Portraits poétiques - Alfred Tennyson

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Portraits poétiques - Alfred Tennyson
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 24 (p. 472-496).
PORTRAITS POETIQUES

ALFRED TENNYSON.

Idylls of the King, by Alfred Tennyson, 1 vol. in-12, London, Edward Moxon, 1859.



La réalité des choses nous échappe, dit le philosophe moderne élevé à l’école de Kant ; nous n’atteignons que des phénomènes et des apparences, et encore ne sommes-nous jamais bien sûrs de surprendre la vraie figure de ces apparences qui ne sont peut-être d’ailleurs que le reflet de nos pensées. Les choses extérieures se conforment avec docilité aux exigences nécessaires de notre existence et de notre esprit ; nous les voyons sous la forme exigée par notre œil, nous les voyons telles que nous devons les voir pour que notre existence soit possible, et c’est tout. Loin de nous donc ce monde de fantômes qui nous leurrent et nous trompent, et qui ne sont après tout que les figures de nos propres désirs ! C’est nous-mêmes qui créons ces êtres auxquels nous donnons notre amour, notre admiration, notre confiance, que nous implorons à genoux, vers lesquels nous tendons des mains suppliantes, et pour lesquels nous sommes prêts à sacrifier notre existence. Restons stoïquement fidèles à notre moi, qui est pour nous la mesure de toute chose, et sachons bien qu’en dehors de nous tout est vain !

Ainsi raisonne le moderne stoïcien, dont le suprême effort a été pour ainsi dire de perdre courage et d’abdiquer toute croyance en la certitude. Sa science est vraiment une science amère, qui semble ne laisser à l’âme aucune espérance, et cependant même de ses conclusions attristées il est possible encore de tirer plus d’une consolation. L’adolescent s’en effraie ; il ne voit qu’en tremblant se dérouler devant lui cette mer trompeuse de la vie, dont toutes les vagues sont perfides, dont les rivages sont inconnus ; il se désespère en songeant qu’il n’y a pas pour lui de port de salut, et qu’il devra vivre sans connaître la vérité, vers laquelle il aspire de toutes les forces de son être. Plus tard, il pourra trouver une consolation dans ce qui faisait d’abord son désespoir. « Qu’importe, se dira-t-il, que ce monde soit un monde d’apparences et de phénomènes, puisque ces apparences sont charmantes et que ces phénomènes sont admirables ? Je suis content de vivre avec des ombres si aimables et de contempler tant d’images gracieuses. Avec quelle aimante pitié ce monde toujours mouvant sait me consoler de cette vérité que je ne puis connaître ! Comme ses apparitions apprennent à oublier ! Comme ses images savent bercer et endormir ! Quoi ! je dédaignerais ce monde parce qu’il est peuplé, me dis-tu, des ombres de ma propre pensée ! Mais bénie soit plutôt la bienfaisante nature qui, docile et flexible, consent à prendre les formes que désire ma pensée, qui m’apparaît mélancolique lorsque je suis sombre, et rayonnante quand je suis gai ! Et quelle infinie variété, quelle inépuisable fécondité ! Il n’y a pas deux printemps qui se ressemblent, et jamais le même sourire n’apparaît deux fois sur le même visage. Plus illimité que l’empire des rêves est ce royaume des apparences extérieures. Vivrais-je des milliers d’années, la nature trouverait pour dissiper mes ennuis et amuser ma curiosité des aspects toujours nouveaux, des formes toujours différentes, des combinaisons toujours charmantes. Et comme si ce n’était assez pour satisfaire mes exigences, les hommes se sont unis à la nature et ont créé un autre monde de beauté et de lumière qui s’appelle le monde de l’art et de la poésie, tout aussi inépuisable et fécond que le premier, aussi réel et moins perfide. Ne dis donc pas, ô philosophe morose, que ce monde est trompeur, puisqu’il offre tant de consolations. Ne dis donc pas que ces apparences sont mensongères, puisque le plaisir qu’elles donnent est assez vif pour dominer les plus poignantes angoisses de mes doutes. Non, ne médis pas de ce monde enchanté, plein de visions et de sortilèges qui ne se dissiperont pas autour de toi comme les fantasmagories puériles d’un charlatan, mais qui, se renouvelant sans cesse, t’entoureront jusqu’au tombeau. Va donc, et sans plus de souci laisse ton esprit flotter avec les nuages et ton cœur nager sur la mer de la vie. Si ce monde est une illusion, cette illusion vaut une réalité, puisqu’elle ne se dissipera point tant que tes yeux seront ouverts. ».

Je ne voudrais pas que le lecteur puisse penser que j’ai voulu lui donner le perfide conseil d’abandonner la vérité pour la beauté, et de se consoler des devoirs ingrats de la vie par un poétique épicurisme. Je ne suis point responsable, je le déclare, des paroles que je viens de prononcer ; je n’ai fait que traduire en prose vulgaire les chants de sirène qui bourdonnent aux oreilles et les suggestions tentatrices qui font battre le cœur lorsqu’on s’abandonne à la dangereuse lecture des poètes. Oui, tous, plus ou moins, conseillent au lecteur la maxime des poètes antiques : carpe diem. Ils ne donnent pas sans doute ce conseil avec la brutalité des anciens, désireux avant tout d’économiser le temps et de remplir les heures, fût-ce aux dépens de l’âme ; mais ils ont mille manières ingénieuses et délicates de l’insinuer : ils font flotter devant nos yeux mille formes changeantes, qui semblent n’apparaître un instant que pour nous donner le désir de les revoir encore ; ils nous bercent de rêves qui font regretter le réveil, qui font souhaiter de nous anéantir encore dans le doux sommeil. Ils doublent le prestige du plaisir, idéalisent la volupté, la rendent morale comme une vertu, et transforment en volupté la cruelle souffrance. Oh ! quelle dangereuse enchanteresse que la poésie, et que ses enchantemens peuvent être terribles sur les âmes d’élite, ouvertes à toutes les délicates impressions ! Viviane n’eut pas sur Merlin une puissance comparable à l’action que certains poètes exercent sur les âmes qu’ils ont séduites. Quels doux et dangereux tyrans, pour ceux qui se sont une fois laissé soumettre, qu’un Byron, un Shelley, un Keats ! Et ce qu’il y a de pis, c’est que l’âme ensorcelée bénit son esclavage, et que, n’en pouvant vivre, elle aime à en mourir.

Voilà les paroles que je n’ai cessé d’entendre murmurer à mes oreilles comme par des voix invisibles, tant qu’a duré l’enchantement où m’a plongé pendant quelques jours la lecture répétée des poèmes d’Alfred Tennyson, et je les place comme une introduction naturelle en tête des pages où je voudrais résumer les impressions que m’a laissées ce poète charmant, maître dans l’art du bien dire. Comme avec lui on oublie volontiers les platitudes et les turpitudes de la vie réelle ! Ce n’est pas lui qui vous fera jamais songer qu’il y a au monde des menteurs et des imbéciles. Il vous transporte dans un pays où toutes choses vivent dans une harmonie paisible et dans une entente fraternelle, où le ver ne pique la rose que pour lui donner un attrait nouveau, où la couleuvre ne déroule ses anneaux que pour faire valoir la transparence de l’eau dans laquelle se baigne son corps souple et mince. Vous lisez, vous lisez… jusqu’à ce que vos yeux éblouis se ferment, que vos oreilles refusent d’entendre, que la lassitude de la beauté vous plonge dans ce sommeil des mangeurs de lotus que le poète a si bien chanté.

Je voudrais esquisser la physionomie poétique d’Alfred Tennyson en m’efforçant de faire comprendre la beauté intime de ses œuvres. En vérité, la tâche est embarrassante. Ces œuvres sont si délicates, si fragiles ou si aériennes, qu’on hésite à les toucher, et que même on retient son souffle pour les contempler. Autant vaudrait essayer de saisir la bulle de savon irisée pour en montrer les couleurs, ou essayer de faire comprendre par de sèches paroles l’incomparable fraîcheur d’une fleur des haies un quart d’heure après qu’elle a été cueillie. Il est toujours difficile d’expliquer le charme d’un poète étranger ; mais la difficulté est double avec un talent comme celui de M. Tennyson. Chez lui, les nuances prennent la place des couleurs, et les réalités de la vie, bien vite oubliées, ne sont qu’un prétexte à rêveries. Lui-même a exprimé cette difficulté particulière dans une de ces ravissantes petites pièces qu’on prendrait pour des diamans, tant elles brillent, et qui au toucher se dissolvent comme une goutte d’eau. Dans cette petite pièce, en même temps qu’il exprime la difficulté qu’on éprouve nécessairement à le comprendre, il donne pour ainsi dire aux profanes le conseil de ne pas pénétrer dans son domaine.


« Ne tourmente pas l’âme du poète avec tes ineptes saillies de bel esprit ; ne tourmente pas l’âme du poète, car tu ne peux plonger jusqu’au fond. Il faut qu’elle soit toujours claire et brillante, comme une rivière à l’éclat cristallin qui coule sans jamais s’arrêter, brillante comme la lumière, transparente comme le vent.

