Portraits historiques et littéraires/Victor Jacquemont

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Michel Lévy frères (p. 55-76).

II

VICTOR JACQUEMONT

I
À M. le Directeur de la Revue de Paris.
Mai 1833.

Monsieur,

Vous m’avez demandé quelques détails sur la trop courte carrière de mon ami Victor Jacquemont, qui vient de périr si malheureusement dans l’Inde, presque au terme du périlleux voyage qu’il avait entrepris. Sa famille va faire imprimer sa correspondance ; mais, en attendant la publication de cet ouvrage, qui ne peut manquer d’exciter un puissant intérêt, je vais chercher à vous donner une idée du voyage de Jacquemont, et des difficultés sans nombre qu’il a surmontées.

En 1828 il fut attaché au Jardin-des-Plantes en qualité de voyageur naturaliste, et chargé d’une mission dont le but était de recueillir, pour cet établissement, des objets d’histoire naturelle, et particulièrement de former des collections relatives à la géologie et à la botanique.

S’il n’eût été qu’à Delhi, ou même à Calcutta, et qu’il se fût occupé dans ces villes anglaises à rassembler des documents scientifiques, Jacquemont aurait déjà rendu un immense service à la science, mais il voulait faire plus ; c’est vers le nord de l’Inde que ses projets de voyage étaient dirigés. Les difficultés d’une expédition semblable avaient découragé les voyageurs les plus entreprenants, mais il sentait en lui cette persévérance et ce courage auquel tous les obstacles doivent céder.

L’Inde est encore peu connue ; bien que les Européens y possèdent depuis longtemps des établissements considérables, on n’a que des renseignements incomplets sur l’histoire naturelle de cette vaste contrée, et seulement sur la partie occupée par les Anglais. On peut dire que le nord est tout à fait inconnu aux savants. Quelques voyageurs, la plupart des militaires au service de la Compagnie, se sont avancés, il est vrai, dans différentes directions au nord des possessions anglaises, mais leurs expéditions ont été sans résultats pour les sciences par suite du défaut de connaissances des voyageurs, et surtout par la brièveté forcée de leurs excursions.

Les domaines de la Compagnie sont bornés au nord par l’empire chinois, dont l’entrée est interdite à tout étranger, et au nord-ouest par le Pendjab. Les montagnes de l’Himmalaya, qui séparent le Thibet et la Tartarie de l’Inde, et qui s’étendent jusque dans le Pendjab, sont habitées par des hordes barbares, en état de guerre perpétuelle contre leurs voisins. Là, tout homme entreprenant qui peut réunir autour de lui une centaine de bandits ne reconnaît plus de maître, et peut, comme Attila, se nommer l’ennemi des hommes.

C’est la structure de ces montagnes et leurs productions que Jacquemont voulait étudier. Lorsqu’il partit, les uns lui annonçaient qu’il serait obligé de renoncer à son grand projet ; d’autres lui donnaient des conseils sur la manière de l’exécuter. Voici comment, parvenu dans ces lieux réputés inaccessibles, Jacquemont s’exprimait sur son entreprise :

« Il serait absolument impossible à un Européen de mon métier de voyager en ce pays à d’autres conditions que celles auxquelles j’y suis venu. Je me souviens de certains conseils qui me furent donnés avec bienveillance, par des gens qui avaient vu un petit coin de l’Orient ; rien n’était plus facile, suivant eux, que de traverser avec un lourd bagage toute l’Asie. On se mêle aux caravanes de marchands, etc., etc. Tout cela est du roman. Les marchands vont, il est vrai, à peu près partout (toutefois de Cachemyre à Téhéran, et même à Masched, ils vont par Lahore, Delhi, Bombay, Bouschir, Shiraz, etc., sans passer, et pour cause, par le Caboulistan). Si les petits princes orientaux ne les volent qu’avec ménagement, c’est qu’ils sont de revue ; si on leur laisse quelques-uns des profits de leur commerce, c’est qu’ils sont, pour les chefs sur le territoire desquels ils passent, comme la poule aux œufs d’or de l’avare : il y en a peu d’assez fous pour la tuer. Mais celui qui passe et ne doit pas repasser est dépouillé de sa dernière guenille. Les voyageurs européens n’ont pas, comme de raison, de privilége à réclamer.

