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Portraits contemporains (Gautier)/Jules de Goncourt

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JULES DE GONCOURT

NÉ EN 1830 — MORT EN 1870

La voilà donc défaite cette individualité double qu’on appelait familièrement les Goncourt, sans jamais distinguer un frère de l’autre. Pour qui avait connu dans l’intimité ces deux âmes charmantes, réunies en une perle unique comme deux gouttes d’eau fondues ensemble, une inquiétude venait qu’on s’efforçait de chasser, mais qui reparaissait toujours. On se disait avec effroi : De ces deux frères, il y en a un qui mourra le premier, le cours naturel des choses le veut, à moins qu’une catastrophe heureuse et bénie ne les frappe tous deux en même temps. Mais le ciel est avare de ces bienfaits. Cette idée nous serrait le cœur et nous osions à peine songer à l’affreux désespoir qui suivrait une telle séparation. Avec la pointe d’égoïsme qui se mêle à l’amitié humaine la plus désintéressée, nous nous répétions : « Ce jour-là, nous ne le verrons pas. Plus avancés dans la vie, nous serons partis depuis bien des années ! » Eh bien, non. Ce jour-là, comme dit le funèbre cantique, est arrivé ; nous y étions, et jamais plus navrant spectacle n’a affligé nos yeux. Edmond, dans sa stupeur tragique, avait l’air d’un spectre pétrifié, et la mort, qui ordinairement met un masque de beauté sereine sur les visages qu’elle touche, n’avait pu effacer des traits de Jules, si fins et si réguliers pourtant, une expression d’amer chagrin et de regret inconsolable. Il semblait avoir senti, à la minute suprême, qu’il n’avait pas le droit de s’en aller comme un autre, et qu’en mourant il commettait presque un fratricide. Le mort dans son cercueil pleurait le vivant, le plus à plaindre des deux, à coup sûr.

Nous avons suivi à toutes les stations de la voie douloureuse ce pauvre Edmond qui, aveuglé de larmes et soutenu sous les bras par ses amis, butait à chaque pas comme s’il eût eu les pieds embarrassés dans un pli traînant du linceul fraternel. Comme ces condamnés qui se décomposent dans le trajet de la prison à l’échafaud, d’Auteuil au cimetière Montmartre, il avait pris vingt années, ses cheveux avaient blanchi ! On les voyait — ce n’est pas une illusion de notre part, plusieurs des assistants l’ont remarqué, — se décolorer et pâlir sur sa tête à mesure qu’on approchait du terme fatal et de la petite porte basse où se dit l’éternel adieu. C’était lamentable et sinistre, et jamais convoi ne fut accompagné d’une désolation pareille. Tout le monde pleurait ou sanglotait convulsivement, et cependant ceux qui marchaient derrière ce corbillard étaient des philosophes, des artistes, des écrivains faits à la douleur, habitués à maîtriser leurs âmes, à dompter leurs nerfs et ayant la pudeur de l’émotion.

Le cercueil descendu dans l’étroit caveau de famille où il ne reste plus qu’une place, et les derniers saluts adressés à l’ami faisant sa première étape du voyage d’où l’on ne revient pas, un parent emmena Edmond, et l’on regagna la ville par petits groupes, en causant du défunt et du survivant. Puis l’on se quitta en se serrant la main avec cette force qu’inspire l’idée qu’on se rencontre pour la dernière fois peut-être.

Et maintenant il faut parler du littérateur, et nous n’en avons guère la force. Toujours cette pâle figure du frère, — qui semblait reflétée par une lueur de l’autre monde et avait l’air, sous le soleil ardent, d’un clair de lune en plein jour, — se dresse devant nous comme un fantôme réel, et nous ne pouvons l’écarter. Depuis la mort de leur mère, arrivée en 1848, ils ne s’étaient pas quittés d’une heure, et ils avaient tellement pris l’habitude de cette vie en commun, que c’était un événement de voir un Goncourt seul. L’autre assurément n’était pas loin. Ils n’étaient pourtant pas jumeaux, bessons, comme dirait George Sand.