« Sophiste au sombre front, n’approche pas, car le domaine du poète est terre sainte. N’approchez pas, creux sourire et glaciale raillerie ; pour vous éloigner, je jetterai de l’eau bénite sur les fleurs odorantes des lauriers qui entourent ce domaine. Les fleurs se faneraient sous vos cruelles railleries. Votre œil porte la mort, et le froid que souffle votre haleine gèlerait les plantes délicates. De la place où vous êtes, vous ne pouvez entendre le ramage de l’oiseau qui chante dans les bosquets intérieurs. Au milieu du jardin, le joyeux oiseau chante, et ce chant s’éteindrait, si vous entriez. Au milieu du jardin bondit une fontaine étincelante comme la nappe de lumière que forme l’éclair, elle bondit toujours brillante et avec un sourd et mélodieux tonnerre. Jour et nuit, elle coule du sommet de la montagne empourprée qui s’élève là-bas à l’horizon ; elle tombe d’une pelouse unie et ombragée, et la montagne la tient du ciel lui-même, et cette fontaine chante un chant d’éternel amour. Cependant, quoique sa voix soit bien sonore et bien claire, vous ne pouvez pas l’entendre, vos oreilles sont si dures ! Donc restez où vous êtes ; vous êtes souillés de péchés, et la fontaine rentrerait en terre, si vous entriez dans le jardin. »


Voilà des menaces terribles pour nous profanes qui nous proposons de pénétrer dans ce domaine magique. Si les œuvres du poète sont délicates et fragiles, sa physionomie est très difficile à saisir et à fixer. Cette physionomie n’est pourtant pas très mobile, ni très expressive ; mais son charme consiste dans des traits d’une finesse incomparable, que les instrumens grossiers à l’usage de la critique ne peuvent rendre convenablement. La critique, aussi sympathique qu’elle soit, éprouve toujours une certaine difficulté à tenir compte à un auteur des détails et des nuances : elle aime à juger d’une œuvre par l’ensemble, et d’une physionomie par les traits principaux. Dirai-je toute ma pensée ? Eh bien ! une certaine critique ressemble trop souvent à ces modernes inventions, — le daguerréotype et la photographie, — destinées, dit-on, à remplacer la peinture, mais qui jusqu’à présent n’ont réussi qu’à reproduire les formes sèches de la réalité, et n’ont pu parvenir à saisir la vie qui anime ces formes. Le daguerréotype reproduit volontiers les défauts d’un visage, et les grossit démesurément, même lorsqu’ils sont presque imperceptibles ; en revanche il omet toutes les beautés insaisissables, toutes les grâces fugitives. Combien donc la difficulté sera grande pour le critique lorsqu’il lui faudra braquer son appareil photographique devant une physionomie composée, comme celle de M. Tennyson, de contrastes, de détails, de nuances. L’œil a une expression à la fois sérieuse et douce, la lèvre est sèche, et cependant un peu voluptueuse ; une teinte de tristesse est répandue sur les joues amaigries, et cependant les coins de la bouche forment à certains momens deux petites fossettes, symboles gracieux d’un enjouement qui se dissimule. Le brouillard qui s’étend sur le front indique un penchant invincible à la rêverie, et le regard lumineux et franc dénote une aptitude remarquable à saisir les formes de la réalité. J’ai beaucoup réfléchi à la meilleure manière de présenter au lecteur un portrait à peu près ressemblant de cette physionomie compliquée que l’omission d’un seul détail fugitif rendrait méconnaissable, et je me suis arrêté à la pensée de tirer plusieurs épreuves successives dans l’espérance que ces divers portraits, se corrigeant et se complétant les uns par les autres, permettraient au lecteur de se former une idée de ce poète unique dans la littérature contemporaine. Prenez donc les paragraphes successifs de cette étude comme des épreuves d’un portrait qu’il faut désespérer d’attraper en une seule fois.

Dernièrement, en parlant de la Légende des Siècles, je disais que l’imagination de M. Hugo était une magicienne, et n’appartenait pas à cette famille des fées et des génies qui compte dans ses rangs les imaginations des très grands poètes. L’imagination de M. Tennyson habite, elle, au contraire, les merveilleux royaumes ; mais elle ne fait pas partie cependant des familles aériennes qui la composent, M. Tennyson n’est pas un génie, c’est un protégé des fées. Il habite leurs palais en qualité de page et d’écuyer. Pendant son long séjour à cette cour charmante, il en a appris le langage, qu’il parle très correctement, très purement, quoique avec un accent un peu bizarre. Il a pris les mœurs et les manières des êtres délicats au milieu desquels il vit ; il en a la grâce exquise et le goût dédaigneux. Comme Titania et Oberon, il se nourrit de cuisses d’abeille, couche sur des matelas de toile d’araignée, et, pour écrire ses poèmes, s’éclaire à la lampe du ver luisant. Il échenille les rosiers dans le jardin des fées, arrose les pelouses verdoyantes que foule le peuple aux petits pieds, protège les fleurs contre la piqûre des insectes. Avec quel zèle et quelle adresse il remplit ces soins charmans, et quelle sympathie pour toutes les jolies choses qui lui sont confiées ! Dans l’intérieur du palais, il est admis à écouter les conversations des fées et même à y prendre part ; elles aiment et admirent ses discours ingénieux et ses réponses subtiles, et maintes fois il est arrivé à plus d’une de dire : « C’est vraiment dommage, il méritait d’être de la famille. » Il n’est pas admis à faire partie des grands concerts qui se donnent à la cour, mais comme il est dans son genre excellent musicien et très habile sur certains instrumens, il est souvent prié, pendant les loisirs de la matinée par exemple, ou aux heures douteuses du crépuscule, d’exécuter quelques sérénades de sa façon, ce dont il se tire à merveille. Il est essentiellement à cette cour à la fois le compositeur en titre et l’exécutant de la musique légère, des romances et des ballades. Il n’a à son service aucun des grands instrumens qui expriment les suprêmes passions de l’âme ; mais tous les instrumens qui font vibrer les nerfs et donnent un plaisir maladif lui appartiennent : par exemple l’harmonica aux vibrations plaintives, la guitare aux mélodies saccadées, et surtout une certaine petite trompette de son invention, qu’il a perfectionnée tout récemment, une trompette qui a des sons de hautbois, qui ne vaudrait rien pour sonner une charge ou une fanfare de triomphe, mais qui est admirable pour exprimer certains grands désirs et certaines nobles rêveries. Cet instrument serait, je le crois, fort impuissant à exprimer l’héroïsme en action ; mais il est inimitable pour exprimer l’héroïsme qui se rêve, les sentimens de l’âme qui soupire après la grandeur. Une fois, entre autres, il a exécuté au moyen de cet instrument une mélodie mémorable sur la mort d’Arthur, chant à la fois plein de tristesse et d’espérance, qui est comme un adieu aux héros disparus et un salut aux héros qui ne sont pas encore. Parfois, dans ces compositions musicales, il entretient les fées des sentimens qui agitent le cœur des vulgaires mortels parmi lesquels il a pris naissance, mais il a soin de les dépouiller de leur grossièreté, de les traduire en langage élégant, d’en extraire l’âme pour ainsi dire, et d’en rejeter le corps. Ainsi un jour (c’était après 1848) il eut la pensée d’amuser ses protectrices avec les bizarres projets qui tourmentaient alors les cerveaux de l’humanité des deux sexes : entre toutes ces utopies, il choisit la plus séduisante, celle qui se prêtait le plus facilement à une conversation galante, la question des droits de la femme ; mais jamais il ne put se résoudre à exprimer cette bizarrerie dans le langage des simples mortels, il en fit un rêve, un vrai conte à amuser des fées. Ainsi retenez bien ce premier caractère essentiel : il n’appartient pas à la grande famille, mais il vit dans son intimité et sous sa protection ; il est page dans le royaume des fées.

Ce n’est pas un page espiègle, enjoué, bruyant, tourmenté par les esprits animaux ; il n’a rien de ce que les Anglais appellent si bien buoyancy, c’est un page sérieux, studieux, ingénieux, un peu mélancolique et volontiers sentimental. Il n’a pas d’ardeurs de sang, pas d’appétits charnels ; son tempérament est lymphatique et surtout nerveux ; il s’abandonne aisément à l’émotion, et pourtant il est froid. Oui, une certaine froideur élégante, qui marque toutes ses compositions, est peut-être le caractère le moins fugitif de son talent. Prenez par exemple ses descriptions de la nature, et cherchez à quelle époque de l’année elles se rapportent de préférence. Le printemps avec ses mollesses et ses sourires n’est point sa saison préférée, encore moins l’été avec ses richesses et ses ardeurs. Tous ses paysages se rapportent essentiellement à cette époque de l’année où la nature, amaigrie, déjà souffrante, se présente à nous avec une physionomie noblement résignée : l’automne et les premières semaines de l’hiver. L’automne est l’époque où la nature apparaît avec une beauté presque immatérielle, une beauté de l’âme et de l’esprit, qui laisse bien loin derrière elle les voluptueuses efflorescences du printemps et les fiches formes de l’été. À ce moment de l’année, la nature est, comme on dit aujourd’hui, tout à fait distinguée, rien n’égale ses teintes rosées, ses brumes dorées, les couleurs délicates de ses couchers de soleil et la transparence de son atmosphère. L’automne est vraiment la seule saison à laquelle on puisse rapporter les paysages de Tennyson. Ils sont froids et élégans ; tous les objets y étincellent comme les glaçons au bout des branches, ou comme les fleurs de givre aux fenêtres sous les premiers soleils d’hiver. Et ce ne sont pas seulement ses descriptions de la nature qui portent ce caractère de froideur brillante :

Bright as light, and clear as wind !


