Portraits et Souvenirs/Victor Massé

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Société d’édition artistique (p. 98-101).

VICTOR MASSÉ


Du temps où je naissais à la jeunesse, c’est-à-dire à la vie, où je me réjouissais plusieurs jours à l’avance dans l’espoir de passer une soirée à l’Opéra-Comique, où j’y arrivais, après avoir fait queue pendant deux heures pour étouffer au parterre ou cuire au paradis, trouvant dans cet étouffement et dans cette cuisson des voluptés innomées, de ce temps datent les premiers succès de Massé. On comprendra sans peine quel souvenir j’ai gardé de la Chanteuse voilée, des Noces de Jeannette, de Galathée ! Ah ! l’heureux temps !

On sait ce que l’Opéra-Comique a fait longtemps des pièces en un acte ; une sorte de dépotoir pour se débarrasser des gens, à la fin de chaque année théâtrale. Au temps jadis, il n’en allait pas ainsi. On montait les petits ouvrages avec soin et dans la bonne saison ; s’ils réussissaient, on les faisait vivre et ils comptaient, tout autant qu’une grande pièce, à l’actif de l’auteur ; sinon, ils étaient oubliés et l’auteur recommençait le lendemain.

Aujourd’hui c’est le contraire. Si le petit ouvrage réussit, on l’oublie ; s’il tombe, on s’en souvient.

Victor Massé avait eu la fortune de venir dans un bon moment ; de plus, il a été un musicien très français. C’est un des maîtres en qui se sont fondus le plus complètement, surtout dans ses premiers ouvrages, les éléments divers qui ont concouru à former l’École française. Plus tard, en cherchant à élargir sa manière, l’auteur de Galathée avait un peu battu les buissons.

Est-ce une erreur de mon jugement ? Il me semble qu’en voulant faire grand, il faisait gros. Dans sa jeunesse, il se laissait aller à sa nature, sans arrière-pensée, montrant les plus heureux dons naturels, un sentiment pénétrant, une couleur éclatante, une vitalité prodigieuse, un charme irrésistible.

Croirait-on maintenant, pourrait-on même supposer qu’il fût traité alors de révolutionnaire, de musicien trop avancé ? C’est pourtant la vérité. Il me souvient des lances que j’ai rompues pour Galathée notamment avec les musiciens de l’orchestre du théâtre ; et comme je cherchais a connaître les causes de leur hostilité, je finis par découvrir cette chose affreuse : l’auteur, à mainte page de sa partition, avait divisé les altos ! Il est certain qu’un homme capable de semer la division dans l’honorable corps des altos avait mérité toutes les haines !

Les temps sont bien changés. Massé est classé maintenant dans les « pompiers », avec Gounod, avec Ambroise Thomas, avec tous ceux qui n’ont pas pour les accords faux une passion immodérée, par la volée d’étourneaux qui s’est abattue depuis quelques années sur la critique musicale. Un de ces messieurs comparaît un jour la fraîche et pimpante sonnerie de cloches qui ouvre les Noces de Jeannette avec le solennel carillon de Parsifal ; on devine de quel ton et avec quel dédain. C’est le comble de la balourdise. Cette sonnerie est celle du clocher de Sceaux, que Massé entendait chaque fois qu’il allait à Aulnay chez son ami Jules Barbier ; il l’avait prise sur nature. Agreste, elle ne saurait convenir à une situation solennelle et mystique, et le carillon de Parsifal paraîtrait ridiculement lugubre dans une paysannerie. Mais qu’importe ? Il suffit que le talent de Massé ait été français, et bien français, pour mériter le mépris de certains Français, qui semblent avoir pris pour devise : « Charité bien ordonnée commence par les autres. »

Cette devise, d’ailleurs, n’est pas spéciale à un groupe. Est-ce qu’un admirateur d’Otello n’a pas naguère émis le vœu que Verdi refît Roméo après Gounod ?

Je ne récrimine pas ; je constate simplement, croyant peu aux mauvaises intentions. Les Français qui déversent le mépris sur l’École française, croient probablement bien faire et agir dans l’intérêt de leur pays.

« Je ne blâme pas, disait un jour Royer-Collard à Victor Hugo, ceux qui ont agi autrement que moi. Chacun a sa conscience, et dans les choses politiques il y a beaucoup de manières d’être honnête. On a l’honnêteté qui résulte de la lumière qu’on a. »

Dans les choses artistiques, c’est tout pareil.