Portraits littéraires, Tome II/Mémoires du général La Fayette

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Garnier frères, libraires-éditeurs (IIp. 141-206).

MÉMOIRES
DU
GÉNÉRAL  LA  FAYETTE
(1838.)


I

Nous sommes en retard pour parler de cette publication dont les trois premiers volumes ont paru depuis déjà bien des mois. Mais on est moins en retard que jamais pour venir parler d’un homme avec qui la vogue, la popularité ou l’esprit de parti n’ont plus rien à faire, et qui est entré tout entier dans le domaine historique, ainsi que l’époque qu’il représente et qui est de même accomplie.

La Révolution française, en effet, peut être considérée comme entièrement terminée, sous les formes, du moins, qu’elle a présentées à chaque reprise durant l’espace de quarante ans. Ces formes, qui, depuis la déclaration des droits jusqu’au programme de l’Hôtel de Ville, roulent dans un cercle déterminé d’idées et d’expressions, ne semblent plus avoir chance de vie et de fortune sociale dans ces mêmes termes. On peut s’en réjouir, on peut s’en plaindre et s’en irriter. Mais le résultat semble acquis ; dans ces termes-là, il est obtenu… ou manqué ; et, à mon sens, en partie obtenu, en partie manqué. Ceux même qui continuent de prendre l’humanité par le côté ouvert et généreux, qui embrassent avec chaleur une philosophie de progrès, et persistent avec mérite et vertu dans des espérances toujours ajournées et d’autant plus élargies, ceux-là (et je ne cite aucun nom, de peur d’en choquer quelqu’un, tant ils sont divers, en les rapprochant), ceux-là ont des formules auprès desquelles le programme de La Fayette, la déclaration des droits, n’est plus qu’une préface très-générale et très-élémentaire, ou même ils vont à contredire et à biffer sur quelques points ce programme.

La Révolution française a eu des moments bien différents, et, quoiqu’on retrouve La Fayette au commencement et à la fin, il y a eu d’autres écoles rivales et au moins égales de celle qu’il y représente. Outre l’école américaine, il y a eu l’école anglaise, et celle d’une dictature plus ou moins démocratique, à laquelle on peut rapporter, à certains égards et toute restriction gardée, la Convention et l’Empire.

L’école américaine prétend tirer tout du peuple et de l’élection directe. L’école anglaise a surtout en vue l’équilibre de certains pouvoirs, émanés de source différente. L’école dictatoriale et impérialiste (je la suppose éclairée) a pour principe de tout prendre sur soi et de se croire suffisamment justifiée à faire administrativement ce qui est de l’intérêt d’État, dans le sens de l’ordre et de la société.

Sans avoir à m’expliquer avec détail sur l’établissement de 1830, ce qui mènerait trop loin et ne serait pas ici en son lieu, il est évident qu’en 1830 aucune de ces trois formes, américaine, anglaise, impérialiste, n’a triomphé, et qu’il s’est fait une sorte de compromis très-mélangé entre toutes les trois. Le principe électif qui a été jusqu’à faire un roi par des députés, n’a pas été alors jusqu’à refaire des députés, des mandataires directs de la nation. La chambre des pairs, bien qu’émondée dans son personnel et atteinte dans sa reproduction aristocratique, a subsisté, au choix du roi. Ainsi l’école américaine n’a pas été satisfaite.

L’école anglaise, communément dite doctrinaire, l’aurait été plutôt. Mais il y a si peu d’aristocratie politique en France, que tout point d’appui manquait de ce côté : il a fallu asseoir le centre de l’équilibre sur la classe moyenne, et faire un peu artificiellement la théorie de celle-ci, qui pouvait à tous moments ne pas s’y prêter. On y a réussi pourtant assez bien, à l’aide de beaucoup d’habileté sans doute, à l’aide surtout de toutes les fautes dont le parti opposé était capable et auxquelles il n’a pas manqué.

L’école doctrinaire paraît avoir réussi plus qu’aucune dans la solution politique actuelle ; mais c’est beaucoup plus peut-être dans l’apparence en effet, et dans la forme, que dans le fond ; elle-même le sait bien et paraît aujourd’hui s’en plaindre, un peu tard. Les habitudes glorieuses de l’Empire ont laissé dans les mœurs et le caractère de la nation un pli qu’elles y avaient trouvé déjà : en temps ordinaire, nulle nation ne se prête autant à être gouvernée, à être administrée que la nôtre, et n’y voit plus de commodités et moins d’inconvénients. Sous les formes parlementaires, à travers l’équilibre assez peu compliqué des pouvoirs et le jeu suffisamment modéré de l’élection, il y a une administration qui fonctionne de mieux en mieux et se perfectionne. Une bonne part des prédilections et de la philosophie de la société actuelle paraît être de ce côté. Sans s’inquiéter, autant que d’ingénieux publicistes, de l’endroit précis où se trouve le ressort actif du mouvement, la majorité de la société actuelle, de cette classe ou riche, ou moyenne et industrielle, sur laquelle on s’est principalement fondé, profite du mouvement lui-même : sans faire de si soudaines différences entre ce qui s’est succédé au pouvoir depuis quelques années, elle semble trouver qu’en général le principe est le même et qu’on la sert à peu près à souhait.

« Et que mettrez-vous en place de la monarchie légitime ? » objectait-on, quelques mois avant août 1830, à l’une des plumes les plus vives et les plus fermes de l’opposition anti-dynastique d’alors. – « Eh bien ! fut-il répondu, nous mettrons la monarchie administrative[1]. » Le mot était profond et perçant ; la forme et les moyens parlementaires demeuraient sous-entendus.

Ceci revient à dire que la société paraît se contenter aujourd’hui d’être gouvernée en vue principalement de ses intérêts matériels et de ses jouissances : que, pour peu qu’on ait envie de le croire, on la peut juger provisoirement satisfaite sur ses droits, tant la démonstration de son zèle est ailleurs. Et c’est à ce point de vue essentiel qu’on doit surtout dire que la Révolution française est terminée, que ses résultats sont en partie obtenus, en partie manqués, et que l’esprit, l’inspiration qui l’a soutenue dans sa longue et glorieuse carrière, fait défaut. Dans la société civile on est à peu près en possession de tous les résultats voulus par la Révolution ; dans l’association politique, il y a beaucoup plus à désirer ; mais enfin, si l’on s’inquiétait en ce genre de ce qu’on n’a pas pour l’obtenir, si on le désirait réellement avec suite et ferveur, si on luttait dans ce but comme sous la Restauration, l’esprit de la Révolution française vivrait encore, et cette grande ère ne serait pas finie. Or, quels que puissent être les regrets amers, silencieux ou exaspérés, de quelques individus fidèles à leurs souvenirs, l’inspiration qui, de 89 à 1830, n’avait pas cessé, sous une forme ou sous une autre, dans les assemblées ou dans les camps, ou dans la presse et ce qu’on appelait l’opinion publique, d’agir et de pousser, et de vouloir vaincre, cette inspiration s’est retirée tout d’un coup et a comme expiré au moment où, dans un dernier éclat, elle devenait victorieuse. D’autres inspirations, d’autres penchants plus ou moins nobles, sont venus à l’ensemble de la société, et, favorisés de toutes parts, agréés par les gouvernants comme des garanties, ils se développent avec une rapidité presque effrénée, qui ne permet pas le retour. Sans doute la générosité, l’enthousiasme, le désintéressement dans l’ordre des affections générales et dans celui de l’intelligence, ne manqueront jamais au monde, n’y manqueront pas plus que la corruption, l’égoïsme et l’influence masquée de toutes les roueries. Sans doute chaque génération nouvelle vient verser comme un rafraîchissement de sang vierge et pur dans la masse plus qu’à demi gâtée ; les ardeurs s’éteignent et se rallument sans cesse, le flambeau des espérances et des illusions se perpétue :

Et, quasi cursores, vitaï lampada tradunt.
En un mot, tant que le monde va et dure, il ne saurait être destitué de la vie et de l’amour.

Mais aujourd’hui, là même où, en dehors des cadres réguliers et du train régnant de la société, il y a incontestablement système philosophique élevé, et à la fois chaleur de cœur, de conviction, il n’y a plus suite directe et immédiate des idées de la Révolution française. Voyez l’école de ceux qui s’en sont faits les historiens les plus profonds et les plus religieux, l’école de MM. Buchez et Roux ; ils comprennent, ils interprètent à leur manière, ils étendent et transforment les théories de leurs plus hardis devanciers. Avec eux, historiens dogmatiques, dès qu’ils prennent la parole en leur propre nom, on se sent entrer dans un cycle tout nouveau. De même, lorsqu’on aborde la philosophie religieuse et sociale de MM. Leroux et Reynaud, les encyclopédistes de nos jours : ils procèdent de la Révolution française et de la philosophie duxviiie siècle, assurément ; mais de combien d’autres devanciers ils procèdent également, et avec quels développements particuliers et considérables ! C’est autant et plus encore chez eux la noble ambition de fonder, que le filial dessein de poursuivre.

Ainsi, pour revenir à l’occasion et au point de départ de ces considérations, La Fayette, venu en tête de la Révolution française, est mort en même temps qu’elle a fini, et sa vie tout entière la mesure.

Il a cela de particulier et de singulièrement honorable d’y avoir cru toujours, avant et pendant, et même aux plus désespérés moments ; d’y avoir cru avec calme et avec une fermeté sans fougue. Que des hommes de la Montagne, les héros plus ou moins sanglants de cette formidable époque, soient demeurés fixes jusqu’au bout dans leur conviction et soient morts la plupart immuables, on le conçoit : la foudre, on peut le dire sans métaphore, les avait frappés : une sorte de coup fatal les avait saisis et comme immobilisés dans l’attitude héroïque ou sauvage qu’avait prise leur âme en cette crise extrême ; ils n’en pouvaient sortir sans que leur caractère moral à l’instant tombât en ruine et en poussière. Il n’y avait désormais de repos, de point d’appui pour eux, que sur ce hardi rocher de leur Caucase. Mais il y a, ce semble, plus de liberté et plus de mérite à rester fixe dans des mesures plus modérées, ou si c’est un simple effet du caractère, c’est un témoignage de force non moins rare et dont la proportion constante a sa beauté.

Parmi les contemporains de La Fayette, parmi ceux qui furent des premiers avec lui sur la brèche à l’assaut de l’ancien régime, combien peu continuèrent de croire à leur cause ! Mirabeau et Sieyès, ces deux intelligences les plus puissantes, tournèrent court bientôt : après un an environ de révolution ouverte, Mirabeau était passé à la conservation, et Sieyès au silence déjà ironique. De M. de Talleyrand, on n’en peut guère parler en aucun temps en matière de croyance quelconque ; il avait commencé, comme Retz, par l’intime raillerie des choses. Dans les rangs secondaires, Rœderer en était probablement déjà, en 91, à ses idées in petto de pouvoir absolu éclairé, dont sa vieillesse causeuse et enhardie par l’Empire nous a fait tout haut confidence. Et entre ceux qui restèrent fidèles à leurs convictions, bien peu le furent à leurs espérances. M. de Tracy croyait toujours à l’excellence de certaines idées, mais il avait cessé de croire à leur réalisation et à leur triomphe ; dans les premières années du siècle, et sous les ombrages d’Auteuil, il confiait tristement à des pages retrouvées après lui la démission profonde de son cœur. La Fayette n’a cessé de croire et à l’excellence de certaines idées et à leur triomphe ; il n’a, en aucun moment, pris le deuil de ses principes ; il n’a jamais désespéré. Pendant que le gouvernement impérial s’affermissait, il cultivait sa terre de Lagrange et attendait la liberté publique.

Mais avait-il raison d’y croire ? est-ce à lui supériorité d’esprit autant que supériorité de caractère, d’y avoir cru en un sens qui s’est trouvé à demi illusoire ? – Certes, je ne prétendrai pas qu’il n’y ait eu chez Mirabeau, chez Sieyès, chez Talleyrand, même chez Rœderer, un grand témoignage d’intelligence dans cette promptitude à entendre les divers aspects de l’humanité, à s’en souvenir, à deviner, à ressaisir sitôt le dessous de cartes et le revers, à se rendre compte du lendemain dès le premier jour, à ne pas s’en tenir au sublime de la passion qu’ils avaient (ou non) partagée un moment ; à discerner, sous la circonstance d’exception, l’inévitable et prochain retour de cette perpétuelle humanité avec ses autres passions, ses infirmités, ses vices et ses duperies sous les emphases. Malgré la défaveur qui s’attache à cet aveu dans un temps d’emphase générale et de flatterie humanitaire, il m’est impossible de n’en pas convenir : tant que nous n’aurons pas une humanité refaite à neuf, tant que ce sera la même précisément que tous les grands moralistes ont pénétrée et décrite, celle que les habiles politiques savent, – mais au rebours des moralistes, sans le dire, – il y aura témoignage, avant tout, d’intelligence à dominer par la pensée les conjonctures, si grandes qu’elles soient, à s’en tirer du moins et à s’en isoler en les appréciant, à démêler sous l’écume diverse les mêmes courants, à sentir jouer sous des apparences nouvelles, et qui semblent uniques, les mêmes vieux ressorts. Pourtant si ç’a été, avant tout, chez La Fayette, une supériorité de caractère et de cœur de croire à l’avénement invincible de certains principes utiles et généreux, ce n’a pas été une si grande infériorité de point de vue ; car si ses principes n’ont pas obtenu toute la part de triomphe qu’il augurait, ils ont eu une part de triomphe infiniment supérieure (au moins à l’heure de l’explosion) à ce que les autres esprits réputés surtout sagaces auraient osé leur prédire.

Chez les hommes qui jouent un grand rôle historique, il y a plusieurs aspects successifs et comme plusieurs plans selon lesquels il les faut étudier. Le premier aspect qui s’offre, et auquel trop souvent on s’en tient dans l’histoire, est le côté extérieur, celui du rôle même avec sa parade ou son appareil, avec sa représentation. La Fayette a eu si longtemps un rôle extérieur, et l’a eu si constant, si en uniforme j’ose dire, qu’on s’est habitué, pour lui plus que pour aucun autre personnage de la Révolution, à le voir par cet aspect ; habit national, langage et accolade patriotique, drapeau, pour beaucoup de gens La Fayette n’a été que cela. Ceux qui l’ont davantage approché et entendu ont connu un autre homme. Esprit fin, poli, conversation souvent piquante, anecdotique ; et, plus au fond encore, pour les plus intimes, peinture vive et déshabillée des personnages célèbres, révélations et propos redits sans façon, qui sentaient leur xviiie siècle, quelque chose de ce que les charmantes lettres à sa femme, aujourd’hui publiées, donnent au lecteur à entrevoir, et de ce que le rôle purement officiel ne portait pas à soupçonner. Ce côté intérieur, chez La Fayette, ne déjouait pas l’autre, extérieur, et ne le démentait pas, comme il arrive trop souvent pour les personnages de renom ; il y avait accord au contraire, sur beaucoup de points, dans la continuité des sentiments, dans la tenue et la dignité sérieuse des manières, et par une simplicité de ton qui ne devenait jamais de la familiarité. Pourtant ces fonds de causerie spirituelle, de connaissance du monde et d’expérience en apparence consommée, eussent pu sembler en train d’échapper par un bout à l’uniforme prétention du rôle extérieur, si, plus au fond encore, et sur un troisième plan, pour ainsi dire, ne s’était levée, d’accord avec première, la conviction inexpugnable, comme une muraille formée par la nature sur le rocher (arx animi). Au pied de cette conviction née pour ainsi dire avec lui et qui dominait tout, les réminiscences railleuses, les désappointements déjà tant de fois éprouvés, les expériences faites par lui-même de la corruption mondaine et humaine, venaient mourir. Il y avait arrêt tout court. C’est bien. Mais à l’abri de la forteresse, et à côté d’une légitime confiance en ce qui ne périt jamais, en ce qui se renouvelle dans le monde de fervent et de généreux, ne se glissait-il pas un coin de crédulité ? Cet homme qui savait si bien tant de choses et tant d’hommes, et qui les avait pratiqués avec tact, celui-là même qui racontait si merveilleusement et par le dessous Mirabeau, Sieyès et les autres, qui leur avait tenu tête en mainte occasion, qui avait démêlé le pour et le contre en Bonaparte, et qui l’a jugé en des pages si parfaitement judicieuses[2], ce même La Fayette, ne l’avons-nous pas vu disposé à croire au premier venu soi-disant patriote, qui lui parlait un certain langage ? Là est le point faible, tout juste à côté de l’endroit fort. Ce trop de confiance sans cesse renaissante à l’égard de ceux qu’il n’avait pas encore éprouvés, il l’avait en partie parce qu’il croyait en effet, et en partie peut-être parce que c’était dans son rôle, dans sa convenance politique et morale (à son insu), de voir ainsi, de ne pas trop approfondir ce qui faisait groupe autour du drapeau, son idole ; nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit (rare éloge et peut-être applicable à lui seul entre les hommes de sa nuance qui ont fourni au long leur carrière), chez La Fayette le rôle extérieur et l’inspiration intérieure se rejoignaient, se confirmaient pleinement, constamment ; l’homme d’esprit, poli et fin, intéressant à entendre, qu’on rencontrait en l’approchant, ne faisait qu’une agréable diversion entre le personnage public toujours prochain et l’intérieur moral toujours présent, et n’allait jamais jusqu’à interrompre ni à laisser oublier la communication de l’un à l’autre.