» La justice, dans celui qui a la force d’être injuste, passe pour un miracle dans ce pays. Dans toute la vice-royauté de Cachemyre, il n’y a aucune espèce de tribunal pour accorder avec une sorte d’équité les querelles privées ; mais, depuis un mois, il m’est venu plusieurs fois, et de loin, des gens qui voulaient m’avoir pour arbitre. On parle de mon adaoloutte (justice), et cela me plaît infiniment. »

Jacquemont écrivait cette lettre dans les montagnes de Cachemyre, où il était parvenu après d’incroyables fatigues. Parti de France au milieu de l’année 1828, il s’était d’abord rendu à Calcutta, où il avait été parfaitement accueilli par le gouverneur général, lord William Bentinck, dont la puissante amitié lui fut souvent utile. Il avait séjourné à Calcutta le temps nécessaire pour se perfectionner dans les langues persane et hindoustani, sans lesquelles il lui eût été impossible de tirer aucun fruit de son voyage, enfin pour recueillir tous les renseignements indispensables sur les mœurs et les usages des pays qu’il allait traverser. Il se dirigea ensuite vers Delhi, d’où il partit pour le haut Himmalaya et le Thibet. Cette exploration ne peut manquer d’avoir les résultats les plus avantageux pour les sciences. La formation géologique de l’Himmalaya était un problème dont la solution paraissait devoir être ajournée jusqu’à une époque fort éloignée. Les collections recueillies sur ces montagnes par Jacquemont vont faire cesser bien des incertitudes, et détruiront sans doute bien des hypothèses. Combien il est à regretter qu’il ne puisse publier lui-même le résultat de ses immenses travaux !

Après avoir pénétré à quelques journées dans les possessions chinoises, Jacquemont revint à Delhi pour y mettre en ordre ses collections, et en repartir bientôt pour entrer dans le Pendjab. Rundjet-Singh, roi de ce pays, le seul prince indien dont les Anglais n’aient point envahi les États, ou qu’ils n’aient pas forcé d’accepter leur protection, reçut Jacquemont comme Charlemagne pouvait accueillir les savants envoyés par le calife Haroûn-Al-Raschid. Rundjet-Singh parut oublier, à l’égard de Jacquemont, la défiance soupçonneuse des Orientaux ; il le traita avec la plus grande distinction, lui fit de riches présents et lui fournit tous les moyens de parcourir ses États avec autant de sécurité qu’il est possible dans une contrée habitée par un grand nombre de petits princes qui contestent l’autorité du souverain nominal.

Après un long séjour à Lahore et à Cachemyre, et après plusieurs longues excursions dans les montagnes et dans les vallées de ce royaume, Jacquemont rentra dans les possessions de la Compagnie. Il s’arrêta d’abord à Poonah, où il fut quelque temps malade ; il se rétablit pourtant assez pour continuer son voyage ; mais sa santé se ressentait des fatigues extraordinaires qu’il avait endurées. Le changement subit de climat avait développé en lui les germes de la maladie de foie si funeste pour les Européens. Déjà les forces de son corps étaient épuisées, et il n’était plus soutenu que par l’énergie extraordinaire de son âme.

En quittant Poonah, il voulut voir l’île de Salsette ; la chaleur dévorante et les miasmes pestilentiels de ses forêts achevèrent de ruiner sa constitution. Il s’aperçut, mais trop tard, que le coup fatal était porté. Il arriva à Bombay à la fin d’octobre 1832 ; le lendemain de son arrivée il fut obligé de s’aliter. Alors, avec son sang-froid ordinaire il se prépara à la mort. Son premier soin fut de pourvoir à la conservation de ses collections et de ses manuscrits ; il fit ensuite ses adieux à sa famille dans une lettre où il paraît oublier ses souffrances pour consoler ceux que sa mort allait plonger dans la désolation. Enfin, après trente jours de maladie, il succomba à Bombay, à l’âge de trente et un ans, le 7 décembre 1832. Pendant toute la durée de sa maladie, il reçut les soins les plus touchants de plusieurs Anglais qui ne le connaissaient que de réputation, et qui cependant furent pour lui comme d’anciens amis.

Jamais homme ne fut plus propre que Jacquemont à remplir la périlleuse mission dont il était chargé ; ses connaissances nombreuses et variées, son goût pour le travail, son amour pour la science, surtout sa présence d’esprit dans les circonstances les plus difficiles, ces qualités nécessaires dans un voyageur, il les possédait toutes. Le courage était chez lui comme instinctif ; il n’avait point de vaine témérité, mais il admettait à peine l’existence des dangers.