Un intervalle de dix ans séparait Edmond de Jules ; l’aîné était brun, le cadet blond, le premier plus grand que l’autre ; ils ne se ressemblaient pas même de figure ; mais l’on sentait qu’une âme unique habitait ces deux corps. C’était une seule personne en deux volumes. La conformité morale était si forte, qu’elle faisait oublier les dissemblances physiques. Que de fois il nous est arrivé de prendre Jules pour Edmond, et de continuer avec l’un la conversation commencée avec l’autre ! Rien n’avertissait qu’on eût changé d’interlocuteur ; celui des deux frères qui se trouvait là reprenait l’idée où l’autre l’avait laissée, sans la moindre hésitation. Ils s’étaient fait le sacrifice de leur individualité réciproque et n’en formaient plus qu’une qui s’appelait « les Goncourt » pour les amis, et « les MM. de Goncourt » pour ceux qui ne les connaissaient pas. Toutes leurs lettres étaient signées Edmond et Jules. Dans plus de dix ans d’intimité, nous n’en avons reçu qu’une seule qui dérogeât à cette douce raison sociale : c’était celle où le malheureux survivant criait du fond de son désespoir la mort de son frère bien-aimé. Qu’elle a dû coûter à sa main tremblante cette signature veuve, témoignage d’un deuil éternel !

Chose bien difficile à croire pour des littérateurs, et qui cependant est vraie, ils n’avaient qu’un amour-propre : jamais ils ne trahirent le secret de leur collaboration. Aucun d’eux ne cherchait à tirer la gloire à soi, et ce travail unique, fait par deux cerveaux, reste encore un mystère que nul n’a pénétré. Nous-même, leur ami, qui essayons ici, dans cette triste circonstance, de faire la part du mort, nous n’y pouvons parvenir, et ce nous semble, d’ailleurs, une sorte d’impiété de chercher à séparer ce que ces deux âmes, dont l’une est envolée maintenant, ont voulu unir d’une façon indissoluble. Pourquoi défaire cette tresse si bien nattée, dont les fils de mille couleurs s’enlacent et reparaissent par intervalles égaux sans qu’on sache d’où ils partent ? Nous craindrions de blesser ces délicatesses fraternelles, qui ne voulaient qu’une réputation pour l’œuvre faite à deux.

Jules de Goncourt, nous l’avons déjà dit, était le plus jeune des deux frères. Il entrait à peine dans sa trente-neuvième année, et il paraissait moins que son âge, grâce à son teint blanc, à sa blonde chevelure soyeuse, et à la fine moustache d’or pâle qui estompait les coins de sa bouche vivement colorée. Il était toujours rasé soigneusement et en correcte tenue de gentleman. Mais des prunelles d’un noir énergique donnaient de l’accent à cette physionomie fine et douce. Il avait généralement le ton plus vif et plus gai que son frère : l’un était le sourire de l’autre. Mais il fallait les bien connaître tous les deux pour saisir cette nuance. Ils ne se donnaient pas le bras en marchant : le plus jeune précédait son frère de quelques pas, avec une sorte de pétulance juvénile à laquelle déférait complaisamment l’aîné.

