Portraits et Études/César Franck

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Portraits et Études. Lettres inédites de Georges Bizet
Librairie Fischbacher (p. 1-23).


CÉSAR FRANCK





Quelle figure caractéristique à retracer que celle de cet artiste du XIXe siècle, dont le profil se détache en assez vive opposition sur le milieu français dans lequel il a vécu ! Artiste d’un autre âge, dont l’œuvre fait songer, toute proportion gardé, à celui du grand Bach, il aura traversé la vie comme un rêveur, voyant peu ou point ce qui se passait autour de lui, pensant toujours à son art, et ne vivant que pour lui. Sorte d’hypnotisme auquel arrivent forcément les véritables artistes, les travailleurs acharnés qui trouvent dans le travail accompli la récompense de leurs efforts et, dans le labeur pur et simple de chaque journée nouvelle, une jouissance incomparable, sans avoir besoin de chercher un écho dans la foule, sans penser un seul instant à briguer ses faveurs, à abandonner, par une concession si minime qu’elle soit, ce qu’ils pensent être la Vérité et la Beauté.

Son œuvre n’est pas et ne sera jamais de nature à passionner le gros public… et son triomphe, rêvé par ses élèves et ses amis, aura des limites très bornées. Son genre de talent s’adresse aux raffinés en musique : admirateur des grands primitifs, il leur a dérobé une étincelle de leur génie, a vécu dans leur milieu, a chanté de préférence les louanges de la divinité, s’est entretenu plutôt avec les anges qu’avec les humains. Le Ciel a dû s’entrouvrir souvent pour lui laisser entendre les hosannas célestes. Si l’œuvre est quelquefois inégal, manquant de charmes, il s’y révèle une ligne immuable, bien caractéristique, qui ne s’inspire nullement du mouvement contemporain. Parmi les pages choisies, s’élevant à une très grande hauteur, il suffirait de citer, avant tout, les Béatitudes. Son admiration pour les primitifs, pour les pères de l’Église musicale ne l’empêcha pas d’admirer le génie des Beethoven, Gluck, Mozart, Méhul, Schumann, Schubert, Berlioz et Wagner. Mais ses tendances, ses tendresses allaient surtout aux vieux musiciens naïfs, dont il était le continuateur.

On a comparé la tête de César Franck à celle de Beethoven ! Il faut une certaine dose de bon vouloir pour admettre une similitude entre ces deux masques si différents. Le seul artiste contemporain, dont la figure accuserait quelque ressemblance avec celle de Beethoven, est Antoine Rubinstein. Ce qui caractérisait, avant tout et à première vue, la physionomie de Beethoven c’étaient les yeux rayonnants majestueusement portés vers le ciel. Sa tête était remarquable entre celles de tous les musiciens : la chevelure était très abondante, mais désordonnée et rétive ; le front, siège des idées puissantes, largement épanoui, la bouche toujours close, le nez un peu large, et le menton en coquille. L’ensemble présentait une force de concentration prodigieuse.

La tête de César Franck, bien que pétrie d’intelligence, n’accusait, pas plus que l’attitude du corps, du reste, aucune distinction, rien qui frappât au premier aspect. Le front large, les yeux petits, expressifs, pleins de vivacité, enfouis sous l’arcade sourcilière, le nez épais, la bouche prodigieusement large, le menton petit et, surtout, les bas côtés de la figure encadrés de favoris blancs lui donnaient plutôt l’apparence d’un petit avoué de province que celle d’un artiste. Son enveloppe terrestre, manquant d’idéal, paraissait être une rencontre de hasard pour son âme si haut placée.

Au point de vue moral, Beethoven était bourru, sombre, peu sociable, bien qu’il eût un amour profond pour l’humanité entière. Cet état d’âme, traversé rarement par quelques éclairs de grosse gaîté, doit être attribué, pour la plus large part, aux misères noires qui l’assaillirent, à la surdité surtout. La grande supériorité de son génie lui donnait souvent des allures hautaines et arrogantes, principalement lorsqu’il se trouvait transporté dans une société mondaine, qui ne savait peut-être pas l’apprécier à sa juste valeur. De là surgissait une extrême irritabilité qui se traduisait presque toujours par de violentes colères.

