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Portraits et Souvenirs/Drame lyrique et drame musical

La bibliothèque libre.
Société d’édition artistique (p. 177-190).

DRAME LYRIQUE

ET DRAME MUSICAL


Nous vivons à une époque étrange : des esprits inquiets sont occupés sans cesse à tout remettre en question, pour le plaisir, parce que c’est le goût du jour, parce que le modernisme le veut. Dans l’art, c’est une fureur, bien que le public, sans montrer à ce mouvement une bien grande résistance, ne manifeste aucun désir de changement, tout changement répugnant à son humeur routinière ; et l’on en vient à se demander si ce goût invétéré du public pour la routine n’est pas un des facteurs essentiels de la civilisation, en voyant de quel pas elle marcherait sous le fouet des énergumènes qui la poussent, sans ce frein modérateur que nous maudissons souvent.

Pour ne parler que de la musique, il n’y en aurait déjà plus ; ceci n’est pas une plaisanterie. Après avoir voulu affranchir le drame lyrique des entraves dont gémissaient tous les esprits clairvoyants, on a déclaré tout autre musique que celle du drame lyrique moderne, indigné de l’attention des gens intelligents ; puis on a disloqué la musique, supprimant complètement le chant au profit de la déclamation pure, ne laissant de vraiment musical que la partie instrumentale, développée à l’excès ; alors on a ôté à celle-ci toute pondération, tout équilibre ; on l’a peu, à peu rendue informe et réduite en bouillie insaisissable et fluide, destinée seulement à produire des sensations, des impressions sur le système nerveux ; et maintenant on vient nous dire qu’il n’en faut plus du tout.

« De toutes les formes musicales, l’opéra, est le plus transitoire, au point qu’on se demande à la lecture comment faisaient les anciennes partitions pour se comporter dramatiquement à la scène. Que subsiste-t-il aujourd’hui du répertoire de Lulli, de Haendel, de Gluck ? Que restera-t-il demain de Rossini, de Meyerbeer ? Seul, Mozart aura survécu, il est le seul qui tienne encore debout sur les planches ; mais son école ? Où sont les Spontini, les Paër, les Méhul ? Une reprise ici et là : une ouverture, un finale qu’on exécute dans les concerts, et puis rien que des noms, qui surnagent pour servir à la discussion ; rien que des conceptions esthétiques….. Autre chose est la musique instrumentale ou purement vocale : Bach et Palestrina défient les siècles ; mais les opéras de Haendel et de Scarlatti, essayez donc d’y aller voir ! »

Cela est traduit d’un M. Richi, dans un livre publié à Stuttgard, il y a quelques années.

Et René de Récy, le regretté critique de la Revue bleue où il écrivait avec tant de solidité et d’éclat, ayant traduit ce fragment, ajoutait :

« La logique dans l’opéra ! Commencez par lui donner ce que sa nature lui refuse, ce fonds de vérité relative indispensable à l’illusion artistique. Dans la tragédie ou le drame, a côté de la part du convenu, j’aperçois la part du réel ; mais l’opéra n’est qu’un perpétuel défi à ma raison….. Quand j’ai là devant moi, sur la scène, des êtres humains, qui agissent et qui parlent, venir les faire chanter par surcroît, c’est vouloir m’empêcher de les prendre au sérieux. Et ne me répétez pas que, pour un héros de tragédie, chanter ou parler en vers est également bizarre ; car le vers est la forme ailée du langage ; il est fait de mots de la langue courante, tandis que la parole chantée n’est pas, que je sache, un moyen naturel d’exprimer sa pensée. »

Donc, l’opéra est une forme transitoire, les opéras ne font que paraître et disparaître, et il serait, par conséquent, bien inutile d’en écrire ; mais il en est ainsi de toutes les manifestations de l’art dramatique. Les bibliothèques sont pleines de tragédies, de comédies, de drames qui ont vécu dramatiquement et n’existent plus que pour la lecture. Où jouerait-on Corneille, Racine ou Molière, sans le Théâtre-Français et l’Odéon qui sont forcés de les jouer ? Quel théâtre pourrait jouer Shakespeare en entier et tel qu’il est écrit ? On s’imagine avec peine comment les anciennes partitions se comportaient à la scène ; on s’imagine plus difficilement encore comment s’y comportait le Prométhée d’Eschyle.