D’ensemble, on peut considérer La Fayette comme le plus précoce, le plus intrépide et le plus honnête assaillant à la prise d’assaut de l’ancien régime, dès les débuts de 89. Toujours pourtant quelque chose du chevalier et du galant adversaire, soit qu’il s’élance à la brèche en 89 l’épée en main, soit qu’il reparaisse comme le porte-étendard général de la Révolution en 1830. Un très-spirituel écrivain, M. Saint-Marc Girardin, en louant La Fayette dans les Débats (preuve qu’il est bien mort), a conjecturé que, s’il avait vécu au moyen âge, il aurait fondé quelque ordre religieux avec la puissance d’une idée morale fixe. Je crois que La Fayette, au moyen âge, aurait été ce qu’il fut de nos jours, un chevalier, cherchant encore à sa manière le triomphe des droits de l’homme sous prétexte du Saint-Graal, ou bien un croisé en quête du saint tombeau, le bras droit et le premier aide de camp, sous un Pierre-l’Ermite, c’est-à-dire sous la voix de Dieu, d’une des grandes croisades.

Cette sorte de vocation chevaleresque du héros républicain, de l’Américain de Versailles, apparaît tout d’abord dans les volumes de Mémoires et de Correspondance publiés. C’est en rendant compte de ces volumes précieux, recueillis avec la plus scrupuleuse piété d’une famille pour une vénérable mémoire, qu’il nous sera aisé de suivre et de faire sentir les lignes principales, les traits composants d’un caractère toujours divers, si simple qu’il soit et si uniforme qu’il paraisse. Le premier volume et la moitié du second contiennent tous les faits de la vie de La Fayette antérieure à 89, la guerre d’Amérique, ses voyages en Europe au retour ; tantôt ce sont des récits et des chapitres de mémoires de sa main, tantôt ce sont des correspondances qui y suppléent et les continuent. Cette portion du livre est très-intéressante et neuve, d’une lecture plus continue et plus coulante que l’intervalle, d’ailleurs plus connu, de 89 à 92, dans lequel on ne marche qu’à travers les justifications, rectifications. – On saisit tout d’abord le trait essentiel, le grand ressort du caractère de La Fayette, et lui-même il le met à nu ingénument : « Vous me demandez l’époque de mes premiers soupirs vers la gloire et la liberté ; je ne m’en rappelle aucune dans ma vie qui soit antérieure à mon enthousiasme pour les anecdotes glorieuses, à mes projets de courir le monde pour chercher de la réputation. Dès l’âge de huit ans, mon cœur battit pour cette hyène qui fit quelque mal, et encore plus de bruit, dans notre voisinage (en Auvergne), et l’espoir de la rencontrer animait mes promenades. Arrivé au collége, je ne fus distrait de l’étude que par le désir d’étudier sans contrainte. Je ne méritai guère d’être châtié ; mais, malgré ma tranquillité ordinaire, il eût été dangereux de le tenter, et j’aime à penser que, faisant en rhétorique le portrait du cheval parfait, je sacrifiai un succès au plaisir de peindre celui qui, en apercevant la verge, renversait son cavalier. » Ce ne sont pas seulement les écoliers de rhétorique, ce sont quelquefois les hommes qui sacrifient un succès, c’est-à-dire la chose possible, au plaisir de peindre ou de faire une action d’où résulte le plus grand honneur à leur rôle, la plus grande satisfaction à leurs sentiments.

Dès l’adolescence, les liaisons républicaines charment La Fayette ; ce qu’ont écrit et prêché Jean-Jacques, Mably, Raynal, il le fera ; lui, le descendant des hautes classes, il sera le premier champion, le paladin le plus avancé des intérêts et des passions nouvelles. Le rôle est beau, étrange, hasardeux ; il est fait pour enlever un jeune et noble cœur. Au régiment, dans le monde, à son début, La Fayette est gauche, mal à l’aise, assez taciturne[3]  ; il garde le silence, parce qu’en cette compagnie il ne pense et n’entend guère de choses qui lui paraissent mériter d’être dites. Il observe et il médite ;  sa pensée franchit les espaces, et va se choisir, par delà les mers, une patrie. « À la première connaissance de cette querelle (anglo-américaine), mon cœur, dit-il, fut enrôlé, et je ne songeai plus qu’à joindre mes drapeaux. »

Il n’a pas vingt ans, il s’échappe sur un vaisseau qu’il frète, à travers toutes sortes d’aventures. Après sept semaines de hasards dans la traversée, il aborde l’immense continent, et, en sentant le sol américain, son premier mot est un serment de vaincre ou de périr avec cette cause. Rien de sincère et d’enlevant comme ce départ, cette arrivée ; c’est le début héroïque du poème et de la vie, la candeur qu’on n’a qu’une fois. Plus tard, en avançant, tout cela se complique, se dérange ou s’arrange à dessein, se gâte toujours.

A peine débarqué, il court vers Washington : la majesté de la taille et du front le lui désigne comme chef autant que les qualités profondes. La Fayette s’attache à lui, et devient le disciple du grand homme. Washington paraît bien grand, en effet, au milieu de cette guerre difficile, qui se traîne sur de vastes espaces, pleine de misères, de lenteurs, de revers, entravée par les rivalités et les jalousies soit du Congrès, soit des autres généraux : « Simple soldat, dit excellemment La Fayette en le caractérisant, il eût été le plus brave ; citoyen obscur, tous ses voisins l’eussent respecté. Avec un cœur droit comme son esprit, il se jugea toujours comme les circonstances. En le créant exprès pour cette révolution, la nature se fit honneur à elle-même, et, pour montrer son ouvrage, elle le plaça de manière à faire échouer chaque qualité, si elle n’eût été soutenue de toutes les autres. » Il y a dans ces Mémoires bien des endroits de cette sorte, qu’on dirait avoir été écrits par une plume historique profonde et familière avec tous les replis.

Blessé presque dès son arrivée à la déroute de la Brandy-wine, La Fayette écrit, pour la rassurer, à madame de La Fayette ces charmantes lettres qui ont été si remarquées pour la coquetterie gracieuse du ton, mon cher cœur, et pour l’agréable assaisonnement que ce fin langage du xviiie siècle apporte à la sincérité républicaine des sentiments. En d’autres endroits, c’est le ton républicain et philosophique qui devient piquant en se mêlant à certaines habitudes légères et en les voulant exprimer. On sourit de lire à propos d’un éloge des mœurs américaines : « Livrées à leur ménage, les femmes en goûtent, en procurent toutes les douceurs. C’est aux filles qu’on parle amour ; leur coquetterie est aimable autant que décente. Dans les mariages de hasard qu’on fait à Paris, la fidélité des femmes répugne souvent à la nature, à la raison, on pourrait presque dire aux principes de la justice. » Ces principes de la justice qui viennent là tout d’un coup pour auxiliaires aux mille et une infidèles liaisons du beau monde d’alors, datent le siècle à ce moment autant que ces jolies tendresses conjugales qui traversent l’Atlantique, comme en zéphyrs, d’un air si dégagé.

Le Congrès avait décidé une expédition dans le Canada, et en avait chargé La Fayette. On espérait mener comme on le voudrait ce commandant de vingt-un ans ; l’on désirait surtout le séparer de Washington. La Fayette fut prudent et jugea la situation : comme on n’avait disposé aucun moyen, l’expédition manqua, ne se commença point ; mais La Fayette souffrit de tant de bruit pour rien ; il craignait la risée, écrit-il à Washington : « J’avoue, mon cher général, que je ne puis maîtriser la vivacité de mes sentiments, dès que ma réputation et ma gloire sont touchées. Il est vraiment bien dur que cette portion de mon bonheur, sans laquelle je ne puis vivre, se trouve dépendre de projets que j’ai connus seulement lorsqu’il n’était plus temps de les exécuter. Je vous assure, mon ami cher et vénéré, que je suis plus malheureux que je ne l’ai jamais été. » Nous saisissons l’aveu : La Fayette, avant tout, possède à un haut degré l’amour de l’estime, le besoin de l’approbation, le respect de soi-même ; ce qui est bien à lui, c’est, dans cette affaire du Canada et dans plusieurs autres, d’avoir sacrifié son désir de noble gloire personnelle à un sentiment d’intérêt public. Pourtant on découvre en ce point la raison pour laquelle La Fayette n’était pas un gouvernant et n’aurait pas eu cette capacité. Il était une nature trop individuelle, trop chevaleresque pour cela ; occupé sans doute de la chose publique, mais aussi de sa ligne, à lui, à travers cette chose. Nous l’en louons plus que nous ne l’en blâmons. Il n’y a pas trop d’hommes publics qui aient ce défaut-là, de penser constamment à l’unité et à la pureté de leur ligne.

Washington, le sage et le clairvoyant, comprend bien que c’est là l’endroit sensible et faible de son cher élève ; il le rassure, en nous confirmant l’honorable source du mal : « Je m’empresse de dissiper toutes vos inquiétudes ; elles viennent d’une sensibilité peu commune pour tout ce qui touche votre réputation. » Pareil débat se renouvelle en diverses circonstances. Lorsque l’escadre française sous d’Estaing, après avoir brillamment paru à Rhode-Island, fut contrainte, après un combat et un orage, de se retirer sans plus de tentative, il y eut grande colère dans le peuple de Boston et parmi les milices. Le mot de trahison, si cher aux masses émues, circulait ; un général américain, Sullivan, cédant à la passion, mit à l’ordre du jour que les alliés les avaient abandonnés. La Fayette, dans cette position délicate, se conduisit à merveille ; il exigea de Sullivan que l’ordre du matin fût rétracté dans celui du soir ; il ne souffrit pas qu’on dît devant lui un seul mot contre l’escadre. Le point d’honneur qui d’ordinaire, dans la carrière de La Fayette, se confondit avec le culte de la popularité, ici s’en séparait, et il fut pour le point d’honneur au risque de perdre sa popularité. Tout cela est bien ; mais écoutons Washington, appréciant, sans s’étonner, la nature humaine sous les diverses formes de gouvernement, et n’étant pas idolâtre ni dupe de cette forme plus libre, pour laquelle il combat et qu’il préfère : « Laissez-moi vous conjurer, mon cher marquis, de ne pas attacher trop d’importance à d’absurdes propos tenus peut-être sans réflexion et dans le premier transport d’une espérance trompée. Tous ceux qui raisonnent reconnaîtront les avantages que nous devons à la flotte française et au zèle de son commandant ; mais, dans un gouvernement libre et républicain, vous ne pouvez comprimer la voix de la multitude ; chacun parle comme il pense, ou pour mieux dire sans penser, et par conséquent juge les résultats sans remonter aux causes… C’est la nature de l’homme que de s’irriter de tout ce qui déjoue une espérance flatteuse et un projet favori, et c’est une folie trop commune que de condamner sans examen. »

Comme complément et correctif de ce jugement de Washington sur les gouvernements républicains, il convient de rapprocher ce passage d’une lettre de lui à La Fayette, écrite plusieurs années après (25 juillet 1785) : il s’agit de la nécessité qui se faisait généralement sentir à cette époque, parmi les négociants du continent américain, d’accorder au Congrès le pouvoir de statuer sur le commerce de l’Union : « Ils sentent la nécessité d’un pouvoir régulateur, et l’absurdité du système qui donnerait à chacun des États le droit de faire des lois sur cette matière, indépendamment les uns des autres. Il en sera de même, après un certain temps, sur tous les objets d’un commun intérêt. Il est à regretter, je l’avoue, qu’il soit toujours nécessaire aux États démocratiques de sentir avant de pouvoir juger. C’est ce qui fait que ces gouvernements sont lents. Mais à la fin le peuple revient au vrai. » Oui, au vrai en tout ce qui le touche directement comme intérêt. En ce qui est du reste, il n’y a aucune nécessité, et il y a même très-peu de chances pour que le vrai triomphe parmi le grand nombre et pour qu’on s’en soucie[4].

La Fayette en était à ses illusions. Je sais la part qu’il faut faire au feu de la jeunesse, et lui-même, quand il revient, pour la raconter, sur cette époque, il semble parler de quelque excès que l’âge aurait tempéré et guéri. Mais c’est à la fois bon goût et une autre sorte d’illusion que de faire par endroits bon marché de soi-même dans le passé ; quand on a un trait vivement prononcé dans la jeunesse, il est rare qu’il ne dure pas, qu’il ne revienne pas en se creusant, bien qu’on veuille le croire effacé[5]. Il en est de même de certaines idées si ancrées qu’elles semblent moins tenir à l’intelligence qu’au caractère. D’ailleurs La Fayette, comme chacun sait et comme Charles X le disait agréablement (qui se connaissait en immuabilité), La Fayette est un des hommes qui jusqu’à la fin ont le moins changé.

Je ne puis m’empêcher, chemin faisant, de relever encore en La Fayette tout ce qui se dénote dans le sens précédent, tout ce que trahit, en chaque occasion, son âme avide d’estime et honorablement chatouilleuse. Dès que la France se déclare pour l’Amérique, il pense à quitter les drapeaux américains pour rejoindre ceux de son pays : « J’avais fait le projet, écrit-il au duc d’Ayen, aussitôt que la guerre se déclarerait, d’aller me ranger sous les étendards français ; j’y étais poussé par la crainte que l’ambition de quelque grade, ou l’amour de celui dont je jouis ici, ne parussent être les raisons qui m’avaient retenu. Des sentiments si peu patriotiques sont bien loin de mon cœur. » Mais il ne lui suffit pas que ces sentiments soient loin de son cœur ; il ne saurait souffrir qu’on les lui pût attribuer. Tel est le La Fayette primitif, avant que les leçons si positives de la Révolution française et l’exemple des égarements de l’opinion soient venus le modérer à la surface bien plus que le modifier profondément. Les anciens chevaliers, les gentilshommes français avaient pour culte l’honneur. Chevalier et gentilhomme, La Fayette eut, autant qu’aucun, cet idéal délicat ; mais il arriva au moment où il allait y avoir confusion et transformation de l’idole de l’honneur en cette autre idole de la popularité, et il devança ce moment. Au lieu de viser, comme les simples et fidèles gentilshommes, à la bonne opinion de ses pairs, il visa à la bonne opinion de tout le monde, de ce qu’on appelait le peuple, c’est-à-dire de ses pairs aussi ; il y avait, certes, de la nouveauté et de la grandeur d’âme dans cette ambition, dût-il y entrer quelque méprise. Quand il revient pour la première fois d’Amérique, La Fayette, reçu, complimenté à la cour, exilé pour la forme, est fêté à Paris. Les ministres le consultent, les femmes l’embrassent[6], la reine lui fait avoir le régiment de Royal-dragons. Cependant on se lasse, comme toujours ; les baisers cessent : « Les temps sont un peu changés, écrit-il (trois ou quatre ans après), mais il me reste ce «  que j’aurais choisi, la faveur populaire et la tendresse des personnes que j’aime. » Cette faveur populaire, qui sonnait si flatteusement à son oreille, et qui représentait pour lui ce qu’était l’honneur à un Bayard, fut jusqu’à la fin son idole favorite. Il la sacrifia dans certains cas à ce qu’il crut de son devoir et de ses serments (ce qui est très-méritoire) ; mais, par une sorte d’illusion propre aux amants, il ne crut jamais la sacrifier tout entière ni la perdre sans retour ; il mourut bien moins en la regrettant qu’en la croyant posséder encore.

Dans cette même guerre d’Amérique, à son second voyage (1780), La Fayette arrive à Boston, précédant de peu l’escadre française qui amène les troupes de M. de Rochambeau ; c’est un secours qu’il a obtenu de Versailles à l’insu de l’Amérique et par son crédit personnel. Mais le corps français est peu considérable ; pendant toute la campagne de 1780, M. de Rochambeau croit devoir rester à Rhode-Island. La Fayette s’en impatiente et lui écrit tout naturellement : « Je vous l’avouerai en confidence, au milieu d’un pays étranger, mon amour-propre souffre de voir les Français bloqués à Rhode-Island, et le dépit que j’en ressens me porte à désirer qu’on opère. » Il y avait mêlé quelque première vivacité envers M. de Rochambeau, qu’il rétracte. Rochambeau lui répond, et on remarque cette phrase, qui va juste à l’adresse de ce même sentiment d’honorable susceptibilité auquel nous avons vu déjà Washington répondre : « C’est toujours bien fait, mon cher marquis, de croire les Français invincibles ; mais je vais vous confier un grand secret d’après une expérience de quarante ans : Il n’y en a pas de plus aisés à battre, quand ils ont perdu la confiance en leur chef ; et ils la perdent tout de suite, quand ils ont été compromis à la suite de l’ambition particulière et personnelle. » La Fayette alors se retourne vers Washington, et sollicite de lui une certaine expédition dont il précise les bases, qui aurait de l’éclat, dit-il, des avantages probables pour le moment et un immense pour l’avenir ; qui, enfin, si elle ne réussit pas, n’entraîne pas de suites fatales. Washington répond : « Il est impossible, mon cher marquis, de désirer plus ardemment que je ne fais, de terminer cette campagne par un coup heureux ; mais nous devons plutôt consulter nos moyens que nos désirs, et ne pas essayer d’améliorer l’état de nos affaires par des tentatives dont le mauvais succès les ferait empirer. Il faut déplorer que l’on ait mal compris notre situation en Europe ; mais, pour tâcher de recouvrer notre réputation, nous devons prendre garde de la compromettre davantage. » On voit que chacun reste dans son rôle ; mais ces rôles divers se reproduisent trop fréquemment dans la suite des événements, pour qu’on les puisse attribuer à la seule différence des âges. Or, ce qui est du caractère persiste, se recouvre peut-être, mais se creuse assurément plutôt que de diminuer, avec l’âge. Le premier mobile de La Fayette est l’opinion dans le sens honorable, la gloire dans le sens antique, le lós honnête. On peut acquérir plus tard de l’expérience, de l’habileté, de la finesse ; on en acquiert, c’est inévitable ; chacun a la sienne en avançant dans la vie et à force de se mesurer aux épreuves. Mais cette expérience acquise, il est rare qu’on ne l’emploie pas autour de sa qualité première fondamentale, qu’on ne la mette pas préférablement au service de son premier tour de caractère, quand il est décisif et dominant. J’essaie de saisir et d’indiquer dans ses fondements l’idée qui est devenue la vie même de La Fayette et qui est le mot de son rôle : la plus grande faveur populaire entourant et couronnant aussi constamment que possible la plus grande vertu civique. Cette conciliation en soi est assez difficile, et La Fayette l’a assez bien atteinte pour qu’on ne puisse s’étonner que, la première jeunesse passée, il s’y soit mêlé chez lui un peu d’art, un art toujours noble.

