Portraits historiques et littéraires/Edward Ellice

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Michel Lévy frères (p. 291-296).

XIII

EDWARD ELLICE

M. Edward Ellice, membre du Parlement, est mort le mois passé dans le nord de l’Écosse, à l’âge de quatre-vingts ans. Il était l’un des plus parfaits modèles du gentleman de la vieille roche, type qui malheureusement disparaît tous les jours. Tous nos hommes politiques l’ont connu et pratiqué, et il avait presque autant d’amis en France qu’en Angleterre. Whig pur-sang et sagement libéral, il disait avec vérité et non sans un certain orgueil qu’il était citoyen du monde. En effet, personne ne fut plus exempt de préjugés et de passions, plus prompt à reconnaître et à louer le bien partout où il le rencontrait. Il entra à la Chambre des communes en 1826, et depuis cette époque il n’a pas cessé de représenter la ville de Coventry, où d’abord il avait été élu. En 1830, lorsque lord Grey, à la famille duquel il était allié, devint premier ministre, M. Ellice fut nommé secrétaire adjoint de la trésorerie, et pendant la lutte passionnée qui eut lieu à l’occasion de la réforme parlementaire, il exerça dans la chambre les fonctions de whipper-in. Ce terme est emprunté au vocabulaire de la chasse : il désigne le veneur chargé de ramener les chiens sur la piste. Par métaphore, on donne le même nom au confident du chef du cabinet (ou du chef de l’opposition) qui veille à l’union intime des membres du parti. Relever le courage des timides, retenir les emportés, apaiser les mécontents, négocier avec les neutres et en faire des alliés, telle est la tâche du whipper-in.

Dans ces temps difficiles où la chambre comptait un grand nombre de membres nouveaux et peu disciplinés, cette tâche ne pouvait échoir à un homme mieux qualifié pour la bien remplir. La loyauté connue de M. Ellice, sa finesse, son tact, sa profonde connaissance des hommes, surtout son remarquable entregent, contribuèrent puissamment au succès du bill de réforme. Il excellait à ménager les amours-propres, à calmer les susceptibilités, à rallier dans un effort commun toutes les fractions du parti libéral. Après la victoire, il résigna ses fonctions à la trésorerie, et sur les instances de ses amis politiques accepta la place de secrétaire d’État du département de la guerre, qu’il occupa jusqu’en 1834 en y laissant les plus honorables souvenirs. Depuis lors, il refusa toujours une place dans le cabinet ou dans la chambre des lords. Dans la chambre des communes, où il continua à siéger, son expérience de la tactique parlementaire lui donnait une influence considérable et une autorité reconnue parmi les membres de son parti. Il parlait rarement, mais il était toujours écouté avec faveur, car, lorsqu’il prenait la parole, c’était d’ordinaire pour proposer quelque moyen pratique de dénouer une question difficile. M. Ellice avait été lié d’amitié avec les hommes les plus illustres de son temps, entre autres avec lord Byron. Ils avaient été ensemble directeurs du théâtre de Drury-Lane. Ce ne fut pas la plus sage action de la vie de M. Ellice, mais il s’était fort amusé en essayant de faire fleurir l’art dramatique. Il y avait perdu beaucoup d’argent, dont il se souciait peu, et avait appris quantité d’anecdotes qu’il racontait de la manière la plus agréable. Dans la société anglaise, où tout le monde a un sobriquet, on l’appelait le Bear, l’ours. Je n’ai jamais su l’origine de ce surnom, qu’il ne répudiait nullement, mais qui contrastait fort avec son caractère enjoué et ses manières gracieuses et polies. Il aimait le monde et y était recherché. Peu d’hommes ont eu au même degré le don de plaire au premier abord ; à quelque personne qu’il s’adressât, à un pair d’Angleterre ou à un paysan, c’était avec un air de cordialité et de bonne humeur auquel il était difficile de résister. Il était particulièrement bien venu auprès des femmes ; il savait leur parler et les écouter. Les mal mariées, les demoiselles avec des inclinations contrariées, savaient qu’elles trouveraient en lui un conseiller indulgent, sensé et d’une discrétion à toute épreuve. Il aimait la jeunesse, excusait les folies des étourdis ; mais il était sévère pour les Catons en herbe et les raillait impitoyablement. On ne pouvait l’accuser d’être laudator temporis acti ; cependant il blâmait la mode du cigare et regrettait le temps des causeries d’hommes à table après le dessert et le départ des dames. C’était là, disait-il, qu’il avait appris tout ce qu’il savait. M. Ellice savait beaucoup, car toujours il avait dîné en bonne compagnie.

Tous les ans il passait quelques semaines en France et s’informait curieusement de toutes les nouveautés. Il allait l’été au fond de l’Écosse s’établir dans une coquette petite maison au bord d’un beau lac, entourée de hautes montagnes, sur lesquelles, au moyen d’une lunette, on voit errer des troupeaux de cerfs sauvages. Là il réunissait les hommes les plus distingués dans la politique, les sciences et les arts. Beaucoup d’étrangers y étaient invités. Les femmes à la mode, les beaux esprits de Londres, tenaient à honneur de passer quelques jours dans le cottage de Glenquoich. On était prévenu qu’on allait au désert et qu’on y serait logé à l’étroit, comme à bord d’un vaisseau. C’était bien le désert en effet, mais le désert le plus pittoresque, et pourvu de toutes les recherches d’un luxe de bon goût et d’un cuisinier français. Ce qui valait encore mieux, c’est l’accueil charmant qu’on y trouvait, c’est un savoir-vivre parfait qui, laissant à chacun liberté entière, établissait en peu de temps une douce intimité entre tous les hôtes de Glenquoich. M. Ellice faisait le plus noble usage de sa fortune. Il était toujours prêt à venir en aide à un ancien ami tombé dans le malheur, à encourager le mérite encore obscur, à soulager les infortunes imméritées. On ne saura jamais tous les bienfaits qu’il a répandus avec la plus noble délicatesse. Honoré, aimé de tous, il était parvenu à l’âge de quatre-vingts ans sans aucune infirmité, sauf quelques attaques de goutte. Il disait souvent qu’il avait été toujours heureux. Il n’ajoutait pas qu’il avait toujours mérité de l’être. On peut appliquer à M. Ellice ce que M. Mignet a dit de Franklin : « Sa vie constamment heureuse est la plus belle justification de la Providence. »

Octobre 1863.