Tous les milieux dans lesquels il a placé les scènes de ses poèmes, que ce soit un paysage, un palais ou un temple, sont illuminés de la même clarté glacée. Il semble qu’on se promène dans une grotte du Nord, aux voûtes transparentes, tout inondée d’une lumière blanche, comme les stalactites de glace qui lui servent de colonnes et de lustres. Le lecteur qui se promène au milieu de cette nature lumineuse et sans chaleur sent son cœur s’animer d’une émotion sans objet ; on dirait des souvenirs endormis, troublés dans leur sommeil profond, qui s’agitent, se retournent, et dont les rêves, montant comme des vapeurs, viennent se fondre au bord des paupières en larmes mélancoliques :

Tears, idle tears, I know not what they mean,
Tears from the depth of some divine despair
Rise in the heart, and gather to the eyes,
In looking on the happy autumn fields,
And thinking of the days that are no more.

Cette froideur exquise pénètre tous les poèmes d’Alfred Tennyson. Ne croyez pas cependant que l’émotion lui manque, et qu’il ignore l’art de la communiquer à ses lecteurs ? Non, mais cette émotion même a une certaine froideur. Il a la sensibilité d’un homme impressionnable qui passe dans la vie plutôt en contemplateur curieux qu’en acteur passionné. Les grands secrets de la passion lui sont inconnus, et il semble qu’il lui est interdit de les pénétrer. En vérité, il me semble avoir lui-même très délicatement exprimé la nature et l’histoire de son talent dans un de ses plus jolis poèmes : la Dame de Shalott. Une île radieuse s’élève au milieu de la rivière qui conduit à Camelot, la ville royale, séjour du roi Arthur et des chevaliers de la Table-Ronde, et dans cette île habite une fée soumise à un enchantement qu’elle ne peut rompre. Jour et nuit, il lui faut tisser dans la solitude et le silence une toile magique pleine de gaies couleurs et ornée de scènes variées. Charmante est la tâche, mais triste est le cœur de celle qui l’accomplit. Où donc prend-elle ces couleurs si gaies et les sujets de ces scènes qu’elle fixe sur sa toile ? Un miroir magique est suspendu au-dessus de sa tête, et dans ce miroir se reflètent les images du monde mouvant, auquel elle ne doit pas se mêler. Tous ceux qui passent sur le grand chemin qui conduit à Camelot laissent leur image sur ce miroir ; c’est un abbé sur sa mule, c’est une troupe de gaies demoiselles, une bande de pages aux longues chevelures, deux amans qui passent lentement, penchés l’un vers l’autre, un baptême, un enterrement. Elle regarde sans relâche, et se sent malade à force de regarder. Oh ! comme elle abandonnerait de bon cœur sa navette et son aiguille merveilleuse pour se mêler à la foule des vivans ! Si elle pouvait seulement détourner la tête et suivre autrement que dans le miroir magique les scènes qui se déroulent sous ses yeux ! Mais non, cette consolation même lui est refusée. Cependant un jour passe sur son cheval, brillant et joyeux, paré comme pour un tournoi que présiderait la reine Genièvre, le beau chevalier à la renommée immortelle, sir Lancelot du Lac. L’image se réfléchit dans le miroir, et cette fois la dame de Shalott ne peut y tenir, elle se lève et tourne ses regards vers Camelot ; mais soudain la toile magique s’évanouit, et le miroir se brise. Tout est fini, et la malédiction est sur moi, dit la dame de Shalott. Alors elle se dirige vers la rivière, détache un bateau sous un saule, inscrit son nom sur la proue, et se laisse aller au courant qui l’emporte vers Camelot, séjour du chevalier, objet de son rêve. Toute la nuit le bateau flotta, et au matin il vint échouer au pied des tours de la ville. Grand fut l’étonnement des bons citadins lorsqu’ils trouvèrent un cadavre en robe blanche, et que l’inscription de la proue leur eut appris que ce cadavre était celui de la dame de Shalott, dont ils avaient si souvent parlé. On s’entretint à la cour de ce merveilleux événement pendant toute une journée, et le bon Lancelot murmura une prière hâtive, sans se douter qu’il était la cause de la mort de la dame de Shalott. C’est vraiment dommage, dit-il tout rêveur :

But Lancelot mused a little space ;
He said : he has a lovely face ;
God in his mercy tend her grace,
The lady of Shalott.

Telle est, il me semble, la fidèle histoire du talent poétique de M. Tennyson. Comme la dame de Shalott, il possède un miroir magique dans lequel toutes les réalités de la vie reflètent leurs images. Il peint les surfaces colorées, les apparences et les formes sans cesse renouvelées que lui renvoie le miroir, et il les peint toutes également bien ; mais il semble qu’il lui soit défendu de détourner la tête, de se mêler au monde des vivans, et de partager ses joies et ses douleurs. Être à la fois si près et si loin de la réalité et de la vie, quel supplice ! La réalité est à sa porte, et il doit se contenter de son image ; la vie s’agite à deux pas de lui, et il ne peut jouir que de ses reflets. Souvent, en lisant ses œuvres, nous éprouvons comme un sentiment de lassitude, et nous sommes comme rassasiés de beaux spectacles ; c’est un sentiment qu’il a dû lui-même éprouver plus d’une fois. Les dieux sont impitoyables pour ceux auxquels ils accordent leurs dons ; une sentence prononcée d’en haut pour sa gloire semble interdire à notre poète de partager les sentimens de la bruyante humanité, sous peine de perdre le don de peindre les spectacles qu’elle présente. Peut-être, s’il détournait la tête, le miroir magique se briserait-il, la toile magique s’évanouirait-elle. Hélas ! en se plaçant à un point de vue plus élevé, l’histoire de la dame de Shalott n’est-elle pas celle de tous les poètes et de tous les artistes, sur lesquels pèse un enchantement fatal ? Le monde semble leur avoir été donné en apparence pour réjouir leurs yeux ; mais il leur a été donné en réalité pour accomplir une tâche dure et charmante dont ils ne doivent pas se détourner. À d’autres appartiennent toutes les réalités de ce monde, à eux ses ombres et ses reflets. La vie est faite pour qu’ils la contemplent et non pour qu’ils la partagent, pour qu’ils l’admirent et non pour qu’ils l’aiment. Ils doivent vivre au milieu de la réalité, et cependant séparés d’elle, pareils à ces curieux qui contemplent du dehors à travers les vitres le spectacle d’une fête qu’on ne célèbre point pour eux. Plus d’une fois sans doute ils voudront s’écrier comme la fée : « Je suis fatiguée des ombres ! » Mais qu’ils surmontent leur fatigue sous peine de châtimens terribles ! Prends garde que le miroir magique ne se brise, ô poète qui veux détourner la tête ! Reste assis, reste assis, si tu ne veux pas avoir pour dernière ressource de te confier aux vagues qui te porteront vers les royaumes inconnus du malheur et de la mort.

