Portraits littéraires, Tome III/Charles Labitte

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Garnier frères, libraires-éditeurs (IIIp. 362-393).

CHARLES LABITTE


« La mort a dépouillé ma jeunesse en pleine
récolte… J’étais au comble de la muse et de l’âge
en fleur, – hélas ! et voilà que je suis entré tout
savant dans la tombe, tout jeune dans l’Érèbe ! »

(Épigramme de l’Anthologie, édit. Palat., VII, 558.)

Le moment est venu de rendre ce que nous devons à la mémoire du plus regretté de nos amis littéraires et du plus sensiblement absent de nos collaborateurs[1]. Sa perte cruelle a été si imprévue et si soudaine, qu’elle a porté, avant tout, de l’étonnement jusque dans notre douleur, bien loin de nous laisser la liberté d’un jugement. Et aujourd’hui même que le premier trouble a eu le temps de s’éclaircir et que rien ne voile plus l’étendue du vide, ce n’est pas un jugement régulier que nous viendrons essayer de porter sur celui qui nous manque tellement chaque jour et dont le nom revient en toute occasion à notre pensée. Le public lui-même a perdu en M. Charles Labitte plus que ceux qui en sont le mieux assurés ne sauraient le lui dire. Les personnes qui, sans connaître notre ami, l’ont lu pendant dix années et l’ont suivi dans ses productions fréquentes et diverses, qui l’ont trouvé si facile et souvent si gracieux de plume, si riche de textes, si abondant et presque surabondant d’érudition, qui ont goûté son aisance heureuse à travers cette variété de sujets, ceux mêmes auxquels il est arrivé d’avoir à le contredire et à le combattre, peuvent-ils apprendre sans surprise et sans un vrai mouvement de sympathie que cet écrivain si fécond, si activement présent, si ancien déjà, ce semble, dans leur esprit et dans leur souvenir, est mort avant d’avoir ses vingt-neuf ans accomplis ? Il était à peine mûr de la veille ; il était à cette plénitude de la jeunesse où la saison des fruits commence à peine d’hier et où quelques tours de soleil achèveront, où l’on n’a plus enfin qu’à produire pour tous ce qu’on a mis tant de labeur et de veilles à acquérir pour soi. Il s’était perfectionné, depuis les trois dernières années, de la manière la plus sensible pour qui le suivait de près. Le jugement qu’il avait toujours eu net et prompt s’affermissait de jour en jour ; il avait acquis la solidité sous l’abondance, et cette solidité même, qui eût amené la sobriété, tournait à l’agrément. Il n’y aurait qu’à retrancher et à resserrer un peu pour que l’étude sur Marie-Joseph Chénier devînt un morceau de critique biographique achevé de forme autant qu’il est complet de fond. L’article sur Varron est un modèle parfait de ce genre d’érudition et de doctrine encore grave, et déjà ménagé à l’usage des lecteurs du monde et des gens dégoût ; l’étude sur Lucile également ; et nous pourrions citer vingt autres articles gracieux et sensés, et finement railleurs, qui attestaient une plume faite, et si nombreux que de sa part, sur la fin, on ne les comptait plus. Mais, encore un coup, il n’avait pas vingt-neuf ans, et si mourir jeune est beau pour un poëte, s’il y a dans les premiers chants nés du cœur quelque chose d’une fois trouvé et comme d’irrésistible qui suffit par aventure à forcer les temps et à perpétuer la mémoire, il n’en est pas de même du prosateur et de l’érudit. La poésie est proprement le génie de la jeunesse ; la critique est le produit de l’âge mûr. Poëte ou penseur, on peut être rayé bien avant l’heure et ne pas disparaître tout entier. Cependant, parmi les noms les plus habituellement cités de ces victimes triomphantes, n’oublions pas que Vauvenargues avait trente-deux ans, qu’Étienne de La Boétie en avait trente-trois : ces deux ou trois années de grâce accordées par la nature sont tout à cet âge. Mais un critique, un érudit, mourir à vingt-neuf ans ! Qu’on cherche dans l’histoire des lettres à appliquer cette loi sévère aux hommes les plus honorés et qui, en avançant, ont conquis l’autorité la plus considérable comme organes du goût ou comme truchements spirituels de l’érudition, aux La Harpe, aux Daunou, aux Fontenelle, à Bayle lui-même ! Que ceci du moins demeure présent, non pour commander l’indulgence, mais pour maintenir la simple équité, quand il s’agit d’un écrivain si précoce, si laborieux, si continuellement en progrès, et qui, au milieu de tant de fruits, tous de bonne nature, en a produit quelques-uns d’excellents.

Charles Labitte était né le 2 décembre 1816 à Château-Thierry. Son père, qui y remplissait les fonctions de procureur du roi, passa peu après en cette même qualité au tribunal d’Abbeville, où il s’est vu depuis fixé comme juge. Le jeune enfant fut ainsi ramené dès son bas âge dans le Ponthieu, patrie de sa mère, et c’est là qu’il fut élevé sous l’aile des plus tendres parents et dans une éducation à demi domestique. Il suivait ses classes au collége d’Abbeville ; il passait une partie des étés à la campagne de Blangermont près Saint-Pol, et, durant cette adolescence si peu assujettie, il apprenait beaucoup, il apprenait surtout de lui-même. Je ne puis m’empêcher de remarquer que cette libre éducation, si peu semblable à la discipline de plus en plus stricte d’aujourd’hui, sous laquelle on surcharge uniformément de jeunes intelligences, est peut-être celle qui a fourni de tout temps aux lettres le plus d’hommes distingués : l’esprit, à qui la bride est laissée un peu flottante, a le temps de relever la tête et de s’échapper çà et là à ses vocations naturelles. L’érudition de Charles Labitte y gagna un air d’agrément et presque de gaieté qui manque trop souvent à d’autres jeunes éruditions très-estimables, mais de bonne heure contraintes et comme attristées. Au reste, s’il lisait déjà beaucoup et toutes sortes de livres, il ne se croyait pas encore voué à un rôle de critique ; il eut là de premiers printemps qui sentaient plutôt la poésie, et j’ai sous les yeux une suite de lettres écrites par lui dans l’intimité durant les années 1832-1836, c’est-à-dire depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de vingt, dans lesquelles les rêveries aimables et les vers tiennent la plus grande place. Ces lettres sont adressées à l’un de ses plus tendres amis, M. Jules Macqueron, qui faisait lui-même d’agréables vers ; Labitte lui rend confidences pour confidences, et il y met d’utiles conseils littéraires : l’instinct du futur critique se retrouverait par ce coin-là. Nous ne citerons rien des vers mêmes : ils sont faciles et sensibles, de l’école de Lamartine ; mais c’est plutôt l’ensemble de cette fraîche floraison qui m’a frappé, comme d’une de ces prairies émaillées au printemps où aucune fleur en particulier ne se détache au regard, et où toutes font un riant accord. Il y a aussi des surabondances de larmes que je ne saurais comparer qu’à celles des sources en avril. Les journées n’étaient pas rares pour lui où il pouvait écrire à son ami, après des pages toutes remplies d’effusions : « Je suis dans un jour où je vois tout idéalement et douloureusement, et enfin, s’il m’est possible de m’exprimer ainsi, lamartinement. » Faisant allusion à quelque projet de poème ou d’élégie, où il s’agissait de peindre un souvenir qui datait de l’âge de douze ans (ils en avaient seize), il écrivait à la date de juin 1832 :

« Mais revenons au souvenir. Cette idée seule d’une tendresse enfantine (dont tu ris maintenant avec raison, et qui cependant pourrait servir de matière à de jolis vers) est gracieuse et vraie. Les souvenirs les plus doux de la vie sont en effet les souvenirs du cœur. Quand on ramène sa pensée à ses premières années et qu’on veut revenir sur les traces que l’on a déjà parcourues, il n’y a rien qui éclaire davantage ces époques flottantes et vagues qu’un amour d’enfant venu avant l’âge des sens. C’est un point lumineux dans ce demi-jour des premières années où tout est confondu, plaisirs, espérances, regrets, et où les souvenirs sont brouillés et incertains, parce qu’aucune pensée ne les a gravés dans la mémoire ; amour charmant qui ne sait pas ce qu’il veut, qui se prend aux yeux bleus d’une fille comme le papillon aux roses du jardin par un instinct de nature, par une attraction dont il ne sait point les causes et dont il n’entrevoit pas la portée ; innocent besoin d’aimer, qui plus tard se changera en un désir intéressé de plaire et de se voir aimé ; passion douce et sans violence, rêve en l’air ; première épreuve d’une sensibilité qui se développera plus tard ou qui plutôt s’éteindra dans des passions plus sérieuses ; petite inquiétude de cœur qui tourmente souvent un jeune écolier, un de ces enfants aux joues roses que vous croyez si insouciant, mais qui déjà éprouve des agitations inconnues, qui étouffe, qui languit, qui se sent monter au front des rougeurs auxquelles la conscience n’a point part. » – La grâce facile où se jouera si souvent la plume de Charles Labitte se dessine déjà dans cette page délicate où je n’ai pas changé un mot.