C’est qu’il n’en avait jamais rencontré qui pussent jeter du trouble dans son âme.

Je n’essaierai pas de vous faire connaître Victor Jacquemont. Rigide pour lui-même et plein d’indulgence pour les autres, malgré un tact exquis pour découvrir le ridicule, il me représentait le philosophe stoïque de Lucien, son Ménippe, mais un Ménippe plein de bonté et d’une vraie sensibilité. Son voyage, ses travaux scientifiques, rendront son nom célèbre parmi les savants ; ses amis n’oublieront jamais la grâce et la verve de son esprit, la noblesse de son caractère et son dévouement à ceux qu’il aimait.


II
Paris, le 20 octobre 1867.

Cher monsieur Michel Lévy,

Vous me demandez une notice biographique sur Victor Jacquemont pour l’édition de sa Correspondance inédite que vous préparez[1]. J’y ai quelques objections. Et d’abord, pour le bien connaître, ses lettres ne suffisent-elles pas amplement ? Mort à trente-deux ans, Victor Jacquemont n’a pas laissé matière à ce qu’on appelle une biographie. Ses recherches assidues, ses efforts incessants pour rassembler les matériaux d’un grand travail scientifique, son long et périlleux voyage, voilà sa vie. Il la raconte à ses amis mieux que personne ne pourrait le faire. Pour moi, je crois inutile, je ne sais même s’il serait convenable, d’entretenir le public d’un certain nombre de faits sans importance, d’anecdotes d’un caractère tout à fait privé, qu’une longue intimité avec sa famille et lui ont pu m’apprendre. Je ne veux pas cependant que vous m’accusiez de paresse, et, pour vous prouver ma bonne volonté, je vais essayer de vous dire quelques mots de son caractère et de ses habitudes. En entrant dans un salon, l’homme le plus aimable a besoin qu’on le présente. Je vais présenter Victor Jacquemont à ceux qui n’ont encore rien lu de sa Correspondance. Ceux qui connaissent les précédentes éditions feront bien de passer cette Introduction et de commencer par la lettre première.

Victor Jacquemont était très-grand ; il avait cinq pieds dix pouces, et sa taille paraissait d’autant plus haute qu’il était maigre et avait la tête petite. De longs cheveux châtain obscur et bouclés naturellement lui couvraient le front en partie. Il avait les yeux gris foncé, et, comme il avait la vue très-basse, on trouvait quelque chose de vague dans son regard. Quant à l’expression de sa physionomie, elle variait tellement, qu’il était difficile de la définir, et les avis à ce sujet étaient très-partagés ; les uns lui trouvaient l’air ouvert et prévenant, d’autres prétendaient qu’il avait une mine hautaine et de mauvaise humeur. Pour ma part, j’aurais eu assez médiocre opinion de ceux qui portaient ce dernier jugement, et j’en aurais conclu que Jacquemont s’était ennuyé avec eux. En effet, je n’ai connu personne aussi peu habile que lui à cacher les sentiments qu’il éprouvait. Autant il était aimable et causeur charmant avec les gens qui lui plaisaient, autant il se montrait taciturne et distrait avec ceux qui lui inspiraient quelque répugnance. Avec les premiers, il déployait une sorte de coquetterie aimable, « Il faisait des frais », pour me servir d’une de ses expressions, et il réussissait sans peine à les intéresser et à gagner leur confiance. Les autres voyaient trop clairement qu’ils l’ennuyaient, et le prenaient en grippe.

