Portraits historiques et littéraires/Ivan Tourguénef

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Michel Lévy frères (p. 339-357).

XV

IVAN TOURGUÉNEF

Le nom de M. I. Tourguénef est aujourd’hui populaire en France ; chacun de ses ouvrages est attendu avec la même impatience et lu avec le même plaisir à Paris et à Saint-Pétersbourg. On le cite comme un des chefs de l’école réaliste. Que ce soit une critique ou un éloge, je crois qu’il n’appartient à aucune école ; il suit ses propres inspirations. Comme tous les bons romanciers, il s’est attaché à l’étude du cœur humain, mine inépuisable, bien que depuis si longtemps exploitée. Observateur fin, exact, parfois jusqu’à la minutie, il compose ses personnages en peintre et en poëte tout à la fois. Leurs passions et les traits de leur visage lui sont également familiers. Il sait leurs habitudes, leurs gestes ; il les écoute parler et sténographie leur conversation. Tel est l’art avec lequel il fabrique de toutes pièces un ensemble physique et moral, que le lecteur voit un portrait à la place d’un tableau de fantaisie. Grâce la faculté de condenser, en quelque sorte, ses observations et de leur donner une forme précise, M. I. Tourguénef ne nous choque pas plus que la nature, lorsqu’il nous présente quelque cas extraordinaire et anormal. Dans son roman de Pères et Enfants, il nous montre une jeune fille qui a de grandes mains et de petits pieds. Dans la structure humaine, il y a d’ordinaire une certaine harmonie entre les extrémités, mais les exceptions sont moins rares dans la nature que dans les romans. Pourquoi cette gentille Mlle  Katia a-t-elle de grandes mains ? L’auteur l’a vue ainsi, et, par amour pour la vérité, il a eu l’indiscrétion de nous le dire. Pourquoi Hamlet est-il gros et manque-t-il d’haleine ? Faut-il croire, avec un ingénieux professeur allemand, que Hamlet, étant incertain dans ses résolutions, ne pouvait avoir qu’un tempérament lymphatique, ergo une disposition à l’embonpoint ? Mais Shakspeare n’avait pas lu Cabanis, et j’aimerais mieux supposer qu’en représentant ainsi le prince de Danemark, il pensait à l’acteur qui devait en jouer le rôle, s’il ne me semblait encore plus probable que le poëte avait devant lui un fantôme de son imagination, qui se dessinait « aux yeux de l’esprit (in the mind’s eye) » nettement et d’une manière complète. Des souvenirs, des associations d’idées dont on ne peut se rendre compte, obsèdent involontairement celui qui a l’habitude d’étudier la nature. Dans ses fictions, il embrasse d’un seul coup d’œil une foule de détails unis par quelque lien mystérieux, qu’il sent, mais qu’il ne pourrait peut-être pas expliquer. Remarquons encore que la ressemblance, que la vie dans un portrait tient souvent à un détail. Je me souviens d’avoir entendu professer cette théorie à sir Thomas Lawrence, assurément un des plus grands peintres de portraits de ce siècle. Il disait : « Choisissez un trait dans la figure de votre modèle ; copiez-le fidèlement, servilement même ; vous pouvez ensuite embellir tous les autres. Vous aurez fait un portrait ressemblant et le modèle sera satisfait. »

Peintre de la plus belle aristocratie de l’Europe, Lawrence avait grand soin de choisir le trait à copier servilement. M. I. Tourguénef n’est pas plus courtisan qu’un photographe, et n’a aucune de ces faiblesses ordinaires aux romanciers pour les enfants de leur imagination. C’est avec leurs défauts qu’il les produit, voire avec leurs ridicules, laissant à son lecteur la tâche de faire la somme du bien et du mal et de conclure en conséquence. Encore moins cherche-t-il à nous offrir ses personnages comme les types d’une certaine passion ou comme les représentants d’une certaine idée, selon une pratique usitée de tout temps. Avec ses procédés d’analyse si délicats, il ne voit pas de types généraux ; il ne connaît que des individualités. En effet, existe-t-il dans la nature un homme n’ayant qu’une passion, suivant sans biaiser la même idée ? Il serait assurément bien plus redoutable que l’homme d’un seul livre que craignait Térence.