Un caractère digne d’être noté honore en mille endroits ces premiers épanchements d’une vie naturelle et pure : ce sont les sentiments de croyance et de moralité, si familiers, ce semble, à toute jeunesse qu’on ne devrait point avoir à les relever, mais si rares (nous assure-t-on) chez les générations venues depuis Juillet, qu’elles sont vraiment ici un trait distinctif. Charles Labitte, à cet âge heureux, les possédait dans toute leur sève. Lui, dont plus tard les convictions politiques ou philosophiques n’eurent guère d’occasion bien directe de se produire et semblaient plutôt ondoyer parfois d’un air de scepticisme sous le couvert de l’érudition, il croyait vivement à l’amour, surtout à l’amitié, à l’immortalité volontiers, à la liberté toujours, à la patrie, à la grandeur de la France, à toutes ces choses idéales qu’il est trop ordinaire de voir par degrés pâlir autour de soi et dans son cœur, mais qu’il est impossible de sauver, même en débris, après trente ans, lorsqu’on ne les a pas aimées passionnément à vingt.

Il achevait sa philosophie à Abbeville en 1834, et faisait un premier voyage à Paris dans l’été de cette même année, pour y prendre son grade de bachelier-ès-lettres. Après un court séjour, il y revenait à l’entrée de l’hiver, sous prétexte d’y faire son droit, mais en réalité pour y tenter la fortune littéraire. Il arrivait cette fois pourvu de vers et de prose, de canevas de romans et de poëmes, de comédies, d’odes, que sais-je ? de toute cette superfluité première dont il s’échappait de temps en temps quelque chose dans le Mémorial d’Abbeville, mais de plus muni d’articles de haute critique comme il disait en plaisantant, et surtout du fonds qui était capable de les produire. C’est dès lors que je le connus. Ce jeune homme de dix-huit ans, élancé de taille, et dont la tête penchait volontiers comme légèrement lassée, blond, rougissant, se montrait d’une timidité extrême ; après une visite où il avait écouté longtemps, parlé peu, il vous écrivait des lettres pleines de naturel et d’abandon : plume en main, il triomphait de sa rougeur. Il vit beaucoup dans ces première temps Mme Tastu, à laquelle il adressa des vers. Il voyait aussi plus que tout autre son excellent parent et son patron naturel, M. de Pongerville, dont il était neveu à la mode de Bretagne, et qu’il se plaisait à nommer son oncle. Dans une visite qu’il fit à Londres dans l’automne de 1835, il lui adressait, comme au prochain traducteur du Paradis Perdu, une pièce de vers datée de Westminster et intitulée le Tombeau de Milton.

Mais c’était la critique qui le partageait déjà et qui allait l’enlever tout entier. Il s’était fort lié avec son compatriote M. Charles Louandre, fils du savant bibliothécaire d’Abbeville, et les deux amis avaient projeté de concert une Histoire des Prédicateurs du Moyen-Age. Cette seule idée était déjà d’une vue pénétrante : c’était comprendre qu’une telle histoire présenterait beaucoup plus d’intérêt qu’on ne pouvait se le figurer au premier abord. La prédication, en ces âges fervents, représentait et résumait à certains égards le genre d’influence qu’on a vue en d’autres temps se diviser entre la presse et la tribune. Les deux amis poussèrent vivement les préparatifs de leur commune entreprise ; ils lurent tout ce qui était imprimé en fait de vieux sermonnaires, ils abordèrent les manuscrits, et, même lorsque l’idée d’une rédaction définitive eut été abandonnée, ils durent à cette courageuse invasion au cœur d’une rude et forte époque de connaître les sources et les accès de l’érudition, d’en manier les appareils comme en se jouant, et d’avoir un grand fonds par-de-vers eux, un vaste réservoir où ils purent ensuite puiser pour maint usage. Vers le même moment, Charles Labitte concevait, seul, un autre projet plus riant et qui eût été pour lui comme le délassement de l’autre, un livre sur le règne de Louis XIII et où devaient figurer Voiture, Balzac, Chapelain, l’hôtel Rambouillet, etc. ; une grande partie des matériaux amassés ont paru depuis en articles dans la Revue de Paris et ailleurs. Tout ce confluent d’études se pressait dans les premiers mois de 1836 et avant que notre ami eût accompli ses vingt ans. Il avait à cette heure renoncé définitivement aux vers, et sa voie de curiosité critique était trouvée. En échangeant une veine pour l’autre, il porta aussitôt dans cette dernière une ardeur, un sentiment passionné et presque douloureux, qu’on n’est pas accoutumé à y introduire à ce degré. Il semblait étudier non pas pour connaître seulement et pour apprendre, mais pour échapper à un dégoût de la vie. Ce dégoût n’était-il que l’effet même et le contre-coup d’une excessive étude ? n’était-il que cette satiété, cette lassitude incurable qui sort de toute chose humaine où l’on a touché le fond, quelque chose de pareil au medio de fonte leporum, admirable cri de ce Lucrèce tant aimé de notre ami ? Quelle qu’en fût la cause, l’étude passionnée à laquelle se livrait Charles Labitte et d’où il tirait pour nous tant d’agréables productions, lui était à la fois un plaisir et une source de mort. Il étudiait sans trêve, à perte d’haleine, jusqu’à extinction de force vitale et jusqu’à évanouissement. Ses yeux, qui lui refusaient souvent le service, ne faisaient qu’accuser alors l’épuisement des centres intérieurs et crier grâce, en quelque sorte, pour le dedans. Il en résulta de bonne heure des crises fréquentes, passagères, que recouvraient vite les apparences de la santé et les couleurs de la jeunesse ; mais lui ne s’y trompait pas : « Je n’ai pas deux jours de bons sur dix (écrivait-il de Paris à M. Jules Macqueron, le 30 décembre 1835) ; mon pauvre ami, ma santé est à peu près perdue, et il est fort probable, du moins d’après les données de l’art, que mon pèlerinage sera court. Je dirais tant mieux, si je n’avais ni amis ni parents. Ne crois pas que je me drape ici en poitrinaire ou en malade languissant. J’ai ma conviction là-dessus, et il est bien rare que ces sortes de convictions trompent. Il y a ici pendant que je t’écris, vis-à-vis de moi, un jeune homme de Savoie, docteur en médecine, qui me donne tous ses soins. Si nous nous trouvons un jour réunis tous à Paris, j’espère te le faire connaître. » – Une telle tristesse était certainement disproportionnée aux causes appréciables ; la science elle-même n’aurait pu trouver de quoi justifier ces pressentiments ; c’était la lassitude de la vie qui parlait en lui.

Le premier article de quelque étendue par lequel il débuta véritablement dans les lettres est celui de Gabriel Naudé, qui parut dans la Revue des Deux Mondes le 15 août 1836. Il ne faisait là dès l’abord que se placer sous l’invocation de son véritable patron. Gabriel Naudé est bien le patron, en effet, de ceux qui avant tout lisent et dévorent, qui parlent de tout ce qu’ils ont lu, et chez qui l’idée ne se présente que de biais en quelque sorte, ne se faufile qu’à la faveur et sous le couvert des citations. L’article que Charles Labitte lui consacrait, et qui n’offrait encore ni l’ordre ni même toute l’exactitude auxquels il atteindra plus tard, ressaisissait du moins et rendait vivement la physionomie du modèle ; le vieil esprit gaulois y débordait en jeune sève. On sentait que ce débutant d’hier s’était abouché de longue main avec ces hommes d’autrefois dont il parlait : il avait reçu d’eux le souffle, il avait la tradition.