Chez César Franck, au contraire, le calme dominait, la bonté était grande ; sa figure souriante, son accueil très ouvert accusait une bienveillance toujours égale, une sérénité d’âme que rien ne pouvait troubler. Il appartenait à cette catégorie de plus en plus rare de caractères qui considèrent la bonté comme ce qu’il y a de meilleur sur la terre. Sa tendresse pour les souffrants, pour les humbles n’avait point de bornes ; au milieu de l’idéal où il vivait, des rêves poétiques qui le hantaient, il n’oubliait pas de descendre de son empyrée pour jeter un regard de commisération sur les malheureux.

On a dit de lui, également, qu’il était un Leconte de Lisle musical. Nous ignorons jusqu’à quel point la ressemblance entre l’œuvre poétique de l’auteur des « Poèmes barbares » et l’œuvre musical de l’auteur des « Béatitudes » peut être établie. Il y aurait là une étude toute particulière à faire du tempérament des deux grands artistes. Toutefois, ce qu’on ne peut nier c’est l’influence exercée par eux non pas sur tous leurs contemporains, mais sur un petit cénacle qu’ils ont fanatisé. Leur prestige a été si grand qu’ils ont inculqué à leur entourage leur manière de sentir en art et leurs procédés ; ils n’auront rencontré, au contraire, parmi la foule qu’un accueil modéré et l’on peut affirmer que la disproportion est grande entre la situation modeste qu’ils occupent près du public et la place très élevée que leur ont attribuée certains artistes, les jeunes principalement.

En tant qu’initiateur à la haute culture musicale, César Franck apparut à une époque où le besoin se faisait sentir d’une étude toute particulière et plus approfondie de l’élément symphonique et de la polyphonie. L’initiation aux œuvres merveilleuses des grands maîtres de la Symphonie, qui avait pu être ébauchée dans l’enceinte des grands concerts, ouvrait une nouvelle voie aux jeunes compositeurs français et par suite imposait un enseignement spécial. César Franck, porté d’intuition vers la richesse et l’amplitude de la forme symphonique, arriva au moment psychologique pour être le maître de cette classe de rhétorique supérieure en musique. Avec une bonté qui faisait songer au « Sinite parvulos ad me venire », il devait attirer à lui cette génération contemporaine qui désirait et recherchait, dans l’union intime des instruments aux voix, dans une orchestration plus savante, sinon l’abandon des vieilles formules, tout au moins leur rajeunissement et l’adoption d’une forme plus en rapport avec les tendances « modernistes ».

L’influence exercée par César Franck sur son milieu aura-t-elle été heureuse ? Si le maître n’avait formé que certains élèves dont le métier est peut-être excellent, mais dont les idées heureuses sont encore à venir, ou qui, n’ayant pas su se dégager de la forme purement scolastique et de l’ascendant de certaine école, n’ont écrit jusqu’à ce jour que des compositions impersonnelles, il est hors de doute que son professorat pourrait être discuté. Mais, parmi ceux qui ont reçu ses leçons ou ses conseils, qui ont été ses disciples ou ses amis, il en est qui ont prouvé péremptoirement par leurs œuvres que l’influence de César Franck était loin de leur avoir été néfaste. Ne s’ingéniant pas à l’imiter servilement, ils ont gagné à son enseignement une merveilleuse technique et une grande habileté dans la manière de traiter l’orchestre. Leur talent n’a fait que croître et se fortifier sous l’impulsion de celui qui a lancé dans le monde musical une si grande profusion d’harmonies nouvelles. Il suffirait de citer les noms de Vincent d’Indy, Augusta Holmès, Samuel Rousseau, Pierné… pour bien nettement établir la maîtrise du professorat de César Franck.

Science et poésie se révèlent en l’auteur des « Béatitudes ». Mais la première l’emporte sur la seconde. Ceci viendrait à l’appui de la thèse soutenue par certains esprits, qui pensent qu’entre ces deux puissances il y a toujours lutte inégale et que l’épanouissement de l’une entraîne presque toujours l’annihilation de l’autre. Cette théorie est extrême : l’union de la science et de la poésie, en musique comme dans telle autre branche de l’art, est nécessaire ; elle est une condition expresse de l’éclosion parfaite et de l’ascension du génie. Mais il ne faut pas que la première absorbe presque entièrement la seconde. Le propre de l’esprit poétique est de représenter, d’évoquer d’une manière vivante et colorée les phénomènes que la science ne peut traduire que par des formules. C’est probablement parce qu’il n’y a pas eu dans le cerveau de César Franck pondération exacte entre l’élément scientifique et l’élément poétique, entre la formule et le rêve, que l’on perçoit dans ses compositions des tendances plus marquées pour les procédés harmoniques que pour les idées mélodiques. Ce n’est pas affirmer que le don de la mélodie n’existait pas chez lui ; maintes pages de son œuvre fournissent la preuve du contraire. Mais, affectionnant le contrepoint, visant à l’originalité harmonique, la prépondérance du côté scientifique devait se faire tout particulièrement sentir dans ses compositions.