Dans cette première partie des Mémoires et de la vie de La Fayette, à côté de la jeune, enthousiaste et pure figure du disciple, est celle du maître, du véritable grand homme d’État républicain, de Washington. À lire les détails de la lutte commençante et les vicissitudes si prolongées, si tiraillées, on comprend, à moins d’avoir un système de philosophie de l’histoire préexistant, combien la destinée de l’Amérique du Nord était liée à lui, et combien, un homme manquant, il pouvait de ce côté ne pas se former d’empire. – On parlait de Washington : « C’est un bien grand homme, disais-je, et les Mémoires du général La Fayette montrent que sans lui la révolution d’Amérique aurait pu de reste ne pas réussir. » – « Oui, répondit un philosophe[7], il était bien nécessaire ; mais quand les choses sont mûres, ces sortes d’hommes nécessaires se rencontrent toujours. » – « À la bonne heure ! aurait-on pu répliquer ; mais n’est-ce pas que, lorsqu’ils ne se présentent point, on aime à croire que c’est que les choses et les idées n’étaient pas encore mûres ? »

On connaissait déjà quelques-unes des principales lettres de Washington à La Fayette, que ce dernier avait communiquées ; elles ont un genre de beauté simple, sensée, calme, majestueuse, religieuse, qui élève l’âme et mouille par moments l’œil de larmes. « Nous sommes à présent, écrit Washington à La Fayette (avril 1783), un peuple indépendant, et nous devons apprendre la tactique de la politique. Nous prenons place parmi les nations de la terre, et nous avons un caractère à établir. Le temps montrera comment nous aurons su nous en acquitter. Il est probable, du moins je le crains, que la politique locale des États interviendra trop dans le plan de gouvernement qu’une sagesse et une prévoyance dégagées de préjugés auraient dicté plus large, plus libéral ; et nous pourrons commettre bien des fautes sur ce théâtre immense, avant d’atteindre à la perfection de l’art… » Mais la lettre tout à fait monumentale et historique est celle qui a pour date : Mount-Vernon1er février 1784, aussitôt après la résignation du commandement : « Enfin, mon cher marquis, je suis à présent un simple citoyen sur les bords du Potomac, à l’ombre de ma vigne et de mon figuier… » On est dans Plutarque, on est à la fois dans la réalité moderne. Washington ne fut pas laissé trop longtemps à l’ombre de son figuier. Appelé en 1789 à la présidence, il fut le premier à fonder, à pratiquer le gouvernement au sein du pays qu’il avait déjà sauvé et fondé dans son existence même. Homme unique dans l’histoire jusqu’à ce jour, homme de gouvernement, de pouvoir, de direction nationale et sociale, et en même temps homme de liberté, d’une intégrité morale inaltérable. Depuis et avant César jusqu’à Napoléon, tout ce qui a brillé et influé en tête des nations, grand roi ou grand ministre, n’a songé et n’est parvenu à réussir qu’à l’aide d’une dose de machiavélisme plus ou moins mal dissimulée, tellement qu’on est en droit de se demander si le contraire est possible et si l’entière vertu n’apporte pas son obstacle, son échec avec elle. On n’a pour opposer véritablement à cette triste vue que le nom de Washington, qui va rejoindre à travers les siècles ces noms presque fabuleux des Épaminondas et des héros de la Grèce. Il est vrai que Washington, grand homme qui paraît avoir été de nature à pouvoir suffire à toutes les situations, n’a eu à opérer que chez des nations encore simples, au sein d’une société en quelque sorte élémentaire. Qu’aurait-il pu, qu’aurait-il refusé de faire dans un premier rôle, au sein d’une vieille nation brillante et corrompue ? En disant non à certains moyens, n’aurait-il pas abdiqué le pouvoir dès le second jour ? Nul n’est en mesure de démontrer le contraire ; l’autorité de ce bel et unique exemple reste donc en dehors, à part, une exception non concluante, et je ne puis dire de la vie de Washington ce que le poëte a dit de la chute d’un grand coupable politique :

Abstulit hunc tandem Rufini pœna tumultum
Absolvitque Deos[8].

En 1784, La Fayette en est déjà à son troisième voyage d’Amérique : ce voyage de 1784, au commencement de la paix, fut un triomphe touchant et mérité qui ouvre pour lui cette série de marches unanimes et de processions populaires, dont il fut si souvent le héros et le drapeau. De retour en Europe, les années suivantes se passèrent pour lui en succès de toutes sortes, en voyages dans les diverses cours, très-amusants et qu’il raconte à ravir, en projets politiques et en applications sérieuses de son métier de républicain. La Fayette partage et devance le mouvement irrésistible et confiant qui poussait la société d’alors vers une révolution universelle. Ce qui me frappe, ce n’est pas tant qu’il croie, comme les plus habiles engagés dans le premier moment, à l’excellence des moyens nouveaux et à leur efficacité immédiate. Cela pourtant va un peu loin ; Washington le sent, et, à propos de ses louables efforts pour la réhabilitation civile des Protestants, il lui écrit, dès 1785, ces paroles d’une intention plus générale : « Mes vœux les plus ardents accompagneront toujours vos entreprises ; mais souvenez-vous, mon cher ami, que c’est une partie de l’art militaire que de reconnaître le terrain avant de s’y engager trop avant. On a souvent plus fait par les approches en règle que par un assaut à force ouverte. Dans le premier cas, vous pouvez faire une bonne retraite ; dans le second, vous le pouvez rarement si vous êtes repoussé. » Mais, encore une fois, cet entraînement enthousiaste a été trop manifeste chez tous ceux qui ont pris part au premier assaut contre l’ancien régime, pour qu’en le remarquant chez La Fayette on y voie alors autre chose qu’un surcroît d’émulation civique et de zèle, une intrépidité d’avant-garde avec les dehors du sang-froid. Ce qui me frappe donc, c’est la suite, c’est la persistance plus intrépide de sa foi aux mêmes moyens généraux, et sa méconnaissance prolongée de ce qu’avait de spécial le caractère de la nation française par opposition à l’américaine. Que La Fayette, en 87, à l’époque de l’Assemblée des notables, se trouvant chez le duc d’Harcourt, gouverneur du Dauphin, avec une société qui discutait quels livres d’histoire il fallait mettre dans les mains du jeune prince, ait dit : « Je crois qu’il ferait bien de commencer son histoire de France à l’année 1787, » le mot est juste et piquant dans la situation, et d’accord avec le vœu universel d’alors, dont c’était une rédaction vivement abrégée. Mais en rayant toute une histoire de rois, on ne raye pas aussi aisément un caractère de peuple. Et comment le La Fayette de 89 à 91, le général de la force armée à Paris, le La Fayette des insurrections qu’il contenait à peine, des faubourgs qu’il ne commandait qu’en les conduisant, comment ce La Fayette n’a-t-il pas senti sous lui et au poitrail de son cheval le même peuple orageux et mobile, héroïque et… mille autres choses à la fois, peuple de la Ligue et de la Fronde, peuple de l’entrée de Henri IV et de l’entrée de Louis XVI, peuple des Trois Jours, je le sais, mais aussi de bien des jours assez dissemblables, j’ose le croire ? Or ce peuple-là de Paris n’était lui-même qu’une des variétés de la grande nation. On oublie trop, en traitant, soit avec les individus, soit avec les nations, ce qui est du fond de leur caractère ; à la faveur de quelques compliments de forme, où résonnent les mots d’honorable, de loyal, on aime de part et d’autre à se dissimuler cela ; c’est comme quelque chose d’immuable au fond et de fatal ; il semble que ce soit désagréable et humiliant de se l’avouer. Homme et nation, on suppose volontiers qu’on se convertit du tout au tout. Or, le caractère d’une nation, modifiable très-lentement à travers les siècles, toujours très-particulier, est moins changeable encore que celui d’un individu, lequel lui-même ne se change guère. Plus il y a grand nombre, et moins il y a chance à la lutte de la volonté morale contre le penchant, plus il y a fatalité et triomphe de la force naturelle. Le caractère, quelquefois masqué chez les nations, comme chez les individus, par les moments de grande passion, reparaît toujours après[9].

La Fayette, non-seulement d’abord, mais continuellement et jusqu’à la fin, a paru négliger dans la question sociale et politique cet élément constant, ou du moins très-peu variable, donné par la nature et l’histoire, à savoir, le caractère de la nation française. Il n’a jamais vu ou voulu voir que l’homme en général, et non pas l’homme des moralistes, celui de La Rochefoucauld et de La Bruyère, mais l’homme des droits, l’homme abstrait. En juillet 1815, entre Waterloo et la seconde rentrée des Bourbons, il prit le plus grand intérêt[10], comme on sait, à la Déclaration de la Chambre des représentants. « Cette pièce admirable, écrit-il avec raison en s’y reconnaissant, présente ce que la France a voulu constamment depuis 89 et ce qu’elle voudra toujours jusqu’à ce qu’elle l’ait obtenu. » Et il ajoute : « Ceux qui accusent les Français de légèreté devraient penser qu’au bout de vingt-six ans de révolution ils se retrouvent dans les mêmes dispositions qu’ils manifestèrent à son commencement. » Mais, en supposant que les Français de 1815 aient été assez unanimes sur cette Déclaration avec la Chambre des représentants (ce que rien ne prouve) pour ne pas être accusés de légèreté, n’était-ce donc pas trop déjà, au point de vue de La Fayette, qu’après avoir été les Français de 89, ils eussent été ceux du Directoire, ceux du 18 brumaire, du couronnement et des pompes idolâtriques de l’Empire ? N’en voilà-t-il pas plus qu’il ne fallait pour croire encore au vieux défaut national, à la légèreté ? On trouvera peut-être que j’insiste trop sur cette illusion de La Fayette, sur cette vue obstinée et incomplète, selon laquelle il ne cessait de découper dans l’étoffe ondoyante de l’homme et du Français l’exemplaire uniforme de son citoyen. Mais, dans l’étude du caractère, j’injecte de mon mieux, pour la dessiner aux regards, la veine ou l’artère principale. Je veux tout dire, d’ailleurs, de ma pensée : tout n’était pas illusoire dans cette vue persévérante, et, pour mieux aboutir à sa fin, il fallait peut-être ainsi qu’elle se resserrât. La Fayette avait attaché de bonne heure son honneur et son renom au triomphe de certaines idées, de certaines vérités politiques ; cela était devenu sa mission, son rôle spécial, dans les divers actes de notre grand drame révolutionnaire, de reparaître droit et fixe avec ces articles écrits sur le même drapeau. Qu’à défaut de triomphe on ne perdit pas de vue drapeau et articles inscrits, avec lesquels il s’identifiait, c’est ce qu’il voulait du moins. Ce qu’il avait déclaré en 89, il le rappelle donc et le maintient en 1800, il le proclame en 1815, il le déploie encore en 1830 ; et, en définitive, août 1830 en a réalisé assez, dans la lettre sinon dans l’esprit, pour que sa vue persévérante ait été justifiée historiquement. Dans sa longue et ferme attente, tout ce qui pouvait être étranger au triomphe du drapeau, et en amoindrir ou en retarder l’inauguration, La Fayette ne le voyait pas, et peut-être il ne le désirait pas voir. Son langage était fait à son dessein. Un précepte qu’il ne faut jamais perdre de vue en politique, c’est, quelque idée qu’on ait des hommes, d’avoir l’air de les respecter et de faire estime de leur sens, de leur caractère ; on tire par là d’eux tout le bon parti possible ; et si l’on y veut mettre cette louable intention, on les peut mouvoir dans le sens de leurs meilleurs penchants. La Fayette, qui s’était voué, comme à une spécialité, au triomphe de quelques principes généreux, a pu ne dire dans sa longue carrière et ne paraître connaître de la majorité des hommes, même après l’expérience, que ce qui convenait au noble but où il les voulait porter. Ç’a été une des conditions de son rôle, en le définissant comme je viens de le faire ; et si c’en a été un des moyens, il n’a rien eu que de permis.

En m’exprimant de la sorte, en toute liberté, je n’ai pas besoin de faire remarquer combien le point de vue du politique et celui du moraliste sont inverses, l’un songeant avant tout aux résultats et au succès, l’autre remontant sans cesse aux motifs et aux moyens.

Sans prétendre suivre en détail La Fayette dans son personnage politique à dater de 89, j’aurai pourtant à parcourir ses Mémoires pour l’appréciation de quelques-uns de ses actes, pour le relevé de quelques-uns de ses portraits anecdotiques ou de ses jugements. Mais aujourd’hui j’aime mieux tirer par anticipation, des trois derniers volumes non publiés, et qui vont très-prochainement paraître, de belles pages d’un grand ton historique, qui succèdent à de très-intéressants et très-variés récits, le tout composant un chapitre intitulé Mes rapports avec le premier Consul. Cet écrit, commencé avant 1805, à la prière du général Van Ryssel, ami de La Fayette, ne fut achevé qu’en 1807 et resta dédié au patriote hollandais, mort dans l’intervalle. Ces pages, datées de Lagrange, méditées et tracées à une époque de retraite, d’oubli et de parfait désintéressement, loin des rumeurs de l’idole populaire, y gagnent en élévation et en étendue. J’en extrais toute la conclusion[11] :

« Guerre et politique, voilà deux champs de gloire où Bonaparte exerce une grande supériorité de combinaisons et de caractère ; non qu’il me convienne comme à ses flatteurs de lui attribuer cette force nationale primitive qui naquit avec la Révolution et qui, indomptable sous les chefs les plus médiocres, valut tant de triomphes aux grands généraux, ou que je voulusse oublier quand et par qui furent faites la plupart des conquêtes qui ont fixé les limites de la France ; mais, parmi tant de capitaines qui ont relevé la gloire de nos armes, il n’en est aucun qui puisse présenter un si brillant faisceau de succès militaires. Personne, depuis César, n’a autant montré cette prodigieuse activité de calcul et d’exécution qui, au bout d’un temps donné, doit assurer à Bonaparte l’avantage sur ses rivaux. Permettons-lui, sous ce rapport, d’en vouloir un peu à la philosophie moderne qui tend à désenchanter le monde du prestige des conquêtes, et qui, modifiant l’opinion de l’Europe et le ton de l’histoire, fait demander quelles furent les vertus d’un héros, et de quelle manière la victoire influa sur le bien-être des nations.

« Ce n’est pas non plus dans les nobles régions de l’intérêt général qu’il faut chercher la politique de Bonaparte. Elle n’a d’objet, comme on l’a dit, que la construction de lui-même ; mais le feu sombre et dévorant d’une ambition bouillante et néanmoins dirigée par de profonds calculs a dû produire de grandes conceptions, de grandes actions, et augmenter l’éclat et l’influence de la nation dont il a besoin pour commander au monde. Ce monde était d’ailleurs si pitoyablement gouverné, qu’en se trouvant à la tête d’un mouvement révolutionnaire dont les premières impulsions furent libérales et les déviations atroces, Bonaparte, dans sa marche triomphante, a nécessairement amené au dehors des innovations utiles, et en France des mesures réparatrices, au lieu de la démagogie féroce dont on avait craint le retour. Beaucoup de persécutions ont cessé, beaucoup d’autres ont été redressées ; la tranquillité intérieure a été rétablie sur les ruines de l’esprit de parti ; et si l’on suivait les derniers résultats de l’influence française en Europe, on verrait qu’il s’exerce continuellement une force de choses nouvelle qui, en dépit de la tendance personnelle du chef, rapproche les peuples vaincus des moyens d’une liberté future.

« Il est assez remarquable que ce puissant génie, maître de tant d’États, n’ait été pour rien dans les causes premières de leur rénovation. Étranger aux mutations de l’esprit public du dernier siècle, il me disait : « Les adversaires de la Révolution n’ont rien à me reprocher ; je suis pour eux un Solon qui a fait fortune. »

« Cette fortune date du siège de Toulon ; le général Carteaux lui écrivait alors en style du temps : « A telle heure, six chevaux de poste, ou la mort. » Il me racontait un jour comment des bandes de brigands déguenillés arrivaient de Paris dans des voitures dorées, pour former, disait-on, l’esprit public. Dénoncé lui-même avec sa famille, après le 9 thermidor, comme terroriste, il vint se plaindre de sa destitution ; mais Barras l’avait distingué à Toulon et l’employa au 13 vendémiaire : « Ah ! disait-il à Junot en voyant passer ceux qu’il allait combattre, si ces gaillards-là me mettaient à leur tête, comme je ferais sauter les représentants ! » Il épousa ensuite madame de Beauharnais et eut le commandement d’Italie. Son armée devint l’appui des jacobins, en opposition aux troupes d’Allemagne, qu’on appelait les Messieurs ; les campagnes à jamais célèbres de cette armée couvrirent de lauriers chaque échelon de la puissance du chef. On connaît son influence sur le 18 fructidor, qui porta le dernier coup aux assemblées nationales ; Bonaparte n’en dit pas moins, à son retour, dans un discours d’apparat, que « cette année commençait l’ère des gouvernements représentatifs. » Les partis opprimés espéraient qu’il allait modifier la rigueur des temps ; il ne tenta rien pour eux ni pour lui. Contrarié dans une conférence avec les Directeurs, il offrit sa démission ; La Revellière et Rewbell l’acceptèrent, Barras la lui rendit, et le vainqueur de l’Italie se crut heureux de courir les côtes pour être hors de Paris, et d’être envoyé de France en Égypte, où il emmena la fleur de nos armées. Ses idées se tournèrent alors vers l’Asie, dont l’ignorante servitude, comme il l’a souvent dit depuis, flattait son ambition. Arrêté à Saint-Jean-d’Acre par Philippeaux, son ancien camarade, il regagna l’Égypte où, apprenant les revers de nos armées en Europe, et après avoir reçu une lettre de son frère Joseph portée par un Américain, il s’embarqua secrètement pour retourner en France ; mais il n’y arriva que lorsque nos drapeaux étaient redevenus partout victorieux.