La tradition ! chose essentielle et vraiment sacrée en littérature, et qui serait en danger de se perdre chez nous, si quelques-uns, comme élus et fidèles, n’y veillaient sans cesse et ne s’appliquaient à la maintenir ! Qu’arrive-t-il en effet, et que voyons-nous de plus en plus dans la foule écriveuse qui nous entoure ? On aborde inconsidérément les époques, on brouille les personnages, on confond les nuances en les bigarrant. À quoi bon tant de soins ? Pourquoi ceux qui ne se font de la littérature qu’un instrument, et qui ne l’aiment pas en elle-même, y regarderaient-ils de si près ? Et quant à ceux qui sont dignes de l’aimer et qui lui feraient honneur par de vrais talents, l’orgueil trop souvent les entête du premier jour ; sauf deux ou trois grands noms qu’ils mettent en avant par forme et où ils se mirent, les voilà qui se comportent comme si tout était né avec eux et comme s’ils allaient inaugurer les âges futurs. Il y aurait profit à se le rappeler toutefois ; penser beaucoup et sérieusement au passé en telle matière et le bien comprendre, c’est véritablement penser à l’avenir : ces deux termes se lient étroitement et correspondent entre eux comme deux phares. Pour moi, ce me semble, il n’est qu’une manière un peu précise de songer à la postérité quand on est homme de lettres : c’est de se reporter en idée aux anciens illustres, à ceux qu’on préfère, qu’on admire avec prédilection, et de se demander : « Que diraient-ils de moi ? à quel degré daigneraient-ils m’admettre ? S’ils me connaissaient, m’ouvriraient-ils leur cercle, me reconnaîtraient-ils comme un des leurs, comme le dernier des leurs, le plus humble ? » Voilà ma vue rétrospective de postérité, et celle-là en vaut bien une autre[2]. C’est une manière de se représenter cette postérité vague et fuyante sous des traits connus et augustes, de se la figurer dans la majesté reconnaissable des ancêtres. On a l’air de tourner le dos à la postérité, et on agit plus sûrement en vue d’elle que si on la voulait anticiper directement et en saisir le fantôme. Celui de tous les peuples qui a le plus songé à la gloire et qu’elle a le moins trompé, celui de tous les poëtes qu’elle a couronné comme le plus divin, les Grecs et Homère, appelaient la postérité et les générations de l’avenir ce qui est derrière ([ Grec script]), comme s’ils avaient réellement tourné le dos à l’avenir, et du passé ils disaient ce qui est devant. Notre ami avait toujours ce grand passé littéraire devant les yeux ; il aimait ces choses désintéressées en elles-mêmes et s’y absorbait avec oubli. Nous ne le suivrons point ici pas à pas dans la série d’articles qu’il laissa échapper durant les premières années, et qui n’étaient que le trop-plein de ses études constantes. Son fonds acquis sur les sermonnaires du Moyen-Âge lui fournit matière à de piquantes appréciations de Michel Menot et des autres prédicateurs dits macaroniques. Il donna nombre de morceaux sur l’époque Louis XIII. En même temps, par ses portraits de M. Raynouard et de Népomucène Lemercier, il abordait avec bonheur ce genre délicat de la biographie contemporaine, et contribuait pour sa part à l’élargir.

Autrefois il existait deux sortes de notices littéraires : l’une toute sèche et positive, sans aucun effort de rhétorique et sans étincelle de talent, la notice à la façon de Goujet et de Niceron, aussi peu agréable que possible et purement utile ; elle gisait reléguée dans les répertoires, tout au fond des bibliothèques : et puis il y avait sur le devant de la scène et à l’usage du beau monde la notice élégante, académique et fleurie, l’éloge ; ici les renseignements positifs étaient rares et discrets, les détails matériels se faisaient vagues et s’ennoblissaient à qui mieux mieux, les dates surtout osaient se montrer à peine : on aurait cru déroger. J’indique seulement les deux extrémités, et je n’oublie pas que dans l’intervalle, entre le Niceron et le Thomas, il y avait place pour l’exquis mélange à la Fontenelle. Pourtant, chez celui-ci même, l’extrême sobriété faisait loi. On a tâché de nos jours (et M. Villemain le premier) de fondre et de combiner les deux genres, d’animer la sécheresse du fait et du document, de préciser et de ramener au réel le panégyrique. Ce genre, ainsi développé et déterminé, a parcouru en peu d’années ses divers degrés de croissance, et Charles Labitte, on peut le dire, l’a poussé au dernier terme du complet dans une ou deux de ses biographies, dans celle de Marie-Joseph Chénier particulièrement. Il était infatigable à féconder un champ qui, en soi, a l’air si peu étendu, et à en tirer jusqu’à la dernière moisson. Il ne se bornait pas aux simples faits principaux ni à l’analyse des ouvrages, ni même à la peinture de la physionomie et du caractère ; il voulait tout savoir, renouer tous les rapports du personnage avec ses contemporains, le montrer en action, dans ses amitiés, dans ses rivalités, dans ses querelles ; il visait surtout à ajouter par quelque page inédite de l’auteur à ce qu’on en possédait auparavant. Qu’il n’ait pas été quelquefois entraîné ainsi au delà du but et n’ait pas un peu trop disséminé ses recherches, au point d’avoir peine ensuite à les resserrer et à les ressaisir dans son récit, je n’essaierai nullement de le nier ; mais il n’a pas moins poussé sa trace originale et vive, il n’a laissé à la paresse de ses successeurs aucune excuse ; et il ne sera plus permis après lui de faire les notices écourtées et sèches que quand on le voudra bien. Pour montrer cependant à quel point dans son esprit tout cela se rapportait à des cadres élevés, et quel ensemble il en serait résulté avec le temps, je veux donner ici, tel qu’on le trouve dans ses papiers, le plan d’un ouvrage en deux volumes, où seraient entrés, moyennant corrections, plusieurs des morceaux déjà publiés. Le critique supérieur se fait sentir dans ce simple tracé où les détails ne masquent rien. Nous livrons le brillant programme à remplir à quelques-uns de nos jeunes vivants ; mais nul, on peut l’affirmer, ne saura exploiter dans toute leur abondance les ressources que Charles Labitte y embrassait déjà.

LES POËTES DE LA RÉVOLUTION ET DE L’EMPIRE.
PREMIER VOLUME.
I. – Introduction. – Situation des Lettres sous Louis XVI, – De la poésie léguée à la génération de 89 par le xviiie siècle, ou les Jardins de Delille, les Odes de Le Brun et les Élégies de Parny. – Vue générale des Lettres pendant la Révolution et sous Bonaparte. – Influence réciproque des événements et des écrits.
II. – Beaumarchais, ou la transition de Voltaire à la Révolution. (Fragments inédits de Figaro. – Lettres autographes de Beaumarchais, etc.)
III. – Marie-Joseph Chénier, ou l’École de Voltaire en présence de la Révolution et de l’Empereur. (Lettres inédites, etc.)
IV. – Michaud, ou l’influence de Delille et le royalisme dans la presse. (Berchoux et la Quotidienne.)
V. – Andrieux, ou la Comédie et le Conte pendant la Révolution. (Lettres inédites.) – Il y faudrait faire entrer Picard, Collin d’Harleville, dont Andrieux est l’Aristarque.
VI. – Étienne, ou la Comédie sous l’Empire. – Origine du Libéralisme de la Restauration. (Lettres inédites.)
SECOND VOLUME.
VII. – Raynouard, ou la Tragédie nationale aboutissant à l’érudition, – les Templiers et les Troubadours. (Documents inédits. – Extraits de ses Mémoires autographes. – Vers manuscrits.)
VIII. – Ducis, ou l’initiation au théâtre étranger. (Ducis grand épistolaire. – Ses poésies annoncent Lamartine.) – Originalité d’Abufar. – Shakspeare et les romantiques. (Lettres inédites.)
IX. – Lemercier, ou le précurseur des innovations. – Il est le prédécesseur de Victor Hugo, son successeur à l’Académie. (Pièces de théâtre inédites de sa jeunesse et du temps de la Révolution ; lettres autographes.)
X. – André Chénier, ou retour à l’Antiquité. – Influence sur l’école nouvelle par l’édition de 1819. (Vers inédits. – Documents nouveaux.)
XI. – Millevoye, ou la transition à Lamartine. (D’après les manuscrits et papiers de sa famille.)
XII. – Geoffroy, ou la Critique pendant la Révolution et sous l’Empire. – Histoire du Journal des Débats.
CONCLUSION.
Résumé sur l’ensemble de cette époque littéraire. – Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël et Chateaubriand. – Les Méditations de Lamartine et l’Indifférence de Lamennais. – Les deux Poésies en présence.