Je vais vous donner un exemple de cette espèce de séduction qu’il exerçait, pour ainsi dire, à la première vue. Avant de partir pour l’Inde, il dut aller en Angleterre afin de s’y procurer des lettres de recommandation, sans lesquelles il lui eût été à peu près impossible de voyager dans les vastes domaines de l’honorable Compagnie. Il apportait à Londres des recommandations du ministre des affaires étrangères, des professeurs du Jardin-des-Plantes, des principaux membres de l’Académie des sciences. On lui donna sur-le-champ des passe-ports et des lettres pour les autorités, et quelques dîners en outre. Il était déjà reparti pour Paris, lorsqu’un des directeurs de la Compagnie alla trouver M. Sutton Sharpe, membre distingué du barreau anglais et fort ami de Victor Jacquemont. « Pourriez-vous, lui dit-il, me donner votre parole de gentleman que votre ami n’est pas un espion du gouvernement français ? — Assurément ! s’écria Sharpe. Mais pourquoi cette question ? — Parce que s’il en est ainsi, je vais vous donner une lettre de recommandation pour lui. — Mais vous lui en avez déjà donné une douzaine pour des officiers de la Compagnie. — Oui, des lettres comme on en donne quelquefois ; maintenant, il en aura comme on n’en donne jamais. » Jacquemont n’avait vu que deux fois ce directeur obligeant et soupçonneux.

Son procédé pour plaire consistait à ne rien cacher de ses idées et de ses sentiments, à être parfaitement naturel. Peu de gens sont insensibles à cette franchise, lorsqu’elle est accompagnée d’un esprit original et d’une solide instruction. Je l’ai quelquefois entendu accusé de penchant pour le paradoxe. À mon avis, ce n’était nullement son défaut. Au contraire, dans toute discussion où il prenait part, il était, ou du moins croyait être du côté de la vérité ; mais il donnait souvent à sa pensée un tour singulier, auquel pouvaient se méprendre ceux qui font plus d’attention à la forme qu’au fond. Le charme de son esprit était précisément de n’être jamais ni cherché ni apprêté. J’ajouterai que le timbre remarquablement agréable de sa voix était peut-être pour quelque chose dans ses succès de conversation. Je n’ai jamais entendu de voix plus naturellement musicale. Quand je l’entendais parler, je me rappelais ces vers de Shakspeare :

« Oh ! It came on my ears like the sweet south
That breathes upon a bank of violets[2]. »

Je ne veux pas oublier ses défauts. La bêtise — la sottise surtout — l’irritait d’une manière étrange. Il ne pouvait la supporter et s’en indignait. Beyle, qui, bien que très-intolérant lui-même en cette matière, gardait toutefois plus de ménagement, lui reprochait d’en vouloir sérieusement à des gens qui avaient le malheur d’être bêtes. « Croyez-vous donc, ajouta-t-il, qu’ils le fassent exprès ? — Je n’en sais rien, » dit Jacquemont d’un ton farouche. Il eût été de l’avis de M. de M…, qui soutenait que le mauvais goût mène au crime.

Je n’ai jamais connu de cœur plus vraiment sensible que celui de Jacquemont. C’était une nature aimante et tendre, mais il apportait autant de soin à cacher ses émotions que d’autres en mettent à dissimuler de mauvais penchants. Dans notre jeunesse, nous avions été choqués de la fausse sensibilité de Rousseau et de ses imitateurs. Il s’était fait une réaction exagérée, comme c’est l’ordinaire. Nous voulions être forts, et nous nous moquions de la sensiblerie. Peut-être Victor cédait-il involontairement à cette tendance de sa génération. Je crois pourtant que ses dehors d’impassibilité tenaient moins à une mode qu’à une conviction. Il était stoïcien dans toute la force du terme, non par nature, mais par raisonnement, et, s’il ne niait pas la douleur, il croyait qu’un homme devait toujours trouver en lui la force de la supporter ; en outre, qu’il devait s’exercer sans cesse à se vaincre lui-même. Plus d’une fois j’ai assisté à des combats entre ses nerfs et sa volonté, et je crois que la victoire lui coûtait cher.

Il tenait de son père ce pouvoir de dominer ses émotions, et ce n’était pas leur seul point de ressemblance. Le dernier jour qu’il passa à Paris, je dînai avec lui, son père et son frère Porphyre. Le repas fut loin d’être gai ; mais un étranger ne se serait pas douté, je pense, que cette famille si unie allait se séparer pour longtemps d’un de ses membres. Lorsque l’heure du départ fut venue, Victor embrassa son père en lui disant : « Je compte que vous aurez soin de vous. Évitez les rhumes. — N’aie pas peur ; donne-nous de tes nouvelles quand tu pourras, » répondit le père en ôtant ses lunettes et en prenant un volume de Walter Scott qu’il lisait alternativement avec quelque ouvrage de métaphysique. Une vieille servante fondait en larmes. Victor descendit l’escalier un peu plus vite qu’à l’ordinaire. Lorsqu’il fut installé dans la malle-poste de Brest, il me prit la main et me dit d’une voix aussi ferme qu’il put : « Vous irez le voir souvent… » Il était si jeune, sa santé me semblait si robuste, il y avait en lui un si heureux mélange de détermination et de prudence, que pas un pressentiment sinistre ne me vint à l’esprit.

