Portraits poétiques - Maurice de Guérin

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Portraits poétiques - Maurice de Guérin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 223-248).
PORTRAITS POETIQUES

MAURICE DE GUERIN.

I. Maurice de Guérin, reliquiœ publié par G. S. Trébutien ; Paris, 1861. II. Eugénie de Guérin, reliquiœ, Caen, 1855.

Lorsque votre esprit, fatigué de l’inondation des productions incolores et sans saveur de la littérature du moment, sera trop porté à croire à un déluge universel de la médiocrité, à une décadence littéraire irrémédiable, cherchez une consolation à votre pessimisme dans cette pensée, que les contemporains ne connaissent jamais toutes leurs richesses, et que nous sommes moins pauvres probablement que nous ne le supposons. La plus grande partie des richesses littéraires de chaque génération ne se rencontre pas sur le marché commercial et n’est pas cotée à la bourse de la librairie régnante ; elle est précieusement enfouie dans des cachettes ignorées que le temps découvrira l’une après l’autre. Quelques-unes de ces richesses, enfermées dans quelque urne ciselée ou quelque cassette jalouse, ont été confiées à la solitude ; d’autres, sous forme de correspondance, ont été jetées aux quatre vents du ciel et sont éparpillées à tous les coins de l’horizon. Il en est qui sont gardées sous triple clé dans le boudoir d’une jolie femme ou le secrétaire d’un mondain ; il en est qui sont entassées dans quelque vieux coffre en bois vermoulu au fond d’un grenier, ou même, hélas ! délaissées dans quelque cave d’où elles viendront à la clarté du jour à demi effacées par l’humidité et les moisissures. Si l’on cherchait bien, on verrait qu’un bon tiers au moins des livres curieux et dignes d’être conservés, a chaque époque, ont été inconnus des contemporains et sont devenus l’héritage de la génération suivante. Pour ne prendre que l’exemple le plus rapproché de nous, le XVIIIe siècle, qui avait le droit de se dire si riche, ne connut jamais tous ses trésors, et il était déjà enseveli par la révolution française lorsque quelques-uns de ses plus charmans joyaux furent découverts et exposés à l’admiration et à la critique d’une nouvelle génération. Diderot avait rempli le XVIIIe siècle du bruit de son nom et de son éloquence, et pourtant ses contemporains le connaissaient moins complètement que nous ne le connaissons aujourd’hui. Le XVIIIe siècle ne connaissait que le philosophe, le propagandiste, le directeur de l’Encyclopédie ; il ignorait, ou à peu près, l’artiste et le penseur. Ce n’est qu’assez tard sous l’empire qu’un second Diderot nous arriva par la Russie et l’Allemagne, après avoir eu l’honneur de fixer l’attention et d’exciter la surprise admirative du grand Goethe : ce second Diderot, le Diderot du Neveu de Rameau et de Jacques le Fataliste, est le seul qui nous soit familier aujourd’hui, et dont nous ayons encore souci. Le XVIIIe siècle ne connut que les personnes de Mme d’Épinay et de Mlle Lespinasse ; il ignora les jolis mémoires où la première nous raconte si ingénument et si naïvement les mœurs faciles de son temps, cette corruption aimable, inconsciente d’elle-même, qui caractérise la société au milieu de laquelle elle vécut, et ces lettres passionnées qui ont révélé dans la seconde une rivale de la religieuse portugaise et de Sapho, et qui, sous leur forme fiévreuse et hâtive, méritent de rester comme d’immortels documens justificatifs de la vérité des passions que les poètes ont exprimées dans leurs personnages de Didon ou de Médée. Il n’y a pas encore dix ans que le véritable Mirabeau politique nous a été révélé par la précieuse correspondance de M. de La Marck. Et n’est-ce pas hier seulement que M. de Loménie nous révélait un Beaumarchais que nous ne soupçonnions pas ? C’est ainsi que les époques se succèdent, chacune enrichissant son héritière de trésors qu’elle ne se connaissait pas et la parant de ses joyaux oubliés ; c’est ainsi que la garde-robe du passé sert encore à couvrir et à dissimuler la nudité du présent et à lui permettre de faire bonne figure dans les momens d’indigence ou de gêne.