Cette impartialité, cet amour du vrai, qui est le trait éminent du talent de M. Tourguénef, ne l’abandonne jamais. Aujourd’hui, en composant un roman dont les personnages sont nos contemporains, il est difficile de ne pas être amené à traiter quelques-unes de ces grandes questions qui agitent nos sociétés modernes, ou tout au moins à laisser voir son opinion sur les révolutions qui s’opèrent dans les mœurs. Pourtant on ne saurait dire si M. Tourguénef regrette la société du temps d’Alexandre Ier ou s’il lui préfère celle d’Alexandre II. Dans son roman de Pères et Enfants, il s’est attiré la colère des jeunes gens et des vieillards ; les uns et les autres se sont prétendus calomniés. Il n’a été qu’impartial, et c’est ce que les partis ne pardonnent guère. J’ajouterai qu’il faut se garder de prendre Bazarof pour le représentant de la jeunesse progressiste, ou Paul Kirsanof comme le parfait modèle de l’ancien régime. Ce sont deux figures que nous avons vues quelque part. Ils existent sans doute, mais ce ne sont pas des personnifications de la jeunesse ni de la vieillesse de ce siècle. Il serait bien à désirer que tous les jeunes gens eussent autant d’esprit que Bazarof, et tous les vieillards des sentiments aussi nobles que Paul Kirsanof.

M. Tourguénef bannit de ses ouvrages les grands crimes, et il ne faut pas y chercher des scènes de tragédie. Il y a peu d’événements dans ses romans. Rien de plus simple que leur fable, rien qui ressemble plus à la vie ordinaire, et c’est là encore une des conséquences de son amour du vrai. Les progrès de la civilisation tendent à faire disparaître la violence de notre société moderne, mais ils n’ont pu changer les passions que recèle le cœur humain. La forme qu’elles prennent est adoucie, ou, si l’on veut, usée, comme une monnaie qui circule depuis longtemps. Dans le monde, voire dans le demi-monde, on ne voit plus guère de Macbeth ni d’Othello ; pourtant il y a toujours des ambitieux et des jaloux, et les tortures qu’éprouve Othello avant d’étrangler Desdemone, tel bourgeois de Paris les a endurées avant de demander une séparation de corps. J’ai connu un commis qui n’a pas vu sans doute dans une hallucination diabolique « un poignard dont le manche s’offrait à sa main, » mais il avait sans cesse sous les yeux un fauteuil de chef de bureau à clous dorés, et ce fauteuil l’a poussé à calomnier son supérieur pour obtenir sa place. C’est dans « ces drames intimes » comme on dit aujourd’hui, que se complaît et excelle le talent de M. Tourguénef.

Son premier ouvrage, les Souvenirs d’un Chasseur, suite de nouvelles ou plutôt de petites esquisses pleines d’originalité, a été pour nous comme une révélation des mœurs russes, et nous a donné tout d’abord la mesure du talent de leur auteur. Je ne crois pas exagérer en disant que ce livre a eu sa part d’influence et sa part considérable dans la grande mesure qui a illustré le règne d’Alexandre II, l’affranchissement des serfs. Ce n’est pas un plaidoyer véhément comme celui de mistriss Beecher Stowe en faveur des nègres, et le paysan russe de M. Tourguénef n’est pas un portrait de fantaisie comme l’oncle Tom. Le moujik n’est pas flatté, et l’auteur nous le montre avec ses mauvais instincts, aussi bien qu’avec les qualités qui le distinguent. Le paysan russe est un mélange singulier de bonhomie et de ruse, d’entêtement et d’obéissance, d’humilité et de confiance en lui-même. La patience et la résignation sont ses principales vertus, le mensonge et la fourberie ses vices dominants, soit qu’il les tienne de la nature, soit que l’esclavage les lui ait donnés. De même que John Bull est la personnification du plébéien anglais, le paysan russe a son représentant imaginaire dans ses légendes nationales.

C’est un certain Élie de Mourom, grand mangeur, rude buveur, qui rappelle notre frère Jean des Entomeures, une sorte d’hercule bouffon. Malheur à qui fait lever le poing d’Élie de Mourom ! Il y a encore ce proverbe en Russie, que je n’ose traduire littéralement : « Le paysan ne vaut pas une claque, mais il mangera Dieu. » Ces gens si résignés sentent pourtant leur force, et quelquefois ils l’ont montrée. Ce sont les serfs qui donnèrent une couronne à l’aventurier qui prit le nom de Démétrius au commencement du xviie siècle ; ce sont eux qui mirent l’empire en danger, sous le commandement de Stenka-Razine, en 1670, et un siècle plus tard, sous celui de Pougatchef. Selon la tradition populaire, Stenka-Razine n’est pas mort. Ce grand et féroce vengeur des esclaves opprimés s’est sauvé de prison, grâce au diable qui était son compère, et il vit au delà de la mer bleue. Pour un moujik, rien n’est plus loin que cette mer-là. En 1773, Stenka-Razine a reparu ; cette fois, il se faisait appeler Pougatchef. On a prétendu que Pougatchef avait été roué vif ; point, il est retourné à la mer bleue, où il vit toujours, attendant que la masse des iniquités ait lassé la colère divine. Lorsqu’on en sera venu à ce point d’immoralité, qu’on mettra du suif au lieu de cire dans les cierges d’église, alors Stenka-Razine s’incarnera une dernière fois et on en verra de belles ! Voilà les légendes du moujik. Ce géant résigné, mais ayant la conscience de sa force, sera-t-il désarmé par l’émancipation ? Nous l’espérons et tout porte à le croire.