Edmond avait été l’initiateur littéraire de Jules, mais toute différence entre le maître et l’élève avait disparu depuis longtemps. Sur un plan sans doute convenu d’avance, ils pensaient et travaillaient ensemble, se passant par-dessus la table ce qu’ils avaient écrit chacun de son côté, et le résumaient dans une version définitive. C’étaient des esprits curieux, raffinés, ayant l’horreur des banalités et des phrases toutes faites. Pour éviter le commun, ils seraient allés jusqu’à l’outrance, jusqu’au paroxysme, jusqu’à faire éclater l’expression comme une bulle trop soufflée. Mais quel soin de style, quelle recherche exquise, quel choix rare et nouveau, quelle amoureuse patience d’exécution ! Quand ils écrivent l’histoire, comme ils ne se contentent pas des documents qui s’offrent tout d’abord imprimés dans les livres, comme ils vont aux pièces originales, aux autographes, aux brochures inconnues, aux journaux oubliés, aux mémoires secrets, aux tableaux, aux estampes, aux gravures de modes, à tout ce qui peut révéler un détail caractéristique et donner la physionomie d’un temps ! Mais ne voyez pas en eux des romanciers qui veulent charger à la hâte leur palette de couleur locale. Ces deux bénédictins fashionables travaillaient dans leur coquet appartement de la rue Saint-Georges, encombré des jolis brimborions du dix-huitième siècle, aussi sérieusement que s’ils eussent été au fond d’un cloître. Ils sont d’une exactitude scrupuleuse. Chaque singularité qu’ils avancent a ses preuves authentiques. Les maîtres de l’histoire et de la critique, Michelet et Sainte-Beuve, les citent comme des autorités pour tout ce qui regarde le règne de Louis XVI, la Révolution et le Directoire, qu’ils connaissent à fond et dont ils savent tous les dessous. Dans le roman, ils ont essayé de rendre, avec une minutie et une clairvoyance implacables, la réalité étendue sur leur table comme un sujet anatomique, avec une plume acérée comme un scalpel ; il suffit de nommer Sœur Philomène, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Renée Mauperin, où se trouve ce type, si neuf et si actuel, de la jeune fille tintamarresque, et leur dernier ouvrage, Madame Gervaisais, où l’étude d’une âme lentement absorbée par le catholicisme se mêle à de magnifiques descriptions de Rome, mordues comme des eaux-fortes de Piranèse. Ils ont aussi tenté le théâtre avec une audacieuse originalité. Henriette Maréchal n’eut pas le bonheur de plaire à maître Pipe-en-Bois, étudiant de vingtième année. C’est dommage, car cet échec immérité détourna de la scène deux vocations qui s’annonçaient bien. Outre ces travaux, les Goncourt ont fait de curieuses études sur Watteau, Chardin, Fragonard, Saint-Aubin, Gravelot, Eisen, et tous ces petits maîtres du dix-huitième siècle qu’ils possèdent si bien, accompagnées de planches que Jules gravait aqua forte. Il est impossible de mieux saisir le caractère et l’art d’une époque injustement dédaignée. Ils ne comprenaient pas moins bien cet art du Japon, si vrai et si chimérique à la fois, d’une invention si féconde en monstruosités et d’un naturel si étonnant, et ils ont écrit à ce propos des pages d’une fantaisie exquise. N’oublions pas un livre intitulé : Idées et Sensations, qui représente le côté lyrique et rêveur de leur talent, et qui équivaut dans leur œuvre au volume de vers qu’ils n’ont pas écrit. Il y a là des choses charmantes, de l’esprit à foison, de la profondeur parfois, et des morceaux de description de la plus rare nouveauté. Si nous ne craignions que le sens de nos paroles fût mal interprété, nous dirions qu’il s’y trouve d’exquises symphonies de mots ; les mots ! Joubert les estime à leur vraie valeur, et les compare à des pierres précieuses qui s’enchâssent dans la phrase comme le diamant dans l’or. Ils ont leur beauté propre, connue des seuls poëtes et des fins artistes.

Quand on parle d’un auteur, les noms de ses livres arrivent en foule et prennent toute la place. Mais, de quoi est mort Jules ? nous demandera-t-on. Il est mort de son métier, comme nous mourrons tous : de la perpétuelle tension de l’esprit, de l’effort sans repos, de la lutte avec la difficulté créée à plaisir, de la fatigue de rouler ce bloc de la phrase, plus pesant que celui de Sisyphe. À l’anémie s’ajoute bientôt la névrose, cette maladie toute moderne, qui naît des surexcitations de la vie civilisée, et contre laquelle la médecine est impuissante, car elle ne peut atteindre l’âme. On devient irritable, le moindre bruit vous agace ; on recherche, mais trop tard, le repos silencieux sous les ombrages. On s’arrange une maison : « La maison finie, la mort entre », comme dit le proverbe turc. Est-ce là tout ? Non, il y avait peut-être là-dessous un chagrin secret. Il manquait à Jules de Goncourt, apprécié, fêté, loué par les maîtres de l’esprit… eh ! quoi ? Le suffrage des imbéciles. On méprise et on éloigne le vulgaire ; mais s’il se le tient pour dit et ne vient pas, les plus fières natures en conçoivent des tristesses mortelles.

(Journal officiel, 25 juin 1870.)