Portraits et Souvenirs/Franz Liszt

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Société d’édition artistique (p. 15-34).

FRANZ LISZT


On ne saurait croire avec quel éclat, quel prestige magique apparaissait aux jeunes musiciens des premiers temps de l’époque impériale ce nom de Liszt, étrange pour nous autres Français, aigu et sifflant comme une lame d’épée qui fouette l’air, traversé par son z slave comme par le sillon de la foudre. L’artiste et l’homme semblaient appartenir au monde de la légende. Après avoir incarné sur le piano le panache du romantisme, laissé derrière lui la traînée étincelante d’un météore, Liszt avait disparu derrière le rideau de nuages qui cachait alors l’Allemagne, si différente de celle de nos jours, cette Allemagne composée d’un agglomérat de petits royaumes et duchés autonomes, hérissée de châteaux crénelés et conservant jusque dans son écriture gothique l’aspect du moyen âge pour toujours disparu de chez nous, malgré les efforts de restauration des poètes. La plupart des morceaux qu’il avait publiés semblaient inexécutables pour tout autre que lui et l’étaient en effet avec les procédés de la méthode ancienne prescrivant l’immobilité, les coudes au corps, une action limitée aux doigts et à l’avant-bras. On savait qu’à la cour de Weimar, dédaigneux de ses succès antérieurs, il s’occupait à des œuvres de haute composition, rêvant une rénovation de l’art sur laquelle couraient les bruits les plus inquiétants, comme sur tout ce qui marque l’intention d’explorer un monde nouveau, de rompre avec les traditions reçues. D’ailleurs, rien que dans les souvenirs laissés par Liszt à Paris, on trouvait ample matière aux suggestions de toute sorte. Le vrai, quand il s’agissait de lui, n’était plus vraisemblable. On racontait qu’un jour au concert du Conservatoire, après une exécution de la Symphonie pastorale, il avait osé, lui seul, la rejouer après le célèbre orchestre, à la stupéfaction de l’auditoire, stupéfaction bientôt remplacée par un immense enthousiasme ; qu’un autre jour, lassé de la docilité du public, fatigué de voir ce lion, toujours prêt à dévorer qui l’affronte, lui lécher les pieds, il avait voulu l’irriter et s’était donné le luxe d’arriver en retard pour un concert aux Italiens, de visiter dans leur loge les belles dames de sa connaissance, causant et riant avec elles, jusqu’à ce que le lion se mît à gronder et à rugir ; et lui s’étant assis enfin au piano devant le lion furieux, toute fureur s’était calmée, et l’on n’avait plus rien entendu que des rugissements de plaisir et d’amour.

On en racontait bien d’autres, qui n’entreraient pas dans le cadre de cette étude. On n’a que trop parlé, à propos de Liszt, de ses succès féminins, de son goût pour les princesses, de tout le côté en quelque sorte extérieur de sa personnalité ; il est bien temps de s’occuper plus spécialement de son côté sérieux et du rôle considérable que Liszt a joué dans l’art contemporain.

L’influence de Liszt sur les destinées du piano a été immense ; je ne vois à lui comparer que la révolution opérée par Victor Hugo dans le mécanisme de la Langue française. Elle est plus puissante que celle de Paganini dans le monde du violon, parce que ce dernier est resté confiné dans la région de l’inaccessible où lui seul pouvait vivre, tandis que Liszt, parti du même point, a daigné descendre dans les chemins praticables où peut le suivre quiconque veut prendre la peine de travailler sérieusement. Reproduire son jeu sur le piano serait impossible ; comme l’a dit dans son livre étrange l’étonnante Olga Janina, ses doigts n’étaient pas des doigts humains ; mais rien n’est plus facile que de marcher dans la voie qu’il a tracée, et, de fait, tout le monde y marche, qu’on en ait conscience ou non. Le grand développement de la sonorité et les moyens employés pour l’obtenir, qu’il a inventés, sont devenus une condition indispensable et la base même de l’exécution moderne. Ces moyens sont de deux sortes : les uns ayant trait aux procédés matériels de l’exécutant, à une gymnastique spéciale ; les autres, à la façon d’écrire pour le piano que Liszt a complètement transformée. A l’encontre de Beethoven méprisant les fatalités de la physiologie et imposant aux doigts contrariés et surmenés sa volonté tyrannique, Liszt les prend et les exerce dans leur nature de manière à en obtenir, sans les violenter, le maximum d’effet qu’ils sont susceptibles de produire ; aussi sa musique, si effrayante à première vue pour les timides, est-elle en réalité moins difficile qu’elle ne paraît, amenant par le travail un véritable entraînement de l’organisme et le rapide développement du talent. On lui doit encore l’invention de l’écriture musicale pittoresque, grâce à laquelle, par des dispositions ingénieuses et infiniment variées, l’auteur parvient à indiquer le caractère d’un passage et la façon même dont on doit s’y prendre pour l’exécuter ; ces élégants procédés sont aujourd’hui d’un emploi usuel et général.