Oui, la forme dramatique brille un moment pour rentrer ensuite dans une ombre éternelle, dans l’ombre des bibliothèques à laquelle sont condamnées dès leur naissance les autres formes littéraires, et quand la musique entre dans cette forme, elle subit nécessairement le même sort. Mais si elle ne brille qu’un instant, quel instant glorieux ! Quelle autre forme d’art peut se vanter d’agir avec cette puissance, de passionner à ce point la foule ? Elle passe ; mais tout passe en ce monde. La jeune fille s’épanouit en fleur de beauté ; elle se marie, la maternité alourdit sa taille et flétrit son teint, la voilà pour toute sa vie une mère de famille. Dira-t-on qu’elle a eu tort d’être belle ? La fourmi prend un jour des ailes et s’envole dans un rayon de soleil : cette ivresse ne dure que quelques heures. Dira-t-on que la fourmi a eu tort d’avoir des ailes ?

C’est encore une bonne plaisanterie, de prétendre que Palestrina et Sébastien Bach défient les siècles ; cela est bon à dire au peuple, pour employer le mot de Lucrèce Borgia au duo de Ferrare. La vérité, pour Palestrina, c’est que personne ne sait comment s’exécutait sa musique et ne pourrait dire au juste ce qu’elle signifie ; aucune indication de mouvement ou d’expression ne guide les chanteurs et toute tradition est depuis longtemps perdue ; ses œuvres, du plus haut intérêt, admirables sujet d’étude, sont des fossiles, que l’on restaure comme on peut pour leur donner une apparence de vie. Il a été de mode pendant longtemps de chanter la musique de Palestrina et de son école le plus lentement et le plus piano possible ; et comme un chœur suffisamment nombreux et bien exercé, soutenant ainsi des sons murmurants sur des accords harmonieux, est une chose des plus agréables à entendre, le bon public se pâmait : « Palestrina ! quel génie ! » Oui, mais si Palestrina s’était trouvé là, il eût peut-être demandé naïvement de qui était ce joli morceau qu’on exécutait. Depuis, réfléchissant combien il est peu vraisemblable qu’on ait, pendant tout le seizième siècle, retenu sa respiration, on met des nuances dans cette musique, on varie les mouvements ; Richard Wagner a ainsi restauré le Stabat mater de Palestrina, avec toute l’intelligence qu’on peut supposer. Mais c’est de la pure fantaisie.

Sébastien Bach est plus près de nous : on s’y retrouve mieux, c’est une civilisation qui touche à la nôtre. Sur les cent cinquante cantates d’église qu’il a écrites, combien en exécute-t-on, même en Allemagne ? Beaucoup sont devenues matériellement inexécutables, du moins sans adaptation, l’auteur y ayant employé des instrument qui n’existent plus ; les voix y sont admirablement traitées, mais d’une façon qui s’éloigne étrangement de nos habitudes modernes ; il est telle de ses cantates dont l’exécution offrirait des énigmes presque impossibles à résoudre, et l’on ne comprend guère comment elles ont pu être résolues dans un temps où les instruments, mal construits, ne pouvaient avoir ni la justesse, ni l’égalité des sons, sans lesquelles cette musique hérissée de difficultés ne semblerait pas devoir être supportable. Une faible partie de l’œuvre de Sébastien Bach, ce colosse de la musique, est accessible au public ; le reste ne subsiste que pour la lecture.

Et pourtant ce ne sont pas là des œuvres de théâtre !

Tout ce qu’on peut dire, c’est que la restauration des œuvres de Palestrina et de Sébastien Bach n’offre pas les mêmes difficultés que les opéras de la même époque, encore que ces difficultés semblent parfois insurmontables.

Venons maintenant à ce reproche spécieux, fait au drame lyrique, d’être un défi à la raison, qui pourrait bien aller jusqu’à admettre le vers, mais se refuserait à pousser la complaisance jusqu’à pactiser avec le chant. On pourrait répondre par la question préalable : aucun art ne peut tenir devant les exigences de la raison pure, pas plus les vers que le chant, pas plus le chant que la peinture qui représente le mouvement par l’immobilité. La réfutation, prise ainsi, serait trop facile ! Tout art existe en vertu d’une convention et n’existe que par elle ; que dis-je ? le langage lui-même. Que signifient pour la grande majorité de mes lecteurs les caractères et les sons de la langue chinoise, de la langue indoue ? rien, absolument rien. Pour obéir à la raison pure, il faudrait supprimer toute langue et toute littérature, s’en tenir au geste et à l’onomatopée.

N’allons pas si loin ; ne poussons rien à l’absurde, il n’est pas nécessaire. Le vers est la forme ailée du langage, soit. Le vers est mieux encore, il est la forme pure, la forme cristallisée du langage dont la prose est l’état amorphe. Théodore de Banville a démontré comment le vers était contenu dans la prose, comment le poète ne faisait autre chose que l’en dégager.