Cette insensibilité de commande, qui, d’ailleurs, ne faisait illusion qu’à ceux qui ne le connaissaient pas intimement, était beaucoup plus apparente dans sa conversation que dans ses lettres. Le contraste m’a souvent surpris. Mais d’abord Jacquemont ne s’est jamais douté que ses lettres seraient lues par d’autres que ses amis. Devant une feuille de papier, il n’avait pas l’inquiétude de surprendre un sourire ironique répondant à un mouvement de sensibilité. Seul, il n’avait plus de mauvaise honte. Probablement encore, éloigné de ses amis, il était plus accessible à toutes les inquiétudes qui accompagnent une affection vraie, et il exprimait avec plus de force ses sentiments naturels.

Il ne s’était jamais occupé sérieusement de littérature. Il avait beaucoup lu, mais jamais en vue de se former le style. Jamais l’idée d’offrir au public ses pensées et ses impressions ne lui était venue à l’esprit ; je crois même qu’il y répugnait complètement. De sa part, il n’y avait ni orgueil ni modestie ; mais s’adresser au public lui eût paru aussi étrange que de parler de ses affaires à un inconnu. Je me souviens qu’à propos d’une scène d’amour dans un roman qu’on trouvait belle, quelqu’un disait que l’auteur avait si bien réussi parce qu’il racontait une aventure qui lui était arrivée : « Que penseriez-vous, dit Jacquemont, d’un chirurgien qui ferait une préparation anatomique de sa maîtresse, et l’exposerait dans le cabinet de l’École de médecine ? » Chacun se récriant d’horreur, Jacquemont dit que l’anatomiste valait pourtant mieux que l’homme de lettres : « Le roman de celui-ci n’apprendra à personne à faire l’amour, tandis que la femme disséquée sera utile aux étudiants. »

Victor Jacquemont a écrit quelques articles dans des revues sur des sujets scientifiques, un entre autres fort remarquable, en 1825 ou 1826, où il faisait le tableau des connaissances géologiques à cette époque. C’était un résumé fort exact, à ce que j’entendais dire à des savants, de tous les travaux déjà publiés en Europe. Le sujet était traité avec tant de méthode et de clarté, qu’il offrait de l’intérêt même aux gens du monde. Jacquemont me parut surpris de son succès. Il avait fait un article, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Sa facilité était extraordinaire. J’ai eu entre les mains le manuscrit de son Journal de voyage, qui, imprimé, forme quatre volumes in-quarto. Malgré la rapidité avec laquelle il a été écrit, au jour le jour, souvent au bivac ou sous une mauvaise tente, on a peine à y découvrir quelques ratures ; et, en revoyant les épreuves, je n’ai eu à corriger que les fautes d’impression. Ce talent d’écrire bien, sans ratures, était un talent de famille. Son père n’a jamais biffé un mot, que je sache, dans ses volumineux ouvrages. Victor se servait indifféremment de la première plume venue ; tout papier lui était bon, depuis le foolscap anglais jusqu’aux immenses feuilles semées de paillettes d’or sur lesquelles il écrivait à Cachemyre. Son manuscrit, toujours très-lisible, ferait un spécimen curieux de toutes les variétés de papier en usage dans les Indes.

Il ne me semble pas qu’il eût pour les sciences naturelles une vocation particulière. Je crois qu’il aurait réussi dans toutes les carrières qu’il eût embrassées ; car dans toutes il aurait apporté son esprit pénétrant, ainsi que l’application et la persévérance qu’il mettait à tout ce qu’il considérait comme un devoir. Plusieurs circonstances le déterminèrent à se consacrer exclusivement à l’étude de la botanique et de la géologie.