Les sentimens passionnés, sombres, poignans ou orageux de l’âme n’ont donc pas d’écho dans les poèmes de Tennyson. Comme il n’y a pas de règle sans exception, je signalerai une pièce très ardente intitulée Fatima, qui dans l’origine a dû, si je ne m’abuse, porter un nom moins oriental, et qui a sans doute été composée après quelque lecture émue des poètes anciens, ainsi qu’un autre poème intitulé OEnone, lequel contient des accens très réellement passionnés. Ce sont là de très rares exceptions. Les sentimens qu’il exprime de préférence ont de la vivacité, de la mobilité ; ils n’ont pas de substance, pas de corps. Ils brillent comme une flamme pure qui éclaire sans échauffer. Jamais poète n’a été moins enivré par les fumées de la matière et de la chair ; n’entretient avec toutes les choses et tous les êtres des relations d’intimité cordiale ; il a un sourire pour toute joie et une parole de pitié pour toute souffrance, mais jamais son cœur ne se livre, et jamais sa nature ne cède. Le dévouement, le transport, le ravissement, sont des vertus qu’ignore son âme élégante. Le sentiment qu’il a chanté avec le plus de profondeur et de complaisance est le sentiment subtil et froid par excellence, le sentiment de l’amitié. Et encore n’a-t-il pas chanté l’amitié présente, active, vivante ; non, il a chanté l’amitié idéalisée par le souvenir, passée à l’état de pur esprit et d’ombre heureuse dans les champs élyséens. Cependant, comme il est habile à exprimer les émotions de ce sentiment sans orage, comme sa fine imagination sait découvrir les liens subtils de l’affinité qui enchaîne les âmes, avec quel noble recueillement il s’entretient de la chère mémoire de celui qui n’est plus ! Oh ! la charmante offrande déposée sur une tombe amie que ce long poème intitulé In Memoriam, qu’on pourrait aussi bien intituler les canzoni de la mort ! Le souvenir d’un ami mort a été pour Alfred Tennyson ce que fut l’image de Laure pour Pétrarque : il lui a suffi pour animer toute une longue série de petits poèmes. Le grand charme d’In Memoriam, c’est son accent de parfaite sincérité. Pas de grands effets poétiques, aucune recherche d’imagination, pas la moindre préoccupation du public ; l’auteur a exprimé sa plainte jour par jour, jusqu’à l’entier épuisement de la première douleur, sans se préoccuper de savoir s’il serait monotone. Il a laissé couler ses larmes jusqu’à ce que la source fût tarie et que la mémoire du mort eût reçu dans son âme une sépulture digne de lui. Ce n’est pas au public que s’adresse ce poème, c’est véritablement au mort lui-même. C’est une vraie conversation avec une âme invisible, pleine d’assurances de sympathie, de promesses loyales, de reproches, de questions curieuses, interrompues çà et là par un temps de silence, comme pour entendre une réponse qui ne vient pas. Le mort à la mémoire duquel est dédié ce poème s’appelait, lorsqu’il était sur la terre, Arthur Henry Hallam, et semble avoir été digne de cette offrande. Tous ceux qui l’ont connu ont rendu de lui un témoignage plein d’admiration et de regret. Il fut appelé par les dieux à l’âge de vingt-deux ans. Heureux jeune homme ! sa mémoire est restée pure et charmante ; il est mort avant d’avoir connu les insultes des lâches, les poisons du mensonge et de la calomnie, les iniquités de l’envie, et les crimes de ce vice plus infâme que tous les autres ensemble, la déloyauté, le péché impardonnable que rien ne peut effacer, et qui marque les âmes qui s’en sont rendues coupables des signes auxquels on reconnaît la populace. In Memoriam !

Lorsque la passion réelle ; avec ses ardeurs et ses colères, se montre dans M. Tennyson, ce n’est jamais que par surprise et à l’improviste. Elle brille soudain comme un éclair, et un éclair qui n’est jamais suivi d’orage. Une fois cependant il a voulu essayer de consacrer tout un long poème à l’expression des passions amoureuses, et cette tentative, qui porte le nom de Maud, a été de l’avis général un échec. Maud est une bizarrerie qui nous laisse assez froids, qui intéresse notre curiosité beaucoup plus qu’elle n’excite notre émotion. Cela est très fin, surtout très ingénieux ; mais l’auteur a fait un poème psychologique plutôt qu’un poème dramatique. Nous sommes curieux de suivre les progrès de la passion dans une âme de fou, nous ne pouvons sympathiser avec elle. Son héros est un monomane d’une espèce rare, créature d’élite dans le monde de l’hallucination, mais qui, malgré toutes ses délicatesses, est séparé du monde des vivans. Nous suivons ses discours et ses actes avec l’intérêt que nous prendrions à suivre une conversation roulant sur les paroles et les actes d’un personnage illustre frappé de démence, sur les aberrations d’une intelligence destinée par la nature à de grandes choses, et qui n’a pu accomplir son œuvre. Cela une fois dit, j’avoue que je ne puis me ranger à l’avis des sévères critiques qui se sont réunis pour déclarer à la presque unanimité que ce poème était inférieur aux autres œuvres de Tennyson. Non, ce n’est pas, à mon avis, une œuvre inférieure ; c’est une œuvre d’un autre ordre que les précédens poèmes de l’auteur, et c’est là peut-être la cause qui a rendu la critique si sévère. Elle n’a été si sévère que parce qu’elle a été déroutée. Il y a sans doute trop de tirades de circonstance, je n’en disconviens pas, et le souvenir de la guerre de Crimée a beaucoup trop préoccupé peut-être le poète lauréat ; mais avec quel feu, quelle vivacité et surtout quelle vérité sont décrits les mouvemens de cette âme de fou ! Comme on sent que l’équilibre des facultés est rompu à jamais et ne pourra être rétabli ! Tout entière à sa passion du moment, elle l’épuisé, s’y absorbe. Lorsqu’il exprime son amour, la nature n’a pas assez de beautés pour entourer la bien-aimée ; il ne trouve pas dans la création assez de myrtes et de roses. Il prendrait l’arc-en-ciel pour en faire une écharpe, et tirerait, selon le mot de Goethe, le soleil et les étoiles en guise de feu d’artifice. Et comme ces images enchanteresses s’évanouissent dès que l’incendie de la violence s’allume dans le sang ! Toute la frénésie qu’il portait dans l’amour, il la porte dans la colère, et il n’est plus entouré que d’images diaboliques. Quels cris, quels blasphèmes, et comme le monde lui apparaît sous un sombre aspect !

And the vitriol madness flushrs up in thr ruffian’s head
Till the fifthy by lane rings to the yell of the tramplrd wife,
While chalm and alum and plaster are sold to the poor for bread,
And the spirit of murder works in the very means of life.
When a Mammonite mother kills her babe for a burial fee
And Timour Mammon grins on a pile of children’s bones…

Maud est d’ailleurs, qu’on partage ou non notre avis, une exception dans l’œuvre de M. Tennyson, car le poète n’aime pas les émotions violentes, et il ne se départ jamais d’une certaine sérénité. C’est un esprit plein de dandysme ; il n’a que des visions élégantes, et ses rêveries, aussi simplement qu’elles soient vêtues, trahissent toujours, soit par l’harmonie de leurs draperies, soit par quelque ornement particulier, qu’elles sont les filles d’un esprit qui aime et connaît tous les luxes de l’intelligence. Ces visions et ces rêveries portent généralement des noms de femmes : Claribel, Liban, Isabelle, Éléonore, Madeleine, Mariana, Adeline ; mais ce ne sont pas des femmes, et avec la meilleure volonté du monde vous ne pourriez parvenir à vous représenter leur caractère, ni même leurs visages. Ce sont des êtres immatériels qui sont tout sourire, ou toute mélancolie, ou tout caprice. Claribel est une ombre, Lilian un éclat de rire, Mariana un regard mélancolique, Isabelle une attitude. On ne distingue rien que deux yeux qui percent une chevelure en désordre et vous regardent avec une tristesse qui vous gagne le cœur, ou un sourire inexorable qui vous tourmente et vous agace, si bien que vous sentez l’envie de dire à ce regard si triste : « Souris, je t’en conjure ! » et à ce sourire : « Pleure, je t’en prie ! » Tennyson ne peint xans les femmes que les détails insaisissables et aussitôt disparus qu’aperçus, le reflet de la lumière dans l’œil, la morbidesse que l’ombre jette sur le ton des joues, la beauté que la tristesse donne au regard, la coquetterie d’une tête légèrement inclinée, la grandeur de certaines attitudes. Il a essayé de surprendre et de fixer ce qu’il y a au monde de plus fugitif, la grâce en mouvement. Il ne sait point peindre la chair ni exprimer la beauté plastique ; mais de tous les poètes modernes, il est celui qui a le mieux connu les féeries du visage humain, les sylphes qui regardent par la fenêtre de l’œil, les lutins qui se logent dans les flots d’une chevelure, les esprits qui nagent dans l’incarnat des joues. Cette aptitude à peindre la grâce mobile est une des originalités de M. Tennyson, et pour moi la première de toutes. Cependant il faut peut-être rapporter en partie ce mérite aux modèles qui ont posé sous ses yeux. Tennyson n’a peint que la beauté anglaise, la moins classique et la plus romantique de toutes, celle où jouent le plus grand rôle ces détails fugitifs que j’appelle les féeries du visage.

