue de Vaugirard. Hugo y occupait un modeste appartement au second, no 90, et moi j’y habitais avec ma mère au no 94. Hugo étant venu chez moi sans me rencontrer et m’ayant laissé sa carte, j’allai lui rendre sa visite le lendemain vers midi, et je le trouvai à déjeuner. La conversation, dès les premiers mots, roula en plein sur la poésie ; Mme Hugo me demanda à brûle-pourpoint de qui donc était l’article un peu sévère qui avait paru dans le Globe sur le Cinq-Mars de De Vigny : je confessai qu’il était de moi. Hugo, au milieu de ses remercîments et de ses éloges pour la façon dont j’avais apprécié son recueil, en prit occasion de m’exposer ses vues et son procédé d’art poétique, quelques-uns de ses secrets de rhythme et de couleur. Je faisais dès ce temps-là des vers, mais pour moi seul et sans m’en vanter : je saisis vite les choses neuves que j’entendais pour la première fois et qui, à l’instant, m’ouvrirent un jour sur le style et sur la facture du vers ; comme je m’occupais déjà de nos vieux poëtes du xvie siècle, j’étais tout préparé à faire des applications et à trouver moi-même des raisons à l’appui. Une seconde visite acheva de me convertir et de m’initier à quelques-unes des réformes de l’école nouvelle. Rentré chez moi, je fis un choix de mes pièces de vers et les envoyai à Victor Hugo, ce que je n’avais osé jusqu’alors avec personne ; car je sentais bien que mes maîtres du Globe, vraiment maîtres en fait d’histoire ou de philosophie, ne l’étaient point du tout en matière d’élégie. Hugo, en me répondant à l’instant, et en louant mes vers, sut très-bien indiquer, par les points mêmes sur lesquels portait son éloge, quelles étaient tout à côté mes faiblesses. J’étais conquis dès ce jour à la branche de l’école romantique dont il était le chef. Quelques mois après, nous allions, lui et moi, habiter rue Notre-Dame-des-Champs où, par un nouvel et heureux hasard, je me trouvai encore son proche voisin, lui au no 11 et moi au 19. Une vive intimité s’ensuivit. Mon Joseph Delorme, déjà commencé dans la solitude et le silence, s’augmenta d’élégies plus fermes et d’un accent plus précis. Une période tout enthousiaste de trois années commença pour moi (1827–1830} ; elle acheva de se consacrer dans mon culte intérieur par le recueil des Consolations qui est resté à mes yeux comme le sanctuaire ardent et pur des plus belles heures de ma jeunesse.

  1. Callimaque dans son Hymne à Apollon, repoussant un trait de son ennemi le poëte Apollonius auquel il fait dire : « Je n’admire pas un poëte qui n’a pas autant de chants que la mer a de flots, » répond : « Vois le fleuve d’Assyrie, son cours est immense, mais il entraîne la terre mêlée à son onde et la fange. Non, les prêtresses légères ne portent pas à Cérès de l’eau de tout fleuve ; mais celle qui, pure et transparente, coule en petite veine de la source sacrée, celle-là lui est chère. » — (Il y a mieux : l’Anacréon primitif, non celui des imitateurs, mais le joyeux vieillard, tel qu’il se peignait et vivait dans l’imagination des Anciens, a bien de la largeur et de la puissance. Témoin les pièces de vers qui le célèbrent, au livre vii de l’Anthologie. Dans toutes respirent la mollesse, l’ivresse et une douce fureur.)
  2. Horace avait dit déjà : Spiritum graiæ tenuem camænæ. — C’est aussi le λεπτόν des Grecs.
  3. Voici une remarque qui rentre jusqu’à un certain point dans la mienne ; je l’emprunte à un critique suisse (ou français) que j’aime à citer : « Un écrivain de goût et modéré finirait admirablement plus d’un de ses paragraphes avec la phrase par laquelle Hugo commence les siens. Hugo, dans l’expression, rencontre le plus souvent ce qui est bien, ce qui est lumineux et éclatant, mais il part de là pour redoubler et pousser à l’exagéré, à l’éblouissant et à l’étonnant. Du Parthénon lui-même, il ne ferait que la première assise de sa Babel, En fait d’ordres grecs il entend surtout le cyclopéen. »
  4. Wordsworth parle ailleurs (Evening volontaries) de cette douceur (meekness) qui est la pente chérie de tous les vraiment grands et les innocents. Il est lui-même de cette dernière famille, qui, du reste, n’est pas la seule grande, et qui a, en face d’elle, l’autre famille illustre des poètes au sourcil visionnaire. Nous sommes revenu sur ce contraste dans l’article de Jocelyn.
  5. À s’en tenir aux impressions du goût, il n’y a pas tant à chercher, et le résumé serait simple : « J’aime moins ses romans, quelque succès qu’ils aient eu ; mais ce qui ne fait pas question pour moi, c’est que quand Hugo enfourche bien le coursier lyrique, il va plus loin que nul n’est jamais allé avant lui. » Qui donc a dit cela ? Il me semble que je l’aurais dit moi-même.
  6. M. Cousin avait tous ses amis dans le Globe, et il put bien leur communiquer un ou deux morceaux qu’on y inséra ; mais il n’était point, à proprement parler, l’un des rédacteurs : encore moins M. Guizot.