Après avoir été chargé quelque temps d’un cours d’histoire au collège de Charlemagne et à celui d’Henri IV, Charles Labitte avait été envoyé à la Faculté de Rennes par M. Cousin (avril 1840), pour y remplir, provisoirement d’abord, la chaire de littérature étrangère, dont il devint plus tard titulaire. Ses études, déjà si étendues, durent à l’instant s’élargir encore ; il fallut suffire en peu de semaines à ces nouvelles fonctions, et faire face à un enseignement imprévu. Ces brusques et vigoureuses expéditions, où l’on pousse à toute bride la pensée, sont comme la guerre, et elles dévorent aussi bien des esprits. Le jeune professeur partit pour Rennes, non sans s’être auparavant muni des conseils et des bons secours de M. Fauriel, le maître et le guide par excellence en ces domaines étrangers. Du premier jour, il aborda résolument son sujet par les hauteurs et par les sources, c’est-à-dire par Dante et par les origines de la Divine Comédie. On a le résultat de ces leçons dans un curieux travail (la Divine Comédie avant Dante)[3], où il expose toutes les visions mystiques analogues, tirées des légendaires et hagiographes les plus obscurs. M. Ozanam et lui semblaient s’être piqués d’émulation pour creuser et épuiser la veine étrange. On a dit de cette spirituelle dissertation, devenue l’une des préfaces naturelles du pèlerinage dantesque, que c’était une histoire complète de l’infini tel qu’on se le figurait en ces âges crépusculaires : « Hélas[4] ! trois ans à peine s’étaient écoulés, et lui-même allait être initié à ces secrets de la mort, où il semble que, par un triste pressentiment, il s’était plu à s’arrêter avec une curiosité mélancolique. » Il allait savoir le dernier mot (s’il est permis !) de la vie terrestre, de cette sorte de vision aussi qu’on a non moins justement appelée le songe incompréhensible.

Obligé, d’après les conditions universitaires, d’obtenir le grade de docteur-ès-lettres, Charles Labitte prit pour sujet de thèse une période fameuse de notre histoire politique, ou du moins un point de vue dominant dans cette période, et qui s’étendit aussitôt sous sa plume jusqu’à former le volume intitulé De la Démocratie chez les Prédicateurs de la Ligue (1841). En s’arrêtant à ce choix ingénieux et qui n’était pas sans à-propos dans le voisinage de la Sorbonne, l’auteur ne faisait qu’isoler et développer une des branches de cet ancien premier travail, resté inachevé, sur les sermonnaires. C’en était peut-être le plus piquant épisode, et notre ami l’a élevé aux proportions d’un ouvrage dont il sera tenu compte dorénavant par les historiens. L’esprit de la Ligue, pour être parfaitement saisi dans toute sa complication et démêlé dans ses directions diverses, avait besoin de s’éclairer du jour rétrospectif qu’y jette la Révolution de 89 ; il ne s’agit que de ne pas abuser des rapprochements. Si jamais la chaire s’est vue réellement l’unique ou du moins le principal foyer de ce qui a depuis alimenté la presse et la tribune aux époques révolutionnaires, ce fut bien alors en effet ; c’est de la chaire que partait le mot d’ordre, que se prônait et se commentait, au gré de la politique, le bulletin des victoires ou des défaites ; quand il fallut faire accepter aux Parisiens la désastreuse nouvelle d’Ivry, le moine Christin, prêchant à deux jours de là en fut chargé, et il joua sa farce mieux que n’aurait pu le plus habile et le plus effronté des Moniteurs. Il réussit bien mieux qu’aucun article du Moniteur n’a jamais fait, il laissa son public tout enflammé et résolu à mourir. Suivre les phases diverses de la chaire à travers la Ligue, c’est comme qui dirait écrire l’histoire des clubs ou des journaux pendant la Révolution française, c’est à chaque moment tâter le pouls à cette révolution le long de sa plus brûlante artère. Charles Labitte comprit dans toute leur étendue les ressources de son sujet, et s’il y avait une critique à lui adresser à cet endroit, ce serait de les avoir épuisées. Que de lectures ingrates, fastidieuses, monotones, il lui fallut dévorer pour nous en rapporter quelque parcelle ! De tous les genres littéraires qui sont tous capables d’un si énorme ennui, le plus ennuyeux assurément est le genre parénétique, autrement dit le sermon ; il trouve moyen d’ennuyer, même lorsqu’il est bon ; ici il était relevé par les passions politiques, mais elles n’y ajoutaient le plus souvent qu’un surcroît de dégoût et des vomissements de grossièretés. Combien de fois, à propos de ce déluge d’oraisons, d’homélies, de controverses, sur lesquelles il opérait, et qui remontaient de toutes parts sous sa plume, l’auteur dut ressentir et étouffer en lui ce sentiment de trop-plein qu’il ne peut contenir à l’occasion des cent cinquante-neuf ouvrages du curé Benoît (de Saint-Eustache) : C’est l’ennui même ! Ce sont là de ces cris du cœur qui échappent parfois à l’érudit. Eh bien ! l’esprit vif et léger de notre ami triompha le plus habituellement de l’épaisseur du milieu. Les vues neuves et perspicaces, les choses bien saisies et bien dites, abondent et viennent égayer le courant du détail à travers la juste direction de l’ensemble. Quelques assertions trop rapides et par-ci par-là contestables[5] n’affectent point cette justesse générale du sens. On a, de nos jours, fort raisonné théoriquement de la Ligue, et ç’a été une mode, chez plus d’un historien paradoxal comme chez nos jeunes catholiques cavaliers, ou chez nos jacobins néo-catholiques, de se déclarer subitement ligueurs. Que vous dirai-je ? on est ligueur en théorie, et on trouve les idylles de Fontenelle très-poétiques, comme on a la barbe en pointe ; il ne faut pas disputer des goûts ni des dilettantismes. Charles Labitte, qui était un esprit resté naturel parmi les jeunes (qualité des plus rares aujourd’hui), dans le livre utile où il apporte toutes sortes de preuves nouvelles en aide à la saine tradition, fait justice de ces travers en sens opposé. Il ressort clairement de ce renfort de pièces à l’appui que si la Ligue recelait à certains égards quelques idées d’avenir, elle en représentait encore plus de fixement stupides et d’irrévocablement passées ; que si, dans ses hardiesses de doctrine, elle anticipait quelques articles du catéchisme de 1793, elle en reproduisait encore plus de la théocratie du xiie siècle ; qu’enfin elle était fanatique en religion autant qu’anti-nationale en politique. La conclusion de Charles Labitte ne diffère donc en rien de la solution pratique qui a prévalu, de celle de la Satyre Ménippée et des honnêtes gens d’alors, parlementaires et bourgeois ; il donne franchement dans cette religion politique des L’Hospital et des Pithou, qu’on peut bien se lasser à la longue de trouver toujours juste comme Aristide, mais qui n’en reste pas moins juste pour cela. Je veux citer le passage excellent où il la définit le mieux :

« Cette sage honnêteté, dit-il[6], cette modération dont les politiques se piquaient, remontait jusqu’à Érasme, mais à Érasme modifié par L’Hospital. L’illustre chancelier fut en effet, par conscience et par supériorité, on l’a très-bien dit, ce que l’auteur des Colloques avait été par circonspection et par finesse d’esprit. Le bon sens d’Érasme, la probité de L’Hospital, ce fut là le double programme de ces politiques d’abord raillés par tout le monde, de ce tiers-parti « auquel, dit d’Aubigné, les réformés croyoient aussi peu qu’au troisième lieu, qui est le purgatoire. » Mais laissez faire le temps, laissez les passions s’amortir, laissez l’esprit français, avec sa logique droite, se retrouver dans ce pêle-mêle, et ce parti grandira, et on saura les noms des magistrats intègres qui l’appuient : Tronson, Édouard Molé, de Thou, Pasquier, Le Maistre, Gay Coquille, Pithou, Loisel, Montholon, l’Estoile, de La Guesle, Harlay, Séguier, Du Vair, Nicolaï ; on devinera les auteurs de la Ménippée, Pierre Le Roy, Passerat, Gillot, Rapin, Florent Chrestien, Gilles Durant, honnêtes représentans de la bourgeoisie parisienne. Les ligueurs modérés, comme Villeroy et Jeannin, se rangeront même un jour sous ce drapeau qui deviendra celui de Henri IV et de Sully. »

Voilà le vrai, le sens commun en pareille matière, et Charles Labitte l’a su rafraîchir de toutes sortes de raisons neuves et revêtir de textes peu connus. Cet honorable ouvrage, et la préface qu’il mit depuis à la publication de la Satyre Ménippée[7], lui valurent des attaques, parmi lesquelles je ne m’arrêterai qu’à la plus sérieuse, à celle qui touche un point d’histoire saillant et délicat.