Ce fut un modeste, un désintéressé, un dévoué, un laborieux que César Franck. Aussi sa vie est-elle peu remplie de faits, d’anecdotes, mais entièrement vouée à l’idée.

Né le 10 décembre 1822 à Liège en Belgique[1], il fit ses premières études au Conservatoire de cette ville. Arrivé à Paris vers l’âge de quinze ans, il entra le 2 octobre 1837 au Conservatoire, que dirigeait alors Cherubini, dans la classe de contrepoint et fugue de Leborne et, le 25 octobre de la même année, dans la classe de piano de Zimmermann. Ses premiers triomphes furent, en 1838, un accessit de contrepoint et fugue, puis le premier prix de piano. Cette dernière récompense fut obtenue avec un succès rare dans les annales du Conservatoire. Le jeune Franck venait d’exécuter en perfection le morceau de concours, le concerto en la mineur d’Hummel, lorsqu’au moment d’attaquer la page que doivent déchiffrer à première vue les élèves, il la transposa immédiatement à la tierce inférieure et ce, sans hésitation aucune et avec un brio des plus remarquables. On devine l’enthousiasme que suscita dans la salle ce tour de force, qu’essayèrent depuis certains élèves, mais sans la même réussite. Le jury le mit immédiatement hors concours et lui décerna un premier prix d’honneur. Nous croyons que jamais pareil fait ne s’est représenté au Conservatoire de musique.

Admis le 6 octobre 1838 comme élève de composition lyrique dans la classe de Berton, il remporte, en 1839, le second prix et, en 1840, le premier prix de contrepoint et fugue. Son entrée dans la classe d’orgue de Benoist date du 7 octobre 1840 et un second prix pour cet instrument lui était décerné en 1841.

Les registres du Conservatoire font foi qu’il quitta volontairement ses classes le 22 avril 1842. Son père, dit-on, homme autoritaire, ne voulut pas qu’il concourût pour le prix de Rome ; il le destinait à la carrière de virtuose. Son inspiration n’avait pas été heureuse ! Mais son fils, n’ayant aucun goût pour les acrobaties des jeunes prodiges, allait se consacrer presque aussitôt à la composition et au professorat[2].

Trente ans environ après sa sortie du Conservatoire, le 1er  février 1872, l’auteur des « Béatitudes » devait prendre possession de la chaire de la classe d’orgue à notre grande école de musique. L’arrêté ministériel, qui le nommait à ces fonctions, est daté du 31 janvier 1872. Autour de cet orgue du Conservatoire et de celui de l’église Sainte-Clotilde qu’il occupa pendant de si longues années, il groupa une phalange de disciples venus pour écouter la bonne parole. Parmi les plus marquants ou les plus zélés on pourrait citer Vincent d’Indy, Augusta Holmès, Pierné, Dallier, Samuel Rousseau, Chapuis, Galeotti, Camille Benoit, Ernest Chausson, Bordes, A. Coquard, de Bréville, Guy Ropartz, etc… Il est facile de se le représenter à l’orgue de Sainte-Clotilde, donnant à son petit cénacle la primeur de ses grandes pièces ou de ses motets, toujours remarquables par la richesse et la variété des combinaisons polyphoniques : son portrait, d’une admirable ressemblance, a, en effet, été pris sur le vif par Mlle  Jeanne Rongier. Assis devant ses claviers, un peu penché en avant, il pose la main droite sur les touches et, de la gauche, tire un des registres de l’instrument. La tête est de trois quarts, les yeux mi-clos ; le maître semble écouter des voix d’en haut lui soufflant ses chants mystiques. Ce qui captivait en lui, c’était non seulement la maîtrise de son enseignement, mais cette bonté d’âme, cet accueil bienveillant qui ne se démentirent jamais dans sa longue carrière du professorat. N’avait-il pas gagné cette affabilité, cette attitude un peu bénissante au contact du milieu ecclésiastique qu’il fréquenta, dans l’atmosphère de l’église sous les arceaux de laquelle il passa de si belles heures ? Ne le vous seriez-vous pas figuré revêtu du surplis et de l’étole ? N’aurait-il pas, dans les habits sacerdotaux, donné l’illusion du prêtre qui va monter à l’autel ? Ce qu’il y a de certain c’est que ses élèves le respectaient à l’égal d’un saint et ont conservé pour lui une vénération touchante. Ils l’appelaient le brave père Franck ; mais il n’y avait rien d’irrespectueux dans cette appellation familière. Ils se considéraient un peu comme ses enfants gâtés !