Très-jeune encore, travaillant dans le laboratoire de M. Thénard, il faillit être empoisonné dans une expérience faite sans les précautions convenables. Sa santé en fut fortement altérée, et ne se rétablit qu’après plusieurs années d’un régime sévère. On lui avait recommandé de vivre le plus possible en plein air et de voyager à pied ou à cheval. Le remède réussit. La botanique et la minéralogie, qui d’abord n’avaient été pour lui qu’une distraction au milieu de ses courses souvent très-pénibles, devinrent bientôt l’occupation sérieuse de sa vie. Dans ses explorations, il se lia avec des naturalistes distingués, dont la conversation, mieux que tous les livres, abrégea pour lui l’ennui des premières études. Une excellente mémoire, une heureuse disposition à bien observer, comparer, analyser les objets qui passaient sous ses yeux, lui firent faire de rapides progrès et prendre un intérêt véritable à ce qui n’avait été d’abord qu’un amusement pour sa solitude. En même temps, il étudiait la médecine, plutôt avec une curiosité philosophique qu’en vue d’en faire un jour sa profession, car il y trouvait deux objections considérables : en premier lieu, l’incertitude de la science et la responsabilité qu’on ne peut éviter d’encourir dans la pratique, où les erreurs sont très-faciles ; puis le charlatanisme à peu près inévitable, peut-être même nécessaire au succès du médecin, répugnait complètement à sa nature fière, honnête et vraie. Il se dit qu’en se livrant tout entier à l’étude des sciences naturelles, il n’aurait ni à redouter des distractions dangereuses, ni à s’occuper de se faire une clientèle, et que cependant il pourrait être utile,

Être utile était pour lui un principe absolu dont il était pénétré et dont il n’admettait plus l’examen. Esclave de ce qu’il considérait comme le premier devoir de l’humanité, il tenait pour coupable celui qui ne faisait pas emploi pour le bien général des facultés qu’il possédait. Cette opinion était chez lui le résultat d’un instinct généreux beaucoup plus que d’un raisonnement philosophique, encore moins d’une croyance religieuse, car en bien d’autres matières il était complètement sceptique.

En partant pour l’Inde, il ne se dissimulait pas qu’il allait employer les plus belles années de sa vie seulement à recueillir des matériaux qu’à son retour il aurait à mettre en œuvre. Bien qu’il ne fût pas insensible à la gloire, il ne se faisait pas d’illusion sur celle qu’il pouvait espérer. « Le mérite d’un savant, disait-il, demeure toujours à peu près incompréhensible à la foule. Elle n’y croit que sur le passe-port que lui donnent quelques savants patentés ; mais leurs arrêts sont bien incertains. Beaucoup, par jalousie, maltraitent ceux qui se distinguent ; et, parmi les plus honnêtes, il y en a peu qui voient avec plaisir qu’on découvre quelque chose de nouveau dans le sentier qu’ils ont parcouru. Combien plus heureuse est la carrière d’un homme de lettres ! C’est à tout le public qu’il s’adresse ; tout le monde le comprend et peut l’apprécier, sans aller demander l’opinion de tel ou tel juge plus ou moins suspect. Mais l’homme de lettres est-il aussi utile que le savant ? L’inconnu qui inventa la hache ou la scie n’a-t-il pas plus de droits qu’Homère à notre reconnaissance ? » Quant à la fortune, Jacquemont savait qu’il n’en prenait pas le chemin ; mais il n’estimait l’argent que pour la liberté qu’il donne. Avec ses goûts simples et son mépris pour les jouissances de vanité, il ne demandait qu’à s’assurer une existence de philosophe.

  1. Ce morceau a servi d’introduction à la Correspondance inédite de Victor Jacquemont, 2 vol. in-8, 1867. Le fragment qui la termine : Dialogue véritable, avait paru pour la première fois en juillet 1833 dans la Revue de Paris, accompagné de la lettre suivante :
    Au Directeur de la Revue de Paris.

    Monsieur,

    Je vous envoie le dialogue ci-joint, trouvé dans les papiers que feu Victor Jacquemont avait laissés à Bombay, et qui viennent d’arriver en France. Son père m’a permis de le publier. Vous y trouverez sans doute, comme moi, un portrait frappant de cette espèce de miss que lord Byron détestait si cordialement, et qu’il a si bien ridiculisée. Le manuscrit de Jacquemont paraît avoir été écrit très-vite et de mémoire ; je ne doute pas que la conversation singulière qu’il rapporte n’ait eu lieu effectivement.

    Agréez, etc.

    Pr. Mérimée.
  2. « Sa voix arrivait à mon oreille comme le doux vent du midi qui murmure en passant sur un lit de violettes. »