Il y a souvent de la grandeur morale dans ses conceptions, une grandeur morale un peu étrange ; il y a des accens héroïques, les accens d’un héroïsme adolescent plutôt que mâle. Signalons trois petits chefs-d’œuvre, la Mort d’Arthur, Godiva, Ulysse, tous trois portant le même caractère d’héroïsme juvénile et candide. La Mort d’Arthur n’offre aucun des tragiques tableaux de la défaite et du trépas ; le héros meurt sans amertume et emporte au tombeau cette noble confiance dans la nature humaine qui l’a guidé pendant sa vie, et que le triomphe de ses ennemis n’a pu détruire. Sa mort n’est pas un déclin, c’est une aube qui se lève rayonnante sur les générations qui entrent dans la vie. Il faut que les prophéties s’accomplissent ; la chevalerie de la Table-Ronde doit disparaître, mais la chevalerie durera toujours. Il y eut des hommes braves avant Arthur, il y en aura encore après lui, et le bras mystérieux qui sortit naguère du lac pour lui donner sa vaillante épée se dressera encore bien des fois jusqu’à la fin du monde pour passer cette épée à d’autres héros. Godiva est l’histoire de cette bonne comtesse de Coventry qui consentit, pour alléger le peuple d’une taxe pesante, à chevaucher nue dans les rues de la ville, sacrifiant ainsi noblement ce que la femme a de plus cher, la pudeur ; elle accomplit ce sacrifice avec une bonne grâce parfaite, sans lutte ni résistance, sans penser un instant que le ridicule puisse l’atteindre, et que son dévouement puisse être récompensé par les quolibets des ingrats. Ulysse est peut-être le poème le plus parfait qui soit sorti de la plume de M. Tennyson. C’est une aspiration vers l’héroïsme dans une âme enchaînée par la vieillesse. De même que la mort et la défaite n’ont pu ébranler dans Arthur sa confiance en la nature humaine, l’âge n’a pu modérer l’ardeur aventureuse d’Ulysse. On dirait que l’expérience ne lui a rien appris, et qu’après tant d’aventures périlleuses, il n’a nul besoin d’un repos si chèrement acheté. Vieillard, il a la hardiesse et l’élan d’une âme jeune ignorante du péril ; il ne se contente pas, à la façon des vieillards, de regretter les jours qui ne sont plus, il aspire à les continuer. Il appelle autour de lui ses vieux matelots, écloppés et invalides échappés aux courroux des flots et aux écueils des côtes. « Mes matelots, âmes qui avez lutté, souffert, pensé avec moi, qui prîtes toujours avec une humeur enjouée et de bonne grâce le temps comme il venait, orage ou rayon de soleil, et qui à la fortune opposâtes toujours de libres cœurs et de libres esprits, — vous et moi nous sommes vieux. Cependant la vieillesse possède encore son honneur, et peut encore trouver une tâche à remplir. La mort termine tout ; mais avant la fin quelque chose peut être encore fait, quelque œuvre de noble marque qui ne soit pas indigne d’hommes qui ont lutté avec les dieux. Les lumières commencent à briller du haut des rochers, la longue journée s’efface, la lune monte lentement, le gouffre aux voix innombrables rugit. Venez, mes amis, il n’est pas trop tard pour trouver un nouveau monde, car j’ai le dessein de naviguer au-delà des mers où le soleil se couche, de parcourir les mers où se baignent les étoiles de l’occident, avant de mourir. Peut-être les abîmes nous engloutiront-ils, peut-être aborderons-nous aux îles heureuses et y verrons-nous le grand Achille, que nous connûmes autrefois ? Quoique beaucoup nous ait été enlevé, il nous reste encore beaucoup. Nous n’avons plus ces forces qui dans le vieux temps remuèrent le ciel et la terre ; mais nous sommes ce que nous sommes, une bande de cœurs héroïques animés des mêmes ardeurs, affaiblis sans doute par le temps et la destinée, mais forts par la volonté de lutter, de chercher, de trouver et de ne pas céder. » Je n’ai pas besoin de faire remarquer qu’Ulysse n’est ici qu’un symbole ; ce n’est point Ulysse qui parle, c’est un héros moderne, un héros des jours récens, qui remplace par l’énergie de l’âme cette plénitude de vigueur et cet harmonieux équilibre de forces qui caractérisent le héros antique. C’est l’homme du XIXe siècle condamné à naviguer toujours à travers vents et marées, à voyager by brighl or foul weather, et à lutter, sans perdre courage, jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent, et qu’il tombe brisé sur le champ de bataille de la vie.

Tennyson a composé un autre poème dont le sujet, également tiré d’Homère, a une signification terriblement moderne aussi. Les Lotophages sont en quelque sorte le revers de la médaille dont Ulysse est l’effigie. Les naufragés, ballottés par la tempête et fouettés par les pluies de l’orage, ont enfin abordé dans l’île où le lotus croît au bord des eaux. Qu’ils sont las et fatigués ! et comme ils aspirent au repos ! Ils mangent l’herbe magique, et elle leur donne plus que le sommeil. Le Léthé semble couler sur leur âme, les pulsations de leur cœur s’arrêtent, le souvenir ne leur apporte plus ni joies ni douleurs. Patrie, enfans, amis, foyers autrefois chéris, figures familières, tout leur est devenu indifférent. Ils célèbrent dans des chants d’une éloquence admirable le morne bonheur des cœurs éteints, la douceur qu’on trouve à ne pas aimer, le charme du repos stérile, la beauté de la nuit sans étoiles et l’horreur du jour lumineux. « Haïssable est le ciel au bleu profond, pavillon de la mer au bleu sombre. La mort est la fin de la vie. Ah ! pourquoi la vie ne serait-elle qu’un long travail ? Laissons tout souci : le temps marche rapidement, et avant peu nos lèvres seront muettes. Laissons tout souci ; qu’est-ce qui reste et qui dure ? Toutes les choses nous sont enlevées et deviennent des lambeaux, des haillons de l’effrayant passé. Laissons tout souci. Quel plaisir pouvons-nous trouver à lutter contre le mal ? Quelle satisfaction à fendre toujours la vague qui monte toujours ? Toutes les choses ont leur repos, et marchent en silence vers la mort ; elles mûrissent, tombent et meurent. Donnez-nous le long repos ou la mort, la noire mort ou le loisir plein de rêves… Assurément, assurément, le sommeil est plus doux que le travail, le rivage plus doux que les labeurs en plein océan. Matelots, frères, reposons-nous, nous ne naviguerons jamais plus. » Malgré la perfection classique du langage et la musique du rhythme, il est facile de distinguer dans ce poème les lamentations discordantes des âmes modernes affaiblies par l’excès du travail, brisées de soucis, et cherchant dans les puissans narcotiques et les herbes magiques la rêverie, l’insouciance et la paix.

Les Lotophages et Ulysse sont les deux pièces où M. Tennyson a le plus fortement exprimé les tourmens et les douleurs de son époque. La mention de ces deux poèmes nous conduit naturellement à nous demander quel est le degré de sympathie de M. Tennyson pour son époque. Cette sympathie existe, mais elle est, je le crois, plus fine que forte, plus délicate que profonde. L’âme du poète est enchaînée à celle de ses semblables par mille liens, mais ce sont des liens subtils comme ceux dont les Lilliputiens garrottèrent Gulliver. Il a des entraînemens de curieux, de lettré, d’artiste ; il aime et déteste sans doute beaucoup de choses, mais surtout, je le crains, celles qu’il est assez indifférent d’aimer ou de détester. Il aime les parcs modernes et les bizarreries architecturales des modernes résidences seigneuriales de l’Angleterre, où les débris du gothique se mêlent au style grec dans un contraste si inattendu ; il aime les paysages anglais et les bruits de la vie et du travail humain, pourvu toutefois qu’ils ne soient point retentissans et qu’ils ne troublent pas ses rêveries. Il passe à travers toutes les réalités de la vie moderne, qu’il écrème pour ainsi dire avec un art exquis, mais dont il néglige les côtés douloureux et profonds. Cette sympathie, tout ingénieuse, un peu rusée, se montre avec toute sa grâce dans le poème qu’il a intitulé la Princesse. Dans ce poème, il s’est proposé de dramatiser la question, si souvent soulevée, des droits de la femme et de l’égalité des sexes. Avec cette question, il a composé une causerie rhythmée qui est une des lectures poétiques les plus délicieuses qu’on puisse faire. Cette lourde, pédantesque et grave question est devenue légère comme une ombre. Si la féerie ravissante de Shakspeare s’intitule à juste titre songe d’une nuit d’été, la Princesse pourrait s’intituler le rêve d’une après-midi d’été. C’est charmant, fin et délicat au possible, amusant comme une mascarade élégante ; mais de passion, de sympathie ou d’antipathie décidée, d’enthousiasme ou de violence sarcastique, point. C’est plaisir que de voir avec quel tact et quel bon goût parfait il a fait triompher la nature sur l’utopie, comme il lui a suffi d’une rougeur, d’un appel à voix basse, d’une excuse flatteuse, pour démolir tout le système sophistique qu’il avait mis en action. L’utopie s’évanouit comme un nuage stérile devant une réalité qui n’a rien de farouche et de brutal, mais qui est au contraire plus séduisante que le plus aimable des rêves. La Princesse est un poème délicieux, qui donnera à ceux qui le liront la véritable mesure de la sympathie de M. Tennyson, et qui leur marquera l’extrême limite qu’elle ne consent jamais à dépasser. Cette sympathie n’a pas de chaleur, elle est aussi loin que possible de la charité chrétienne ; elle est essentiellement littéraire, intellectuelle. M. Tennyson sympathise plutôt avec les pensées des hommes qu’avec leurs passions, et quand il est ardent et impétueux, ce qui lui arrive rarement, on peut être sûr que c’est pour célébrer plutôt un triomphe intellectuel qu’un triomphe moral : témoin l’admirable chant de Locksley Hall, qui en termes si véhémens célèbre et prophétise les conquêtes de la science moderne.