Nous avons dit ses admirations pour les primitifs ; il ne goûtait pas moins les belles pages des maîtres symphonistes, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann. Son enthousiasme était aussi vif pour les grandes œuvres de l’art dramatique, qu’elles fussent signées par Gluck, Weber, Berlioz, Wagner, sans oublier les vieux musiciens français, Monsigny, Grétry et surtout Méhul. Oui ! Méhul, dont il chantait avec transport le beau duo de la jalousie d’Euphrosine et Coradin. Au début de sa carrière, il composa deux grandes Fantaisies pour piano sur les motifs de Gulistan de Dalayrac (op. 11 et 12) !

Son esprit, accessible à toutes les beautés, ouvert à toutes les innovations, exempt de toute jalousie, accueillait très chaleureusement les compositions de ses contemporains, qui, plus heureux que lui, étaient arrivés au succès. Un de ceux qui le vénéraient et a publié sur lui, après sa mort et au moment même de l’exécution de Psyché aux concerts du Châtelet, une fort intéressante étude, M. Arthur Coquard, rappelle, à propos de sa bienveillance et de son équité envers les vivants, l’anecdote suivante :

« L’une des dernières paroles qu’il me dit concerne Saint-Saëns et je suis heureux de la reproduire fidèlement. C’était le lundi soir, quatre jours avant sa mort. Il éprouvait un mieux relatif et je lui donnais des nouvelles du Théâtre lyrique, auquel il s’intéressait vivement. Je lui parlais naturellement de la soirée d’ouverture, de Samson et Dalila, qui avait obtenu un grand succès, et j’exprimai en passant mon admiration pour le chef-d’œuvre de M. Saint-Saëns. Je le vois encore tournant vers moi sa pauvre figure souffrante pour me dire vivement et presque joyeusement, de cet accent vibrant que ses amis connaissaient : « Très beau ! très beau ! ». Ce trait peint admirablement un des côtés de cette attachante physionomie d’artiste.

Une autre particularité à signaler chez César Franck était une sorte de désintéressement des applaudissements de la foule. Le petit nombre venait à lui, le comprenait, le fêtait ; l’audition de ses compositions, lorsqu’elles répondaient à l’idéal qu’il s’en était fait, le ravissait : cela lui suffisait. Il ne paraissait même pas s’apercevoir de l’indifférence que le public témoignait pour son œuvre ; il en était trop éloigné pour qu’il y fît la moindre attention. L’art, rien que l’art, tel était son ciel.

Sa place en musique, a-t-on dit, est à côté de Bach ! Oui certes, et nous avons été parmi les premiers à proclamer que la figure de César Franck faisait songer à celle du vieux cantor de l’église Saint-Thomas de Leipzig. Mais cette ressemblance n’enlève-t-elle pas de son originalité à celui qui voulut faire revivre, avec des harmonies nouvelles, au XIXe siècle la musique du XVIIe ? La réunion de la science et de l’inspiration constitue le Beau. Cette Beauté ne vient dans son plein épanouissement que lorsque l’artiste a su se dégager des formules des maîtres, ses prédécesseurs, qu’il affectionne. Leur dérober leur passionnante tendresse pour la nature et ses manifestations, mais se garder d’imiter leur style, tel doit être le but poursuivi par l’artiste. Car, en leur empruntant ce style, il court le risque de ne jamais arriver à posséder celui qu’il pourrait avoir, s’il se laissait aller à ses sensations propres. Les œuvres des pères de l’Église musicale sont des modèles, des exemples nécessaires à suivre ; elles constituent une grammaire admirable que devront approfondir tous ceux qui se destinent à la carrière de compositeur ; toutefois cette grammaire ne portera ses fruits que si ses adeptes, n’en retenant que les grandes lignes, la fécondent par un sentiment intense. Ainsi ont procédé les grands génies, successeurs de J. S. Bach. Ils se sont abreuvés à cette source intarissable ; mais ils ont su rendre moins scolastiques, en un mot plus humaines les magnifiques formules du maître d’Eisenach. Le mot de Buffon : « Le style est l’homme même », sera toujours vrai, toujours neuf. C’est pour n’avoir pas su se dégager entièrement du faire du grand Bach que César Franck, malgré la haute valeur de telles ou telles pages de son œuvre, ne figurera peut-être pas au nombre des maîtres réellement originaux, de ceux qui ont été des inventeurs. Il en ira de même pour ceux qui, au XIXe siècle, frappés des grandes innovations apportées par Richard Wagner au drame musical, se seront approprié sa manière, sa formule sans avoir son génie et n’auront laissé trace d’aucune inspiration personnelle[3]. Cette appréciation, hâtons-nous de le dire, s’applique plus exactement à ces derniers qu’à César Franck, qui, malgré son inféodation à Jean-Sébastien Bach, a su révéler, souvent, une note bien à lui, notamment dans ses pièces symphoniques et dans sa musique de chambre.