Pendant que Charles Labitte écrivait son volume sur la Ligue, le gouvernement faisait imprimer pour la première fois (dans la collection des Documents historiques) les Procès-verbaux des États généraux, réputés séditieux, de 1593 ; cette publication, confiée à M. Auguste Bernard, déjà connu par ses recherches sur les D’Urfé, fut exécutée avec beaucoup de soin, d’exactitude et de conscience, qualités qui distinguent cet investigateur laborieux. Notre ami, toujours bienveillant et en éveil, s’était empressé à l’avance, dans une note de son volume, de signaler la prochaine publication de M. Bernard : « Elle comblera, avait-il dit[8], une lacune fâcheuse dans les annales de nos grandes assemblées. L’histoire politique n’aurait pas seule à profiter de cette publication ; ce serait la meilleure pièce justificative de la Satyre Ménippée. » Mais le recueil des Procès-verbaux ne répondit pas, du moins dans la pensée de l’éditeur, à cette dernière promesse. Selon M. Auguste Bernard, en effet, ces registres, qui paraissaient si tardivement au jour et qui encore ne paraissaient que mutilés, loin de venir comme pièce à l’appui de la Ménippée, en étaient bien plutôt une sorte de réfutation et de démenti perpétuel. M. Bernard accordait à ces pauvres États tant conspués beaucoup plus de crédit qu’on n’avait fait jusqu’alors, et il y avait dans ce penchant de sa part autre chose que de la prévention d’éditeur : il s’y mêlait des vues plus réfléchies. Une note de sa préface[9] recommandait expressément le pamphlet du Maheustre et du Manant, testament de la Ligue à l’agonie et dernier mot du parti des Seize. Ce pesant écrit était bien en tout le contre-pied de la Satyre Ménippée ; des deux pamphlets, c’était le rival et le vaincu dans ce combat du frelon et de l’abeille. Mais M. Bernard y voyait, non sans raison, un précis historique très-net de la naissance, des progrès et des différentes péripéties de la Ligue ; il y voyait, d’un coup d’œil moins juste à mon sens, la ligne principale et comme la grande route de l’histoire à ce moment ; ce n’en était plus au contraire qu’un sentier escarpé et perdu, qui menait au précipice. En général, l’éditeur des Procès-verbaux de 1593 accordait à l’assemblée des États de la Ligue un caractère national et incontesté, fait pour surprendre ceux qui avaient été nourris de la vieille tradition française. Les accusations de vénalité, qui sont restées attachées aux noms des principaux meneurs, lui paraissaient sans base, faute apparemment d’être consignées aux procès-verbaux. Ces opinions de l’éditeur, qui se décelaient déjà dans l’introduction mise en tête du Recueil, éclatèrent surtout dans un article critique fort rude qu’il lança peu après[10] contre la Satyre Ménippée et contre la Notice qu’y avait jointe Charles Labitte.

Ce dernier, sans répondre à ce qui lui était personnel, reprit en main la discussion et la mena vigoureusement dans un article de cette Revue, intitulé Une Assemblée parlementaire en 1593[11]. Moi-même, longtemps préoccupé de cette question de la Ménippée, j’ai besoin d’ajouter ici dans l’intérêt de notre ami quelques raisons subsidiaires qu’il eût pu donner pour se défendre. Le cas que je fais de M. Auguste Bernard et l’autorité qu’il s’est acquise sur le sujet me serviront d’excuse, si je me prends directement à son opinion, qui rallierait au besoin plus d’un partisan. Et puis il s’agit de la Ménippée, du roi des pamphlets, comme on l’a nommée ; il s’agit de savoir si ce brillant exploit de l’esprit français a usurpé son renom et sa victoire.

Je ne puis m’empêcher d’abord de remarquer l’espèce de superstition ou de pédanterie (on l’appellera comme on voudra) qui devient une des manies de ce temps-ci : c’est de vouloir tout traiter et tout remettre en question à l’aide de pièces dites positives, de documents et de procès-verbaux. En réalité pourtant, on a beau chercher à se le dissimuler, plus on s’éloigne des choses, et moins on en a connaissance, j’entends la connaissance intime et vive ; tous ces je ne sais quoi que les contemporains possédaient et qui composaient la vraie physionomie s’évanouissent ; on perd la tradition pour la lettre écrite. On se met alors à attacher une importance extrême, disproportionnée, à certaines pièces matérielles que le hasard fait retrouver, à y croire d’une foi robuste, à en tirer parti et à les étaler avec une sorte de pédanterie (c’est bien le mot) ; moins on en sait désormais, et plus on a la prétention d’y mieux voir. Je prie qu’on veuille bien ne pas se méprendre sur ma pensée et n’y rien lire de plus que je ne dis : ce ne sont pas le moins du monde les estimables recherches en elles-mêmes que je viens blâmer ; personne au contraire ne les prise plus que moi quand l’esprit s’y contient à son objet ; je parle simplement des conclusions exagérées qu’on y rattache. Or, il n’y a qu’une manière de se tenir en garde contre l’abus, c’est de faire toujours entrer la tradition pour une grande part dans ses considérations, et de ne pas la supprimer d’un trait sous prétexte qu’on n’a plus de moyen direct et matériel d’en vérifier tous les éléments. L’éditeur des Procès-verbaux de 1593 s’étonne de ne pas les trouver d’accord avec la parodie de la Satyre Ménippée : s’il s’attendait à cette conformité dans le sens réel et légal, il avait là une prévention par trop naïve. La Satyre Ménippée nous rend l’esprit même des États, leur rôle turbulent et burlesque ; elle simule une sorte de séance idéale qui les résume tout entiers. Certainement, cette séance-là, qu’Aristophane aurait volontiers signée comme greffier, n’a pu être relatée au procès-verbal ; il n’y a donc rien de surprenant qu’on ne l’y trouve pas. Pour des séances plus précises et définies, ne sait-on pas d’ailleurs combien les procès-verbaux, en leur enregistrement authentique et sous leur sérieux impassible, ont une manière d’être inexacts et, dans un certain sens, de mentir ? Assistez à telle séance de la Chambre des députés, ou écoutez celui qui en sort tout animé de l’esprit des orateurs et vous en exprimant l’émotion, les péripéties, les jeux de scène, et puis lisez le lendemain le procès-verbal de cette séance : cela fait-il l’effet d’être la même chose ? lequel des deux a menti ?