Son œil se tourne de préférence vers la beauté. L’amour de toutes les belles formes, quelles qu’elles soient, voilà le sentiment qui donne à ses poèmes l’unité qu’ils n’auraient pas sans lui, car M. Tennyson a inauguré dans la poésie anglaise le règne de la fantaisie. Ses inspirations ne coulent pas d’une source intérieure, d’une de ces sources inépuisables qui ne tarissent qu’avec la vie, comme chez Byron, Shelley ou Wordsworth. Non, elles sont des enfans du caprice et de l’imagination vagabonde. Il n’a pas, si je puis m’exprimer ainsi, de vue d’ensemble sur la nature ; il s’arrête de préférence aux détails, qu’il sait utiliser avec une adresse pratique et un savoir-faire quasi mondain qui font honneur à son esprit industrieux. J’emploie très à dessein cette épithète de mondain, qui pourra sembler sévère à quelques personnes. M. Tennyson n’a pour la nature aucun de ces respects religieux et désintéressés qu’elle inspire aux très grands poètes ; mais il sait employer tous les détails qu’elle lui présente. Il n’en néglige et n’en laisse perdre aucun. Il glane en homme ingénieusement économe la matière de ses métaphores et de ses images. Il interrompt volontiers une rêverie au bord d’un ruisseau pour remarquer le saut brusque d’une truite hors de l’eau, et détourne ses yeux de la contemplation d’un paysage pour suivre un rat qui trotte le long d’un mur. Un autre poète aurait maudit peut-être ces puérils incidens, qui venaient si mal à propos troubler le cours de ses rêveries. Il n’en est pas ainsi avec M. Tennyson : il sait que sa mémoire, qui est très fidèle, lui représentera ces images lorsqu’il en aura besoin. Tranchons le mot brutalement, même au risque de déplaire aux admirateurs de M. Tennyson, qui, séduits comme nous le sommes nous-même par la beauté et la musique de ses poèmes, lui prêtent sans marchander les qualités dont il ne se soucie guère et les profondeurs qu’il n’a pas : l’âme poétique de M. Tennyson, c’est le dilettantisme, et sa muse, c’est la fantaisie. Beaucoup de lecteurs s’y trompent, parce que ce dilettantisme est singulièrement dédaigneux, élégant, parce que cette fantaisie n’est point frivole et ne court pas à tout objet. Si le ton était moins noble et la mélodie moins pure, le fait que nous signalons apparaîtrait clairement à tous les yeux ; mais le poète se sauve des erreurs du dilettantisme et des excès de la fantaisie par une perpétuelle élévation de langage et une élégance de formes qui touchent de très près à la noblesse. Quel que soit l’objet qu’il distingue, il l’embellit, le purifie, et le rend digne d’amour.

Ce qu’on ne peut assez louer dans le poète, c’est le travail constant qu’il accomplit sur lui-même, les soins qu’il prend de sa renommée et de son talent, les efforts qu’il tente pour agrandir son domaine et augmenter sa gloire, l’art qu’il déploie pour ne point se répéter. Il ne se reposeras sur ses lauriers académiques, et il semble penser que la destinée du poète est d’épuiser la moisson de beauté que Dieu a mise en lui, pour en faire largesse à la foule ; comme son Ulysse, il croit que la vie est faite

To strive, to seek, to find and not yield.


Il a donc fait une tentative toute nouvelle, et a essayé son talent dans un nouveau genre poétique, le récit lyrique. Comme Victor Hugo, M. Tennyson nous donne aujourd’hui ses petites épopées.

Il a choisi les légendes de la Table-Ronde pour sujets de ses derniers poèmes. Si jamais sujets furent en rapport parfait avec l’imagination du poète, à coup sûr ce sont ces légendes délicieuses où l’héroïsme revêt des formes si délicates, et où la passion s’exprime avec de si respectueuses réticences. Ces légendes lui étaient d’ailleurs depuis longtemps familières, et plus d’une fois il avait pris, sinon comme thème, au moins comme prétexte de ses fantaisies, le roi Arthur, sir Lancelot du Lac et sir Galahad. Aujourd’hui il prend ces légendes non plus comme prétexte, mais comme sujet même et substance de ses chants. Toutefois, même dans ces poèmes, plus amples que ses anciennes compositions, il est resté fidèle à son génie, et il a révélé plutôt un genre nouveau qu’un poète nouveau.

Quelle âme poétique et rêveuse n’a pas été frappée des contrastes si délicatement nuancés qui distinguent les légendes de la Table-Ronde ? Elles s’élèvent jusqu’aux sommets les plus éthérés de la sainteté et de la perfection religieuse, et descendent jusqu’à ces régions douteuses où la tendresse des sentimens confine à l’immoralité ; le dévouement aux lois de Dieu s’y mêle fort singulièrement à l’amour de la créature. Qui n’a pas cherché à trouver l’unité qui réunit ces contrastes ? Ces légendes ne sont point une représentation de la vie humaine extérieure, elles sont une représentation de la vie intérieure de l’âme et de ses aventures spirituelles. La conquête du Saint-Graal, symbole de sainteté et signe de l’union conclue entre l’homme et Dieu, est l’objet des poursuites de tous les chevaliers ; ils partent tous pour aller contempler le vase sacré, legs fait à la terre par le plus pieux des hommes, et cependant la plupart restent en chemin. Ils sont arrêtés sur leur route par quantité d’aventures qu’ils ne cherchaient point, et ils sont forcés d’interrompre leur pèlerinage ; peuvent-ils se laisser accuser de félonie, de trahison, et se rendre coupables d’une prudence qui plus tard leur serait reprochée peut-être comme une trahison ? C’est une victime qu’il faut délivrer, un affreux géant qu’il faut combattre, une dame dont la reconnaissance sera plus mortelle que le glaive de dix ennemis. Combien en est-il qui arriveront, et parmi ceux qui atteindront leur but, combien dont la renommée n’était pas plus pure au départ qu’à l’arrivée ? Le brave Parceval lui-même, le plus candide des chevaliers, n’échappera pas à ces pièges de la destinée. Lorsqu’ils seront revenus à la cour d’Arthur, de nouveaux dangers les attendent, car cette cour chevaleresque, présidée par un roi sans tache, modèle de toutes les vertus, semble le lieu de rendez-vous de toutes les tentations subtiles. Le palais est aspergé d’eau bénite, mais le diable rôde tout autour. Soyez brave comme Lancelot, vous serez désarmé par les regards de la reine Genièvre ; loyal comme Tristan, et la reine Yseult vous apprendra la trahison. Toutes ces âmes si pures, si candides, si courageuses, mises en contact les unes avec les autres, perdent une à une leurs vertus ; elles descendent au mal sans s’en apercevoir, tant elles roulent avec lenteur sur une douce pente. Quelles fines et délicates moralités se dégagent de ces vieilles légendes ! Connaissez-vous une plus aimable satire des dangers de la sociabilité et un plus aimable aveu de l’impuissance de l’âme à atteindre la perfection sur la terre ? Rêvez, rêvez la conquête du Saint-Graal, et un jour que l’air sera trop amolli, vous jetterez avec complaisance vos regards sur la terre ; jurez d’être des modèles de fidélité et de constance, et un jour vous sentirez le mur de glace s’élever dans votre âme ; jurez d’être des modèles de dévouement, et un jour vous sentirez le ver de l’égoïsme piquer votre cœur. Ah ! vous vous glorifiez dans votre sagesse ! Prenez garde que la fée Viviane n’ait prise sur vous par quelque endroit. Voilà les aventures qui vous arriveront, à vous qui vous appelez Arthur et Merlin, Lancelot et Parceval, Tristan et Galahad !

Il m’est souvent arrivé de plaindre le sort du roi Arthur. Quelle destinée lamentable que celle de ce roi sans reproches ! Toutes les déceptions lui étaient réservées. Ame éprise d’honneur et de noblesse, il voulut fonder dans la chevalerie de la Table-Ronde une institution qui se rapprochât aussi près que possible de l’idéal, et un instant il put croire qu’il avait réussi ; mais la fragile nature humaine le trahit. Ses chevaliers tombèrent dans le péché. Élégante fut leur faute et sincères furent les torrens de larmes que leur arracha le repentir ; mais la confiance du roi en son idéal en reçut une atteinte mortelle. Quelle tristesse ne dut-il pas ressentir par exemple le jour où éclata le scandale de Tristan et d’Yseult ? Pour se consoler de ses déceptions, il n’avait pas même la ressource du bonheur conjugal ; la reine Genièvre n’avait-elle pas la première donné l’exemple du péché ? Toutes ses grandes qualités, sa noblesse, son courage, son amour chevaleresque, avaient été impuissantes à lui conquérir même le cœur de sa femme. Enfin, dernière misère, la trahison se glisse dans son palais, et c’est un membre de sa famille, Mordred, qui livre le royaume aux païens ! M. Tennyson a plaint comme nous la destinée mélancolique du roi Arthur, et ce sentiment de pitié remplit la dernière des quatre idylles, intitulée Genièvre.