Il fallait tout l’art et tout le tact qu’apporte M. Tourguénef dans ses compositions, pour parler du servage en Russie sans emboucher la trompette révolutionnaire ni tomber dans des exagérations dont le résultat serait de dégoûter le lecteur au lieu de le convaincre. Après lui, une femme de beaucoup de talent, qui a pris le pseudonyme des Vovtchko (le louveteau), a écrit quelques nouvelles sur des sujets du même genre, dans le dialecte de l’Ukraine. Je ne les connais que par une traduction russe qu’en a donnée M. Tourguénef. Les couleurs sont tellement sombres, que le tableau est repoussant. Il peut être vrai, je le crains, mais on aime à le croire faux, et il excite encore plus l’horreur que la pitié. En parlant de quelque situation terrible, on dit en Corse : « Si vuol la scaglia. » Cela demande la pierre à fusil. Tel est le sentiment qu’on éprouve en lisant la première nouvelle de ce recueil, la Fille du Cosaque. La manière de M. Tourguénef est bien différente. Sa modération, son impartialité, le soin qu’il a de céler ses propres convictions, comme un juge qui résume les débats, donnent à ses récits une puissance que la plus éloquente déclamation n’atteindra jamais. Empreints d’une poésie douce et triste, ils laissent une impression plus durable que l’indignation soulevée par les nouvelles de Vovtchko.

On sait que tous les peintres qui ont excellé à représenter la figure humaine ont été de grands paysagistes, lorsqu’ils ont voulu l’être, et on ne s’étonnera pas de trouver chez M. Tourguénef, profond scrutateur du cœur humain, le talent d’observer et de décrire les sites et les effets de la nature. Toujours exact et simple, il s’élève souvent à la poésie, sans paraître la chercher, par la vivacité de ses impressions et l’art avec lequel il met en relief les traits caractéristiques de ses descriptions. Et ce n’est pas seulement la nature de son pays qu’il nous fait sentir et comprendre ; en lisant sa nouvelle intitulée Apparitions, il est impossible de ne pas admirer la variété et la vérité de ces paysages si différents. Quiconque, d’un site élevé, a contemplé la nuit la campagne de Rome, se rappellera ces flaques d’eau de toutes formes se dessinant en clair sur un fond d’herbes noires et réfléchissant un ciel lumineux. M. Tourguénef les compare aux fragments d’un miroir cassé dispersés sur un parquet. Assurément on pourrait trouver une comparaison plus noble, mais je doute qu’on pût offrir une image aussi exacte. Et dans la même nouvelle, cette nuit d’été à Saint-Pétersbourg, qu’il appelle un jour malade, n’est-ce pas un de ces traits qu’on n’oublie pas, parce qu’ils donnent une idée juste et vraie, exprimée de la manière la plus nette et la plus énergique ? Au reste, toute cette brillante fantaisie des Apparitions n’est qu’une sorte de cadre pour une suite de paysages, tous variés et tous merveilleusement peints.

Il est impossible, je crois, de rendre en français le charme de ces descriptions à la fois si simples et si pittoresques, car la concision et la richesse de la langue russe défient les plus habiles traducteurs. Traduttore, traditore, disent avec raison les Italiens. Plus que personne, M. Tourguénef a eu lieu de se plaindre de ceux qui ont essayé de nous faire connaître ses ouvrages. Un d’eux, à qui d’ailleurs revient le mérite d’avoir le premier publié à Paris les Récits d’un Chasseur, obligea l’auteur à réclamer contre maint contre-sens. Par exemple, M. Tourguénef crut devoir nous avertir qu’il ne nourrissait pas ses chiens avec des ortolans, comme son traducteur le donnait à entendre, ayant pris le mot russe qui signifie pâtée, pour le nom d’un oiseau inconnu en Russie et cher à tous les gourmands. Pourquoi, dira-t-on, M. Tourguénef, sachant si bien notre langue, ne revoit-il pas lui-même les épreuves de ses traducteurs ? C’est bien ce qu’il fait, mais savez-vous ce qui arrive ? Il est mécontent d’une expression et demande un changement ; il indique à la marge que l’on fasse attention. Il s’agit d’un mot familier, vulgaire, d’une injure qu’un des personnages du roman de Fumée adresse à son ancien camarade : Harpagon, limace !… Puis vient un mot russe qui me semble correspondre à perruque, qualification que dans ma jeunesse nous donnions volontiers à nos aînés. À ce mot, traduit je ne sais comment, l’auteur avait ajouté N. B. pour qu’on eût égard à son observation. Sur quoi on a imprimé : Harpagon, limace, Nota bene ! Un de mes amis, que la moindre faute d’impression mettait au supplice, se consolait cependant, dès qu’il avait corrigé à l’encre son propre exemplaire. Nous ne pouvons que conseiller à M. Tourguénef d’imiter cet exemple à l’occasion.