On lui doit surtout l’introduction aussi complète que possible, dans le domaine du piano, des sonorités et combinaisons orchestrales ; son procédé pour atteindre ce but, — procédé qui n’est pas à la portée de tout le monde, — consiste à substituer, dans la transcription, la traduction libre à la traduction littérale. Ainsi comprise et pratiquée, la transcription devient hautement artistique ; l’adaptation au piano, par Liszt, des Symphonies de Beethoven — par-dessus tout l’adaptation, pour deux pianos, de la neuvième — peut être regardée comme le chef-d’œuvre du genre. Pour être juste et rendre à chacun ce qui lui appartient, il faut reconnaître que la traduction pour piano des Neuf Symphonies avait été antérieurement tentée par Kalkbrenner, à qui elle fait un grand honneur, mais dont elle dépassait les forces ; ce premier essait a très probablement donné naissance au travail colossal de Liszt.

Incarnation incontestée du piano moderne, Liszt a vu, à cause de cela, jeter le discrédit sur sa musique, dédaigneusement traitée de « musique de pianiste ». La même injurieuse qualification pourrait être appliquée à l’œuvre de Robert Schumann, dont le piano est l’âme ; s’il n’a pas été qualifié ainsi, c’est que Schumann, — bien malgré lui, — n’a jamais été un brillant exécutant ; c’est qu’il n’a jamais déserté les hauteurs de l’art « respectable » pour s’amuser à des illustrations pittoresques sur les opéras de tous les pays, alors que Liszt, sans souci du qu’en-dira-t-on, semait à l’aventure, en prodigue, les perles et les diamants de sa débordante imagination. Il y a bien du pédantisme et du préjugé, soit dit en passant, dans le mépris qu’on affecte souvent pour des œuvres telles que la « Fantaisie sur Don Juan » ou le « Caprice sur la Valse de Faust » ; car il y a là plus de talent et de véritable inspiration que dans beaucoup de productions d’apparence sérieuse et prétentieuse nullité, comme on en voit paraître tous les jours. A-t-on réfléchi que la plupart des ouvertures célèbres, par exemple celles de Zampa, d’Euryanthe, de Tannhäuser, ne sont au fond que des fantaisies sur les motifs des opéras qu’elles précèdent ? Si l’on prend la peine d’étudier les Fantaisies de Liszt, on verra à quel point elles diffèrent d’un pot-pourri quelconque, des morceaux où les motifs d’opéra pris au hasard ne sont là que pour servir de canevas à des arabesques, festons et astragales ; on verra comment l’auteur a sur, de n’importe quel os, tirer la moelle, comment son esprit pénétrant a découvert pour le féconder, parmi les vulgarités et les platitudes, le germe artistique le plus caché ; comment, s’il s’attaque à une œuvre supérieure, comme Don Juan, il en éclaire les beautés principales et en donne un commentaire qui aide à les comprendre, à en apprécier pleinement la perfection suprême et l’immortelle modernité. Quand à l’ingéniosité de ses combinaisons pianistiques, elle est prodigieuse et l’admiration de tous ceux qui cultivent le piano lui est acquise ; mais on n’a peutêtre pas assez remarqué, à mon sens, que dans le moindre de ses arrangements la main du compositeur se fait sentir ; le « bout de l’oreille » du grand musicien y apparaît toujours, ne fût-ce qu’un moment.