L’analyse de l’œuvre de César Franck comporterait un développement qui ne rentre pas dans le cadre de cette étude. Nous avons cherché uniquement à esquisser les grandes lignes d’une figure aujourd’hui disparue, indiquer la place qu’elle occupe dans le mouvement musical contemporain et laisser percevoir son influence. Sa production a été relativement considérable et, depuis les trois premiers Trios (op. 1) jusqu’aux dernières créations on devine une ligne immuable. Toutefois, pour être véridique, il y aurait lieu de signaler, à titre de curiosité et comme s’éloignant du faire qui, plus tard, distinguera le maître, certaines compositions de jeunesse, dont le titre seul fait venir le sourire sur les lèvres. La plus curieuse, entre toutes, est ce chant national pour voix de basse et baryton, Les Trois Exilés, paroles du colonel Bernard Delafosse, dont la première page est ornée de trois portraits : Napoléon Ier, le Roi de Rome et Louis Bonaparte, avec l’aigle planant au milieu ! Il est assez difficile de préciser l’époque à laquelle fut composée cette page dithyrambique ; car, à l’exception de quelques-unes de ses premières tentatives, César Franck n’a pas donné de numéros à la grande majorité de ses compositions. Le classement par ordre chronologique ne peut donc être établi. En ce qui concerne Les Trois Exilés, nous savons cependant que le dépôt à la bibliothèque du Conservatoire fut fait en 1849. Le compositeur avait alors 27 ans. D’autres productions du même genre remontent à une époque plus ancienne, notamment le Premier Duo pour piano à quatre mains sur le God save the King, les deux Grandes Fantaisies pour piano sur les motifs de Gulistan de Dalayrac, portant les numéros 11 et 12 des œuvres et déposées à la bibliothèque du Conservatoire en l’année 1844[4]. Il faudrait encore citer diverses compositions se rattachant à la même période ; mais nous préférons renvoyer le lecteur au catalogue placé à la fin de cette étude.

Attaché pendant plus de vingt-sept années au grand orgue de Sainte-Clotilde et pendant dix-huit ans à la classe d’orgue du Conservatoire, il devait fatalement se passionner pour la musique religieuse, vers laquelle il était attiré d’instinct. Il trouvait à l’église un débouché tout naturel pour faire jouer des œuvres sacrées, débouché qui ne se serait pas offert facilement à lui dans les théâtres ou les grands concerts pour l’exécution d’œuvres profanes. C’est ainsi qu’il fut amené à produire une foule de compositions remarquables pour orgue, des Motets, ou offertoires — Ave Maria, Veni Creator, O Salutaris, Panis Angelicus, — une Messe à trois voix seules, — et ces grandes pages pour chœur, soli et orchestre, répondant aux noms de Ruth, Rédemption, Rébecca, Les Béatitudes.

Plus tard il devait revenir à la musique de chambre par laquelle il avait débuté avec les trois Trios et il produisit successivement la Sonate en la pour piano et violon, le Quintette en fa mineur pour piano, deux violons, alto et violoncelle, le Quatuor pour instruments à cordes. La musique symphonique ne pouvait manquer de l’attirer à son tour : une Symphonie, des poèmes tels que Les Éolides, Les Djinns, Le Chasseur maudit, Psyché pour orchestre et chœur… voilà un ensemble de compositions importantes qui attirèrent sur lui l’attention des artistes.

Dans son œuvre on trouve également nombre de mélodies séparées, dont quelques-unes ont été écrites pour chœur et sont de la meilleure venue ; il suffirait de citer la Vierge à la crèche que la Société chorale l’Euterpe exécuta en perfection dans l’un de ses concerts.