Mais la Satyre Ménippée ne vint qu’après les États ; elle ne parut (sauf la petite brochure du Catholicon qu’on met en tête et qui a précédé en date), elle ne parut, objecte-t-on, qu’aussitôt après l’entrée de Henri IV à Paris, après le 22 mars 1594 ; on achevait de l’imprimer à Tours quand cette entrée eut lieu, elle partit sur le temps ; ce fut une pièce du lendemain, les hommes de la Ménippée sont des hommes du lendemain. Que dirait-on de quelqu’un qui viendrait confondre la Parisienne avec la Marseillaise ? Et voilà ce qu’on a fait pourtant au profit du trop célèbre pamphlet, lorsqu’on a complaisamment répété la phrase du président Hénault : « Peut-être la Satyre Ménippée ne fut guère moins utile à Henri IV que la bataille d’Ivry ; le ridicule a plus de force qu’on ne croit. »

Je résume les objections que M. Auguste Bernard opposait à Charles Labitte. Sans entrer ici dans une discussion de dates qui avait déjà été très-bien éclaircie par Vigneul-Marville, et que semblent avoir réglée définitivement MM. Leber et Brunet, on peut répondre sans hésiter : Non, les hommes de la Satyre Ménippée n’étaient point des hommes du lendemain[12], et cette œuvre de leur part ne fut point une attaque tardive, ni le coup de pied à ce qui était à terre. Et d’abord il paraît constant, nonobstant chicanes, que le premier petit écrit dont se compose cette Satyre farcie (l’écrit intitulé la Vertu du Catholicon) fut imprimé réellement en 1593, avant la chute de la Ligue ; il n’est pas moins certain, pour peu qu’on veuille réfléchir, que tous ces quatrains railleurs, ces plaisantes rimes, épîtres et complaintes, que la Ménippée porte avec elle, coururent imprimées ou manuscrites, et durent être placardées, colportées au temps même des événements qui y sont tournés en ridicule. La Satyre Ménippée ne fit que ramasser et enchâsser ces petites pièces qui étaient en circulation ; elle rallia en un gros ces troupes légères qui avaient donné séparément.

Il y a plus : je me suis amusé à parcourir les historiens contemporains et auteurs de mémoires, de Thou, d’Aubigné, Cheverny, Le Grain[13] ; tous, au moment où ils parlent de la tenue des États de 1593 et durant cette tenue même, mentionnent la gaie satyre et farce piquante qu’en firent ces bons et gentils esprits et ces plumes gaillardes, l’honneur de la France. Je n’irai pas jusqu’à conjecturer d’après cette entière concordance qu’il y eut dès lors, et dans les dernière mois de 1593, des copies manuscrites qui coururent (ce qui n’aurait rien d’ailleurs que d’assez vraisemblable) ; j’admets tout à fait que, de la part de ces historiens si bien informés, c’est là un léger anachronisme résultant d’une association d’idées involontaire. Qu’en conclure ? Si, quand l’imprimé parut, tout le monde se récria de la sorte avec transport et adopta par acclamation l’amusante parodie comme vérité, en l’antidatant légèrement et lui attribuant un effet rétroactif, c’est que les honnêtes gens étaient si las de ces horreurs et de ces calamités prolongées, étaient si heureux de retrouver exprimé avec éclat et vigueur ce qu’ils pensaient et se disaient à l’oreille depuis longtemps, qu’ils se prirent à n’en faire qu’un seul écho, en le reportant tant soit peu en arrière par une confusion irrésistible : glorieux et légitime anachronisme, qui prouve d’autant plus pour l’effet moral de la Ménippée. Les contemporains eux-mêmes antidatent et font la faute : quel plus bel hommage ! Tout atteste que l’action de l’heureux pamphlet fut immense sur l’opinion à travers la France encore soulevée. Si de nos jours, à propos d’un autre pamphlet royaliste bien différent, qui n’exprimait que l’étincelante colère et les représailles d’un écrivain de génie, un moment homme de parti avant d’être l’homme de la France, – si Louis XVIII pourtant a pu dire de la brochure intitulée De Buonaparte et des Bourbons, apparue sur la fin de mars 1814, qu’elle lui avait valu une armée, Henri IV n’aurait-il pas pu dire plus justement la même chose de sa bonne Satyre nationale ? La phrase du président Hénault ne signifie que cela ; c’est un de ces mots spirituels qui rendent avec vivacité un résultat et qui font aisément fortune en France. On ne prend de tels mots au pied de la lettre que quand on y met peu de bonne volonté. En résumé, tous les procès-verbaux du monde publiés ou inédits ne prouveront jamais : 1° que les États de 1593 n’aient pas été la Cour du roi Petaud ; 2° que la Satyre Ménippée n’ait pas été bien et dûment comparée (toute proportion gardée) à la bataille d’Ivry, non pas si vous voulez à la troupe d’avant-garde, mais à cette cavalerie qui, survenant toute fraîche le soir d’une victoire, achève l’ennemi qui fuyait.

Au moment où Henri IV fit son entrée en ce Paris longtemps rebelle, à ce beau jour du printemps de 1594, il y eut un essaim de grosses abeilles qui sortit on ne sait pas bien d’où, et peut-être, comme on croit, d’un coin de la Cité, d’auprès le jardin de M. le Premier Président ; elles marchaient et voletaient devant les lys[14], donnant au visage et dans les yeux des ligueurs fuyards : ce fut la Ménippée même. Les lis alors étaient d’accord avec l’honneur et avec l’espoir de la France. Depuis, quand ils méritèrent d’être rejetés, un autre gros d’abeilles se vit, qui piqua en sens inverse et les harcela longtemps avec gloire : à deux siècles de distance, le rôle national est le même ; la Ménippée et la chanson de Béranger sont deux sœurs.

Viendra-t-on maintenant nous préconiser le Dialogue du Maheustre et du Manant, l’opposer rationnellement, comme on dit, à la Ménippée, lui subordonner celle-ci, en insinuant qu’elle ne devrait reparaître qu’à la suite et dans le cortège de l’autre ? En France, tant qu’il y aura du bon sens, de telles énormités ne se sauraient souffrir. Ce pamphlet du Maheustre et du Manant[15], très-curieux à titre de renseignement historique, est lourd, assommant, sans aucun sel. Le Manant est un ergoteur, un procureur fanatique comme Crucé ; ce Manant n’a rien du véritable esprit français, rien de notre paysan, de notre Jacques Bonhomme, ni de notre badaud de Paris malin et mobile. Il raisonne avec une idée fixe, avec cette logique opiniâtre qui mène à l’absurde, qui aboutirait en deux temps à l’Inquisition et à 93. Il n’est, après tout, que l’organe des Seize ; ce pamphlet a tout l’air d’une vengeance sournoise décochée par les Seize in extremis contre les faux frères du parti et contre Mayenne. C’est comme qui dirait une apologie de la portion la plus exagérée et la plus pure de la Commune de Paris, qui aurait paru à la veille du 9 thermidor. En ce qui est du sentiment démocratique avancé dont on serait tenté par moments de faire honneur à l’auteur et à sa faction, prenez bien garde toutefois et ne vous y fiez guère : il y a quelque chose qui falsifie à tout instant cette inspiration de bon sens démocratique, qui le renfonce dans le passé et qui l’opprime, c’est l’idée catholique fanatique, l’idée romaine-espagnole[16]. Non, dans l’ordre naturel, la Satyre Ménippée ne saurait venir (comme paraît le désirer M. Bernard) à la queue du Maheustre et du Manant ; ce Manant reste une excentricité par rapport à l’esprit de la France, tandis que la Ménippée est bien au cœur de cet esprit : c’est elle qui mène le triomphe.

Quant aux noms des auteurs anonymes du généreux  pamphlet, M. Bernard ne chercha pas moins querelle à notre ami, qui n’était coupable que d’avoir suivi, dans le partage des rôles, les données constamment transmises, et de s’y être joué, comme on fait en lieu sûr, avec quelque complaisance. – Mais qui nous prouve que Pithou a réellement écrit la harangue de d’Aubray, que Passerat et Nicolas Rapin ont fait les vers, que Florent Chrestien…? Oh ! pour le coup, il y a le témoignage universel, la tradition consacrée. Que si M. Auguste Bernard exige absolument qu’on lui produise, après plus de deux siècles, un acte notarié et un procès-verbal authentique en faveur de ces noms, il peut se flatter d’avoir gain de cause ; mais, faute de ce certificat, auprès de tous ceux qui entendent le mot pour rire, et qui savent encore saisir au vol la voix de la Renommée, cette chose jadis réputée divine et légère, la gloire de Pithou, de Rapin et de Passerat, n’y perdra rien.