Pour un tel pianiste, évoquant par le piano l’âme de la musique, la qualification de « pianiste » cesse d’être une injure, et « musique de pianiste » devient synonyme de « musique de musicien ». Qui donc, d’ailleurs, à notre époque, n’a pas subi la puissante influence du piano ? Cette influence a commencé avant le piano lui-même, avec le « Clavecin bien tempéré » de Sébastien Bach. Du jour où le tempérament de l’accord eut amené la synonymie des dièses et des bémols et permis de pratiquer toutes les tonalités, l’esprit du clavier entra dans le monde (l’invention du mécanisme à marteaux, secondaire au point de vue de l’art, n’ayant produit que le développement progressif d’une sonorité inconnue au clavecin et d’immenses ressources matérielles) ; cet esprit est devenu le tyran dévastateur de la musique par la propagation sans limites de l’hérétique en harmonie. De cette hérésie est sorti presque tout l’art moderne : elle a été trop féconde pour qu’il soit permis de la déplorer ; mais ce n’en est pas moins une hérésie destinée à disparaître en un jour probablement fort éloigné, mais fatal, par suite de l’évolution même qui lui a donné naissance. Que restera-t-il alors de l’art actuel ? Peut-être le seul Berlioz, qui n’ayant pas pratiqué le piano avait un éloignement instinctif pour l’enharmonie ; il est en cela l’antipode de Richard Wagner, l’enharmonie faite homme, celui qui a tiré de ce principe les plus extrêmes conséquences. Les critiques, et, à leur suite, le public, n’en mettent pas moins les têtes de Wagner et de Berlioz dans le même bonnet ; cette promiscuité forcée sera l’étonnement des âges futurs.

Sans vouloir s’arrêter trop longtemps aux Fantaisies que Liszt a écrites sur des motifs d’opéras (il y en a toute une bibliothèque), il convient de ne pas passer indifférent devant ses « Illustrations du Prophète », que domine une cime aussi éblouissante qu’inattendue, la « Fantaisie et Fugue pour orgue », sur le choral Ad nos, ad salutarem undam, transition entre les arrangements plus ou moins libres de l’auteur et ses œuvres originales. Cette composition gigantesque, dont l’exécution ne dure pas moins de quarante minutes, a cette originalité que le thème sur lequel elle est construite n’y apparaît pas une seule fois dans son intégrité ; il y circule d’une façon latente, comme la sève dans l’arbre. L’orgue est traité d’une façon inusitée qui augmente singulièrement ses ressources, et l’auteur semble avoir prévu par intuition les récents perfectionnements de l’instrument, comme Mozart dans sa Fantaisie et Sonate en Ut mineur avait deviné le piano moderne. Un orgue colossal, d’un maniement facile, un exécutant rompu à la fois au mécanisme de l’orgue et du piano, sont indispensable à l’exécution de cette œuvre ; ce qui revient à dire que les occasions de l’entendre dans de bonnes conditions sont assez rares.

Les Soirées de Vienne les Rapsodies Hongroises, bien que formées de motifs empruntés, sont de véritables créations où se manifeste le talent le plus raffiné ; les Rapsodies peuvent être considérées comme les illustrations du livre si curieux écrit par Liszt sur la musique des Bohémiens. C’est bien à tort qu’on y verrait seulement des morceaux brillants ; il y a là toute une reconstitution et, si l’on peut dire, une « civilisation » de la musique d’un peuple, du plus haut intérêt artistique. L’auteur n’y a pas visé la difficulté, qui n’existait pas pour lui, mais l’effet pittoresque et la reproduction imagée du bizarre orchestre des Tziganes. Dans ses œuvres pour piano, d’ailleurs, la virtuosité n’est jamais un but, mais un moyen. Faute de se placer à ce point de vue, on prend sa musique au rebours du sens et on la rend méconnaissable.