« Cependant sa fortune ne l’abandonnait pas. Un des tristes résultats de tant de violences précédentes avait été la nécessité généralement reconnue d’un coup d’État de plus pour sauver la liberté et l’ordre social. Plusieurs projets analogues au 18 brumaire furent proposés en quelque sorte au rabais, quoique sans fruit, à divers généraux. On y distinguait surtout le besoin de chacun de ne chercher des secours que là où les souvenirs du passé trouveraient une sanction. Au nom de Bonaparte, toute attente se tourna vers lui. Rayonnant de gloire, plus imposant par son caractère que par sa moralité, doué de qualités éminentes, vanté par les jacobins lorsqu’ils croyaient le moins à son retour, il offrait à d’autres le mérite d’avoir préféré la république à la liberté, Mahomet à Jésus-Christ, l’Institut au généralat ; on lui savait gré ailleurs de ses égards pour le pape, le clergé et les nobles, d’un certain ton de prince et de ces goûts de cour dont on n’avait pas encore mesuré la portée. Le Directoire, divisé, déconsidéré, le laissa d’autant plus facilement arriver, que Barras le regardait encore comme son protégé, et que Sieyès espérait en faire son instrument. Il n’eut plus, dès lors, qu’à se décider entre les partis, leurs offres, ses promesses, et, parmi ceux qui se mirent en avant, tout bon citoyen eût fait le même choix que lui. On peut s’étonner que, dans la journée de Saint-Cloud, Bonaparte ait paru le plus troublé de tous ; qu’il ait fallu pour le ranimer un mot de Sieyès, et, pour enlever ses troupes, un discours de Lucien ; mais, depuis ce moment, tous ses avantages ont été combinés, saisis et assurés avec une suite et une habileté incomparables.

« Ce n’est pas, sans doute, cette absolue prévoyance de tous les temps, cette création précise de chaque événement, auxquelles le vulgaire aime à croire comme aux sorciers. Les plus vils usurpateurs, et jusqu’à Robespierre, en ont eu momentanément le renom ; mais, en se livrant à l’ambition « d’aller, comme il disait lui-même à Lally, toujours en avant, et le plus loin possible, » ce qui rappelle le mot de Cromwell, Bonaparte a réuni au plus haut degré quatre facultés essentielles : calculer, préparer, hasarder et attendre. Il a tiré le plus grand parti de circonstances singulièrement convenables pour ses moyens et ses vues, du dégoût général de la popularité, de la terreur des émotions civiles, de la prépondérance rendue à la force militaire, où il porte à la fois le génie qui dirige les troupes et le ton qui leur plaît ; enfin, de la situation des esprits et des partis qui laissait craindre aux uns la restauration des Bourbons, aux autres la liberté publique, à plusieurs l’influence des hommes qu’ils ont haïs ou persécutés, à presque tous un mouvement quelconque, et l’obligation de se prononcer. Tout cela ne lui donnait, à la vérité, la préférence de personne, mais lui assurait, suivant l’expression de madame de Staël, « les secondes voix de tout le monde. » Il a plus fait encore : il s’est emparé avec un art prodigieux des circonstances qui lui étaient contraires ; il a profité à son gré des anciens vices et des nouvelles passions de toutes les cours, de toutes les factions de l’Europe ; il s’est mêlé, par ses émissaires, à toutes les coalitions, à tous les complots dont la France ou lui-même pouvaient être l’objet ; au lieu de les divulguer ou de les arrêter, il a su les encourager, les faire aboutir utilement pour lui, hors de propos pour ses ennemis, les déjouant ainsi les uns par les autres, se faisant de toutes personnes et de toutes choses des instruments et des moyens d’agrandissement ou de pouvoir.

« Bonaparte, mieux organisé pour le bonheur public et pour le sien, eût pu, avec moins de frais et plus de gloire, fixer les destinées du monde et se placer à la tête du genre humain. On doit plaindre l’ambition secondaire qu’il a eue, dans de telles circonstances, de régner arbitrairement sur l’Europe ; mais, pour satisfaire cette manie géographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées libérales et patriotiques, à l’avilissement des partis, des opinions et des personnes ; car celles qui se dévouent à son sort n’en sont que plus exposées à cette double conséquence de son système et de son caractère ; il a fallu joindre habilement l’éclat d’une brillante administration aux sottises, aux taxes et aux vexations nécessaires à un plan de despotisme, de corruption et de conquête, se tenir toujours en garde contre l’indépendance et l’industrie, en hostilité contre les lumières, en opposition à la marche naturelle de son siècle ; il a fallu chercher dans son propre cœur à se justifier le mépris pour les hommes, et dans la bassesse des autres à s’y maintenir ; renoncer ainsi à être aimé, comme par ses variations politiques, philosophiques et religieuses, il a renoncé à être cru ; il a fallu encourir la malveillance presque universelle de tous les gens qui ont droit d’être mécontents de lui, de ceux qu’il a rendus mécontents d’eux-mêmes, de ceux qui, pour le maintien et l’honneur des bons sentiments, voient avec peine le triomphe des principes immoraux ; il a fallu enfin fonder son existence sur la continuité du succès, et, en exploitant à son profit le mouvement révolutionnaire, ôter aux ennemis de la France et se donner à lui-même tout l’odieux de ces guerres auxquelles on ne voit plus de motifs que l’établissement de sa puissance et de sa famille.

« Quel sera pour lui pendant sa vie, et surtout dans la postérité, le résultat définitif du défaut d’équilibre entre sa tête et son cœur ? Je suis porté à n’en pas bien augurer ; mais je n’ai voulu, dans cet aperçu de sa conduite, qu’expliquer de plus en plus la mienne ; elle ne peut être imputée à aucun sentiment de haine ou d’ingratitude. J’avais de l’attrait pour Bonaparte ; j’avoue même que, dans mon aversion de la tyrannie, je suis plus choqué encore de la soumission de tous que de l’usurpation d’un seul. Il n’a tenu qu’à moi de participer à toutes les faveurs compatibles avec son système. Beaucoup d’hommes ont concouru à ma délivrance : le Directoire qui ordonna de nous réclamer ; les Directeurs et les ministres qui recommandèrent cet ordre ; le collègue plénipotentiaire qui s’en occupa ; certes, autant que lui, tant d’autres qui nous servirent de leur autorité, de leur talent, de leur dévouement ; il n’en est point à qui j’aie témoigné avec autant d’éclat et d’abandon une reconnaissance sans bornes, sans autres bornes du moins que mes devoirs envers la liberté et la patrie. Prêt, en tous temps et en tous lieux, à soutenir cette cause avec qui et contre qui que ce soit, j’eusse mieux aimé son influence et sa magistrature que toute autre au monde : là s’est arrêtée ma préférence. Les vœux qu’il m’est pénible de former à son égard se tourneraient en imprécations contre moi-même, s’il était possible qu’aucun instant de ma vie me surprît, dans les intentions anti-libérales auxquelles il a malheureusement prostitué la sienne. »

On ne doit pas séparer de ce morceau l’éloquente dédicace qui le termine :

« J’en atteste vos mânes, ô mon cher Van Ryssel ! à chaque pas de votre honorable carrière, trop courte pour notre affection et nos regrets, mais longue par les années, par les services, par les vertus ; en paix, en guerre, en révolution, puissant, proscrit ou réintégré, vous n’avez jamais cessé d’être le plus noble et le plus fidèle observateur de la justice et de la vérité ! Après avoir partagé, au 18 brumaire, ma joie et mon espoir, vous ne tardâtes pas à reconnaître la funeste direction du nouveau gouvernement, et le droit que j’avais de ne pas m’y associer ; Bonaparte perdit par degrés l’estime et la bienveillance d’un des plus dignes appréciateurs du patriotisme et de la vraie gloire ; et cependant, avant d’ôter à la Hollande jusqu’au nom de république, la fortune semble avoir attendu, par respect, qu’elle eût perdu le plus grand et le meilleur de ses citoyens. C’est donc à votre mémoire que je dédie cette lettre commencée autrefois pour vous. Et pourquoi ne croirais-je pas l’écrire sous vos yeux, lorsque c’est au souvenir religieux de quelques amis, plus qu’à l’opinion de l’univers existant, que j’aime à rapporter mes actions et mes pensées, en harmonie, j’ose le dire, avec une telle consécration ? »

J’ai parlé du rôle et de ce qui s’y glisse inévitablement de factice à la longue, même pour les plus vertueux ; mais ici la solitude est profonde, la rentrée en scène indéfiniment ajournée ; au sein d’une agriculture purifiante, dans le sentiment triste et serein de l’abnégation, en présence des amis morts, tout inspire la conscience et l’affranchit ; ces pages du prisonnier d’Olmütz devenu le cultivateur de Lagrange ont un accent fidèle des mâles et simples paroles de Washington ; elles feront aisément partager à tout lecteur quelque chose de l’émotion qui les dicta.


II

Ce fut une brillante époque dans la vie de La Fayette que les années qui s’écoulèrent depuis la fin de la guerre d’Amérique jusqu’à l’ouverture des États-généraux. Jeune et célèbre, déjà plein d’actions, chevaleresque parrain de treize républiques, il parcourait et étudiait l’Europe, les cours absolues, assistait aux revues et aux soupers du grand Frédéric, et, de retour en France, par ses liaisons, par ses propos, par son attitude à l’Assemblée des notables, poussait hardiment à des réformes, dont le seul mot, étonnement de la cour, électrisait le public, et que rien ne compromettait encore. Pourtant cet intervalle de jouissance, de repos et de préparation, eut son terme, et La Fayette, à ses risques et périls dut rentrer dans la pratique active des révolutions. Il est âgé de trente-deux ans en 89. Tout ce qui précède n’a été qu’un prélude ; le plus sérieux et le plus mûr commence ; la gloire, jusque-là si pure et incontestée, du jeune général va subir de terribles épreuves. Il s’agit, en effet, de la France et d’une vieille monarchie, d’une cour à laquelle La Fayette est lié par sa naissance, par des devoirs ou du moins par des égards obligés. De toutes parts il s’agit pour lui de garder une difficile et presque impossible mesure, d’être républicain sans abjurer tout à fait son respect au trône, d’être du peuple sans insulter chez les autres ni en lui le gentilhomme. Or, La Fayette, dans une telle complication que chaque pensée aisément achève, s’engagea sans hésiter, tout en droiture et comme naturellement. Si on le prend à l’entrée et à l’issue, on trouve que, somme toute et sauf l’examen de détail, il s’en est tiré, quant aux principes généraux et quant à la tenue personnelle, à son honneur, à l’honneur de sa cause et de sa morale en politique.

Ce n’est pas à dire qu’en aucun de ces difficiles moments ni lui ni son cheval n’aient bronché.

Je ne discuterai pas les principaux faits de la vie de La Fayette depuis 89 jusqu’à sa sortie de France en août 92 ; de telles discussions, rebattues pour les contemporains, redeviendraient plus fastidieuses à la distance où nous sommes placés ; c’est à chaque lecteur, dans une réflexion impartiale, à se former son impression particulière. Les reproches dont sa conduite a été l’objet portent en double sens. Les uns l’ont accusé de ne s’être pas suffisamment opposé aux excès populaires dans la nuit du 6 octobre, le 22 juillet précédent lors du massacre de Foulon, et en d’autres circonstances ; les autres l’ont, au contraire, accusé, lui et Bailly, de sa résistance aux mouvements populaires dans les derniers temps de l’Assemblée constituante, notamment de la proclamation et de l’exécution de la loi martiale au Champ-de-Mars, le 17 juillet 91. Le fait est qu’après la grande insurrection du 14 juillet, qui fondait l’Assemblée nationale, La Fayette n’en voulut plus d’autres ; mais qu’avant d’en venir à les combattre, à les réprimer, il se prêta quelquefois, pour les mitiger, à les conduire. Il y a bien des années, qu’enfant j’entendais raconter à l’un des gardes nationaux présents aux journées des 5 et 6 octobre, le détail que voici, et qui est à la fois une particularité et une figure. Le tocsin avait sonné dès le matin du 5 octobre, Paris était en insurrection, les faubourgs débouchaient en colonnes pressées, l’on criait : À Versailles ! à Versailles ! La Fayette, qui devait prendre la tête de la marche, ne partait pas. Durant la matinée entière et jusque très-avant dans l’après-midi, sous un prétexte ou sous un autre, il avait tenu bon, faisant la sourde oreille aux menaces comme aux exhortations. Bref, après des heures de fluctuation houleuse, tous les délais expirés et la foule ne se contenant plus, La Fayette à cheval, au quai de la Grève, en tête de ses bataillons, ne bougeait encore, quand un jeune homme, sortant du rang et portant la main à la bride de son cheval, lui dit : « Mon général, jusqu’ici vous nous avez commandés ; mais maintenant c’est à nous de vous conduire… ; » et l’ordre : En avant ! jusqu’alors vainement attendu, s’échappa.

Le témoin véridique, de qui le mot m’est venu, n’en avait entendu que la lettre, et n’en saisissait ni le poétique ni le figuratif. Depuis, j’ai souvent repassé en esprit, comme le revers et l’ombre de bien des ovations, cette humble image du commandant populaire[12]. Et celui-ci était le plus probe, le plus inflexible, passé une certaine ligne ; il ne cédait ici qu’en vue surtout de maintenir et de modérer. Si l’on ne peut dire de lui qu’une fois la Révolution engagée, il ait dominé les événements, s’il les a trop suivis ou (ce qui revient au même) précédés dans le sens de tout à l’heure, il en a été l’instrument et le surveillant le plus actif, le plus intègre, le plus désintéressé ; quand ils ont voulu aller trop loin, à un certain jour, il leur a dit non, et les a laissés passer sans lui, au risque d’en être écrasé le premier ; en un mot, il a fait ses preuves de vertu morale. Mais à ce début, il y eut de longs moments d’acheminement, d’embarras, de composition inévitable. L’indulgence qu’on a en révolution pour les moyens est singulière, tant que vos opinions ne sont pas dépassées.

Au 22 juillet 89, La Fayette fit tout ce qui était humainement possible pour sauver Foulon et Berthier ; le lendemain, il déposait à l’hôtel de ville son épée de commandant, fondé sur ce que les exécutions sanglantes et illégales de la veille l’avaient trop convaincu qu’il n’était pas l’objet d’une confiance universelle ; il ne consentit à la reprendre que sur les instances les plus flatteuses et après des témoignages unanimes. Mais son impression sur ces attentats et quelques autres pareils qui, ainsi qu’il le dit, ont trompé son zèle et profondément affligé son cœur, son impression d’honnête homme n’atteignit pas alors sa vue politique, et ne détruisit pas du coup le charme qui ne cessa que plus tard, lorsque le 10 août déchira le rideau. Des prisons de Magdebourg, en juin 93, La Fayette écrivait à la princesse d’Hénin : « Le nom de mon malheureux ami La Rochefoucauld se présente toujours à moi… Ah ! voilà le crime qui a profondément ulcéré mon cœur ! La cause du peuple ne m’est pas moins sacrée ; je donnerais mon sang goutte à goutte pour elle ; je me reprocherais chaque instant de ma vie qui ne serait pas uniquement dévoué à cette cause ; mais le charme est détruit… » Et plus loin il parle encore de l’injustice du peuple, qui, sans diminuer son dévouement à cette cause, a détruit pour lui cette délicieuse sensation du sourire de la multitude. Ainsi, avant le 10 août, avant la proscription et le massacre de ses amis, et même après que Foulon eut été déchiré devant ses yeux et malgré ses efforts, avec les circonstances qu’on peut lire dans les Mémoires de Ferrières, le charme subsistait encore pour La Fayette ; il fallait que La Rochefoucauld fût massacré à Gisors pour que l’attrait de la multitude s’évanouît, et pour qu’elle cessât (au moins dans un temps) de lui sourire. Tous les reproches adressés à La Fayette au sujet de ces journées du 22 juillet, des 5 et 6 octobre, me paraissent aujourd’hui abandonnés ou réfutés, et ils se réduisent à cette remarque morale, laquelle porte sur la nature humaine encore plus que sur lui.