Sir Mordred, le neveu d’Arthur, « la bête subtile et rampante, couchée bassement les yeux fixés sur le trône, prête à bondir, n’attendant qu’une occasion heureuse, » poussé par un de ces vils mouvemens familiers à sa nature, se permit un jour d’espionner la reine Genièvre, et fut surpris dans cette occupation par Lancelot, qui, avant d’avoir eu le temps de le reconnaître, lui infligea le châtiment dû à sa couardise. Le chevalier s’excusa galamment dès qu’il reconnut le neveu du roi ; mais il était trop tard. La haine était entrée dans le cœur de Mordred, et la crainte dans le cœur de la reine. Le traître continua d’épier les amans jusqu’à ce qu’il eût la preuve manifeste de leur péché, et alors éclata le dénoûment sinistre. Lancelot fut forcé de fuir, poursuivi par Arthur. La reine repentante se retira au couvent d’Almesbury. Le poète nous la représente pleurant dans la solitude, n’ayant à ses côtés qu’une jeune novice dont le babillage, enfantin fourmille de cruautés innocentes. L’enfant veut consoler la dame affligée dont elle ne sait pas le nom, et chacune de ses paroles est une blessure nouvelle : « Oh ! je vous en prie, noble dame, ne pleurez pas davantage ; laissez-vous consoler par mes paroles, les paroles d’une si petite créature qui ne sait rien, rien qu’obéir… Pesez vos chagrins contre ceux de notre seigneur et maître le roi ; ils vous paraîtront plus légers par la comparaison… Ah ! douce dame, les chagrins du roi doivent être trois fois au moins aussi grands qu’aucun des nôtres. Pour moi, je remercie le ciel de ce que je ne suis pas née parmi les grands, car, lorsque par hasard il m’arrive un chagrin, je pleure mes larmes en silence, et tout est dit ; personne ne le sait, et mes larmes m’ont fait du bien. Mais quand bien même les chagrins des petits seraient aussi considérables que ceux des grands, les grands ont encore ce chagrin ajouté à tous les autres, que, si vif que soit leur désir du silence, ils ne peuvent pleurer derrière un voile. » Chacune de ces paroles rouvre une blessure et devient un châtiment de la faute commise, tant qu’à la fin la reine éclate et que l’enfant s’enfuit effrayée. À peine la novice a-t-elle disparu, qu’un nouveau châtiment se présente sous la forme même du roi Arthur ; cette fois ce ne sont plus des reproches indirects, mais des accusations solennelles qui tombent sur la conscience de la coupable Genièvre, étendue pâle et sans souffle aux pieds du roi.

« Est-ce bien toi qui es prosternée si bas, toi l’enfant d’un homme que j’honorais, heureux puisqu’il est mort avant ta honte ? Il est bien qu’aucun enfant ne soit né de toi. Les enfans nés de toi sont le glaive et le feu, la rouge dévastation et la violation des lois, la trahison des parens et les hordes impies des païens pullulant sur les rivages de la Mer du Nord ! Ces païens, pendant que Lancelot, mon bras droit, le plus puissant de mes chevaliers, m’est resté fidèle, je les ai anéantis sur cette terre du Christ dans douze grandes batailles sanglantes. Et sais-tu maintenant d’où je viens ? De combattre contre lui. Et lui, qui n’a pas craint de me blesser de la manière la plus déloyale, a trouvé encore en son âme assez de courtoisie pour ne pas lever la main sur le roi qui l’avait fait chevalier. Mais bien des chevaliers ont été tués ; beaucoup d’autres, tous ses parens et ses alliés, se sont réunis à ses côtés et ont tenu pour lui contre moi ; beaucoup d’autres encore, oublieux de l’honneur et du serment juré, se sont réunis autour de Mordred lorsque celui-ci leva l’étendard de la révolte, et il n’en reste plus qu’un petit nombre autour de moi. De ce petit nombre d’hommes fidèles qui m’aiment encore et pour lesquels je vis, j’en laisserai une partie pour te protéger dans les heures sinistres qui approchent, et empêcher qu’on ne touche à un seul cheveu de ta tête humiliée. Je sais, si les anciennes prophéties ne sont pas trompeuses, que je marche à la rencontre de ma destinée. Tu n’as pas fait ma vie si douce, que moi, le roi, j’aie grand souci de vivre, car tu as détruit l’œuvre qui fut l’objet de mon existence ! Pleure avec moi dans cette dernière entrevue, pleure, ne fût-ce que pour le bien de ton âme, le péché que tu as commis ! Lorsque les Romains nous quittèrent, que leur loi relâcha sa prise sur nous et que les grands chemins furent remplis de rapines, ici et là sans doute plus d’un acte de courage redressa plus d’un tort et plus d’une injustice ; mais je fus le premier de tous les rois à réunir en faisceau, autour de moi leur chef, les chevaliers errans de ce royaume et des royaumes voisins, dans ce bel ordre de la Table-Ronde, compagnie glorieuse, fleur de l’humanité, pour servir de modèle au monde et inaugurer noblement une nouvelle époque. Je leur fis poser leurs mains sur les miennes et jurer de respecter le roi comme s’il était leur conscience, et leur conscience comme leur roi, de détruire les païens et d’exalter le Christ, de rechercher partout les torts à redresser, de ne pas proférer de calomnie et de ne pas prêter l’oreille à la calomnie, de laisser doucement couler leur existence dans la plus pure chasteté, d’aimer seulement une vierge, de s’attacher à elle, et de l’adorer pendant des années pleines de nobles actions jusqu’à ce qu’ils l’eussent conquise ; car en vérité je ne connais pas sous le ciel de maître plus subtil que la passion virginale, non-seulement pour abattre ce qu’il y a de vil en l’homme, mais pour lui enseigner les grandes pensées, les aimables paroles de courtoisie, le désir de la renommée, l’amour de la vérité et tout ce qui fait un homme. Tout cela prospéra jusqu’au moment où je t’épousai, me disant en pensée : « Elle sera ma compagne, celle qui comprendra mes desseins et se réjouira de mes joies. » Puis vint ton honteux péché avec Lancelot, et puis le péché de Tristram et d’Yseult ; puis d’autres, suivant la trace de ces deux-là, mes plus puissans chevaliers, et tirant un honteux exemple de belles renommées, péchèrent aussi, jusqu’à ce qu’enfin j’aie obtenu le contraire abhorré de tout ce que mon cœur avait désiré obtenir. Et tout cela par toi ! si bien que maintenant je n’ai guère souci de perdre cette existence que je protège contre le mal et le crime comme étant le grand don de Dieu ! Pense combien il serait dur pour Arthur, s’il devait vivre, de siéger encore dans sa salle solitaire, de ne pas voir autour de lui le nombre habituel de ses chevaliers, de ne plus entendre, comme autrefois dans les jours heureux, avant ton péché, parler de nobles actions, car quel est celui parmi ceux qui restent d’entre nous qui pourrait parler de cœurs purs sans qu’il lui semblât apercevoir ton image ? »


Ainsi finit la chevalerie de la Table-Ronde. Il ne reste plus au roi Arthur qu’à mourir, et la dernière ressource de Genièvre, c’est la pénitence et la prière. L’idéal d’Arthur s’est flétri comme une fleur délicate exposée aux vents glacés. C’est dans cet étiolement mélancolique de l’idéal rêvé que consiste tout l’intérêt moral et dramatique de Genièvre, et en un sens aussi c’est en cela que consiste le principal intérêt des quatre poèmes qu’il a plu à M. Tennyson de baptiser du nom d’Idylles du Roi. Il est triste de contempler le dépérissement inévitable des plus nobles projets et de voir toutes ces belles aspirations, qui semblaient pareilles aux plus légères vapeurs, tomber à terre comme un brouillard trop lourd pour s’élever. Arthur, le type de la loyauté, est trahi ; Merlin, le type de la sagesse, sera ensorcelé par une fée artificieuse. Elaine, la fille blanche comme un lis, ouvrira ses bras pour embrasser son idéal, représenté sous la forme très visible de Lancelot, et, comme Ixion, elle étreindra un nuage. Si l’idéal n’avait encore à lutter que contre les rébellions de la brutale réalité, la partie serait égale, et le monde pourrait contempler ce que les Anglais appellent a fair play ; mais non, l’âme se tourmente elle-même : à chaque instant, le soupçon, comme un ver secret, piquera votre confiance, et des doutes pareils à des fumées légères terniront votre amour, si bien que la possession même de votre idéal vous paraîtra une chimère, et que réalisé, il sera pour ainsi dire comme s’il n’était pas. C’est l’histoire du chevalier Géraint, qui crut faussement à l’infidélité de la belle Enide, et s’aperçut de son erreur assez à temps pour réparer ses torts. L’aima-t-il dans la suite comme il l’avait aimée dans le passé ? Les chroniqueurs et le poète l’affirment, et pourtant le fait est contestable. Sa confiance par ce doute malheureux avait perdu sa fleur ; il avait acquis par sa propre faute la preuve de la fragilité de son idéal.