Chose étrange ! Si l’on met à part la magnifique Sonate, audacieuse et puissante, ce n’est pas dans ses œuvres originales pour le piano que ce grand artiste et ce grand pianiste a mis son génie. Schumann, Chopin le battent aisément sur ce terrain. Les Méditations religieuses, les Années de Pèlerinage contiennent cependant de bien belles ou exquises pages ; mais parfois l’aile se brise à on ne sait quel plafond invisible, l’auteur paraît se consumer en efforts pour atteindre un idéal inaccessible ; de là un malaise qu’on ne saurait définir, une angoisse pénible amenant une insurmontable fatigue. Il faut tirer hors de pair Scherzo et Marche, éblouissante et vertigineuse chasse infernale, dont l’exécution est malheureusement très difficile, et le triomphant Concerto en Mi bémol ; mais ici l’orchestre intervient, le piano ne se suffit plus à lui-même. Tel est aussi le cas de Méphisto-Walzer (nº 1), écrite primitivement pour le piano avec l’arrière-pensée de l’orchestre à qui elle devait revenir plus tard.

Comme chez Cramer et Clémenti, c’est surtout dans les Études (auxquelles l’auteur n’attachait peut-être pas autant d’importance qu’à telle ou telle autre de ses œuvres pour piano), qu’on rencontre le musicien supérieur. L’une d’elles, Mazeppa, n’a pas eu de peine à passer du piano à l’orchestre et à devenir un des Poèmes symphoniques.

Avec ces célèbres Poèmes, si diversement jugés, avec les symphonies Dante et Faust nous voici en présence d’un Lizst tout nouveau, celui de Weimar, le grand, le vrai, que la fumée de l’encens brûlé sur les autels du piano avait voilé trop longtemps. Entrant résolument dans la voie ouverte par Beethoven avec la Symphonie pastorale et si brillamment parcourue par Berlioz, il déserte le culte de la musique pure pour celui de la musique dite « à programme » qui prétend à la peinture de sentiments et de caractères nettement déterminés ; se lançant à corps perdu dans les néologismes harmoniques, il ose ce que personne n’avait osé avant lui, et s’il lui arrive parfois, suivant l’euphémisme curieux d’un de ses amis, de « dépasser les limites du beau », il fait aussi dans ce domaine d’heureuses trouvailles et de brillants découvertes. Il brise le moule de l’antique Symphonie et de la vénérable Ouverture, et proclame le règne de la musique libre de toute discipline, n’en ayant plus d’autre que celle qu’il plaît à l’auteur de créer pour la circonstance où il lui convient de se placer. A la sobriété orchestrale de la symphonie classique, il oppose tout le luxe de l’orchestre moderne, et de même qu’il avait, par des prodiges d’ingéniosité, introduit ce luxe dans le piano, il transporte dans l’orchestre sa virtuosité, créant une orchestration nouvelle d’une richesse inouïe, en profitant des ressources inexplorées qu’une fabrication perfectionnée des instruments et le développement du mécanisme chez les exécutants mettaient à sa disposition. Les procédés de Richard Wagner sont souvent cruels ; ils ne tiennent aucun compte de la fatigue résultant d’efforts surhumains, ils exigent parfois l’impossible, — on s’en tire comme on peut ; — ceux de Liszt n’encourent pas cette critique. Ils demandent à l’orchestre tout ce qu’il peut donner, mais rien de plus.

Liszt, comme Berlioz, fait de l’Expression le but de la musique instrumentale, vouée par la tradition au culte exclusif de la forme et de la beauté impersonnelle. Ce n’est pas qu’il les ait pour cela négligées. Où trouver des formes plus pures que dans la deuxième partie de Faust (Gretchen), dans le « Purgatoire », de Dante, dans Orphée ? Mais c’est par la justesse et l’intensité de l’expression que Liszt est réellement incomparable. Sa musique parle, et pour ne pas entendre son verbe, il faut se boucher les oreilles avec le tampon du parti pris, malheureusement toujours à portée de la main. Elle dit l’indicible.