Quant aux reproches en sens opposé, et pour avoir défendu la Constitution et la royauté de 91 contre les émeutes, ils ne s’adressent pas à la moralité de La Fayette, qui ne faisait que suivre entre la cour infidèle et les factions orageuses la ligne étroite de son serment. On peut seulement se demander si, en s’enfermant comme il le fit dans la Constitution de 91 sans issue, il ne dévoua pas sa personne et son influence à une honorable impossibilité. Je crois que La Fayette, dans les excellents exposés qu’il donne de la situation révolutionnaire aux divers moments, de 89 à 92, s’exagère, en général, la pratique possible de la Constitution. Il a beau faire, il a beau en justifier la mesure et les bases, analyser et qualifier à merveille les divers partis qui s’y opposent et les hommes qui figurent pour et contre, toujours l’un des deux éléments essentiels à son ordre de choses lui échappe : toujours, d’un côté, la cour conspire et ne veut pas se rallier ; toujours d’un autre côté, la foule et les factions ne peuvent pas avoir confiance et ne veulent pas s’arrêter. Il s’agissait en 91, pour le gros de la nation active et pour les générations survenantes, de bien autre chose que de la Constitution même. Une cour restait à bon droit suspecte : la fuite du 20 juin et les révélations subséquentes l’ont assez convaincue d’incompatibilité. Le grand mouvement de 89 avait remué toutes les opinions, exalté tous les sentiments ; on se précipitait de toutes parts dans l’amour du bien public, comme sur une proie ; les générations qui n’avaient pas donné en 89 étaient avides de mettre la main aussi à quelque chose : on était lancé, et chacun allait renchérissant. La Fayette (dans ses Souvenirs en sortant de prison[13]) remarque, il est vrai, qu’on a poussé un peu loin le fatalisme dans les jugements sur la Révolution française, et cette observation, chez lui précoce, antérieure aux systèmes historiques d’aujourd’hui, bien autrement fatalistes, rentre trop dans ce que je crois vrai pour que je ne cite pas ses paroles : « De même, dit-il, qu’autrefois l’histoire rapportait tout à quelques hommes, la mode aujourd’hui est de tout attribuer à la force des choses, à l’enchaînement des faits, à la marche des idées : on accorde le moins possible aux influences individuelles. Ce nouvel extrême, indiqué par Fox dans son ouvrage posthume, a le mérite de fournir à la philosophie de belles généralités, à la littérature des rapprochements brillants, à la médiocrité une merveilleuse consolation. Personne ne connaît et ne respecte plus que moi la puissance de l’opinion, de la culture morale et des connaissances politiques ; je pense même que, dans une société bien constituée, l’homme d’État n’a besoin que de probité et de bon sens ; mais il me paraît impossible de méconnaître, surtout dans les temps de trouble et de réaction, le rapport nécessaire des événements avec les principaux moteurs. Et, par exemple, si le général Lee, qui n’était qu’un Anglais mécontent, avait obtenu le commandement donné au grand citoyen Washington, il est probable que la révolution américaine eût fini par se borner à un traité avantageux avec la mère-patrie… » Il continue de la sorte à éclaircir sa pensée par des exemples. Mais en 91, pour revenir au point en question, où était l’homme de la circonstance, et y avait-il un homme dirigeant ? Avec sa méthode et son caractère, La Fayette ne l’eût jamais été ; il s’usait honorablement à maintenir l’ordre ou à modérer le désordre, à servir la cour malgré elle, à retenir Louis XVI dans la lettre de la Constitution ; il s’est toujours livré, nous dit-il lui-même (et, à dater de cette époque, je crois le mot exact), aux moindres espérances d’obtenir, dans la recherche et la pratique de la liberté, le concours paisible des autorités existantes. Ainsi faisait-il alors religieusement et sans grande perspective. Autour de lui c’étaient des masses, des clubs, une Assemblée finissante ; on retombait dans la force des choses[14].

Après la Constitution jurée et la clôture de l’Assemblée constituante, La Fayette se retire en Auvergne pendant les derniers mois de 91 ; mais cette retraite à Chavaniac ne saurait ressembler à celle de Washington à Mount-Vernon ; car rien n’est achevé et tout recommence. Il est mis à la tête d’une armée dès le commencement de 92. De la frontière où il travaille à organiser la défense, il écrit, le 16 juin, à l’Assemblée législative, et, après le 20 juin, quittant son armée à l’improviste, il paraît à la barre de cette Assemblée pour la rappeler à l’esprit de la Constitution, à la Déclaration des droits violée chaque jour. Il veut faire deux guerres à la fois, contre l’invasion prussienne et contre la Révolution croissante : c’est trop. Il retourne à son camp sans avoir rien obtenu que les honneurs de la séance : le 10 août va lui porter la réponse. A cette nouvelle, il met son armée en insurrection, mais en insurrection passive ; il proclame et il attend ; mais il attend vainement. L’exemple ne se propage pas, les autres armées se soumettent, et La Fayette, voyant que le pays ne répond mot, ne songe qu’à s’annuler, dans l’intérêt, non pas de la liberté qui n’existe plus, dit-il, mais de la patrie, qu’il s’agit toujours de sauver ; il passe la frontière avec ses aides de camp, non sans avoir pourvu à la sûreté immédiate de ses troupes.

Que cette conduite toute chevaleresque et civique soit jugée peu politique, je le conçois ; elle est d’un autre ordre. Politiquement, cette manière de faire ne saurait entrer dans l’esprit de ceux qui ne la sentent pas déjà par le cœur. Lord Holland, venu en France pendant la paix d’Amiens, causait de La Fayette avec le ministre Fouché ; celui-ci, au milieu d’expressions bienveillantes, taxait La Fayette d’avoir fait une grande faute, et il se trouva que cette faute était, non, comme lord Holland l’avait d’abord compris, de s’être déclaré contre le 10 août, mais de n’avoir pas, quelques mois plus tôt, renversé l’Assemblée, rétabli le pouvoir royal et saisi le gouvernement. Sans être Fouché, on peut remarquer, au point de vue politique et du succès, que, dans de telles circonstances, la démonstration de La Fayette, ainsi limitée, devait demeurer inefficace ; que proclamer le droit et attendre, l’arme au bras, une manifestation honnête, puis, s’il ne vient rien, se retirer, c’est compter sans doute plus qu’il ne faut sur la force morale des choses ; comme si, à part certains moments uniques et qui, une fois vus, ne se retrouvent pas, rien se faisait tout seul dans les nations ; comme s’il ne fallait pas, dans les crises, qu’un homme y mît la main, et fît et fît faire à tous même les choses justes et bonnes, et libres.

Mais La Fayette (et voilà ce qui importe), en allant au delà, n’était plus le même ; il sortait de l’esprit de sa ligne, de sa fidélité à ses serments, de sa religion publique ; il tombait dans la classe des hommes à 18 brumaire. Que cette tâche eût été, ou non, en rapport avec ses forces, c’est ce que je n’examine point. Le premier obstacle était dans la morale même qu’il professait, dans son respect pour la liberté d’autrui, dans l’idée la plus fondamentale et la plus sacrée de sa politique. Au-dessus de l’utilité immédiate et disputée qu’il eût pu apporter au pays par une intervention en armes, il y avait pour lui, homme de conviction, quelque chose de bien plus considérable dans l’avenir. Si l’idée de liberté n’était pas engloutie sans retour, s’il devait y avoir pour elle, comme il ne cessait de l’espérer, réveil, purification et triomphe, ce n’était qu’au prix de cette attente, de cette abnégation, de ce respect témoigné par quelqu’un (ne fût-ce qu’un seul !) envers la liberté de tous, même égarée et enchaînée. Il eut cette idée, et elle est grande ; elle est digne en elle-même de tout ce que l’antiquité peut offrir de stoïque au temps des triumvirs, et elle a de plus l’inspiration sociale, qui est la beauté moderne. En passant la frontière, dans les prisons de Magdebourg, de Neisse et d’Olmütz, plus tard dans son isolement de Lagrange sous l’Empire, il se disait : « Il y a donc quelque utilité dans ma retraite, puisqu’elle affiche et entretient l’idée que la liberté n’est pas abandonnée sans exception et sans retour. »

Par sa sortie de France en 92, la vie politique de La Fayette durant notre première Révolution se dessine nettement, et elle devient l’exemplaire-modèle en son espèce. Il a pu dire, après sa délivrance d’Olmütz, ce qu’on redit volontiers avec lui après les passions éteintes : « Le bien et le mal de la Révolution paraissaient, en général, séparés par la ligne que j’avais suivie. » Son nom, que j’aime à trouver de bonne heure honoré dans un ïambe d’André Chénier, a passé, depuis quarante ans déjà, en circulation, comme la médaille la mieux frappée et la plus authentique des hommes de 89.

La gloire et le malheur de ces médailles trop courantes est d’être comme les monnaies qui bientôt s’usent ; on n’en veut plus ; mais l’histoire vient, et de temps en temps, par quelque aspect nouveau, les refrappe et les ravive.

Le titre d’homme de 89, dont La Fayette nous offre la personnification équestre et en relief, reste lui-même le plus honorable, non-seulement en politique, mais en tous les genres et dans toutes les carrières. En toutes choses il y a, j’oserai dire, l’homme de 89, le girondin et le jacobin ; je ne parle pas de la nature des opinions, mais de leur caractère et de leur allure ; ce sont là comme trois familles d’esprits ; on les retrouve plus ou moins partout où il y a mouvement d’idées. L’homme de 89, c’est-à-dire d’audace et d’innovation, mais avec limites et garanties, avec circonspection passé son 14 juillet, et avec arrêt devant les 10 août, l’esprit sans préjugés, courageux, qui apporte au monde sa part d’innovation et de découverte, mais qui ne prétend pas le détruire tout entier pour le refaire ; qui ouvre sa brèche, mais qui reconnaît bien vite, en avançant, de certaines mesures imposées par le bon sens et par le fait, par l’honnêteté et par le goût ; qui n’abjure pas dans les mécomptes, mais se ralentit seulement, se resserre, et attend aux endroits impossibles, sans forcer, sans renoncer… : qu’on achève le portrait, que je craindrais de faire trop vague en le traçant dans cette généralité. Veut-on des noms ? en philosophie Locke en est, Descartes lui-même n’en sort pas : j’y mets André Chénier en poésie.

Il y a une classe d’esprits girondins ; cela est plus audacieux, plus téméraire ; ils sont plus perçants et plus étroits ; ils vont d’abord aux extrêmes, mais ils reculent à un certain moment : une certaine honnêteté de goût, de sentiment, les tient, les saisit et les sauve. On trouve, en les considérant dans leur entier, bien des inconséquences et de fausses voies, mais aussi des sillons lumineux, des saillies franches, des traces sincères : moins honorables que les précédents, ils sont plus intéressants et touchants ; l’imagination les aime ; je les vois surtout romanesques et poétiques. Une limite plus ou moins rapprochée, non douteuse pourtant, les sépare de ce que j’appellerai les esprits jacobins ; ils ont marché ensemble dans un temps, mais la qualité, la trempe est autre. Ces derniers (et je ne parle point du tout de la politique, mais de la littérature, de la poésie, de la critique) se trouvent nombreux de nos jours ; on pourrait croire que c’est une espèce nouvelle qui a pullulé. Rien ne les effraye ni ne les rappelle ; de plus en plus fort ! de l’audace, puis de l’audace et encore de l’audace, c’est là le secret à la fois et l’affiche. Dans leur hardiesse d’érudition (s’ils sont érudits) et leur intrépidité de système, ils remuent, ils lèvent sans doute çà et là des idées que des chemins plus ordinaires n’atteindraient pas ; mais le plus souvent à quel prix ! dans quel entourage ! tout en éprouvant du respect pour la force éminente de quelques-uns en cette famille d’esprits, j’avoue ne sentir que du dégoût pour les incroyables gageures, les motions à outrance et l’impudeur native de la plupart. Des noms paraîtraient nécessaires peut-être pour préciser, mais le présent est trop riche et le passé trop pauvre en échantillons. Seulement, et comme aperçu, pour un Joseph de Maistre combien de Linguets !

Oh ! même en simple révolution de littérature, heureux qui n’a été que de 89 et qui s’y tient ! c’est la belle cocarde. Girondin, passe encore ; on en revient avec honneur, sauf amendement et judicieuse inconséquence ; mais de 93, jamais !

Pourtant revenons aux grandes choses, au général La Fayette, à ses Mémoires et à sa vie. – Indépendamment des récits et de la correspondance qui représente sa vie politique de 89 à 92, on trouve à cet endroit de la publication divers morceaux critiques de la plume du général sur les mémoires ou histoires de la Révolution ; il y contrôle et y rectifie successivement certaines assertions de Sieyès, de Necker, de Ferrières, de Bouille, de Mounier, de madame Roland, ou même de M. Thiers. Le ton de ces observations, bien moins polémiques qu’apologétiques, se recommande tout d’abord par une modération digne, à laquelle, en des temps de passion et d’injure, c’est la première loi de quiconque se respecte de ne jamais déroger. Sieyès, si haut placé qu’il fût dans sa propre idée et dans celle des autres, n’a pas toujours fait de la sorte. La Notice écrite par lui sur lui-même (1794), et que La Fayette discute, est, ainsi que celui-ci la qualifie avec raison, plus âcre que vraie sur bien des points. Sieyès dédie ironiquement sa Notice à la Calomnie, mais lui-même n’y épargne pas les imputations calomnieuses ou injurieuses contre son ancien collègue à la Constituante, pour lors prisonnier de la Coalition. La Fayette prend avec réserve et dignité sa revanche de ces aigreurs, et il triomphe légitimement à la fin, lorsque, sans cesser de se contenir, il s’écrie :

« Il n’appartient point à mon sujet d’examiner la troisième époque de la vie politique de Sieyès[15]. Je suis encore plus loin de chercher à attaquer ses moyens de justification, et je me suis contenté d’admirer les pages éloquentes où il nous peint le règne de l’anarchie et de la Terreur. A Dieu ne plaise que je cherche à appuyer l’horrible accusation de complicité avec Robespierre, dont il est si justement indigné ! à Dieu ne plaise que je me permette d’y croire ! mais il est une observation que je dois faire, parce qu’elle est commandée par mon amour inaltérable pour la liberté, par le sentiment profond que j’ai des devoirs d’un citoyen, et surtout d’un représentant français. L’accusation dont on a voulu souiller Sieyès est inique ; elle est fausse, et néanmoins il a mérité qu’on la fit. Je ne parle pas de cet ancien propos : « Ce n’est pas la noblesse qu’il faut détruire, mais les nobles, » propos que la calomnie peut avoir inventé ; je ne parle pas d’autres inductions, peut-être aussi mensongères, que la haine, la jalousie, et même le malheur peuvent avoir ou controuvées ou exagérées ; je parle de sa simple assiduité aux séances qui, bien loin d’être utile[16], ne put qu’être funeste à la chose publique, lorsque le silence d’un homme tel que lui semblait autoriser les décrets contre lesquels il ne s’élevait pas. Vingt-deux girondins, la plupart ses amis, ont péri sur l’échafaud pour s’être opposés à ces décrets. Plusieurs autres, et nommément Condorcet, ont expié des torts précédents par une proscription cruelle, fruit de leur résistance, et par une mort plus cruelle encore. Il n’y a pas jusqu’à Danton et Desmoulins qui n’aient eu l’honneur de mourir pour s’opposer à Robespierre. Tallien et Bourdon, en parlant contre l’infâme loi du 22 prairial, ont mérité les bénédictions attachées à la journée du 9 thermidor ; et Sieyès, le Sieyès de 1789, constamment assis pendant toute la durée de la Convention à deux places de Robespierre, a, par son timide et complaisant silence, mérité… d’en être oublié[17] ! »

La Fayette n’a pas de peine à faire ressortir les contradictions de conduite en sens divers de Mounier et des anglicans, de madame Roland et des girondins ; en général, toutes les contradictions et les inconséquences des divers personnages qui n’ont pas suivi sa ligne exacte sont parfaitement démêlées par lui, et rapprochées avec une modération de ton qui n’exclut pas le piquant. La Fayette s’y complaît évidemment ; il y revient en chaque occasion ; il nous rappelle que, parmi les républicains du 10 août, Condorcet avait alors oublié sa note fâcheuse sur le mot Patrie du Dictionnaire philosophique de Voltaire : « Il n’y a que trois manières politiques d’exister, la monarchie, l’aristocratie et l’anarchie. » Il se souvient que, parmi ces mêmes républicains, Clavière, deux ans auparavant, avait mis dans la tête de Mirabeau, dont il était le conseil, de soutenir le veto absolu du roi comme indispensable ; que Sieyès, un an auparavant, publiait encore, par une lettre aux journaux, que, dans toutes les hypothèses, il y avait plus de liberté dans la monarchie que dans la république. On trouve, de temps à autre, dans ces Mémoires de La Fayette, de petites collections et de jolis résumés, en une demi-page, de ces inconséquences de tout le monde ; il va en dénicher, des inconséquences, jusque dans de petites Notices littéraires publiées par d’excellents et purs républicains, mais qui ne sont pas tout à fait de 89 : il eût été plus indulgent de les celer. Il se trouve, en définitive, présenté, lui et son parti, comme le seul conséquent (c’est tout simple), et lui-même comme le plus conséquent de son parti. Il s’en applaudit, c’est sa prétention de Grandisson, comme on l’a dit, et plus fréquemment manifestée qu’il n’importerait au lecteur. Il vaudrait mieux le moins démontrer de soi et laisser les autres conclure. Je suis un peu effrayé par moments, je l’avoue, de cette unité et de cette perpétuité de raison, cela fait douter ; quelques fautes de loin en loin rendraient confiance. On en est un peu impatienté du moins ; car chacun est, au fond, s’il n’y prend garde, comme ce paysan d’Aristide.