Enfin, et, ceci est plus étonnant lorsque l’on connaît le tempérament musical de César Franck, il fut l’auteur de deux opéras ou drames lyriques, Hulda en quatre parties et un prologue, sur un livret de M. Charles Grandmougin, d’après une légende scandinave, et Ghisèle, sur un livret de M. Gilbert-Augustin Thierry, d’après un sujet mérovingien.

C’est principalement dans ses grandes pièces d’orgue que se révèle la parenté avec Jean-Sébastien Bach. Dans les sonate, quintette et quatuor, l’élément dramatique joue un rôle toujours prépondérant qui dépasse un peu le cadre de la musique de chambre. La note est puissante, mais toujours triste ; les motifs, de courte envergure, reviennent avec persistance, ce qui produit forcément une teinte uniforme et de nature à engendrer quelquefois la fatigue chez l’auditeur, surtout chez celui qui n’y est pas préparé. La forme canonique lui était familière ; peut-être en a-t-il parfois abusé. La richesse du coloris et de l’élément polyphonique donne toutefois une grande allure à l’ensemble de l’œuvre.

Les poèmes symphoniques, les compositions pour chœur, soli et orchestre, les Oratorios laissent entrevoir les mêmes qualités et les mêmes défauts. Le début est presque toujours heureux ; des pages de beauté, de force, de concentration se font jour. — Malheureusement elles sont souvent noyées dans des longueurs qui enlèvent du charme à des compositions dans lesquelles le procédé, quoique fort remarquable, est trop visible.

Prenons, si vous le voulez bien, Psyché, poème symphonique pour orchestre et chœurs, une des dernières créations du maître, dont la première audition eut lieu aux concerts du Châtelet, sous la direction d’Édouard Colonne, le 23 février 1890. Dès les premières pages, l’auditeur est subjugué par la maîtrise de l’écriture et l’élévation des idées. Il admirera le Sommeil de Psyché, prélude d’une langueur mystérieuse, rappelant, non pas au point de vue du tissu musical, mais comme ligne, les idées wagnériennes ; il reconnaîtra le talent du compositeur traduisant les bruits étranges qui précèdent l’enlèvement de Psyché par les zéphirs dans les jardins d’Eros ; il trouvera exquise la tendresse se dégageant du thème nº 3 de Psyché reposant au milieu des fleurs et saluée comme une souveraine par la nature en fête ; il reconnaîtra une certaine parenté entre le motif des voix chantant, dans les notes graves, à Psyché : « Souviens-toi que tu ne dois jamais de ton mystique époux connaître le visage », — et celui de Lohengrin à Elsa : « Sans chercher à connaître quel pays m’a vu naître » ; il retiendra encore comme bien venues plusieurs autres pages de la partition. Mais il regrettera le manque de variété et les longueurs qui enlèvent à ce poème musical le charme sans mélange qui devrait s’en dégager.

Les Béatitudes sont, nous l’avons dit, la création maîtresse de César Franck, celle qui n’engendre pas la monotonie ou la lassitude comme telles ou telles pages du maître, malgré son long développement. Splendide oratorio, de solide architecture, qui planera certes au-dessus de bien des œuvres qui ont eu, dès leur apparition, un succès rapide mais éphémère. Celle-là suffit à attester la belle et haute intelligence qu’il était.

Paraphrase poétique de l’Évangile par Mme  Colomb, les Huit Béatitudes, avec un prologue, renferment des parties d’une surprenante élévation au point de vue musical. Voici les titres de chacune des Béatitudes :

I.  
Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des Cieux est à eux !
II.
Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre !
III.
Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés !
IV.
Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront ressuscités !
V.
Heureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde !
VI.
Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu !
VII.  
Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu !
VIII.
Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des Cieux est à eux !

Satan, un Satan de proportion colossale, vaincu par le Christ, — l’Humanité, en proie à toutes les misères d’ici-bas, régénérée par le Rédempteur, telle est la maîtresse ligne de ce poème, auquel César Franck, par les plus heureux effets de contraste, par une orchestration merveilleuse, bien qu’un peu compacte et lourde, par une vérité étonnante de l’expression dramatique, par la richesse mélodique, par l’habile union des voix à l’orchestre, a donné une haute et superbe envergure.