Le chant est exactement dans le même cas ; il est impossible, entendez-vous bien, impossible de parler sans chanter, non seulement en vers, mais en prose. Dès que vous élever la voix, dès qu’un sentiment un peu vif vous surexcite, vous déclamez, et, sans vous en douter, vous improvisez un récitatif, entremêlé de fragments de mélodie. Ainsi que dans la prose on rencontre à chaque instant des vers fortuits et inconscients, de même dans toute parole une oreille suffisamment délicate et exercée découvre à tout moment des séries de sons musicaux que l’on pourrait noter. Des professeurs de déclamation défendent a leurs élèves de chanter les vers : je les défie bien de faire autrement, à moins de dire toutes les syllabes sur la même note, comme on lit l’Évangile ou chaire ; encore est-ce une manière de chant.

Ce chant rudimentaire est l’origine de la partie vocale du drame lyrique. Quant à l’orchestre, il est autour de nous, en nous-même, dans les mille bruits qui nous entourent, dans les battements de notre cœur :

    La musique est dans tout, un hymne sort du monde !

Cette musique vague, vocale et instrumentale, le musicien l’amène à la forme musicale achevée, comme le poète extrait les vers de la prose. Le chant est donc, aussi bien que le vers, une façon naturelle d’exprimer sa pensée ; l’union de la musique et de la poésie, quand elle est complète, constitue la forme lyrique parfaite, et Richard Wagner a tout à fait raison de dire que le drame lyrique est l’expression suprême du drame.

Cela est si vrai, que le drame lyrique, même incomplet, même détourné de son but, déformé, avili de toutes manières, a toujours été, depuis qu’il existe, de toutes les formes d’art, la plus attractive.

Aussi René de Récy était-il trop clairvoyant et trop sincère pour ne pas en convenir. « Cet art faux, écrivait-il, est un art nécessaire ; nous pouvons en médire, mais non pas nous en passer….. Rien de plus légitime, et moi-même j’y prends un extrême plaisir. Alors à quoi bon tant disser ter ? »

C’est parler d’or ; et un art nécessaire, indissable, auquel des esprits sérieux trouvent un plaisir extrême, ne saurait être plus faux qu’un autre, ou bien alors tous les autres sont également faux.

Pourquoi donc le battre on brèche ?

Parce que, ainsi que nous le disions en commençant, on veut tout remettre en question ; et aussi parce que le mysticisme, un mysticisme violent, nouveau et inattendu, s’est introduit dans la place.

Ceci mérite une étude à part.

Les incompris de l’art, ceux qui, sous prétexte que le beau est parfois difficilement accessible, s’imaginent que l’inaccessible est nécessairement beau, ont coutume de se retrancher dans leur foi artistique, cette foi dont un artiste digne de ce nom ne saurait se passer. Les artistes sérieux en parlent rarement, par la raison qui empêche les princes de parler de leur noblesse ou les millionnaires de leur fortune ; mais on en parle beaucoup dans certains cénacles où l’on disserte à perte de vue sur l’art et l’esthétique. Il est arrivé qu’à force de disserter sur ces matières, on a fini par être dupe des mots et assimiler la foi artistique à la foi religieuse, qui est une chose fort différente.

La foi religieuse ne connaît que l’affirmative ; si elle consent à discuter, c’est pour pulvériser son adversaire, et il ne peut en être autrement. De brillants écrivains, pour qui j’ai autant de respect que d’admiration, s’efforcent d’introduire dans nos mœurs une foi tolérante, un esprit à la fois scientifique et religieux. Quand je lis leurs admirables articles, leurs variations étincelantes sur ce sujet, je ne puis, malgré tout mon respect, éloigner de mon imagination les images irrévérencieuses du civet sans lièvre, du mariage de la carpe et du lapin. Ces grands esprits ne veulent voir que la surface de la question et négligent volontairement le fond, qu’ils connaissent mieux que personne ; on est pourtant bien forcé d’y venir un jour ou l’autre. Une religion n’est une religion que par sa prétention à enseigner la vérité absolue, dont le dépôt lui a été confié par une révélation surnaturelle. On ne transige pas avec la vérité absolue. Aussi la foi engendre-t-elle logiquement l’intolérance, le fanatisme et, en dernier ressort, le mysticisme, qui est le renoncement à tout ce qui n’est pas la vérité révélée. On ne veut pas qu’il en soit ainsi, et l’on s’en prend à la logique : « Rien n’est plus faux, » dit-on couramment, comme on disait, il y a cinquante ans, « rien, n’est méprisable comme un fait ». Ce sont là des modes, comme les chapeaux.

Si nous analysons la foi artistique, nous nous trouvons en présence d’un ordre d’idées tout différent. La foi artistique ne se réclame d’aucune révélation surnaturelle ; elle ne saurait prétendre à l’affirmation de vérités absolues. Elle n’est qu’une conviction, formée en partie des études de l’artiste, en partie de sa façon instinctive de comprendre l’art, qui constitue sa personnalité et qu’il doit précieusement respecter. Elle a le droit de persuader et de conquérir les âmes, non de les violenter.