Aujourd’hui par exemple, au commencement de cette année 1861, l’originalité de nos contemporains étant en train de se recueillir et de garder un silence qui sans doute sera fécond, nous sommes trop heureux que quelques vieux papiers et quelques fragmens écrits de 1831 à 1839, dignes d’être réunis, lus et conservés, viennent couvrir la nudité du présent et nous dédommager de son silence. Nous regardons comme une bonne fortune inespérée la publication des reliques de l’intéressant Maurice de Guérin. Voilà au moins un livre qui n’est pas né d’une spéculation pour alimenter le marché littéraire et pour répondre aux exigences des lois économiques de l’offre et de la demande ; c’est un livre où une âme humaine nous raconte sa vie intérieure, ses joies, ses douleurs, les bienfaits qu’elle a retirés de la contemplation de la nature, et qui, en nous renseignant sur elle, nous renseigne en même temps sur nous. Il porte donc la marque des vrais et bons livres, qui est d’accroître la somme de vie morale que nous avons en nous, d’y ajouter quelque chose, ne fût-ce que le volume d’un atome. Il peut ainsi aider le lecteur et nous aider nous-même à attendre patiemment l’arrivée des chefs-d’œuvre qui sont sans doute en préparation. Ce petit joyau vient donc doublement à point.

L’auteur de ces deux aimables volumes ne fut pas pendant sa vie un homme célèbre. La génération romantique au milieu de laquelle il vécut, et qui était, alors dans toute sa puissance et dans tout l’enivrement de sa victoire, ignora jusqu’au dernier jour qu’elle comptait dans ses rangs un jeune poète contemplatif et solitaire, qui avait une manière originale de sentir et d’exprimer la nature, et qui réunissait par une alliance rare la ferme sobriété classique à la hardiesse aventureuse des modernes. Pendant que Maurice de Guérin laissait couler ses jours en Bretagne, à La Chênaie, ou au Val, M. Petrus Borel ou M. Gustave Drouineau remplissaient le monde littéraire du bruit de leurs noms. M. Petrus Borel et M. Gustave Drouineau ont cessé d’exister cependant, et le nom de Maurice de Guérin se lève et prend après la mort la place que la vie lui refusa. Il n’était connu que des quelques amis qui avaient entouré l’abbé de Lamennais dans son ermitage de La Chênaie, avant la rupture violente avec Rome, et longtemps sa renommée ne franchit pas le cercle de ce petit cénacle catholique. Dans ses dernières années, pendant son séjour à Paris, il paraît avoir été un peu plus mêlé au monde littéraire : il y vécut dans la compagnie de quelques hommes de lettres, parmi lesquels nous devons distinguer notre collaborateur M. Scudo, dont l’amitié n’est point banale, ni le goût indulgent, ainsi que le savent nos lecteurs. Mais heureusement pour Guérin, les quelques amis qu’il avait glanés sur toutes les étapes de son court pèlerinage, au Cayla, en Bretagne, à Paris, étaient à peu près tous des hommes intelligens, capables de le comprendre et de l’apprécier. Tous sans exception semblent l’avoir aimé, et leur mémoire est restée comme parfumée de son souvenir. Aussi n’ont-ils pas voulu qu’une âme d’élite ait passé au milieu d’eux, sans qu’un monument funèbre fixât la date de son séjour sur la terre, et racontât à ceux qui ne l’ont pas connue combien elle fut douce et digne d’être aimée. Ils se sont dévoués à sa gloire avec une ardeur et une patience que le temps n’a pas ralenties ni lassées, et ils ont eu l’honneur d’engager dans la complicité de leur pieuse entreprise deux des noms les plus éminens de notre haute littérature, Mme Sand et M. Sainte-Beuve. Un an après la mort de George-Maurice de Guérin, quelques-uns des fragmens qui composent ces deux volumes furent placés sous les yeux de Mme Sand, qui d’instinct reconnut dans l’auteur du Centaure un frère dans l’art, et qui frappa à son effigie un médaillon dont les anciens lecteurs de la Revue se souviennent sans doute[1] ; mais de certificat de génie décerné à Maurice de Guérin par cette main illustre n’a pas suffi à ses amis, qui ont voulu que le public lui-même fût appelé, à se prononcer. On peut mesurer le dévouement qu’il avait su leur inspirer par l’intervalle qui sépare l’article de Mme Sand de la publication des fragmens et des reliques : 1840-1861. Enfin le monument funèbre construit pierre par pierre pendant ces trente années, sous la présidence d’un savant antiquaire, M. Trébutien, bibliothécaire à Caen, vient d’être découvert définitivement aux yeux du public. Les traces du travail n’ont pas été entièrement effacées sur toutes les parties. Çà et là on peut remarquer des lacunes et des jours, indiquant la place des pierres qu’on recherche qu’on n’a pas encore trouvées ; quelques semaines de soins et de patience achèveront la toilette de ce monument. Le buste de Maurice de Guérin, et les sculptures destinées à expliquer les principales phases de la vie du poète regretté sont dus au ciseau délicat de M. Sainte-Beuve, qui s’est acquitté de sa tâche aimable avec cette sûreté de main, cette précision et cette netteté de trait qui lui sont propres. Ce monument funèbre a donc tout ce qu’il faut pour attirer sinon la foule, au moins l’élite des connaisseurs et des amateurs de l’art littéraire.