Quels accents de tendresse, de pitié compatissante, dans cette voix du Christ, prêchant la bonne parole ! Quelle âpreté dans celle de Satan luttant jusqu’à ce qu’il s’avoue vaincu et quelle intensité dramatique dans ses révoltes, notamment dans la Huitième Béatitude :

Mon« À ma défaite
Mon pouvoir a survécu ;
MonJe relève la tête.
Non ! Non ! je ne suis pas vaincu. »

Quels heureux effets l’auteur a tirés de la polyphonie orchestrale et vocale ! Admirez la gradation habilement ménagée entre ces chœurs si remplis de tristesse et ceux pleins de véhémence ! Et, lorsque le compositeur écrit ce fameux Quintette pour les voix « Les Pacifiques », dans la Septième Béatitude, comme son orchestre donne une intensité d’expression aux voix ! N’est-ce pas un chef-d’œuvre que la Troisième Béatitude, dans laquelle cette mère pleure sur le berceau vide de son enfant, cet orphelin déplore sa misère, ces époux pleurent leur séparation, ces esclaves réclament la liberté ? Et, toujours planant dans les régions sereines, la voix du Christ :

« Heureux ceux qui pleurent,
Car ils seront consolés. »

Puis, comme couronnement de l’édifice, l’hosanna grandiose qui termine la Huitième et dernière Béatitude ![5]

César Franck se montra toujours très enthousiaste pour sa patrie d’adoption : ses fils servirent sous les drapeaux à l’époque la plus critique de notre histoire contemporaine, en 1870 ! Lui-même, sous l’empire de son amour pour la France, écrivit, pendant les tristesses du siège de Paris, une page toute vibrante de patriotisme. C’est M. Arthur Coquard, à qui nous avons déjà fait un emprunt, qui raconte cet épisode : « Un jour, à cette heure bien fugitive où l’heureuse victoire de Coulmiers redonnait à tous l’espoir du succès final, le Figaro publia une sorte d’ode en prose intitulée Paris. Était-elle signée ? Je ne m’en souviens plus. César Franck ne put lire ce morceau de sang-froid et les formes musicales lui arrivèrent si soudainement et d’une façon si irrésistible qu’il dut y céder. Le lendemain, comme nous rentrions à Paris, entre deux combats d’avant-garde, Henri Duparc et moi, nous voyons arriver le maître tout radieux, tenant à la main l’esquisse fraîche encore. Jamais nous n’oublierons de quel air inspiré il nous dit cette admirable page. Admirable n’a rien d’excessif ; car Paris est d’une inspiration grandiose. Par malheur, les défaites qui survinrent ne permirent jamais l’exécution du chant triomphal… »

Travailleur acharné, il avait pu traverser la vie, grâce à sa robuste santé, sans misères physiques. Il eut une verte vieillesse et, lorsqu’un accident imprévu (une pleurésie pernicieuse) vint le frapper mortellement, il était encore en pleine force et entrait dans sa soixante-huitième année : ce fut le 8 novembre 1890.

Deuil profond pour ses amis et élèves qui ne pouvaient croire à la disparition subite de celui qui vécut pour ainsi dire de leur vie et leur donna l’exemple de la conscience artistique et du labeur infatigable ! Aussi se pressèrent-ils en foule derrière le char funèbre qui le conduisit à sa dernière demeure[6]. À l’église Sainte-Clotilde, dont il avait été l’éminent organiste, ses obsèques eurent beaucoup d’éclat, grâce au concours de M. Édouard Colonne, qui vint, avec son puissant orchestre, rendre un dernier hommage au musicien, dont il avait fait exécuter plusieurs œuvres au Trocadéro et au Châtelet. Au milieu du sanctuaire entièrement tendu de draperies noires, M. le curé de Sainte-Clotilde tint à célébrer, dans un beau langage, les vertus de l’auteur des Béatitudes. À l’offertoire, M. Mazalbert chanta un Cantabile du maître et le Libera de M. Samuel Rousseau avec Fournets.

Enfin, au cimetière du Grand-Montrouge, Emmanuel Chabrier, au nom de la Société nationale de Musique, qui avait eu César Franck pour président, prononça l’allocution suivante :

« Je viens, au nom de la Société nationale de Musique, adresser un dernier adieu au maître disparu, à notre vénéré président.

« César Franck, Franck, le brave père Franck, comme nous disions encore hier, avec une familiarité respectueuse, comme nous dirons demain, toujours, — nous souvenant, — n’était pas seulement un admirable artiste, un des grands parmi les grands de l’immortelle famille, un de ces élus rares qui, calmes et forts, tranquilles et jamais las, sans se hâter ni s’attarder, passent presque silencieusement ici-bas avant d’aller rejoindre les grands-aïeux ; il était encore le cher maître regretté, le plus modeste, le plus doux et le plus sage. Il était le modèle, il était l’exemple.