Or, c’est précisément le contraire que nous voyons. La foi artistique s’est faite dogmatique et autoritaire ; elle lance des anathèmes, elle condamne les croyances antérieures comme des erreurs, ou les admet comme une préparation à son avènement, comme un ancien testament précurseur de la Loi nouvelle ; et comme la logique, qu’on le veuille ou non, ne perd jamais ses droits, l’intolérance, le fanatisme et le mysticisme sont accourus à la suite. Notre temps, d’ailleurs, n’est pas rebelle au mysticisme dans l’art, par un phénomène de contraste qui n’est pas sans exemple. Sous la Terreur, on se plaisait à représenter sur la scène d’innocentes bucoliques ; de même, à notre époque scientifique et utilitaire, on voit éclore, dans la littérature et dans l’art sous toutes ses formes, le goût du mystérieux et de l’incompréhensible. Se peut-il rien voir de plus étrange que l’énorme succès du théâtre annamite de l’Exposition de 1889, qui aurait fait, a-t-on dit, pour plus de trois cent mille francs de recettes ? On n’entendait que des cris de bêtes égorgées, des miaulements ressemblant tellement à ceux des chats, qu’on se demandait avec inquiétude, après les avoir entendus, si les chats n’ont pas un langage ; quant à la partie instrumentale, prenez une poulie mal graissée, votre batterie de cuisine, un chien empoisonné et battez un tapis sur le tout, vous en aurez à peu près l’idée.

Mais il était impossible d’y rien comprendre. Les ouvreuses, en femmes intelligentes, vous distribuaient des programmes quelconques, sans rapport avec ce qui se passait sur la scène, qui achevaient de vous égarer ; aussi quel plaisir ?

Savez-vous bien que ce succès jette un jour singulier sur celui du théâtre de Bayreuth ? On sait que la majorité du public y est composée de gens venus de tous les points du globe, ignorant la langue allemande et ne sachant pas une note de musique ; ils ne cherchent pas même à comprendre, et viennent là pour se faire hypnotiser. Est-ce bien la ce que l’auteur avait rêvé ?

Laissons ces naïfs, et occupons-nous des adeptes, des purs. Ceux-ci sont de vrais fanatiques. L’œuvre du maître ne saurait être discutée ; on l’écoute en silence, comme la parole de Dieu tombant du haut de la chaire. Si d’interminables longueurs engendrent un terrible ennui, on ne s’en préoccupe pas plus que de celui qu’exhale le chant monotone des Psaumes, à l’office des vêpres ; si l’on ne peut comprendre certains passages d’une obscurité vraiment impénétrable, on humilie sa raison devant la parole divine, et des commentateurs s’exercent sur ces mystères, comme on l’a fait sur ceux de la Bible ; si certaines sauvageries musicales déchirent l’oreille, on endure patiemment ces beautés cruelles, on reçoit avec joie les souffrances que le Maître nous inflige pour le bien de notre âme. On subit avec reconnaissance les fatigues d’un long pèlerinage…

Renoncement, humilité, abandon de la volonté et de la raison, amour de la souffrance, c’est tout le mysticisme. Les mystiques chrétiens espéraient une compensation dans l’autre vie ; nos néo-mystiques pensent-ils revivre dans un paradis esthétique, où ils pourront adorer le Très-Saint-Drame-Musical en esprit et en vérité ? Ce n’est pas impossible ; rien n’est impossible.

Mais le mysticisme, source des voluptés ineffables, en si grand honneur au moyen âge, a été jugé ; on sait où il mène : à l’étiolement, au nihilisme, au néant. La logique a encore fait des siennes. On nous a tracé le tableau du Drame musical (les mots « Drame lyrique » ne répondent plus aux idées actuelles) tel qu’il devrait être pour atteindre à sa perfection. Un sujet essentiellement symbolique ; pas d’action : les personnage devant être des idées musicales personnifiées, non des êtres vivants et agissants. Et de déduction en déduction, on est arrivé à conclure que le drame idéal est une chimère irréalisable et qu’il ne faut plus écrire pour le théâtre !

Avec de pareilles exagérations, on finirait par faire regretter l’ancien opéra italien. C’était bien pauvre et bien plat, mais c’était au moins un cadre, sculpté et doré avec plus ou moins de goût, dans lequel apparaissaient de temps a autre de merveilleux chanteurs formés à une admirable école. Cela valait, en tout cas, beaucoup mieux que rien. A défaut d’ambroisie, plutôt manger son pain sec que de se laisser mourir de faim.