Maurice de Guérin n’a pas de biographie à proprement parler ; sa vie fut tout intérieure, toute spirituelle et morale, et quiconque voudra la connaître devra la chercher là où elle est seulement, dans son journal intime, ce fameux cahier vert, où il notait jour par jour les péripéties invisibles de son âme sensible, maladive, nonchalante et un peu paresseuse. Guérin, étant de ceux qui se regardent vivre et qui retardent et ralentissent l’action de la vie par cette surveillance trop assidue, n’avait pas eu en réalité le temps de vivre. Il est né en 1810, au château de Cayla, en Languedoc, d’une famille de race noble, originaire de Venise, disent quelques biographes amis. Maurice de Guérin ne fait pas une seule fois allusion à sa noblesse dans son journal ou dans ses lettres ; mais sa sœur, Mlle Eugénie de Guérin, personne d’une âme chrétienne et naturellement haute, aimait à s’en parer comme du seul joyau héréditaire que le temps et la pauvreté eussent laissé à sa famille. Dans le journal que nous ont conservé les mêmes amis qui avaient reporté sur la sœur la tendresse que leur inspirait le frère, elle parle une ou deux fois, sans orgueil, mais avec un sentiment de reconnaissance envers le passé, de ses ancêtres, et surtout d’un certain Guérin, évêque de Senlis, qui combattit à Bouvines avec bravoure. Le cours des âges avait amorti ces antiques ardeurs de race : le sang, en vieillissant, s’était épuré, raffiné et en même temps affaibli. Maurice de Guérin nous représente bien, dans tout son charme et toute sa douceur, cette dernière floraison d’un sang riche et noble au moment où il va se refroidir pour toujours. Notez ce détail physiologique, il est important et vous servira à expliquer bien des petits mystères, bien des petites contradictions que présente la personne de Guérin ; c’est une des clés qui vous permettra d’ouvrir cette âme délicate. Maurice est un enfant de vieille race et de race vieillie : de là mille nuances fugitives et contradictoires et que vous ne rencontrerez jamais chez les hommes de sang nouveau ; ceux-là sont tout d’une pièce, n’ayant avec le passé aucune de ces solidarités secrètes et de ces affinités héréditaires qui enchaînent les cœurs par des liens plus subtils que ceux dont Gulliver fut enchaîné à Lilliput. Toutes ces nuances contradictoires, résignation noble et inquiétude maladive, enjouement et mélancolie, pureté classique et morbidesse, ardeur de tête pour la liberté politique et sentimens affectueux pour la religion, se réunissent et se fondent dans ce suprême contraste : la force de l’esprit et la faiblesse du corps. Guérin a les deux grands caractères des enfans de vieille race et de vieille civilisation, la mélancolie et la précocité. Il s’est peint lui-même dans un portrait adressé à l’un de ses anciens maîtres et qui est, en un double sens, un indice de sa précocité, précocité de talent, car l’auteur, lorsqu’il l’a écrit, n’avait encore que dix-huit ans, et précocité d’expérience. Nous extrairons quelques passages de ce portrait, qui exprime toute la destinée de l’auteur et qui fait trop comprendre sa fin prématurée. Il devait et même il pouvait mourir jeune ; qu’est-ce que la vie pouvait apprendre à celui qui, avant même d’être sorti du collège, était capable d’écrire les lignes suivantes ?


« Vous connaissez ma naissance, elle est honorable et voilà tout, car la pauvreté et le malheur sont héréditaires dans ma famille, et la plupart de mes parens sont morts dans l’infortune. Je vous le dis, parce que je crois que cela peut avoir influé sur mon caractère. Pourquoi le sentiment du malheur ne se communiquerait-il pas avec le sang, puisqu’on voit des pères transmettre à leurs enfans des difformités naturelles ?… Retiré à la campagne avec ma famille, mon enfance fut solitaire. Je ne connus jamais ces jeux ni cette joie bruyante qui accompagnent nos premières années. J’étais le seul enfant qu’il y eût dans la maison, et lorsque mon âme avait reçu quelque impression, je n’allais pas la perdre et l’effacer au milieu des jeux et des distractions que m’eût procurés la société d’un autre enfant de mon âge, mais je la conservais tout entière, elle se gravait profondément dans mon âme et avait le temps de produire son effet… Ainsi, sans avoir vécu dans le monde, j’en étais désabusé, tant par ce que j’entendais dire à mon père que par ma propre expérience. J’abandonnai enfin ma solitude pour entrer dans les collèges : c’était passer d’un extrême à l’autre ; mais je n’oubliais pas dans la société d’une jeunesse turbulente les leçons de la solitude ; je les avais emportées avec moi pour ne jamais les perdre. Dès lors commença pour moi cette vie pénible, difficile, pleine de tristesse et d’angoisses, dans laquelle je me trouve aujourd’hui engagé. Habitué à réfléchir, je ne regardais pas tout ce qui se passait autour de moi avec l’insouciance de la jeunesse, indifférente à tout excepté au plaisir…