Peut-être eut-il le tort, — excusable, à mon avis, — de trop croire à son œuvre, de vouloir l’imposer trop vite au monde. Par l’attraction d’un prestige presque magique et d’une séduction que peu d’hommes ont possédée à un pareil degré, il avait groupé autour de lui et fanatisé toute une pléiade de jeunes têtes ardentes qui ne demandaient qu’à partir en guerre contre les antiques formules et à prêcher la bonne parole. Ces écervelés, que n’effrayait aucune exagération, traitaient les Symphonies de Beethoven, à l’exception de la neuvième, de « vieilles bottes éculées », et tout le reste à l’avenant. Ils révoltèrent, au lieu de l’entraîner, la grande masse des musiciens et des critiques.

C’est au plus fort de ces polémiques, alors qu’il bataillait fièrement avec sa petite mais valeureuse armée, que Liszt s’éprit des œuvres de Richard Wagner et fit apparaître sur la scène de Weimar ce triomphant Lohengrin déjà publié et que nul théâtre n’osait risquer. Dans une brochure qui eut un immense retentissement, Tannhäuser et Lohengrin, il se fit le propagateur de la nouvelle doctrine ; il usa de toute son influence pour répandre les œuvres de Wagner et les installer dans les théâtres, jusque-là réfractaires ; au milieu de quelle opposition, au prix de quels efforts, on s’en ferait malaisément une idée. Il est permis de supposer que Liszt, se sentant impuissant, lui seul, à soulever le monde avait rêvé une alliance avec le grand réformateur où chacun aurait eu sa part, l’un régnant sur le théâtre, l’autre sur le concert ; car Wagner affichait la prétention d’écrire des œuvres complexes dont la musique n’était en quelque sorte, que la racine, formant avec la poésie et la représentation scénique un tout indivisible.

Mais Liszt, cœur généreux, toujours prêt, à se dévouer pour une belle cause, avait compté sans l’esprit envahissant de son colossal et dangereux protégé, incapable de partager l’empire du monde, fût-ce avec son meilleur ami. On sait maintenant, depuis la publication de la correspondance entre Liszt et Wagner, de quel côté fut l e dévouement. Le mouvement artistique créé par Liszt fut retourné contre lui, ses œuvres écartées des concerts, au profit de celles de Wagner qui, d’après les théories de l’auteur, spécialement écrites en vue du théâtre, n’en pouvaient sortir sans devenir inintelligibles. Reprenant les arguments de l’école classique, la critique wagnérienne sapa les œuvres de Liszt par la base, en prêchant le dogme de la musique pure, et déclarant hérétique la musique descriptive.

Or, il est évident qu’une des grandes forces de Richard Wagner, un de ses moyens d’action les plus puissants sur le public a été justement le développement de la musique descriptive poussé jusques aux plus extrêmes limites ; il est allé dans cette voie jusqu’au miracle, quand il est parvenu, pendant tout le premier acte du Vaisseau Fantôme, à faire entendre les bruits de la mer sans gêner l’action dramatique. Il a créé tout un monde en ce genre.

Comment se tirer d’une pareille contradiction ? — D’une manière aussi ingénieuse que simple. Oui, a-t-on dit, la musique a le droit d’être descriptive, mais au théâtre seulement.

C’est un misérable sophisme. Au théâtre, bien au contraire grâce à la représentation scénique, aux « bruits de coulisse », la musique pourrait sans inconvénient être exclusivement consacrée à l’expression des sentiments.

Les ouvertures, les fragments, des œuvres de Wagner qu’on exécute au concert, qu’y deviennent-ils donc, sinon de la musique instrumentale descriptive et « à programme ». Qu’est donc le prélude du troisième acte de Tannhäuser, qui prétend raconter tout ce qui se passe dans l’entracte, l’histoire du pèlerinage à Rome et de la malédiction du Pape ? Que signifie la protection dont les wagnériens ont entouré Berlioz, qui n’a pas écrit une note de « musique pure » ?

En voilà assez sur ce sujet. Le spectacle de l’ingratitude et de la mauvaise foi est trop répugnant pour qu’il convienne de s’y arrêter longtemps.