Je ne suis pas de ceux qui jugent du mérite d’un ouvrage par le nombre des volumes. Pour moi l’artiste qui a gravé certaines médailles grecques est l’égal de celui qui a sculpté un colosse ; cependant il y a un préjugé, et jusqu’à un certain point je le partage, en faveur des œuvres de longue haleine. Comment ne pas tenir compte à un auteur des difficultés qu’entraîne un travail considérable, de son audace à l’entreprendre, de sa constance à l’exécuter ? Si Homère avait composé sur des sujets différents vingt-quatre petits poëmes égaux chacun à un chant de l’Iliade, serait-il toujours le prince des poëtes ? Pourtant on est en général très-exigeant pour une composition de médiocre étendue, tandis qu’Horace permet de s’endormir un peu au milieu d’un long ouvrage. Au contraire, il faut que tous les vers d’un sonnet soient excellents… À tout prendre, je crois que le danger d’un sujet trop resserré consiste dans le soin trop minutieux qu’on apporte toujours, peut-être fatalement, à un semblable travail. Involontairement on est entraîné à traiter maint détail de médiocre importance avec trop de recherche, et à racheter par la finesse de l’exécution le manque d’ampleur dans la donnée choisie. On risque alors de ne plus voir la nature que par ses petits côtés, et on manque le but de l’art, comme ces peintres qui, dans leurs tableaux, rendent les accessoires avec tant de perfection, que l’attention du spectateur s’y porte et néglige les figures principales.

J’essayais de montrer, il y a quelque temps[1], comment la richesse admirable de la langue russe était un écueil pour les écrivains qui la manient, et cet écueil, M. Tourguénef ne l’a pas toujours évité. Parfois il se complaît trop dans des descriptions, très-vraies sans doute, mais qui pourraient être abrégées, il aime et il excelle à noter des nuances délicates, et dans ce travail, dont je ne méconnais ni le mérite ni les difficultés, il s’expose à laisser s’allanguir une action intéressante. Des acteurs, et de très-grands acteurs, ont souvent le défaut de s’occuper trop des mots de leur rôle et pas assez de son caractère général. On appelle cela marquer des intentions, je crois, et cela ne manque pas de plaire au public qui apprécie facilement le talent de l’acteur à varier les inflexions de sa voix. En marquant ainsi des intentions, je crains qu’on ne fausse celles de l’auteur et qu’on ne lui attribue des traits auxquels il n’avait pas pensé. Dans les imprécations de Camille, Mlle  Rachel donnait un sens ironique au dernier hémistiche de ce vers :

Saper tes fondements encor mal assurés.

Elle le soulignait pour ainsi dire par un merveilleux changement d’intonation ; mais Corneille l’eût-il approuvée ? Quiconque a entendu les paroles arrachées par la passion, a pu remarquer qu’elles sortent rapidement et avec une violence qui ne permet guère les transitions délicates. Je conçois les imprécations de Camille comme une suite de cris rapidement articulés, et j’oserai le dire, monotones.

Il me semble que les qualités éminentes du talent de M. Tourguénef devraient lui assurer de grands succès au théâtre. Les erreurs que je me permets de relever chez le romancier, c’est-à-dire un peu trop de lenteur dans le développement de l’intrigue et l’exubérance des détails, disparaîtraient nécessairement à la scène, où l’auteur ne peut commenter ni les mouvements ni les discours de ses personnages. Et en effet les deux ou trois drames qu’a publiés M. Tourguénef, avec autant de vie et de naturel que ses romans, ne laissent point de prise aux critiques que je viens d’indiquer. J’ignore si ces ouvrages ont été représentés, je pencherais à croire qu’ils ont été faits plutôt pour la lecture que pour la scène ; je dis la scène de nos jours, qui ne se contente pas du développement des caractères et des passions, comme au temps de Molière par exemple, mais à qui il faut du mouvement et une intrigue compliquée.