Tout en profitant avec plaisir, comme lecteur, de ces instructives et continuelles confrontations, j’aime mieux La Fayette insistant sur les inconséquences opérées par corruption. Son livre apprend ou rappelle, sur ce chapitre des fonds secrets, quelques chiffres curieux par leur emploi. J’omets vite Mirabeau, dont on voudrait absoudre la conscience du même mouvement par lequel on salue son génie et sa gloire ; mais Danton, mais Dumouriez, mais Barrère, on ose compter avec eux. Sur Dumouriez, du reste, il écrit de belles et judicieuses pages. Quand je dis belles, on entend bien qu’il ne peut être question de talent littéraire ; mais l’habitude du bon langage se retrouve naturellement sous cette plume simple ; les récits, les réflexions abondent en manières de dire heureuses, modérées, et qui portent. L’écrit intitulé Guerre et Proscription finit par ces mots : « Dumouriez, réconcilié avec les girondins, eut le commandement de l’armée de La Fayette. L’entrée des ennemis le tira d’affaire ; il prit devant eux une très-bonne position. Dumouriez, qui n’avait joué jusqu’alors que des rôles subalternes, se montra fort supérieur à ce qu’on devait attendre de lui. Il déploya beaucoup de talent, des vues étendues, et l’on jugea pendant quelque temps de son patriotisme par ses « Succès. » – En ce temps de grandes phrases, je me sens de plus en plus touché de ce qui n’est que bien dit.

A partir de 92 jusqu’en 1814, la portion de ces Mémoires, qui ne comprend pas moins d’un volume, est d’un intérêt et d’une nouveauté qu’on doit précisément à l’intervalle du rôle politique actif. Les cinq années de prison attachent par tous les caractères de beauté morale, de constance civique, et même d’entrain chevaleresque ; les lettres à madame d’Hénin, écrites avec de la suie et un cure-dent, sont légères comme au bon temps, sémillantes, puis tout d’un coup attendries. Emprisonné, odieusement réduit à toutes les privations, parce que son existence est déclarée incompatible avec la sûreté des Gouvernements, La Fayette ne cesse un seul instant d’être à la hauteur de sa cause. Quand on lui fait d’abord demander quelques conseils sur l’état des choses en France, il se contente de répondre que le roi de Prusse est bien impertinent. Les mauvais traitements viennent, et le martyre se prolonge, se raffine : « Comme ces mauvais traitements, dit-il, n’effleurent pas ma sensibilité et flattent mon amour-propre, il m’est facile de rester à ma place et de sourire de bien haut à leurs procédés comme à leurs passions. » Il ajoute en plaisantant : « Quoiqu’on m’ait ôté avec une singulière affectation quelques-uns des moyens de me tuer, je ne compte pas profiter de ceux qui me restent, et je défendrai ma propre constitution aussi constamment, mais vraisemblablement avec aussi peu de succès que la constitution nationale. » Il répond encore à ceux qui lui enlèvent couteaux et fourchettes, qu’il n’est pas assez prévenant pour se tuer. En arrivant à Olmütz, on lui confisque quelques livres que les Prussiens lui avaient laissés, notamment le livre de l’Esprit et celui du Sens commun ; sur quoi La Fayette demande poliment si le Gouvernement les regarde comme de contrebande. Il exige de ses amis du dehors qu’on ne parle jamais pour lui, dans quelque occasion et pour quelque intérêt que ce soit, que d’une manière conforme à son caractère et à ses principes, et il ne craint pas de pousser jusqu’à l’excès ce que madame de Tessé appelle la faiblesse d’une grande passion. L’héroïsme domestique, l’attendrissement de famille, mais un attendrissement toujours contenu par le sentiment d’un grand devoir, pénètre dans la prison avec madame de La Fayette. Cette noble personne écrit, à son tour, à madame d’Hénin : « Je suis charmée que vous soyez contente de ma correspondance avec la cour (de Vienne), et du maintien du prisonnier ; il est vrai que le sentiment du mépris a garanti son cœur du malheur de haïr. Quels qu’aient été les raffinements de la vengeance et les choix exprès de la cour, vous savez que sa manière en général est assez imposante.... » Une telle façon d’endurer le martyre politique vaut bien celle de l’excellent Pellico[18].

Dans un écrit intitulé Souvenirs au sortir de prison[19], La Fayette récapitule et rassemble ses propres sentiments mûris, ses jugements des hommes au moment de la délivrance, et la situation sociale tout entière : c’est une pièce historique bien ferme et de la plus réelle valeur. On l’y voit, et en général dans tous ses écrits et toutes ses lettres de 97 à 1814 on le voit appréciant les choses sans illusion, les pénétrant, les analysant en tous sens avec sagacité, et ne se préoccupant exclusivement d’aucune forme politique. Il serait prêt volontiers à se rallier à la Constitution de l’an III : « Les malheurs arrivés sous le régime républicain de l’an III, dit-il, ne peuvent rien préjuger contre lui, puisqu’ils tiennent à des causes tout autres que son organisation constitutionnelle. » Pourtant, à peine délivré par l’intervention du Directoire, il a à s’exprimer sur les mesures de fructidor, et sa première parole est pour les réprouver. Car ce qu’il veut avant tout, c’est l’esprit et la pratique de la liberté, de la justice : « Quel scandale, nous dit-il en propres termes, bien qu’à demi-voix[20], si j’avais avoué que, dans l’organisation sociale, je ne tiens  indispensablement qu’à la garantie de certains droits publics et personnels ; et que les variations du pouvoir exécutif, compatibles avec ces droits, ne sont pour moi qu’une combinaison secondaire ! » De Hambourg, du Holstein, de la Hollande, où successivement il séjourne avant sa rentrée en France, toutes ses lettres si vives, si généreuses, et respirant, pour ainsi dire, une seconde jeunesse, expriment en cent façons, à travers leur sève, les dispositions mûres et les opinions rassises qu’on a droit d’attendre de l’expérience d’une vie de quarante ans. Il se refuse à rentrer par un biais dans les choses publiques : « Rien, écrit-il (octobre 1797) à un ami qui semblait l’y pousser, rien n’a été si public que ma vie, ma conduite, mes opinions, mes discours, mes écrits. Cet ensemble, soit dit entre nous, en vaut bien un autre ; tenons-nous-y, sans caresser l’opinion quelconque du moment. Ceux qui veulent me perfectionner dans un sens ou dans un autre ne peuvent s’en tirer qu’avec des erreurs, des inconséquences et des repentirs. J’ai fait beaucoup de fautes sans doute, parce que j’ai beaucoup agi, et c’est pour cela que je ne veux pas y ajouter ce qui me paraît fautif.. Il en résulte qu’à moins d’une très-grande occasion de servir à ma manière la liberté et mon pays, ma vie politique est finie. Je serai pour mes amis plein de vie, et pour le public une espèce de tableau de muséum ou de livre de bibliothèque. » Jamais, sans doute, son cœur ne se sentit plus jeune ; les excès qui ont dégoûté de la liberté les demi-amateurs, étant encore plus opposés à cette sainte liberté que le despotisme, ne l’ont pas guéri, lui, de son idéal amour ; mais il apprécie la société, son égoïsme, son peu de ressort généreux. Il est curieux de l’entendre en maint endroit ; un moraliste ne dirait pas autrement ni mieux :« Comme l’égoïsme public, écrit-il à madame de Tessé (Utrecht, 1799), se manifeste en poltronnerie pour ne pas faire le bien malgré les gouvernants, et en amour-propre pour ne le jamais faire avec eux, il en résulte que les hommes qui ont le pouvoir ne sont point intéressés à en faire un bon usage, et que tous les autres mettent leur prétention civique à ne se mêler de rien… » Il observe avec beaucoup de finesse qu’on a tellement abusé des mots et perverti les idées, que la nation (à cette date de 1799) se croit anti-républicaine sans l’être ; il la compare toujours, dit-il, aux paysans de son département à qui on avait persuadé, jusqu’à ce qu’ils l’eussent entendu, qu’ils étaient aristocrates. Les remèdes qu’il proposerait sont modestes, de simples palliatifs, les seuls qu’il croie proportionnés, dit-il encore, à l’état présent de l’estomac national.

La spirituelle et bonne madame de Tessé a beau, comme d’habitude, le chicaner agréablement sur sa disposition à l’espoir ; qui ne le croirait guéri ? Il lui répond d’Utrecht, à propos des imbroglios d’intrigues croisées qui remplirent l’intervalle du 30 prairial au 18 brumaire : « Je suis persuadé que les anciens et les nouveaux jacobins combattent, comme dans les tournois, avec des armes ensorcelées ; et tout me confirme que les insurrections ne sont plus pour un régime libre, mais, au contraire, pour le plus bête et le plus absolu despotisme. Il ne me reste donc pour espérer qu’un je ne sais quoi dont vous n’aurez pas de peine à faire rien du tout. » Pourtant l’aimable cousine (comme il appelle sa tante) ne se tient pas pour convaincue, et, du fond de son Holstein, elle le moralise toujours. La Fayette est alors en Hollande ; on parle d’une invasion prussienne ; il la croit combinée avec la France et ne s’en inquiète ; elle, madame de Tessé, un peu peureuse comme madame de Sablé, avec laquelle, par l’esprit, elle a tant de rapports, lui écrit de ne pas compter sur ce sang-froid qui pourrait bien l’abuser en ses jugements. Dans le plus tendre petit billet, elle lui cite et lui applique cette pensée de Vauvenargues : « Nous prenons quelquefois pour le sang-froid une passion sérieuse et concentrée qui fixe toutes les pensées d’un esprit ardent et le rend insensible aux autres choses. » Madame de Tessé a-t-elle donc tout à fait tort ? La Fayette est-il  guéri et tempéré, rompu, sinon dans ses convictions, du moins dans ses vues du dehors ? L’expérience a-t-elle agi ? A lire ce qu’il a écrit de 97 à 1814, on le dirait.

Mais ce qu’on écrit, ce qu’on dit de plus judicieux, de plus fin, dans les intervalles de l’action, ne prouve pas toujours ; on ne saurait conclure de toutes les qualités de l’écrivain historien, de l’homme sorti de la scène et qui la juge, à celles de ce même homme en action et en scène. Il y a là une différence essentielle ; et c’est ce qui nous doit rendre fort humbles, fort circonspects, nous autres simples écrivains, quand nous jugeons ainsi à notre aise des personnages d’action. On découvre, on analyse le vrai à l’endroit même où l’on agira à côté, si l’on a occasion d’agir. C’est le caractère encore plus que l’intelligence qui décide alors, et qui reprend le dessus ; au fait et à l’œuvre, on retombe dans de certains plis. Combien de fois n’ai-je pas entendu tel personnage célèbre nous faire, comme le plus piquant moraliste (complètement à son insu ou pas tout à fait peut-être), l’histoire de son défaut, de ce qui dans l’action l’avait fait échouer toujours ! C’est, après tout, le vieux mot du poëte :Video meliora proboque, deteriora sequor. Salluste, l’incomparable historien, avait eu, à ce qu’il paraît, une assez méchante conduite politique ; de nos jours, Lemontey, un de nos plus excellents historiens philosophes[21], en a eu une pitoyable. La Rochefoucauld, qui analysait si bien toutes les causes et les intentions, avait toujours eu dans l’action un je ne sais quoi, comme dit Retz, qui lui avait fait échec. L’action est d’un ordre à part.

Ces réserves que je pose, je ne me permets de les appliquer à La Fayette lui-même qu’avec réserve. Je crois avec madame de Tessé que sa faculté d’espérer persista toujours un peu disproportionnée aux circonstances, et que, par instants contenue, elle reprenait les devants au moindre jour qui s’ouvrait. C’est cet homme qui jugeait si nettement l’état de la société en 1799, qui, dans son admirable lettre à M. de Maubourg, désormais acquise à l’histoire[22], après un vigoureux tracé des partis, continuait ainsi : « Voilà, mon cher ami, le margouillis national au milieu duquel il faut pêcher la liberté dont personne ne s’embarrasse, parce qu’on n’y croit pas plus qu’à la pierre philosophale....., » et qui ajoutait : « Je suis persuadé que, s’il se fait en France quelque chose d’heureux, nous en serons..... Il y a dans la multitude tant de légèreté et de mobilité, que la vue des honnêtes gens, de ses anciens favoris, la disposerait à reprendre ses sentiments libéraux ; » eh bien ! c’est ce même homme qui, en 1815, à peine rentré dans l’action, s’étonnait qu’on pût accuser les Français de légèreté[23], et les en disculpait. J’insiste, parce que c’est ici le nœud du caractère de La Fayette ; mais voici un trait encore. En 1812, le 4 juillet, de Lagrange, il écrit à Jefferson ; c’était le trente-sixième anniversaire de la proclamation de l’indépendance américaine, de ce grand jour, dit-il, où l’acte et l’expression ont été dignes l’un de l’autre : « Ce double souvenir aura été heureusement renouvelé dans votre paisible retraite par la nouvelle de l’extension du bienfait de l’indépendance à toute l’Amérique (les divers États de l’Amérique du Sud venaient de proclamer leur indépendance). Nous avons eu le plaisir de prévoir cet événement et la bonne fortune de le préparer. » Ainsi, La Fayette se félicite de l’émancipation de l’Amérique du Sud, et il ne songe à aucune restriction dans son espoir. Que répond Jefferson ? ce que Washington eût répondu ; il modère prudemment la joie de son ami : « Je me joins sincèrement à vos vœux pour l’émancipation de l’Amérique du Sud. Je doute peu qu’elle ne parvienne à se délivrer du joug étranger ; mais le résultat de mes observations ne m’autorise pas à espérer que ces provinces soient capables d’établir et de conserver un gouvernement libre… » Et il continue l’exposé vrai du tableau. La Fayette y adhère sans doute, mais il n’y avait pas songé le premier. Nous surprenons là le grand émancipateur quand même !

Après cela, cette part faite à un certain pli très-creusé du caractère de La Fayette, je crois que l’expérience pour lui ne fut pas vaine, et qu’il y eut de ce côté un autre pli en sens opposé, non moins creusé peut-être, et dont son rôle officiel a dissimulé la profondeur. Lorsque, apprenant la mort de son ami La Rochefoucauld, il écrivait de sa prison que le charme était détruit et que le sourire de la multitude n’avait plus pour lui de délices, il allait trop loin, il oubliait l’effet du temps qui cicatrise ; le sourire, plus tard, à ses yeux est encore revenu. Pourtant on l’a vu depuis, en chaque circonstance décisive, se méfier après le premier moment, et malgré sa bonne contenance, n’être pas fâché d’abréger. Il n’a pas tout à fait tenu ni dû tenir ce qu’il écrivait à madame de La Fayette (30 octobre 1799) : « Quant à moi, chère Adrienne, que vous voyez avec effroi prêt à rentrer dans la carrière publique, je vous proteste que je suis peu sensible à beaucoup de jouissances dont je fis autrefois trop de cas. Les besoins de mon âme sont les mêmes, mais ont pris un caractère plus sérieux, plus indépendant des coopérateurs et du public dont j’apprécie mieux les suffrages. Terminer la Révolution à l’avantage de l’humanité, influer sur des mesures utiles à mes contemporains et à la postérité, rétablir la doctrine de la liberté, consacrer mes regrets, fermer des blessures, rendre hommage aux martyrs de la bonne cause, seraient pour moi des jouissances qui dilateraient encore mon cœur ; mais je suis plus dégoûté que jamais, je le suis invinciblement de prendre racine dans les affaires publiques ; je n’y entrerais que pour un coup de collier, comme on dit, et rien, rien au monde, je vous le jure sur mon honneur, par ma tendresse pour vous et par les mânes de ce que nous pleurons, ne me persuadera de renoncer au plan de retraite que je me suis formé et dans lequel nous passerons tranquillement le reste de notre vie. » Mais s’il est loin de les avoir tenues à la lettre, il semble s’être toujours souvenu de ces paroles et ne s’être jamais trop départi du sentiment qu’il y exprime. Si l’on excepte, en effet, sa longue campagne politique sous la Restauration, durant laquelle il combattit à son rang d’opposition avancée, comme c’était le devoir de tous les amis des libertés publiques, il ne parut jamais en tête et hors de ligne que pour un coup de collier. Et alors, comme on l’a vu en 1830, il avait une hâte extrême de se décharger : Qu’on en finisse, et que les droits de l’humanité soient saufs ! – C’est ainsi que son expérience acquise se concilia du mieux qu’elle put avec son inaltérable faculté d’espérer et avec sa foi morale et sociale persistante.