Gravissons plutôt les sommets lumineux de l’œuvre du maître, et laissant de côté, à regret, d’autres productions d’un vif intérêt, des marches, des chœurs, le Prométhée, contemplons les grandes compositions religieuses où il a mis le plus pur de son génie, les Messes, les Psaumes, le Christus, la Légende de Sainte Élisabeth. Dans ces régions sereines le « pianiste » disparaît. Une forte tendance au mysticisme qui se montre de temps à autre dans son œuvre, jusque dans des morceaux pour piano où elle produit quelquefois un étrange effet (comme dans « les jeux d’eau de la villa d’Este » où d’innocentes cascades deviennent à la fin la Fontaine de vie, la source de la grâce avec paroles de l’Écriture à l’appui), trouve ici sa place et son développement. C’est avec un art consommé que Liszt, à l’étonnement de beaucoup de gens, a tiré parti des voix, c’est avec une correction parfaite qu’il a traité la prosodie latine, étudiée à fond. Ce fantaisiste est un impeccable liturgique. Les parfums de l’encens, le chatoiement des vitraux, l’or des ornements sacrés, la splendeur incomparable des cathédrales se reflètent dans ses Messes au sentiment profond et au charme pénétrant. Le Credo de la Messe de Gran, avec sa magnifique ordonnance, ses belles témérités harmoniques et son puissant coloris, son effet dramatique mais nullement théâtral, de ce dramatique spécial propre au Mystère et que peut admettre l’Église, suffirait seul à classer l’auteur au premier rang des grands poètes de la musique. Aveugle qui ne le voit pas !

Dans Christus et Elisabeth, Liszt a créé un genre d’oratorio tout différent du modèle classique, découpé en tableaux variés et indépendants, où le pittoresque tient une large place. Elisabeth a la fraîcheur et la naïveté de la légende qui lui a donné naissance, et l’on se prend à regretter, en l’écoutant, que l’auteur n’ait pas écrit pour la scène ; il y eût apporté sa note personnelle, un grand sentiment dramatique et un respect de la nature et des ressources de la voix humaine trop souvent absents d’œuvres célèbres que tout le monde connaît. Christus, que l’auteur regardait, je crois, comme son œuvre capitale, est d’une dimension exagérée et dépasse un peu les bornes de la patience humaine ; doué de grâce et de charme plutôt que de force et de puissance, Christus paraît à la longue passablement monotone ; mais il est naturellement divisé en tranches séparées, ce qui permet de l’exécuter par fragments sans mutilation.

Vu dans son ensemble, l’œuvre de Liszt apparaît immense, mais inégal. Il y a un choix à faire dans les ouvrages qu’il nous a laissés. De combien de grands génies on en peut dire autant, qui n’en sont pas moins de grands génies ! Attila ne diminue pas Corneille, le Concerto en trio ne diminue pas Beethoven, les Variations sur Ah ! vous dirais-je, maman ne diminuent pas Mozart, le ballet de Rienzi ne diminue pas Richard Wagner. S’il y a dans le bagage de Liszt des œuvres inutiles, du moins n’en est-il pas une seule, fût-ce la plus insignifiante, qui ne porte la marque de sa griffe et l’empreinte de sa personnalité. Son principal défaut est de manquer parfois de mesure, de ne pas s’arrêter à temps, de se perdre en des digressions, des longueurs oiseuses et fatigante ; il en avait conscience et allait au-devant de cette critique en indiquant lui-même des coupures dans ses partitions. Ces coupures suppriment souvent des beautés ; il est possible d’en trouver de meilleures que celles indiquées par l’auteur.