« Une autre source de mes maux, c’est ma pensée ; elle passe en revue ce qui est sous mes yeux et ce qui n’y est pas, et, emportant toujours avec elle l’image de la mort, elle jette sur le monde un voile funèbre et ne me présente jamais les objets par leur côté riant. Elle ne voit que misère et destruction, et, lorsque dans mon sommeil elle est livrée à elle-même, elle va errer parmi les tombeaux. Sans cesse l’idée de la fin des êtres m’est présente ; les choses même les plus propres à l’éloigner me la rappellent, et elle ne s’offre jamais à moi avec plus de force que dans les réjouissances d’une fête et dans les émotions d’une joie vive… »


Voilà quel était à dix-huit ans l’état moral de Maurice de Guérin. On voit par là combien fut forte sur lui l’influence de la naissance et de l’éducation. Son éducation solitaire l’avait révélé trop vite à lui-même ; il ne s’était pas ignoré assez longtemps, et le corps n’avait pas eu le temps de rassembler ses forces, tant avait été court et troublé ce salutaire sommeil de l’âme par lequel la nature, pendant l’enfance, prépare à l’aise et sans se hâter l’homme futur. Aussi l’âme, même dans l’adolescence et la jeunesse, ne fut-elle jamais très-jeune ; ce n’est pas qu’elle ait aucune ride, ni qu’on surprenne dans sa physionomie ces airs vieillots qui se laissent voir souvent au fond des regards des jeunes gens dont l’enfance a été malheureuse, mais elle a gardé de cette éducation un léger vernis de sécheresse qui, sans nuire à l’éclat de ses couleurs, nuit à leur fraîcheur et à leur velouté. Grâce à cette éducation, il contracta aussi cette nonchalante inquiétude qui nous paraît avoir été, à proprement parler, son vice qui le poursuivit toute la vie, et qui, en le faisant perpétuellement douter de lui-même, augmentait sa mélancolie et ses souffrances. C’est peut-être un grand malheur que d’avoir été élevé dans de vieilles idées et d’avoir été entouré dans son enfance de vieilles figures ; ce qu’on gagne en élévation et en raffinement moral à une pareille éducation, on le perd en puissance de volonté, en décision de caractère et en vigueur d’action. Dieu me garde de médire jamais des vieilles doctrines, car jamais une doctrine nouvelle, même la plus vraie, n’égalera en délicatesse morale une vieille doctrine, fût-elle la plus fausse du monde. Les vieilles doctrines ne sont jamais la mesure de la vérité ici-bas. Tenez cependant pour certain qu’elles présentent en revanche la mesure exacte de ce qu’il y a d’honnêteté et de vertu dans une époque donnée. Ce qu’elles n’ont pas en vérité, elles le compensent en bien moral, car dans le cours de leur longue existence, elles se sont associées à tout ce qu’il y a de noble dans l’âme humaine, et en un mot elles sont toujours le sel de la terre, alors même qu’elles ont cessé d’être la lumière des cieux. Toutefois, celui qui a été élevé dans ces doctrines et qui a subi leur influence y contracte de véritables infirmités d’organisation qui le rendent impropre à l’action. Si la fortune n’a pas veillé sur son berceau, il est à craindre qu’il ne soit un soldat sans ardeur dans la bataille de la vie, et qu’il n’ait aucun goût aux poursuites nécessaires et légitimes de la terre. Même lorsqu’il sera, comme Guérin, envieux de gloire et de célébrité, il aura des goûts plutôt que des convoitises ; l’âpreté et la ténacité lui manqueront. Plus d’une fois sans doute il enviera le jeune plébéien, doué d’un sang grossier et fort, qui s’empare puissamment de l’existence et pose sans scrupule sa lourde main sur tout ce qui se trouve à sa portée. Tel Guérin se révèle à nous dans ce journal et dans ces lettres que ses amis nous livrent aujourd’hui, inquiet, irrésolu, sans confiance en son talent, et cependant désireux de gloire. De ces combats intérieurs naissent la nonchalance et, pour tout dire, une certaine paresse. Né sans fortune et aiguillonné par le besoin, il se résout difficilement au moindre effort ; il laisse couler sa vie avec une poétique indolence, et rêve d’agir plutôt qu’il n’agit. Son âme et son cœur sont livrés à une guerre civile intérieure d’autant plus pénible qu’elle n’aboutit jamais à un combat décisif et qu’elle se passe tout entière en escarmouches. En Guérin, nous pouvons surprendre quelques-uns des inconvéniens de l’éducation selon les vieilles doctrines. Là est une des principales sources de sa mélancolie.