On trouvera dans la lettre à M. de Maubourg, dont je ne saurais assez signaler l’intérêt et l’importance, l’arriére-pensée finale de La Fayette (si je l’ose appeler ainsi), et l’explication de son prenez-y-garde dans ces moments décisifs où, plus tard, il s’est trouvé à portée de tout. Cette lettre démontre de plus, à mes yeux, que ce qui arriva, à partir du 8 août 1830, ne déjoua pas l’idée intérieure de La Fayette autant que lui-même le crut et le ressentit. Il écrivait en 1799 : « Les uns espèrent que la persécution m’aura un peu aristocratisé ; les autres m’identifient à la royauté constitutionnelle, et les républicains disent qu’à présent je serai pour la république comme j’étais pour elle dans les États-Unis. Mais toutes ces idées ne sont que secondaires, parce que réellement la masse nationale n’est ni royaliste, ni républicaine, ni rien de ce qui demande une réflexion politique ; elle est contre les jacobins, contre les conventionnels, contre ceux qui règnent depuis que la république a été établie ; elle veut être débarrassée de tout cela, fût-ce par la contre-révolution, mais préfère s’arrêter à quelque chose de constitutionnel ; elle sera si contente d’un état de choses supportable, qu’elle trouverait ensuite mauvais qu’on voulût la remuer pour quoi que ce fût. » Il écrivait encore à cette date : « Tout est bon, excepté la monarchie aristocratico-arbitraire et la république despotique. » Il est vrai qu’en 1830 son cœur devait être redevenu plus exigeant ; les années de lutte, sous la Restauration, lui avaient fait croire à une forte et stable reconstitution d’esprit public ; ce n’était plus comme en ce temps de 1799, où il disait : nos amis (les constitutionnels) qu’il est impossible de faire sortir de leur trou. Ici tout le monde était en ligne. Cette Restauration, contre les excès de laquelle on s’entendait si bien, me fait l’effet d’avoir été le plus prolongé et le plus illusoire des rideaux. Quand il se déchira, tout ce qui n’était uni qu’en face se rompit du coup. La Fayette, en 1799, écrivait à merveille sur les périls du dehors qu’on exagérait : « Dans tout ce qui regarde l’opposition aux étrangers, il y a toujours un moment où notre nation semble rebondir et dérange toutes les espérances de la politique. » Il avait pu oublier en 1830, au lendemain des trois jours, cette maxime inverse et qui n’est pas moins vraie, que, dans tout ce qui concerne la pratique intérieure et l’organisation sérieuse des garanties, il y a toujours un moment où notre nation, si près qu’elle en soit, échappe et déconcerte toutes les espérances du patriotisme. Pourtant, encore une fois, la lettre à M. de Maubourg et celles qu’il écrivait à cette époque me prouvent que La Fayette se serait résigné, en 1799, à quelque chose de semblable à l’ordre actuel, ou même de moins bien, et qu’entre ce qu’on a et lui il n’y a, au fond, que de ces nuances qui se perdent et se regagnent constitutionnellement. Cela n’empêche pas qu’on ne l’ait vu, à un certain moment, mécontent de l’œuvre à laquelle il avait aidé ; il se crut joué, il se repentit. La conclusion, nullement politique, et toute morale, que j’en veux tirer, c’est que la réalisation d’un ordre rêvé est toujours inférieure à l’idéal, même le plus modéré, qu’on s’en faisait ; que les imperfections et les insuffisances, non-seulement des hommes, mais des principes, se font sentir et sortent de toutes parts le jour où le monde est à eux, et que nulle fin humaine, en aboutissant, ne répondra à la promesse des précurseurs. S’ils étaient là, comme La Fayette, pour la juger, ils la jugeraient avortée, ou bien, pour se faire illusion encore, ils la jugeraient ajournée ; ils attendraient, pour clore à souhait, je ne sais quel cinquième acte, qui, en venant, ne clorait pas davantage. Ainsi l’homme, sur le débris et la pauvreté de son triomphe, meurt mécontent. Je ne veux pas rire, mais La Fayette, désappointé en mourant, me fait exactement l’effet de Boileau. Oui, Boileau, de son vivant, triomphe : il est réputé législateur à satiété ; son Art poétique a force de loi ; la Déclaration des Droits n’a pas mieux tué les privilèges que ce programme du Parnasse n’a tué l’ancien mauvais goût. Eh bien ! Boileau mourant croit tout perdu et manqué ; il en est à regretter les Pradons du temps de sa jeunesse, qu’il appelle des soleils en comparaison des rimeurs nouveaux. En quoi Boileau a tort et raison en cela, je ne le recherche pas pour le moment ; je reprendrai cette thèse ailleurs. Comme résultat, mon idée est que le vœu de Boileau, comme celui de La Fayette, n’avait qu’en partie manqué ; en gros, et pour d’autres que lui, le but semblait atteint et l’objet obtenu. Mais je m’arrête ; je ne voudrais pas avoir l’air badin, ni paraître rien rabaisser dans mes comparaisons. On pardonnera aux habitudes littéraires, si je rapporte ainsi les grandes choses aux petites, et les politiques aux rimeurs, qui ne sont guère dans l’État que des joueurs de quille, comme disait Malherbe.

La rentrée de La Fayette en France après le 18 brumaire, son attitude au milieu des partis dès lors simplifiés, ses réponses aux avances du chef comme à celles de la minorité opposante, tout cela est raconté avec un intérêt supérieur et plus qu’anecdotique, dans l’écrit intitulé Mes Rapports avec le premier Consul, dont j’ai précédemment cité l’éloquente conclusion. On voit, dans ces récits de conversations, à quel degré La Fayette a le propos historique, le mot juste de la circonstance et comme la réplique à la scène. Un jour, causant avec Bonaparte, à Morfontaine chez Joseph, il s’aperçut que les questions du Consul tendaient à lui faire étaler ses campagnes d’Amérique : « Ce furent, répondit-il en coupant court, les plus grands intérêts de l’univers décidés par des rencontres de patrouilles. » Il a beaucoup de ces mots-là, soit au balcon populaire et en plein vent, comme il dit, soit dans le salon.

Son rôle, ou plutôt l’absence de tout rôle, à cette époque du Consulat et de l’Empire, est dictée par un tact politique et moral des plus parfaits. Quand on demandait à Sieyès ce qu’il avait fait pendant la Terreur, il répondait : J’ai vécu. La Fayette pouvait plus à bon droit et plus à haute voix répondre, et il répondait : « Ce que j’ai fait durant ces douze années ? je me suis tenu debout. » C’était assez, c’était unique, au milieu des prosternations universelles. Il avait beau s’ensevelir à Lagrange, dans une vie de fermier et de patriarche, on le savait là ; Bonaparte ne le perdit jamais de l’œil un instant : « Tout le monde en France est corrigé, disait-il un jour dans une sortie au Conseil d’État, il n’y a qu’un seul homme qui ne le soit pas, La Fayette ! il n’a jamais reculé d’une ligne. Vous le voyez tranquille ; eh bien ! je vous dis, moi, qu’il est tout prêt à recommencer. » La Fayette (et lui-même le dit presque en propres termes) s’appliqua à se conserver sous l’Empire comme un exemplaire de la vraie doctrine de la liberté, exemplaire précieux et à peu près unique, sans tache et sans errata, avec le Victrix causa Diis pour épigraphe. Ce sont là de ces volumes qui, comme ceux des Vies de Plutarque, ne sont jamais dépareillés, même quand on n’en a qu’un.

Les vertus de famille, la bonté morale et l’excellence du cœur pour tout ce qui l’approchait, ont, par endroits, leur expression touchante dans ces Mémoires, et les pieux éditeurs, en y apportant la discrétion et la pudeur qui marquent les affections les plus sacrées, n’ont cependant pu ni dû supprimer, en fait d’intimité, tous les témoignages. Sans craindre d’abonder moi-même, je veux citer en entier la belle lettre de janvier 1808, à M. de Maubourg, sur la mort de madame de La Fayette. Par son dévouement, son héroïsme conjugal et civique durant la prison d’Olmütz, cette noble personne appartient aussi à l’histoire ; on a lu d’ailleurs avec un agrément imprévu les piquantes et gracieuses lettres adressées à mon cher cœur, au premier départ pour l’Amérique[24] ; en voici la contre-partie pathétique et funèbre :

« Je ne vous ai pas encore écrit, mon cher ami, du fond de l’abîme de malheur où je suis plongé… j’en étais bien près lorsque je vous ai transmis les derniers témoignages de son amitié pour vous, de sa confiance dans vos sentiments pour elle. On vous aura déjà parlé de la fin angélique de cette incomparable femme. J’ai besoin de vous en parler encore ; ma douleur aime à s’épancher dans le sein du plus constant et cher confident de toutes mes pensées au milieu de foules ces vicissitudes où souvent je me suis cru malheureux ; mais, jusqu’à présent, vous m’avez trouvé plus fort, que mes circonstances ; aujourd’hui, la circonstance est plus forte que moi.

« Pendant les trente-quatre années d’une union où sa tendresse, sa bonté, l’élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, charmaient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué à tout ce qu’elle était pour moi, que je ne le distinguais pas de ma propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize lorsque son cœur s’amalgama à tout ce qui pouvait m’intéresser. Je croyais bien l’aimer, avoir besoin d’elle ; mais ce n’est qu’en la perdant que j’ai pu démêler ce qui reste de moi pour la suite d’une vie qui avait paru livrée à tant de distractions, et pour laquelle néanmoins il n’y a plus ni bonheur, ni bien-être possible. Le pressentiment de sa perte ne m’avait jamais frappé comme le jour où, quittant Chavaniac, je reçus un billet alarmant de madame de Tessé ; je me sentis atteint au cœur. George fut effrayé d’une impression qu’il trouvait plus forte que le danger. En arrivant très-rapidement à Paris, nous vîmes bien qu’elle était fort malade ; mais il y eut dès le lendemain un mieux que j’attribuai un peu au plaisir de nous revoir…

« Voilà bien des souvenirs que j’aime à déposer dans votre sein, mon cher ami ; mais il ne nous reste que des souvenirs de cette femme adorable à qui j’ai dû un bonheur de tous les instants, sans le moindre nuage. Quoiqu’elle me fût attachée, je puis le dire, par le sentiment le plus passionné, jamais je n’ai aperçu eu elle la plus légère nuance d’exigence, de mécontentement, jamais rien qui ne laissât la plus libre carrière à toutes mes entreprises ; et si je me reporte au temps de notre jeunesse, je retrouverai en elle des traits d’une délicatesse, d’une générosité sans exemple. Vous l’avez toujours vue associée de cœur et d’esprit à mes sentiments, à mes vœux politiques, jouissant de tout ce qui pouvait être de quelque gloire pour moi, plus encore de ce qui me faisait, comme elle le disait, connaître tout entier ; jouissant surtout lorsqu’elle me voyait sacrifier des occasions de gloire à un bon sentiment. – Sa tante, madame de Tessé, me disait hier : « Je n’aurais jamais cru qu’on pût être aussi fanatique de vos opinions et aussi exempte de l’esprit de parti. » En effet, jamais son attachement à notre doctrine n’a un instant altéré son indulgence, sa compassion, son obligeance pour les personnes d’un autre parti ; jamais elle ne fut aigrie par les haines violentes dont j’étais l’objet, les mauvais procédés et les propos injurieux à mon égard, toutes sottises indifférentes à ses yeux du point où elle les regardait et où sa bonne opinion de moi voulait bien me placer. – Vous savez comme moi tout ce qu’elle a été, tout ce qu’elle a fait pendant la Révolution. Ce n’est pas d’être venue à Olmütz, comme l’a dit Charles Fox, « sur les ailes du devoir et de l’amour, » que je veux la louer ici, mais c’est de n’être partie qu’après avoir pris le temps d’assurer, autant qu’il était en elle, le bien-être de ma tante et les droits de nos créanciers ; c’est d’avoir eu le courage d’envoyer George en Amérique. – Quelle noble imprudence de cœur à rester presque la seule femme de France compromise par son nom, qui n’ait jamais voulu en changer[25] ! Chacune de ses pétitions ou réclamations a commencé par ces mois : La femme La Fayette. Jamais cette femme, si indulgente pour les haines de parti, n’a laissé passer, lorsqu’elle était sous l’échafaud, une réflexion contre moi sans la repousser, jamais une occasion de manifester mes principes sans s’en honorer et dire qu’elle les tenait de moi ; elle s’était préparée à parler dans le même sens au tribunal, et nous avons tous vu combien cette femme si élevée, si courageuse dans les grandes circonstances, était bonne, simple, facile dans le commerce de la vie, trop facile même et trop bonne, si la vénération qu’inspirait sa vertu n’avait pas composé de tout cela une manière d’être tout à fait à part. C’était aussi une dévotion à part que la sienne. Je puis dire que, pendant trente-quatre ans, je n’en ai pas éprouvé un instant l’ombre de gêne ; que toutes ses pratiques étaient sans affectation subordonnées à mes convenances ; que j’ai eu la satisfaction de voir mes amis les plus incrédules aussi constamment accueillis, aussi aimés, aussi estimés, et leur vertu aussi complètement reconnue que s’il n’y avait pas eu de différence d’opinions religieuses ; que jamais elle ne m’a exprimé autre chose que l’espoir qu’en y réfléchissant encore, avec la droiture de cœur qu’elle me connaissait, je finirais par être convaincu. Ce qu’elle m’a laissé de recommandations est dans le même sens, me priant de lire, pour l’amour d’elle, quelques livres, que certes j’examinerai de nouveau avec un véritable recueillement : et appelant sa religion, pour me la faire mieux aimer, la souveraine liberté, de même qu’elle me citait avec plaisir ce mot de Fauchet :« Jésus-Christ mon seul maître. » – On a dit qu’elle m’avait beaucoup prêché ; ce n’était pas sa manière. – Elle m’a souvent exprimé, dans le cours de son délire, la pensée qu’elle irait au ciel ; et oserai-je ajouter que cette idée ne suffisait pas pour prendre son parti de me quitter ? Elle m’a dit plusieurs fois : « Cette vie est courte, troublée… réunissons-nous en Dieu, passons ensemble l’éternité. » Elle m’a souhaité et à nous tous la paix du Seigneur.

« Quelquefois on l’entendait prier dans son lit. Il y eut, une des dernières nuits, quelque chose de céleste à la manière dont elle récita deux fois de suite, d’une voix forte, un cantique de Tobie applicable à sa situation, le même qu’elle avait récité à ses filles en apercevant les clochers d’Olmütz[26]. Voilà comment cet ange si tendre a parlé dans sa maladie, ainsi que dans les dispositions qu’elle avait faites il y a quelques années, et qui sont un modèle de tendresse, de délicatesse et d’éloquence du cœur.

« Vous parlerai-je du plaisir sans cesse renaissant que me donnait une confiance entière en elle, jamais exigée, reçue au bout de trois mois comme le premier jour, justifiée par une discrétion à toute épreuve, par une intelligence admirable de tous les sentiments, les besoins, les vœux de mon cœur ; et tout cela mêlé à un sentiment si tendre, à une opinion si exaltée, à un culte, si j’ose dire, si doux et si flatteur, surtout de la personne la plus parfaitement naturelle et sincère qui ait jamais existé ?

« C’est lundi que cette angélique femme a été portée, comme elle l’avait demandé, auprès de la fosse où reposent sa grand’mère, sa mère et sa sœur, confondues avec seize cents victimes[27] ; elle a été placée à part, de manière à rendre possibles les projets futurs de notre tendresse. J’ai reconnu moi-même ce lieu lorsque George m’y a conduit jeudi dernier, et que nous avons pu nous agenouiller et pleurer ensemble.

« Adieu, mon cher ami ; vous m’avez aidé à surmonter quelques accidents bien graves et bien pénibles auxquels le nom de malheur peut être donné jusqu’à ce qu’on ait été frappé du plus grand des malheurs du cœur : celui-ci est insurmontable ; mais, quoique livré à une douleur profonde, continuelle, dont rien ne me dédommagera ; quoique dévoué à une pensée, un culte hors de ce monde (et j’ai plus que jamais besoin de croire que tout ne meurt pas avec nous), je me sens toujours susceptible des douceurs de l’amitié… Et quelle amitié que la vôtre, mon cher Maubourg !

« Je vous embrasse en son nom, au mien, au nom de tout ce que vous avez été pour moi depuis que nous nous connaissons. »


La Fayette rentre en scène en 1815, et, à part deux ou trois années de retraite encore au commencement de la seconde Restauration, on peut dire qu’il ne quitte plus son rôle actif jusqu’à sa mort. Un écrit assez considérable et inachevé[28] expose la situation publique et sa propre attitude en 1814 et 1815. En la faisant bien comprendre dans son ensemble, il reste un point auquel il réussit difficilement à nous accoutumer : c’est lorsqu’aux Cent-Jours, et Bonaparte arrivant sur Paris, La Fayette, qui s’est rendu à une conférence chez M. Lainé, propose de défendre la capitale contre le grand ennemi ; il se trouve seul de cet avis énergique avec M. de Chateaubriand. Mais M. de Chateaubriand, c’est tout simple, en proposant de mourir en armes, s’il le fallait, autour du trône des Bourbons, voyait pour l’idée monarchique, dans ce sang noblement versé, une semence glorieuse et féconde ; il motivait son opinion dans des termes approchants et avec cet éclat qu’on conçoit de sa bouche en ces heures émues. La Fayette, qui raconte ce détail et qui rappelle les chevaleresques paroles sur ce sang fidèle d’où la monarchie renaîtrait un jour, ne peut s’empêcher d’ajouter : « Constant (Benjamin Constant qui était de la conférence) se mit à rire du dédommagement qu’on m’offrait. » Et, en effet, la position de La Fayette en ce moment, au pied du trône des Bourbons, paraît bien fausse, surtout lorsqu’on a lu le jugement qu’il portait d’eux pendant 1814. Je ne dis pas que sa situation eût été plus vraie en se ralliant à Bonaparte ; pourtant je le concevrais mieux : il n’y aurait rien eu du moins qui prêtât à rire.

Carnot, je le sais, n’avait pas les mêmes engagements que La Fayette, ni les mêmes scrupules solennels de liberté ; mais en ces crises de 1814-1815, sa conduite envers Bonaparte répond bien mieux, en fait, et sans marchander, à l’instinct national et révolutionnaire.

Une remarque encore sur le factice, déjà signalé, qui s’introduit dans ces rôles individuels en politique. Si Benjamin Constant n’avait pas été là fort à propos pour éclater de rire (ce qui est bien de lui) sur le point comique au milieu de la circonstance sombre, l’homme d’esprit chez La Layette se serait contenté de sourire tout bas, et on ne l’aurait pas su.