La source mélodique coule abondamment dans ses œuvres, un peu trop même au gré de l’Allemagne et de ceux qui vont prendre le ton chez elle, affectant un véritable mépris pour toute phrase chantante régulièrement développée, et ne se plaisant qu’à la polyphonie, fût-elle lourde, embarrassée, inextricable et maussade ; peu importe, dans un certain monde, que la musique soit dépourvue d’agrément, d’élégance, d’idées même et de véritable écriture, pourvu qu’elle soit compliquée ; c’est un goût comme un autre et cela ne saurait se discuter. Mais la richesse mélodique des œuvres qui nous occupent est complétée par une non moins grande richesse harmonique. Dans son exploration hardie des harmonies nouvelles, Liszt a dépassé de beaucoup tout ce qui avait été fait avant lui ; Wagner lui-même n’a pas atteint l’audace du Prélude de Faust, écrit dans une tonalité inconnue, quoique rien n’y blesse l’oreille et qu’il soit impossible d’en déranger une note.

Liszt a l’inappréciable avantage de caractériser un peuple. Schumann, c’est l’âme allemande ; Chopin, c’est l’âme polonaise ; Liszt, c’est l’âme magyare, faite d’un savoureux mélange de fierté, d’élégance native et d’énergie sauvage. Ces qualités s’incarnaient merveilleusement dans son jeu surnaturel, où se rencontraient les dons les plus divers, ceux même qui semblent s’exclure, comme la correction absolue et la fantaisie la plus échevelée ; paré de sa fierté patricienne, il n’avait jamais l’air d’un monsieur qui joue du piano. Il semblait un apôtre, quand il jouait Saint François de Paule marchant sur les flots, et l’on croyait voir, on voyait réellement l’écume des vague furieuses voltiger autour de sa face impassible et pâle, au regard d’aigle, au profil tranchant. A des sonorités violentes, cuivrées, il faisait succéder des ténuités de rêve ; des passages entiers étaient dits comme entre parenthèses. Le souvenir de l’avoir entendu console de n’être plus jeune ! Sans aller jusqu’à dire, comme M. de Lenz, « celui qui aurait autant de mécanisme que lui en serait par cela même plus éloigné », il est certain que sa technique prodigieuse n’était qu’un des facteurs de son talent. Ce qui faisait en lui le génial exécutant, ce n’était pas seulement ses doigts mais le musicien et le poète qui étaient en lui, son grand cœur et sa belle âme ; c’était surtout l’âme de sa race.

Son grand cœur, il apparaît tout entier dans le livre consacré à Chopin. Où d’autres auraient vu un rival, Liszt n’a voulu voir qu’un ami et s’est efforcé de montrer l’artiste créateur là où le public ne voyait qu’un séduisant virtuose. Il écrivait en français dans un style bizarre et cosmopolite, il prenait partout et jusque dans son imagination les mots dont il avait besoin ; nos modernes symbolistes nous en ont fait voir bien d’autres ! Malgré cela, le livre sur Chopin est des plus remarquables et aide merveilleusement à le comprendre. Je n’y vois à reprendre qu’un jugement un peu sévère sur la Polonaise-Fantaisie, une des dernières œuvres de son auteur. Elle me semble, à moi, si touchante ! Découragement et désillusion, regrets de quitter la vie, pensées religieuses, espérance et confiance en l’immortalité, elle exprime tout cela sous une forme éloquente et captivante. N’est-ce donc rien ?

Peut-être la crainte de paraître partial, en louant toujours, a-t-elle inspiré ce jugement qui m’étonne ; cette crainte me hante aussi quelquefois moi-même, quand je parle de Liszt. On ne s’est pas fait faute de railler ce qu’on a appelé ma faiblesse pour ses œuvres. Lors même que les sentiments d’affection et de reconnaissance qu’il a su m’inspirer viendraient, comme un prisme, s’interposer entre mon regard et son image, je ne verrais rien en cela de profondément regrettable ; mais je ne lui devais rien, je n’avais pas subi sa fascination personnelle, je ne l’avais encore ni vu ni entendu quand je me suis épris à la lecture de ses premiers Poèmes symphoniques, quand ils m’ont indiqué le chemin où je devais rencontrer plus tard la Danse macabre, le Rouet d’Omphale et autres œuvres de même nature ; je suis donc sûr que mon jugement n’est altéré par aucune considération étrangère et j’en prends l’entière responsabilité. Le temps, qui met chaque chose en place, jugera en dernier ressort.