Car Guérin est un mélancolique, et il appartient à cette race, particulière à notre siècle, des René et des Oberman ; seulement il se sépare d’eux tous par des caractères très marqués. Il y a bien des manières d’être mélancolique, car la mélancolie est une maladie aussi diverse que les individus qu’elle affecte. Il faudrait bien se garder de confondre Guérin avec les types célèbres de mélancolie que nous présentent l’histoire et la poésie de notre siècle. Il n’est leur frère qu’en apparence, et la ressemblance qu’il a avec eux est trompeuse. Le spleen n’est chez lui qu’à la surface de l’âme, le tourment ne dépasse jamais l’irritation à fleur de peau. Il n’a ni les imaginations funèbres de René, ni les violences et les colères des héros de Byron. On ne surprend jamais chez lui un accent de désespoir ni une parole d’amertume. Il n’est pas un déclassé comme Werther, et il ne s’agite pas, comme ce malheureux héros si mal jugé, dans un dilemme impossible. Celui avec lequel il a le plus de ressemblance est peut-être Oberman, le plus doux de tous ; mais il n’a ni son abattement extrême ni cette intensité d’ennui qui rend ce malheureux incapable même des joies les plus innocentes et du travail le plus léger. Guérin au contraire apparaît très facile à amuser, et même capable de bonheur. Son âme n’est pas noyée et relâchée par l’ennui, elle se montre pleine de fine élasticité, bondissante et alerte, volontiers distraite, étourdie même à l’occasion. Il s’oublie plus aisément qu’on ne le supposerait au premier instant, et son état moral est assez semblable à ces paysages voilés de la Bretagne qu’il a décrits ; vienne un rayon de soleil, et pendant une minute son âme se ranime et brille d’un doux éclat. Il est très prompt à s’échapper hors de lui-même et à vivre de la vie extérieure ; il aime la solitude, mais non l’isolement, une solitude qu’on puisse librement quitter, et à laquelle on puisse librement revenir. Il n’a aucune crainte farouche des hommes, et l’on dit que dans ses dernières années il avait pris goût au monde et se plaisait à le fréquenter. À proprement parler, on hésite à qualifier Maurice du nom de mélancolique, et cependant les trop rares écrits sortis de sa plume portent un caractère de tristesse qui ne permet pas de lui refuser ce titre malheureux.

J’ai lu et relu avec une attention minutieuse le journal intime où il a déposé son âme, afin de surprendre le secret de cette contradiction, et je suis arrivé à une conclusion que je ne donne pas pour absolument exacte, mais que je crois très près de la vérité : c’est que Maurice n’est pas un mélancolique, mais un malade. À quoi bon cette distinction ? diront sans doute quelques personnes. N’est-il pas évident que tout mélancolique est par cela même un malade ? Je réponds que la mélancolie est une maladie sans doute, mais surtout une maladie de l’âme, et qui s’adresse exclusivement à l’âme. Or chez Guérin ce n’est pas l’âme qui est malade, mais le corps. Sa mélancolie est la plus physiologique que je connaisse, elle tient à des fatalités de race, d’éducation et d’organisation physique, et non à des désordres moraux, à des crises intérieures et à de grandes épreuves. On ne voit pas qu’il ait subi quelqu’une de ces grandes douleurs qui bouleversent l’âme et la laissent inconsolable, ni qu’aucune idée religieuse ou philosophique se soit emparée de lui avec tyrannie et obsession, ni que ses croyances, en l’abandonnant, lui aient laissé un regret mortel. Il a été partisan des doctrines de Lamennais à l’époque où ces doctrines étaient à leur état mixte et de transition, mais sans ardeur ni tiédeur. Lorsque les croyances catholiques l’ont abandonné, elles ne lui ont pas dit adieu avec colère ; elles sont sorties sans bruit, en poussant doucement derrière elles la porte de son cœur. Mon impression dernière est donc qu’il fut un mélancolique malgré lui. Il me donne l’idée d’une heureuse et aimable nature, douée précisément de tous les avantages qui font éviter la mélancolie, empêchée dans son développement par un germe de maladie, de souffrance physique ; l’idée d’une âme pour ainsi dire liquide, qui tend à s’épancher, refoulée sur elle-même par un obstacle qu’elle ne s’est pas créé. L’âme est dans le corps comme l’eau dans un canal ; si le canal est obstrué, les eaux resteront forcément stagnantes, et c’est là le cas de Guérin. Son journal est tout intime, et cependant on sent qu’il n’est pas analyste et psychologue par goût, mais par contrainte. C’est une nécessité maladive qui le force à se contempler, à s’apercevoir de lui-même. Une sorte d’instinct irrésistible semble au contraire le pousser à s’échapper hors de lui, à s’objectiver en quelque sorte. Son tourment véritable, c’est de ne pouvoir s’identifier assez complètement avec les êtres extérieurs, et il a décrit ce tourment dans ces quelques lignes qui nous semblent exprimer beaucoup mieux sa véritable nature que toutes les plaintes mélancoliques qu’il est trop facile d’extraire de son journal. « Si l’on pouvait s’identifier au printemps, forcer cette pensée au point de croire aspirer en soi toute la vie, tout l’amour qui fermentent dans la nature ! Se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau, chant, fraîcheur, élasticité, volupté, sérénité ! que serait-ce de moi ? Il y a des momens où, à force de se concentrer dans cette idée, on croit éprouver quelque chose comme cela. » Et il ne manque pas une occasion de poursuivre ce désir ; dès que la maladie se relâchant de la tyrannique surveillance qu’elle exerce sur lui, son âme trouve une porte par où s’enfuir, elle va chercher la chaleur et l’amour dans les flots de la lumière et de la vie extérieures.