C’est assez insister sur ce principal épisode de la vie littéraire de notre ami. Ainsi Charles Labitte trouvait moyen vers le même temps de faire excursion jusque par delà les sources mystiques de Dante, et de se rabattre en pleine Beauce, au cœur de nos glèbes gauloises. Pourtant cette vie de Rennes, loin de Paris, et malgré tous les dédommagements des amitiés qu’il s’était formées, coûtait à ses goûts ; il ne tarda pas à désirer de nous revenir. Je trouve dans une lettre de lui, datée des derniers temps de son séjour à Rennes (fin de février 1842) et adressée à ce même ami d’enfance, M. Jules Macqueron, un touchant tableau de sa disposition intérieure. On en aimera la sincérité parfaite du ton, rien d’exagéré, une tristesse tempérée, si j’ose dire, de bonne humeur et de résignation : à vingt-six ans, cette tristesse-là compte plus que bien des violents désespoirs à vingt. On n’y sera pas moins frappé des nobles croyances qui subsistaient debout en lui, même en ses jours d’abattement :

« Quelques indulgentes et illustres amitiés qui me restent fidèles, écrivait-il à son ami en songeant sans doute à MM. Villemain et Cousin qui lui témoignaient un attachement véritable, – un peu de persévérance et d’amour des lettres, voilà les éléments de mon mince avenir. Quoi qu’il arrive d’ailleurs, mon cher Jules, mon ambition ne sera jamais déçue. Ce que j’en ai n’est pour moi qu’un moyen factice d’occuper les heures et de distraire le dégoût de toutes choses par l’activité. Il y a un mot de Bossuet (ou de Fénelon) qui dit : « L’homme s’agite, et Dieu le mène. » Tout le secret de la vie est là ; il faut s’étourdir par l’action. De jour en jour, d’ailleurs, j’ai moins la peur d’être détrompé, et ma philosophie se fait toute seule. Je me suis aperçu que le bonheur, comme il faut l’entendre, n’est autre chose, quand on n’en est plus aux idylles, que le parti pris de s’attendre à tout et de croire tout possible. La vie n’est qu’une auberge où il faut toujours avoir sa malle prête. Cette théorie, qui est triste au fond, n’altère en rien ma bonne humeur. Elle me donne le droit de ne plus croire qu’à très-peu de choses, de me lier aux idées plutôt qu’aux hommes, de rire des sols, de mépriser les fripons de toute nuance, de me réfugier plus que jamais dans l’idéale sphère du vrai, du beau, du bien, et d’avoir à cœur encore les bonnes, les vieilles, les excellentes amitiés de quelques fidèles. La beauté dans l’art, la moralité en politique, l’idéalisme en philosophie, l’affection au foyer…, il n’y a rien après. Je ne donnerais pas une panse d’a de tout le reste. »

On voit qu’en faisant bon marché de bien des choses et en jetant à la mer une partie de son bagage, au moment où il entrait dans ce détroit de la seconde jeunesse, la noble nature de notre ami ne se dépouillait pourtant qu’autant qu’il le fallait : il savait garder au moral le plus essentiel du viatique.

M. Tissot, qui avait connu Charles Labitte chez M. de Pongerville et qui, sans préjugé d’école, sachant aimer le talent et la jeunesse, avait été gagné à cette vivacité gracieuse, lui ménagea un honorable motif de retour et de séjour à Paris, en l’adoptant pour son suppléant au Collège de France. C’est dans cette position que Charles Labitte a passé les deux ou trois dernières années. Des fonctions si nouvelles le rejetèrent à l’instant dans l’étude de l’antiquité ; et comme il ne faisait rien à demi, comme il portait en toute veine son insatiable besoin de recherches et de lectures complètes, il devint en très-peu de temps un érudit classique des plus distingués ; mais s’étonnera-t-on que la vie se consume à cette succession rapide de coups de collier imprévus, à ces entrées en campagne avant l’heure et à ces marches forcées de l’intelligence ?

Que sera-ce si l’on ajoute qu’une fois présent à Paris, il redevint le plus utile et le plus fréquent à cette Revue, la ressource habituelle en toute rencontre, d’une plume toujours prête à chaque à-propos, innocemment malicieuse, et tout égayée et légère au sortir des doctes élucubrations ?

Son ardeur d’application à l’antiquité et à la poésie latine marque l’heure de la maturité de son talent, et elle contribua sans nul doute à la déterminer. Le génie romain en particulier, grave et sobre, était bien propre, par son commerce, à perfectionner cette heureuse nature, à l’affermir et à la contenir, à lui communiquer quelque chose de sa trempe, et à lui imprimer de sa discipline. Dans les derniers temps de son enseignement, Charles Labitte avait fini par triompher d’une certaine timidité qui lui restait en présence du public, et le succès, de plus en plus sensible, qu’il recueillait autour de lui, l’excitait dans cette voie où le conviaient d’ailleurs tant de sérieux attraits. On a imprimé plusieurs des discours d’ouverture prononcés par lui, et dans lesquels, pour le tour des idées et la forme de l’érudition, il semblait d’abord marcher sur la trace de cet autre agréable maître M. Patin ; puis, bientôt, par des articles approfondis sur des auteurs de son choix, il dégagea sa propre originalité, il la porta dans ces sujets anciens, en combinant, autant qu’il était possible à cette distance, la biographie et la critique, en poussant l’une en mille sens à travers l’autre. Les érudits, en définitive, étaient satisfaits, les gens instruits trouvaient à y apprendre, et tout esprit sérieux avait de quoi s’y plaire ; la conciliation était à point. Les deux articles sur Varron et sur Lucile[17] résolvaient entièrement la question du genre ; l’auteur n’avait plus qu’à poursuivre et à en varier les applications. Et que n’eût-il pas fait en peu d’années à travers ce fonds, toujours renaissant, que n’en eût-il pas tiré avec son talent dispos, sa facilité d’excursion et son abondance d’aperçus ? Ses papiers nous révèlent l’étendue de ses plans ; les titres seuls en sont ingénieux, et attestent l’invention critique : il avait préparé un article sur les Femmes de la Comédie latine, particulièrement sur celles de Térence, et un autre intitulé la Tristesse de Lucrèce. Ce dernier projet nous touche surtout, en ce que notre ami s’y montre à nous comme ayant sondé plus avant qu’il ne lui semblait habituel les dégoûts amers de la vie et le problème de la mort. Il voyait dans le poète romain, non pas un aride représentant de l’épicuréisme, mais une victime superbe de l’anxiété : « Fièvre du génie, disait-il, désordonnée, mais géométrique ; ne vous y fiez pas : sous ces lignes sévères, il y a du trouble. » Il disait encore : « C’est le dernier cri de la poésie du passé. À la veille du Calvaire, elle prophétise le oui par le non ; elle prouve le trouble, l’attente, le désir d’une solution. C’est un Colomb qui se noie avant d’arriver, ou plutôt qui s’en retourne. – Ajax en révolte s’écriait : Je me sauverai malgré les Dieux ; et Lucrèce : Je m’abîmerai à l’insu des Dieux. » Il s’attachait, dans la lecture du livre, à dessiner l’âme du poète, à ressaisir les plaintes émues que le philosophe mettait dans la bouche des adversaires, et qui trahissaient peut-être ses sentiments propres ; il relevait avec soin les affections et les expressions modernes, cet ennui qui revient souvent, ce veternus, qui sera plus tard l’acedia des solitaires chrétiens, le même qui engendrera, à certain jour, l’être invisible après lequel courra Hamlet, et qui deviendra enfin la mélancolie de René. Ce suicide final qu’on raconte de Lucrèce ne lui semblait peut-être qu’un retour d’accès d’un mal ancien : « L’air d’autorité, écrivait-il, ne suffit pas à déguiser ses terreurs ; voyez, il s’en revient pâle comme Dante ; l’armure déguise mal l’émotion du guerrier. » Il croyait discerner, sous cet athéisme dogmatique, comme sous la foi de Pascal, le démon de la peur. Je n’oserais affirmer que toutes ces vues soient parfaitement exactes et conformes à la réalité : en général, on est tenté de s’exagérer les angoisses des philosophes qui se passent des croyances que nous avons ; on les plaint souvent bien plus qu’ils ne sont malheureux. Quiconque a traversé, dans son existence intellectuelle, l’une de ces phases d’incrédulité stoïque et d’épicuréisme élevé, sait à quoi s’en tenir sur ces monstres que de loin on s’en figure. Si Lucrèce nous rend avec une saveur amère les angoisses des mortels, nul aussi n’a peint plus fermement et plus fièrement que lui la majesté sacrée de la nature, le calme et la sérénité du sage ; à ce titre auguste, le pieux Virgile lui-même, en un passage célèbre, le proclame heureux : Félix qui potuit rerum, etc… Quoi qu’il en soit cependant de l’énigme que le poëte nous propose, et si tant est qu’il y ait vraiment énigme dans son œuvre, c’était aux expressions de trouble et de douleur que s’attachait surtout notre ami ; le livre III, où il est traité à fond de l’âme humaine et de la mort, avait attiré particulièrement son attention ; dans son exemplaire, chaque trait saillant des admirables peintures de la fin est surchargé de coups de crayon et de notes marginales, et il s’arrêtait avec réflexion sur cette dernière et fatale pensée, comme devant l’inévitable perspective : « Que nous ayons vécu peu de jours, ou que nous ayons poussé au delà d’un siècle, une fois morts, nous n’en sommes pas moins morts pour une éternité ; et celui-là ne sera pas couché moins longtemps désormais, qui a terminé sa vie aujourd’hui même, et celui qui est tombé depuis bien des mois et bien des ans.