Au reste, les reproches que j’adressais à M. Tourguénef tombent, je me hâte de le dire, plutôt sur ses premières productions que sur ses derniers ouvrages. Le charmant roman de Fumée a une marche rapide et tout à fait conforme au précepte d’Horace. Là les détails heureusement choisis servent au développement des caractères et préparent les situations dramatiques. Pour faire comprendre Irène, il fallait étudier minutieusement et pour ainsi dire ne perdre ni un de ses gestes ni un de ses regards. C’est une de ces créatures diaboliques dont la coquetterie est d’autant plus dangereuse qu’elle est susceptible de passion ; mais chez elle la passion est un feu follet qui s’éteint subitement après avoir allumé un incendie. Elle aime, — Don Juan aussi était toujours amoureux — mais elle aime à sa manière. L’orgueil, le goût de l’aventure, la curiosité, surtout le besoin de dominer et d’exercer son pouvoir, voilà ce qu’elle prend pour de l’amour. Une fort belle personne, qui fit jadis les délices de la scène, un peu bête et très-franche, disait : « Que je suis malheureuse ! Je n’aime pas plutôt quelqu’un que j’en préfère un autre ! » Irène a de l’esprit, elle est grande dame, elle s’indignerait d’être comparée à cette personne, mais la pauvre actrice aimait tout le monde ; au fond, Irène n’aime qu’elle-même. Litvinof, son amant, la connaît bien et n’est pas sa dupe. Il a mesuré le précipice où elle va l’entraîner ; il y marche, plein de remords et d’effroi. Il est fasciné. Cette situation est traitée par l’auteur avec une vérité poignante.

À côté de Litvinof, est un autre amant malheureux d’Irène, ce qu’en Italie on appelle un patito. C’est un homme de cœur, plein de bon sens et d’intelligence, mais dompté par la passion, un Alceste édifié sur le compte de Célimène, sans espoir, sans illusion, et si bien maté par elle qu’elle le charge de ses commissions auprès de son rival préféré. Ce caractère, mélange de bonhomie et d’ironie triste, est de l’effet le plus original ; et qu’on ne dise pas que Potoughine a trop d’esprit pour le rôle qu’il joue ; il aime Irène, il n’y a pas d’humiliation qu’il n’accepte pour qu’elle lui permette de vivre auprès d’elle. Il est payé de tout ce qu’il a souffert lorsqu’elle daigne lui montrer qu’elle croit à son aveugle dévouement.

J’ai déjà parlé du talent de M. Tourguénef à donner une individualité aux personnages de son invention. Après avoir lu Fumée, on croit avoir vu Irène et on la reconnaîtrait dans un salon. Si je suis bien informé, l’aristocratie de Saint-Pétersbourg a montré une grande indignation, à l’apparition du roman, et a voulu y trouver un portrait satirique d’autant plus coupable que la ressemblance était plus parfaite. Chaque coterie, il est vrai, avait son original. Quelle horreur ! disait un bas-bleu dans un salon de la Perspective Newski, calomnier ainsi la princesse A… ! Plus loin on reprochait à M. Tourguénef d’avoir travesti la comtesse B. Ailleurs on s’apitoyait sur la princesse C., dénigrée indignement. Des personnes charitables ont trouvé des modèles d’Irène pour toutes les lettres de l’alphabet. En réalité, M. Tourguénef n’a fait ni un portrait ni une satire. Est-ce sa faute si, prenant ses traits dans la nature, il s’en rencontre dont on peut reconnaître les originaux ? Quoique personne ne saisisse et ne représente avec plus de vivacité les travers, les vices, les ridicules de son époque, on ne peut dire que M. Tourguénef fasse des satires. Il ne sent pas ce plaisir malicieux qu’ont certains critiques à surprendre les faiblesses et les platitudes humaines. Le soin que ces messieurs mettent à signaler les vilains côtés du monde où nous vivons, il le porte à rechercher le bien partout où il se cache. Sans parti pris, sans affecter une philanthropie banale, il est le défenseur des faibles et des déshérités. Jusque dans les natures les plus dégradées, il aime à découvrir quelque trait qui les relève. Il me rappelle souvent Shakspeare. Il a son amour de la vérité ; comme le poëte anglais, il sait créer des figures d’une étonnante réalité ; mais, malgré l’art avec lequel l’auteur se dissimule sous les personnages de son invention, on devine pourtant son caractère, et ce n’est peut-être pas son moindre titre à notre sympathie.

Mai 1868.
  1. Voir l’étude sur Alexandre Pouchkine, page 297.