« L’homme est l’enfant de l’air, dit le subtil Novalis dans une pensée passablement bizarre ; ses poumons sont ses racines. » C’étaient ces racines qui étaient minées, et qui, en suspendant chez Maurice le cours de la vie, le livraient en proie à la tristesse ; mais les mots de tristesse et de mélancolie rendent mal le sentiment pénible qu’expriment les lettres et surtout le journal de Maurice. Ce sentiment n’est pas la mélancolie, c’est l’inquiétude fébrile qui est propre aux phtisiques, leur agitation ardente et sans but. On peut suivre pour ainsi dire page à page les progrès de la triste maladie par la fréquence des alternatives de défaillance et d’espoir. Maurice est soumis à toutes les influences extérieures, et ses pensées varient avec l’état de l’atmosphère. J’extrais quelques-unes de ces plaintes arrachées au poète par l’action du mal physique.


« 19 mars 1833. — Ces huit mois se sont passés dans les plus rudes souffrances. J’ai peu écrit, parce que mes forces étaient à peu près anéanties. Si le mal eût laissé un peu de liberté à mon intelligence, j’aurais recueilli des observations très curieuses sur les souffrances morales ; mais j’étais étourdi par la douleur. Je crois que le printemps me fera grand bien. À mesure que le soleil monte et que la chaleur vitale se répand dans la nature, l’étreinte de la douleur perd de son énergie ; je sens ses nœuds qui se relâchent, et mon âme, longtemps serrée et presque étouffée, qui s’élargit et s’ouvre à proportion pour respirer.

« La journée d’aujourd’hui m’a enchanté. Le soleil s’est montré pour la première fois depuis bien longtemps dans toute sa beauté. Il a développé les boutons des feuilles et des fleurs, et réveillé dans mon sein mille douces pensées.

« 1er mai. — Dieu, que c’est triste ! du vent, de la pluie et du froidi Ce 1er mai me fait l’effet d’un jour de noces devenu jour de convoi. Hier au soir, c’était la lune, les étoiles, un azur, une limpidité, une clarté à vous mettre aux anges ; aujourd’hui je n’ai vu autre chose que les ondées courant dans l’air les unes sur les autres par grandes colonnes qu’un vent fou chasse à outrance devant lui. Je n’ai entendu autre chose que ce même vent gémissant tout autour de moi avec des gémissemens lamentables et sinistres qu’il prend ou apprend je ne sais où : on dirait d’un souffle de malheur, de calamité, de toutes les afflictions que je suppose flotter dans notre atmosphère, ébranlant nos demeures et venant chanter à toutes nos fenêtres les plus lugubres prophéties… Je suis plus triste qu’en hiver. Par ces jours-là, il se révèle au fond de mon âme, dans la partie la plus intime, la plus profonde de sa substance, une sorte de désespoir tout à fait étrange ; c’est comme le délaissement et les ténèbres hors de Dieu. Mon Dieu ! comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l’air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? Oh ! c’est que je ne sais pas me gouverner, c’est que ma volonté n’est pas unie à la vôtre, et que, comme il n’y a pas autre chose où elle puisse se prendre, je suis devenu le jouet de tout ce qui souffle sur la terre.

« 12 juin. — Ces vingt jours se sont passés misérablement, et si misérablement que je n’ai pas eu le courage d’écrire un mot ici ou ailleurs. Le mal m’a ressaisi avec une extrême violence, et m’a comme réduit à l’extrémité. C’est comparable à ce que j’ai souffert de plus rude par le passé. Une lettre d’Eugénie qui m’est arrivée dans le plus fort de l’accès m’a fait grand bien ; mais il fallait que la crise eût son cours. Mon Dieu et mon bon ange, ayez pitié de moi ; préservez-moi de pareilles souffrances.