« Sa famille, ses élèves, l’art immortel, voilà toute sa vie. Vers la fin de l’automne, dès qu’il rentrait à Paris, nous lui demandions : « Eh bien, maître, qu’avez-vous fait, que nous rapportez-vous ? » — « Vous verrez, répondait-il, en prenant un air mystérieux, vous verrez ; je crois que vous serez contents… J’ai beaucoup travaillé et bien travaillé. » Et il nous disait cela si simplement, avec une foi si naïvement sincère, de sa large voix expressive et grave, en vous prenant les mains, les gardant longtemps, presque sérieux, songeant à la fois aux chères joies qu’il avait éprouvées, lui, en composant, et au plaisir qu’il lui semblait bien que vous prendriez aussi à écouter l’œuvre nouvelle. Et c’étaient successivement l’admirable quintette, la sonate pour piano et violon, les Béatitudes, les Éolides ; l’hiver dernier, il nous donnait un absolu chef-d’œuvre, le quatuor à cordes. Et, d’année en année, César Franck semblait se surpasser toujours.

« Adieu, maître et merci ; car vous avez bien fait. C’est l’un des plus grands artistes de ce siècle que nous saluons en vous ; c’est aussi le professeur incomparable dont l’enseignement merveilleux a fait éclore toute une génération de musiciens robustes, croyants et réfléchis, armés de toutes pièces pour les combats sévères, souvent longuement disputés. C’est aussi l’homme juste et droit, si humain et si désintéressé, qui ne donna jamais que le sûr conseil et la bonne parole. Adieu ».

Ce chaud panégyrique fait honneur au maître comme à l’ami que fut pour lui Emmanuel Chabrier, notre gros et jovial Chabrier, comme nous l’appelions, nous aussi, dans les moments de familiarité expansive.

À quelle époque, maintenant, verra-t-on s’élever le monument que ses intimes doivent à sa mémoire, à son talent et pour lequel Augusta Holmès prit l’initiative d’une souscription ?

Par sa capacité de travail, sa facilité prodigieuse, sa science profonde de l’harmonie, par le côté sévère et élevé de ses compositions, par sa foi dans l’art, qu’il n’abandonna jamais, César Franck est une figure attachante parmi les musiciens du XIXe siècle. Mais, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, cette figure ne restera pas comme type à un même degré que celle d’un Berlioz, d’un Wagner, ou même celle d’un Brahms !



  1. Ses premières compositions sont ainsi signées : « César-Auguste Franck de Liège ».
  2. César Franck a eu un frère, Joseph Franck, né à Liège vers 1820, qui s’est voué également à l’art musical, mais sans grand succès. Il termina ses études de piano, d’orgue et de composition au Conservatoire de Paris ; il fut aussi violoniste. Après avoir exercé les fonctions de maître de chapelle et d’organiste à l’église des Missions étrangères, puis à Saint-Thomas d’Aquin, il s’est livré à l’enseignement du piano, de l’orgue et de la composition. On a de lui diverses compositions religieuses et profanes.
  3. Il est bien entendu que nous ne plaçons pas dans cette catégorie les compositeurs qui, bien qu’inféodés à Richard Wagner, ont fini par se dégager de ses formules pour arriver à un style qui leur est propre.
  4. Nous pourrions, à propos du dépôt qui devrait être régulièrement fait à la Bibliothèque du Conservatoire, exprimer le regret que ce dépôt soit pour ainsi dire illusoire. Car, pour ne citer que le dossier de César Franck, nous n’y avons découvert qu’un nombre fort restreint de ses œuvres.
  5. La 1re  audition des Béatitudes a été donnée, grâce à l’initiative de M. Ed. Colonne, aux concerts du Châtelet, le 19 mars 1893. Le succès a été considérable. Les interprètes étaient Mlles  Pregi, de Nocé, Tarquini d’or, MM. Auguez, Fournets, Warmbrodt, Ballard, Grimaud et Villa.
  6. On pourrait citer les noms de MM. Saint-Saëns, Delibes, Lalo, Joncières, Gabriel Fauré, Widor, Vincent-d’Indy, E. Chabrier, C. Benoit, P. de Bréville, E. Chausson, Gabriel Marie, Marty, Vidal, Guilmant,… Mme  Augusta Holmès….