Viviane a laissé parmi les hommes une mauvaise réputation que je crois méritée, et que confirme M. Tennyson. Quelques-uns, pour l’excuser, ont prétendu que Viviane n’avait usé que du droit de légitime défense, et que si elle avait retenu Merlin en captivité, c’est qu’elle-même redoutait sa puissance et ses enchantemens. Elle aurait été criminelle pour ne pas être victime. D’autres prétendent qu’elle n’agit ainsi que par amour de la science et pour connaître les secrets du savant. Toutes ces suppositions nous paraissent puériles, et ont paru telles à M. Alfred Tennyson. Ce qui est bien plus probable, c’est que Viviane fit lâchement étalage de sa faiblesse pour apitoyer sa victime, et prétexta l’amour de la science pour être plus à portée de disposer ses pièges, de tendre ses filets. C’est la supposition à laquelle s’est arrêté M. Tennyson. Il a dépouillé Viviane de son prestige de fée et en a fait une femme simplement artificieuse, qui aime le mal pour la renommée qu’il donne, qui agit non par caprice, mais avec un dessein déterminé, dont toutes les caresses sont un calcul, et toutes les paroles un piège. « Viviane cherchait sans cesse à jeter le charme sur le grand enchanteur de l’époque, s’imaginant que sa gloire serait grande en proportion de la grandeur qu’elle éteindrait. » Le poème de Viviane, qui n’est qu’une langue conversation, comme le poème de Genièvre n’est qu’une longue plainte, met en lumière ce fait très ancien, mais toujours nouveau : c’est qu’aux âmes honnêtes la discrétion, le silence et la réserve ne servent de rien, et que le mal a des méthodes fort discrètes aussi et fort silencieuses de les entamer. Connaissez-vous quelque chose de plus discret que l’intrigue, quelque chose de plus silencieux que la calomnie ? Ce sont là des méthodes familières à Viviane, et il faut voir avec quelle adresse elle s’en sert. Une seule fois elle se trahit, lorsque le vieux Merlin, qui flaire un danger, sans soupçonner précisément de quelle nature il peut être, émet des doutes sur la sincérité de ses paroles, et lui rappelle à mots couverts les bruits qui circulaient sur elle à la cour d’Arthur. Mais qu’elle est éloquente, et qu’il faut de courage à Merlin pour lui résister pendant qu’elle parle, « un bras jeté autour de son cou et collée contre lui comme une couleuvre, laissant tomber comme une feuille sa main gauche sur son épaule puissante, et de sa main droite faisant un peigne de perles pour séparer les flots de sa barbe, que la jeunesse, en s’enfuyant, avait laissée couleur de cendre ! »


« Hélas ! quel cœur ont les hommes ! Ils ne montent jamais aussi haut que monte la femme par son abnégation, et quant à la renommée, quoique vous méprisiez ma chanson, écoutez encore quelques vers. C’est la dame qui parle ; elle dit :

« Mon nom, autrefois mien, maintenant tien, est devenu plus étroitement mien, car pour la renommée, si elle pouvait être mienne, elle serait tienne, et quant à la honte, s’il était possible qu’elle fût tienne, elle serait mienne. Ainsi donc confie-toi en moi absolument ou pas du tout. »

« Ne parle-t-elle pas bien ? Cette chanson est comme le beau collier de la reine qui se cassa en tombant, et dont les perles s’égrenèrent. Quelques-unes furent perdues, quelques-unes volées, d’autres gardées comme reliques ; mais jamais plus les deux mêmes perles sœurs ne s’embrassèrent dans la corde de soie sur son cou blanc. Il en est de même de cette chanson. Elle vit dispersée dans bien des mémoires, et chaque poète la chante différemment. Cependant il y a un vers admirable, la perle des perles : « L’homme rêve la renommée, tandis que la femme veille dans la pensée de l’amour. » C’est bien vrai ; fût-il des plus vulgaires, l’amour sculpte et creuse une portion du solide présent, ronge et emploie la vie, insouciant de tout le reste ; mais la renommée, la renommée qui suit la mort, n’est rien pour nous. Et qu’est-ce que la renommée, si ce n’est une demi-diffamation échangée contre l’obscurité ? Vous-même, vous savez bien que l’envie vous nomme fils du diable, et que parce que vous semblez le maître de tout art, les hommes voudraient faire de vous le maître de tout vice. »

C’est à juste raison que M. Tennyson a intitulé ses poèmes Idylles du Roi. Ce sont en effet des idylles chevaleresques, des bucoliques héroïques, des chants alternés, entrecoupés çà et là d’une description, complétés par un récit ingénieux, dans lequel l’auteur s’est étudié soigneusement à imiter la naïveté enfantine des anciens poètes. Cette poésie coule avec une lenteur paresseuse, comme un large fleuve qui ne déborderait jamais sur ses rives ; tous les objets y laissent leurs images et leurs couleurs sans que les ondes y perdent rien de leur transparence. Une tranquillité parfaite règne dans l’âme du poète, dont le ton est toujours égal et soutenu ; pas un accent brusque et inattendu : les paroles s’appellent les unes les autres, sans effort, comme dans le discours familier. Dans ces poèmes, M. Alfred Tennyson a révélé un style nouveau, qu’on peut appeler le lyrisme familier, et qui est bien le langage vulgaire que l’imagination aime à prêter aux chevaliers de la Table-Ronde. Les héros de M. Tennyson s’expriment simplement, mais soyez sûr que le mot qu’ils choisissent pour exprimer telle ou telle nuance de leur pensée est toujours le mot exquis. On ne peut réellement pas dire qu’ils s’expriment poétiquement, tant la simplicité de leurs paroles est grande : ils parlent un langage intermédiaire entre la prose et la poésie, qu’on pourrait appeler la prose des âmes élégantes et chevaleresques. Ces poèmes, plus irréprochables que les chevaliers dont ils expriment les sentimens, résistent absolument à l’analyse, et échappent à toute critique. Le caractère de leur beauté est une douceur discrète qui ne se dément jamais, et ne laisse place à aucun commentaire. Ceci une fois dit, je déclare que je préfère de beaucoup les anciennes œuvres de M. Tennyson à ces nouveaux poèmes, qui me semblent beaucoup trop semblables à l’irréprochable Grandisson. Je ne crois pas que l’art de bien dire puisse aller plus loin, et qu’il soit possible de trouver une plus parfaite union entre l’expression et la pensée ; mais ces poèmes n’expriment réellement aucun sentiment profond. M. Tennyson a négligé volontairement tous les grands côtés de son sujet. Il a pris dans les légendes de la Table-Ronde toutes ces nuances exquises de l’amour, du désir, de la tentation, qui ont trouvé dans ces vieilles fables poétiques une expression unique, et qui ont une affinité naturelle avec son talent ; il a négligé le caractère religieux et même le caractère vraiment chevaleresque de l’histoire du roi Arthur et de ses compagnons. Nous n’insisterons pas davantage sur ces poèmes : les toucher, c’est les démolir ; la base en est fragile, la structure légère. Nous l’avons dit déjà, Genièvre est une longue plainte, Elaine une rêverie d’impossible amour, Viviane une conversation subtile, Enide l’expression d’un soupçon d’amour et d’un tourment jaloux. Ce sont des œuvres qu’il faut se contenter de contempler, et qui implorent de la critique cette discrétion respectueuse que le poète recommande dans la petite pièce que nous avons citée au commencement de cette étude. Je n’ose me flatter d’avoir reproduit dans cette esquisse toutes les finesses de cette physionomie compliquée. Je me suis borné à décrire ses traits principaux, ceux qu’on peut apercevoir sans un trop grand usage du microscope et des verres grossissans. Dans la littérature anglaise contemporaine, on trouverait des poètes plus profonds, plus passionnés, plus vibrans de toutes les émotions de leur époque ; on n’en trouverait pas d’aussi parfait ni d’aussi élégant. C’est dans toute la force de l’expression une heureuse et harmonieuse intelligence. J’ai bu avec complaisance à la fontaine souriante de cette poésie : l’eau qui en découle est fraîche ; mais je ne sais pourquoi il me semble que l’eau du Léthé doit avoir un goût pareil au sien. Je ne voudrais pas faire tous les jours de pareilles lectures, de crainte de perdre le véritable sentiment de la vie. Il y a là trop de charme, trop de douceur enivrante, trop d’invitations à la rêverie et au bienfaisant sommeil. Oui, poète, il est doux d’oublier ; cependant cela n’est pas salutaire.


EMILE MONTEGUT.