« 17 juillet. — Hier j’ai vu les hirondelles voler dans les nues, présage de sérénité qui ne m’a pas trompé. J’écris sur le déclin d’une belle journée, bien éclatante, bien chaude, après un mois et demi de nuages et de froidure ; mais ce beau soleil, qui me fait ordinairement tant de bien, a passé sur moi comme un astre éteint ; il m’a laissé comme il m’a trouvé, froid, glacé, insensible à toute impression extérieure, et souffrant, dans le peu de moi qui vit encore, des épreuves stériles et misérables. Ma vie intérieure dépérit chaque jour ; je m’enfonce dans je ne sais quel abîme, et déjà je dois être arrivé à une grande profondeur, car la lumière ne m’arrive presque plus, et je sens le froid qui me gagne.

« 20 janvier 1834, au Val. — J’ai passé trois semaines à Mordreux au sein d’une famille la plus paisible, la plus unie, la plus bénie du ciel qui se puisse imaginer. Et cependant, dans ce calme, dans cette douce monotonie de la vie familière, mes jours étaient animés intérieurement, si bien que je ne crois pas avoir jamais éprouvé une pareille inquiétude de cœur et de tête. Je ne sais quel étrange attendrissement s’était emparé de tout mon être et me tirait les larmes des yeux pour un rien, comme il arrive aux petits enfans et aux vieillards. Mon sein se gonflait à tout moment, et mon âme s’épanchait en elle-même en élans intimes, en effusions de larmes et de paroles intérieures. Je ressentais comme une molle fatigue qui appesantissait mes yeux et liait parfois mes membres. Je ne mangeais plus qu’à contrecœur, bien que l’appétit me pressât, car je suivais des pensées qui m’enivraient d’une telle douceur et le bonheur de mon âme communiquait à mon corps je ne sais quelle aise si sensible, qu’il répugnait à un acte qui le dégradait d’une si noble volupté…

« 3 avril, Paris, 1835. — Je vieillis et je m’épuise dans des emportemens d’esprit si médiocres, dans des passions d’intelligence si chétives, tout ce qui se meut en moi avance si peu, et ce qui ne peut remuer découvre de si loin, qu’il vaudrait mieux cent fois avoir un esprit aveugle et paralytique. Le mal-être, d’abord assez resserré, a gagné rapidement. Comme une maladie qui se répand dans le sang, il se montre partout aujourd’hui et sous les développemens les plus étranges. Ma tête se dessèche. Comme un arbre qui se couronne, je sens, lorsque le vent souffle, qu’il passe dans mon faîte à travers bien des branches d’épines. Le travail m’est insupportable ou plutôt impossible. L’application n’engendre pas en moi le sommeil, mais un dégoût âpre et nerveux qui m’emporte je ne sais où, dans les rues et sur les places publiques. Le printemps, dont les bontés venaient tous les ans me charmer dans mes réduits avec précaution et secrètement, m’écrase cette année sous une masse de chaleur subite. La vie ne descend pas du ciel dans la fraîcheur des nuits, ni répartie dans les gouttes des ondées, ni fondue et dissoute dans l’étendue entière de l’air ; elle tombe d’en haut comme un poids… »


Voilà bien les inquiétudes morales, l’irritation légère et continue, les alternatives de défaillance et de vivacité, de noir abattement et de langueur voluptueuse, qui caractérisent les malades. Nous pourrions multiplier les preuves. « La fièvre, disait un grand médecin, n’est pas un mal, elle est le symptôme d’un mal. » De même on pourrait dire de la mélancolie de Guérin qu’elle n’est pas son mal, mais le symptôme du mal qui le ronge, car elle languit, s’éclipse, reparait, selon que ce mal lui-même languit ou se ranime ; mais, s’il lui laisse quelque trêve, Maurice oublie à l’instant ses souffrances, et des hymnes de reconnaissance s’échappent tout naturellement de ses lèvres. Tel est cet hymne magnifique, comparable à la plus belle poésie religieuse, par lequel il remercie Dieu du bonheur qu’il lui a donné dans la maison de son ami et de son confrère en poésie, Hippolyte de La Morvonnais. Jamais enfant malade ne fut plus facile à bercer et à endormir, jamais mélancolique (puisque mélancolie il y a) ne fut moins rebelle au bonheur, plus docile aux bienfaisantes influences de la nature et de l’amitié.