Cet instant d’embarras à part, la conduite de La Fayette rentre bien vite dans sa rectitude incontestée, et elle se rapporte, durant toute la Restauration, à des sympathies générales trop partagées et encore trop récentes pour qu’il ne soit pas superflu de rien développer ici. Rentré à la Chambre élective en 1818, il vit le parti libéral se former, et, autant qu’aucun chef d’alors, il y aida. C’était, après tout, cette même masse moyenne et flottante de laquelle il écrivait en 1799 : « La partie plus ou moins pensante de la nation ne fut jamais contre-révolutionnaire qu’en désespoir de toute autre manière de se débarrasser de la tyrannie conventionnelle, pour laquelle on a bien plus de dégoût encore. Donnez-lui des institutions libérales, un régime conséquent et d’honnêtes gens, vous la verrez revenir à leurs idées des premières années de la Révolution, avec moins d’enthousiasme pour la liberté, mais avec une crainte de la tyrannie et un amour de la tranquillité qui lui fera détester tout remuement aristocrate ou jacobin. » L’enthousiasme même semblait revenu, depuis 1815, sous le coup de tant de sentiments et d’intérêts sans cesse froissés ; on s’organisait pour la défense on espérait et on avait confiance dans l’issue, précisément en raison des excès contraires. Il y avait, comme en défi de l’oppression, un universel rajeunissement. Nul, en ces années, ne fut plus jeune que le général La Fayette. Ne le fut-il pas trop quelquefois ? N’alla-t-il pas bien loin en certaines tentatives prématurées, comme dans l’affaire de Belfort[29] ? Nos vieilles ardeurs sont trop d’accord avec les siennes là-dessus pour que notre triste impartialité d’aujourd’hui y veuille regarder de plus près. C’étaient de beaux temps, après tout, si l’on ne se reporte qu’aux sentiments éprouvés, des temps où l’instinct de la lutte ne trompait pas. Quels souvenirs pour ceux qui les ont reçus dans leur fraîcheur, que ce voyage d’Amérique en 1824, et cet hymne de Béranger qui le célébrait !

Jours de triomphe, éclairez l’univers !
Mais les exposer seulement au grand air d’aujourd’hui, c’est presque les flétrir, ces souvenirs, tant le mouvement général est loin, tant les générations survenantes y deviennent de plus en plus étrangères par l’esprit, tant l’ironie des choses a été complète !

De sorte qu’en ce temps bizarre il faut s’arrêter devant le double inconvénient de parler aux uns d’un sujet par trop connu, et aux autres de sentiments parfaitement ignorés.

La seconde moitié du sixième et dernier volume est consacrée à la Révolution de Juillet et aux années qui suivent : indépendamment des actes publics et des discours de La Fayette, on y donne toute une partie de correspondance qui ne laisse aucun doute sur ses dernières pensées politiques ; les suppressions, commandées aux éditeurs par la discrétion et la convenance, n’en affaiblissent que peu sensiblement l’amertume. Cette dernière partie de la vie de La Fayette, si honorable toujours, est pourtant celle qu’il y aurait peut-être le plus lieu d’épiloguer politiquement, à quelque point de vue qu’on se place, soit du sein de l’ordre actuel, soit du dehors. C’est celle, à coup sûr, qui a le plus nui dans la vague impression publique, et en double sens contraire, à la mémoire de l’illustre citoyen, et qui a contribué à jeter sur l’ensemble de sa carrière une teinte générale où l’ancien attrait a pâli. Mais, ne voulant pas approfondir, il serait peu juste d’insister. Assez d’autres prendront les Mémoires uniquement par cette queue désagréable. Le plus grand malheur du général a été de survivre (ne fût-ce que de quelques jours) à la grande Révolution qu’il représentait depuis quarante et un ans ; en ne tombant pas précisément avec elle, il a fait à son tour l’effet de ceux qui s’obstinent à prolonger ce qui est usé et en arrière. Le public est ingrat ; si belle, si soutenue qu’ait été la pièce donnée à son profit, il ne veut pas que la dernière scène soit traînante, et que l’acteur principal demeure, en se croyant encore indispensable, lorsque le gros du drame est fini. Béranger, dans son rôle de poète politique, l’a senti à point ; il a su se dérober pour se renouveler peut-être. La Fayette ne l’a pu ; son nom, vers la fin, de plus en plus affiché, tiraillé par les partis, a un peu déteint, comme son vieux et noble drapeau. Cela reviendra. Une lecture attentive de ces Mémoires, si on la peut obtenir d’un public passablement indifférent, est faite pour rétablir et rehausser l’idée du personnage historique dans la grandeur et la continuité de sa ligne principale, avec tous les accompagnements non moins certains, et beaucoup plus variés qu’on ne croirait, d’esprit, de jugement ouvert et circonspect, de finesse sérieuse, de bonne grâce et de bon goût. Éclairée par ces excellents Mémoires, l’histoire du moins, c’est-à-dire le public définitif, s’en souviendra.

Août 1838.

  1. C’est Armand Carrel en personne qui répondait cela à M. Cousin.
  2. Mes Rapports avec le premier Consul, tome V.
  3. Sur ce La Fayette de 1775, qui essaie du bon air et y réussit peu, il faut voir la Notice placée en tête de la Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1851), Tome I, page 62.
  4. Ce n’est point par occasion et par accident que Washington exprime cette idée sur les tâtonnements et les à-peu-près qui sont la loi du régime démocratique ; il y revient en maint endroit dans ses lettres à La Fayette, et non pas évidemment sans dessein. Ainsi encore à propos des tiraillements intérieurs qui, après la conclusion de la paix et avant l’établissement de la Constitution fédérale, allaient à déconsidérer l’Amérique aux yeux de l’Europe attentive et surtout des cours méfiantes : « Malheureusement pour nous, écrit Washington (10 mai 1786), quoique tous les récits soient fort exagérés, notre conduite leur donne quelque fondement. C’est un des inconvénients des gouvernements démocratiques, que le peuple, qui ne juge pas toujours et se trompe fréquemment, est souvent obligé de subir une expérience, avant d’être en état de prendre un bon parti. Mais rarement les maux manquent de porter avec eux leur remède. Toutefois, on doit regretter que les remèdes viennent si lentement, et que ceux qui voudraient les employer à temps ne soient pas écoutés avant que les hommes aient souffert dans leurs personnes, dans leurs intérêts, dans leur réputation. » Washington, persuadé de l’avantage du gouvernement démocratique avec ces réserves, me convaincrait plus, je l’avoue, que La Fayette persuadé de l’excellence de la forme sans réserve.
  5. Se rappeler la belle Épître morale de Pope sur le caractère des hommes, et le passage si vrai sur la passion maîtresse et dominante.
  6. Les années en s’écoulant permettent bien des choses. Le duc de Laval, parlant de M. de La Fayette et de ses bonnes fortunes dans sa jeunesse, disait en bégayant et de l’air le plus sérieux : « M. de La Fayette a eu madame de Simiane ; et madame de Simiane ! ce n’était pas chose facile : ne l’avait pas qui voulait ! » Il paraissait faire plus de cas de lui pour cette conquête que pour toutes celles de 89.
  7. M. le duc de Broglie.
  8. En repassant pourtant l’histoire, je m’arrête avec méditation sur ces grands noms consolateurs de Charlemagne et de saint Louis ; et s’ils n’emportent pas la balance, ils empêchent le désespoir.
  9. Lord Chesterfield en son temps disait à Montesquieu : « Vous autres Français, vous savez élever des barricades, mais pas de barrières. »
  10. Il y aurait pris la plus grande part, s’il n’avait été en ce moment à Haguenau : il y adhéra très-vivement à son retour.
  11. Malgré la longueur, je n’ai pas voulu priver le lecteur de cette reproduction textuelle ; les citations découpées par la critique dessinent l’homme mieux que si l’on renvoyait au livre. La bonne critique n’est souvent qu’une bordure. – Et puis, en me livrant tout à l’heure à mon extrême analyse, je comptais bien en corriger à temps l’impression, en recouvrir la minutie un peu sévère, par l’effet de ce large morceau, devenu en tout nécessaire au complément de ma pensée et à la proportion de mon jugement.
  12. Au chant XXI de l’Iliade, Achille est représenté s’enfuyant à toutes jambes devant le Scamandre furieux et débordé : « Comme lorsqu’un irrigateur, remontant sur la colline à une source aux eaux noires, en veut amener le courant à travers les jeunes plants et les enclos : tenant la houe en main, il aplanit l’obstacle et ouvre la rigole où l’eau court à l’instant : tous les cailloux s’entre-choquent et s’agitent, le flot précipité résonne sur la pente, et devance celui même qui le veut conduire. » Tels les chefs du peuple dans les révolutions : qu’on aille au fond de cette comparaison gracieuse, on a là leur image et comme leur devise.
  13. Tome IV.
  14. Sur La Fayette et sa conduite en ces années difficiles, il est essentiel de consulter le Mémorial de Gouverneur Morris (édition française, tome I, pages 267, 274, 288, 302, 338, en un mot presque à chaque page). Morris, en s’y donnant les avantages de la prévoyance et de la prudence, comme il arrive toujours dans les mémoires, fait pourtant ressortir incontestablement l’impossibilité du rôle tenté par La Fayette. Il se trouve que l’Américain tient mieux compte que le gentilhomme des difficultés et des empêchements de notre vieux monde. – Depuis la publication de la Correspondance de Mirabeau et du comte de La Marck, on a toute la conduite de La Fayette éclairée par le revers.
  15. Sieyès avait divisé sa vie politique depuis 89 en trois époques. « Durant toute la tenue de l’Assemblée législative jusqu’à l’ouverture de la Convention, il est resté complètement étranger à toute action politique. C’est le troisième intervalle. » (Notice de Sieyès sur lui-même.)
  16. Après un tableau du règne de la Terreur, Sieyès ajoutait : « Que faire, encore une fois, dans une telle nuit ? attendre le jour. Cependant cette sage détermination n’a pas été tout à fait celle de Sieyès. Il a essayé plusieurs fois d’être utile, autrement que par sa simple assiduité aux séances. » (Notice de Sieyès sur lui-même.)
  17. On a beaucoup parlé de Sieyès dans ces derniers temps ; sa mort l’a remis en scène. M. Mignet, dans un équitable Éloge, l’a caractérisé. Pourtant la forme même de l’éloge académique interdisait certains jugements et certaines révélations. On trouvera le personnage au complet dans ces Mémoires de La Fayette, surtout dans la lettre à M. de Maubourg (tome V), écrite à la veille du 18 brumaire. Il y a là, sur Sieyès, à la page 103, un admirable portrait. Moi-même je trouve, dans des notes fidèlement recueillies auprès d’un des hommes (M. Daunou) qui ont le mieux connu, pratiqué et pénétré Sieyès, la page suivante, que j’apporte ici comme tribut à cette haute mémoire historique. Le temps des parallèles en règle est passé ; mais, sans y faire effort, combien de Sieyès à La Fayette le contraste saute aux yeux frappant !
     « Sieyès a vécu plusieurs années dans l’intimité de Diderot et de la plupart des philosophes du xviiie siècle. Envoyé très-souvent de Chartres à Paris pour les affaires du diocèse ou du chapitre, il jouissait de la capitale en amateur spirituel, en dilettante, et il passait à Chartres, dans ses courts retours, pour un grand dévot, parce qu’il était sérieux. Il s’était fait de 28 à 30,000 livres de bénéfices, grosse fortune pour le temps. Il aimait beaucoup et goûtait la musique, la métaphysique aussi, on le sait, et pas du tout le travail, à proprement parler. Quoiqu’il eût le talent et l’art d’écrire, c’était, vers la fin, Des Renaudes qui lui faisait ses rares discours. Il lisait même très-peu, et sa bibliothèque usuelle se composait à peu près en tout d’un Voltaire complet, qu’il recommençait avec lenteur sitôt qu’il l’avait fini, comme M. de Tracy faisait aussi volontiers ; et il disait que tous les résultats étaient là. Réduit d’abord à 6,000 livres par l’Assemblée constituante, il en avait pris son parti, et était resté patriote. Plus tard, réduit à 1,000 livres par un décret, de la Convention, il dit ce jour-là, en sortant, à un collègue en qui il avait confiance : « 6,000 livres, passe ; mais 1,000, céla est trop peu. Que veut-on qué je fasse ? Jé n’ai rien… » Il avait l’accent méridional de Fréjus, mais point l’accent rude et rauque comme Raynouard ; il avait l’esprit doux. Il ne s’ouvrait qu’à ceux dont il se savait compris : dès qu’il s’était aperçu qu’on ne le suivait pas, qu’on ne l’entendait pas, il se refermait, et c’en était fait pour la vie. Dans les comités, qu’il méprisait assez, il ne se communiquait pas, se levait après le premier quart d’heure, se promenait de long en large, et si on le pressait de questions : « Qu’en pensez-vous, citoyen Sieyès ? » il répondait en gasconnant : « Mais oui, ce n’est pas mal. » A propos de la Constitution de l’an III, on ne put tirer de lui autre chose ; et quand l’un des membres du comité, qui avait sa confiance, alla le consulter confidentiellement, pièce en main, pour obtenir un avis plus intime, Sieyès dit : « Hein ! hein ! il y a de l’instinct. » Dans les dîners, quand il le voulait et qu’il n’y avait pas de mauvais visage qui le renfonçât, il était le plus charmant convive, et soigneux même de plaire à tous. Toute la dernière moitié de sa vie se passa dans son fauteuil, dans la paresse, dans la richesse, dans la méditation ironique, dans le mépris des hommes, dans l’égoïsme, dans le népotisme. Il était fait pour être cardinal sous Léon X. Exilé, il vécut à la lettre, comme le rat de la fable, dans son fromage de Hollande. Quand ce fou d’abbé Poulle tenta de l’assassiner chez lui, rue Neuve-Saint-Roch, et lui tira un coup de pistolet qui lui perça la main, plusieurs collègues de la Convention l’allaient voir et lui tenir compagnie dans les soirées ; on parlait des affaires publiques, des projets renaissants, des espérances meilleures : « Eh ! oui, disait Sieyès, faites ; oui, pour qu’on vous tire aussi un coup de pistolet comme céla. » L’ambassade de Berlin acheva son reste de républicanisme. Avant le 18 brumaire, il comprit tout ce que Bonaparte était et allait faire. Directeur, il retint un jour seul, après un grand dîner, un membre des Cinq-Cents, républicain des plus probes : « Voyez, lui dit-il, vous et vos amis, si vous voulez vous entendre avec lui, car s’il ne le fait avec vous, il le fera avec d’autres ; il le fera avec les jacobins, il le fera avec le diable. Mais il vaut mieux que ce soit avec vous qu’il marche, et lui-même l’aimerait mieux ; et puis, vous pourrez un peu le retenir… » Quand Bonaparte lui fit ce fameux cadeau de terre qui l’engloutit, le message arriva à l’assemblée aux mains de Daunou, alors président. Celui-ci, tout effrayé pour Sieyès, en dit un mot à l’oreille aux quelques amis républicains, et il fut convenu de ne pas donner lecture de la pièce sans le consulter. Après la séance, on alla chez lui ; on lui exposa le tort qu’il se ferait en acceptant, le don de cette sorte ; que c’était un tour de Bonaparte pour le décrier, pour l’absorber ; qu’il valait mieux, s’il y tenait, faire voter la chose comme récompense publique. Sieyès repartit alors : « Et moi, je vous dis que, si ça ne se fait pas ainsi, ça ne se fera pas du tout. » On vit alors sa pensée ; le lendemain ses amis patriotes votèrent contre la proposition, mais ils étaient peu nombreux et elle passa. – À l’Institut, Sieyès, dans les premiers temps, prenait assez volontiers la parole sur des sujets de métaphysique et de philosophie, à propos des lectures de Cabanis et de Tracy, jamais en matière de science politique : c’était un point, sur lequel ses idées arrêtées, plus ou moins justes ou bizarres, mais à coup sûr profondes, ne souffraient pas de discussion. » (Voir sur Sieyès un article essentiel au tome V des Causeries du Lundi.)
    Je ne crois pas m’être trop éloigné de La Fayette en tout ceci ; il me semble plutôt avoir multiplié les points de vue autour de lui, et il n’y perd pas.
  18. Chez celui-ci, en effet, l’humilité chrétienne, au-dessus de laquelle, comme beauté morale, il n’y a rien, a pourtant pris la forme d’une âme plus tendre et douce que vigoureuse, et, plus qu’il n’était nécessaire à l’angélique attitude de la victime, ce que j’appelle le généreux humain y a péri. Ce généreux humain éclate dans tout son ressort chez La Fayette captif, et non sans un auguste sentiment de déisme qui y fait ciel. Madame de La Fayette introduit à côté le christianisme pratique, fervent, mais un christianisme qui accepte et qui veut le généreux.
  19. Tome IV.
  20. Souvenirs au sortir de prison.
  21. Voir son Histoire de la Régence.
  22. Tome V, page 99.
  23. Tome V, page 476.
  24. Elles avaient été citées de préférence par la plupart des journaux.
  25. La plupart des femmes d’émigrés avaient, en 1793, rempli la formalité d’un divorce simulé, pour mettre à l’abri une portion de leur fortune.
  26. Voici le texte du cantique récité par madame de La Fayette à l’aspect d’Olmütz, quand elle vint partager la captivité du général au mois d’octobre 1795 : « Seigneur, vous êtes grand dans l’éternité, votre règne s’étend dans tous les siècles, vous châtiez et vous sauvez, vous conduisez : les hommes jusqu’au tombeau, et vous les en ramenez, et nul ne se peut soustraire à votre puissante main. Rendez grâces au Seigneur, enfants d’Israël, et louez-le devant les nations, parce qu’il vous a ainsi dispersés parmi les peuples qui ne le connaissent point, afin que vous publiiez ses miracles, et que vous leur appreniez qu’il n’y en a point d’autre que lui qui soit le Dieu tout-puissant. C’est lui qui nous a châtiés à cause de nos iniquités, et c’est lui qui nous sauvera pour signaler sa miséricorde. Considérez donc la manière dont il nous a traités, bénissez-le avec crainte et avec tremblement, et rendez hommage par vos œuvres au Roi de tous les siècles. Pour moi je le bénirai dans cette terre où je suis captive, etc. » (Tobie, chap. XIII, v. 2, 3, 4, 5, 6 et 7.)
  27. Dans le cimetière de Picpus.
  28. Tome V.
  29. Tome VI, page 135 et suiv.