Mors aeterna tamen nihilominus illa manebit ;
Nec minus ille diu jam non erit, ex hodierno
Lumine qui finem vitaï fecit, et ille
Mensibus atque annis qui multis occidit ante. »

Notre ami était donc en train d’attacher ses travaux à des sujets et à des noms déjà éprouvés, et les moins périssables de tous sur cette terre fragile ; il voguait à plein courant dans la vie de l’intelligence ; des pensées plus douces de cœur et d’avenir s’y ajoutaient tout bas, lorsque tout d’un coup il fut saisi d’une indisposition violente, sans siège local bien déterminé, et c’est alors, durant une fièvre orageuse, qu’en deux jours, sans que la science et l’amitié consternées pussent se rendre compte ni avoir prévu, sans aucune cause appréciable suffisante, la vie subitement lui fit faute ; et le vendredi 19 septembre 1845, vers six heures du soir, il était mort quand il ne semblait qu’endormi.

« Il est mort, s’écriait Pline en pleurant un de ses jeunes amis[18], et ce qui n’est pas seulement triste, mais lamentable, il est mort loin d’un frère bien-aimé, loin d’une mère, loin des siens… procul a paire amantissimo, procul a matre… Que n’eût-il pas atteint, si ses qualités heureuses eussent achevé de mûrir ! De quel amour ne brûlait-il pas pour les lettres ! que n’avait-il pas lu ! combien n’a-t-il pas écrit ! Quo Me studiorum amore flagrabat ! quantum legit ! quantum etiam scripsit ! » Toutes ces paroles ne sont que rigoureusement justes appliquées à Charles Labitte, et celles-ci le sont encore[19], que je détourne à peine : « Fidèle à la tradition, reconnaissant des aînés et même des maîtres (pour mieux le devenir à son tour), qu’il ressemblait peu à nos autres jeunes gens ! Ceux-ci savent tout du premier jour, ils ne reconnaissent personne, ils sont à eux-mêmes leur propre autorité : statim sapiunt, statim sciunt omnia,… ipsi sibi exempla sunt ; tel n’était point Avitus… » Nous pourrions continuer ainsi avec les paroles du plus ingénieux des anciens bien mieux qu’avec les nôtres, montrer cette ambition honorable que poursuivait notre ami, non point l’édilit comme Julius Avitus, mais la pure gloire littéraire qu’il avait tout fait pour mériter, et dont il était sur le point d’être investi… et honor quem meruit tantum. Pourtant nous nous garderions d’ajouter que tous ces fruits de tant d’espérance s’en sont allés avec lui, quae nunc omnia cum ipso si ne fructu posteritatis aruerunt. Non, tout de lui ne périra point ; quelques-uns de ses écrits laisseront trace et marqueront son passage. Oh ! que du moins les Lettres qu’il a tant aimées le sauvent ! Et tâchons nous-mêmes, nous qui l’avons si bien connu, de les cultiver assez pour mériter d’arriver jusqu’au rivage, et pour y déposer en lieu sûr ce que nous portons de plus cher avec nous, la mémoire de l’ami mort dans la traversée et enseveli à bord du navire !

1er mai 1846.

  1. Ce morceau a été écrit pour la Revue des Deux Mondes et pour acquitter en quelque sorte la dette commune.
  2. Il faut voir la même idée rendue comme les anciens savaient faire, c’est-à-dire en des termes magnifiques, au XIIe chapitre du Traité du Sublime qui a pour titre : « Suppose-toi en présence des plus éminents écrivains. » Longin (ou l’auteur, quel qu’il soit) y fait admirablement sentir, et par une gradation majestueuse, le rapport qui unit le tribunal de la postérité à celui des grands prédécesseurs. – Ne pas s’en tenir à la traduction de Boileau. – Racine, dans sa préface de Britannicus, a usé aussi, en se l’appliquant, de la pensée de Longin : « Que diraient Homère et Virgile s’ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle s’il voyait représenter cette scène ?… »
  3. Revue des Deux Mondes, livraison du 1er septembre 1842.]
  4. J’emprunte ici les paroles de M. Charles Louandre, dans son article du Journal d’Abbeville (30 septembre 1845).
  5. Celle-ci par exemple : « Il avait fallu répondre à la Ligue par de gros livres, comme le De Regno de Barclay ; il suffit au contraire, pour désarçonner la Fronde, des plaisanteries érudites de Naudé dans le Mascurat. » Le gros pamphlet de Naudé put être utile à Mazarin auprès de quelques hommes de cabinet et de quelques esprits réfléchis ; mais si la Fronde n’avait jamais reçu d’autre coup de lance, elle aurait tenu longtemps la campagne. – La plume de l’auteur, en ce passage et dans quelques autres, a couru plus vite que la pensée.
  6. Page 105.
  7. Dans l’édition de la Bibliothèque-Charpentier, 1841.
  8. Page 158.
  9. Page xxxiv.
  10. Dans la Revue de la Province et de Paris, 30 septembre 1842.
  11. Livraison du 15 octobre 1842.
  12. Voir ce qui est dit dans la Satyre même, ou du moins dans le Discours de l’imprimeur, contre les gens du lendemain : « J’en vois d’autres qui n’ont bougé de leurs maisons et de leurs aises, à déchirer le nom du roy et des princes du sang de France tant qu’ils ont pu, et qui, ne pouvant plus résister à la nécessité qui les pressoit, pour avoir eu deux ou trois jours devant la réduction de leur ville quelque bon soupir et sentiment de mieux faire, sont aujourd’hui néanmoins ceux qui parlent plus haut, etc., etc. »
  13. Voir de Thou, Histoire, livre CV, année 1593 ; – d’Aubigné, Histoire universelle, tome III, livre III, chapitre 13 ; – Cheverny, Mémoires d’État, à l’année 1593 ; – Le Grain, Décade, même année.
  14. Et si l’on trouvait que je vais bien loin, en appliquant cette gracieuse image à une production quelque peu rabelaisienne, qu’on se rappelle, entre autres, ce riant et beau passage : « Le Roy que nous demandons est déjà fait par la nature, né au vrai parterre des fleurs de lys de France, rejeton droit et verdoyant du tige de saint Louis. Ceux qui parlent d’en faire un autre se trompent et ne sauroient en venir à bout : on peut faire des sceptres et des couronnes, mais non pas des roys pour les porter ; on peut faire une maison, non pas un arbre ou un rameau verd… »
  15. Le Maheustre, ainsi nommé par une sorte de sobriquet, représente l’homme d’armes ou le noble sans conviction bien profonde et passé sous les drapeaux du roi de Navarre ; le manant représente le franc paroissien de Paris, le ligueur-ultra, et qui serait, au besoin, plus catholique que le pape.
  16. Voir notamment les pages 556, 557 (au tome III, édition de la Ménippée de Le Duchat, 1709), dans lesquelles quelques bonnes vérités sur la noblesse sont contre-pesées tout à côté par les plus serviles soumissions au clergé : les unes ne s’y peuvent séparer des autres.
  17. Livraisons de la Revue du 1er août et du 1er octobre 1845.
  18. Lettre ix du livre V.
  19. Lettre xiii du livre VIII.