Guérin est donc un malade plutôt qu’un mélancolique. Les vrais mélancoliques en littérature sont ceux qui doivent tout à cette muse sinistre, ceux qu’on ne pourrait concevoir sans elle, un Chateaubriand, un lord Byron, un Sénancourt. Il est possible qu’un Chateaubriand et un Byron eussent été de très grands hommes sans le secours de la mélancolie ; mais en vérité nous n’en savons rien, et même nous n’avons pas le droit de l’affirmer, tant la mélancolie s’est identifiée avec leur propre génie. Ils lui doivent tout, inspiration, génie et gloire ; elle est la magicienne qui a touché leur âme de sa baguette enchantée, et y a fait éclore les fleurs et la musique ; mais Maurice de Guérin ne lui doit rien, et l’on peut aisément le concevoir sans elle. Loin d’aider à l’épanouissement de son génie, elle l’a contrarié autant qu’elle a pu ; elle a joué chez lui, non le rôle d’une magicienne bienfaisante, mais celui d’une méchante fée Carabosse qui jette ses sortilèges sur l’enfant doué par ses compagnes, afin de rompre, s’il se peut, le don des enchantemens. C’est elle qui l’a rempli de défiance envers lui-même, d’hésitation, de timidité, et qui l’a empêché de se produire et d’éclater au dehors ; mais elle a eu beau faire, les dons cachés ont apparu, et précisément par les moyens qu’elle avait employés pour les détruire, car ils nous sont aujourd’hui révélés par ce journal intime où Maurice racontait pour lui seul les tracasseries qu’elle lui faisait subir et les contraintes qu’elle essayait d’exercer sur lui.

Puisque la mélancolie n’est pas la muse de Guérin, où donc puisait-il d’ordinaire ses inspirations ? Sous une apparente complexité, le talent de Maurice de Guérin est plein d’unité. Ce talent est comme une source ou une grotte cachée dans une solitude rarement visitée : les herbes ont eu le temps de croître et les délicats branchages de s’entre-croiser ; mais vienne un promeneur attentif, et il écartera sans efforts les branchages flexibles, redressera les hautes herbes. L’âme de Maurice est très belle, et par conséquent elle est hospitalière à toutes les grandes choses et à toutes les nobles émotions, l’amour, la religion, l’étude. Qu’elles se présentent, elles seront les bienvenues ; mais qu’elles n’exigent pas autre chose qu’une hospitalité cordiale et polie, car elles ne recevraient rien en plus, un seul sentiment habite à demeure l’âme de Maurice de Guérin, c’est l’amour de la nature : voilà l’hôte véritable ; tous les autres sentimens ne sont que des visiteurs de passage, et pour les fêter il faut bien souvent que l’hôte se fasse violence. Nous avons vu que Maurice ne doit rien à la mélancolie, rien que des obstacles et des inquiétudes qui ont paralysé son talent au lieu de le nourrir et de l’exciter. On pourrait presque en dire autant de la passion, de l’étude et de la religion ; elles lui ont très peu donné, et même en certains cas elles l’ont contrarié et détourné de sa vraie voie. Ainsi il est très évident pour nous que le temps qu’il passa à La Chênaie auprès de Lamennais fut pour lui un temps de contrainte. Les préoccupations religieuses troublent et restreignent son sentiment de la nature, qu’on voit grandir et se développer lorsqu’il est délivré de l’invisible tyrannie qui pèse sur lui sans qu’il s’en doute. Il respire plus librement après qu’il a quitté la société de Lamennais et qu’il s’est retiré au Val, à la Thébaïde des Grèves de son ami Hippolyte de La Morvonnais. Il est remarquable encore que les idées n’ont pas sur lui la prise puissante qu’elles ont d’ordinaire sur les esprits solitaires ; elles glissent sur cette âme fuyante et liquide, qui, ainsi que nous l’avons dit, tend sans cesse à s’objectiver et à s’échapper hors d’elle-même. L’âme de Maurice est contemplative, elle n’est méditative à aucun degré ; les abstractions le fatiguent, et lui-même a fait à cet égard les aveux les plus complets. Il écrit à un de ses amis du Languedoc, M. de Bayne de Rayssac, pendant son séjour à La Chênaie : « J’ai adopté les langues modernes et la philosophie ; mais cette dernière étude, pour le but que je me propose, est un moyen plutôt qu’un objet de tendance déterminée. Je ne me sens pas la tête assez forte ni l’œil assez sûr pour sonder l’abîme de la science philosophique ; je craindrais quelque vertige, et d’ailleurs je n’ai pas l’âme assez austère pour m’enfermer exclusivement dans les abstractions. J’ai besoin du grand air, j’aime à voir le soleil et les fleurs. Aussi ferai-je comme le pêcheur qui pêche les perles : je remonterai emportant mon trésor, et l’imagination en fera son profit. » Les livres et les lectures tiennent peu de place dans ses lettres et son journal intime. Cependant il a l’esprit très juste et très sain, et toutes les fois que l’occasion se présente pour lui de dire son mot sur une question d’art et de littérature, il prononce toujours un jugement parfaitement motivé et bon à retenir. Il a des paroles remarquables sur le génie propre à Victor Hugo, sur l’école romantique, sur la querelle soulevée par M. Nisard entre la littérature facile et la littérature difficile, sur Goethe, Herder, Bernardin de Saint-Pierre, sur la manière dont les études classiques devraient être comprises ; mais ces occasions sont rares, et Maurice ne les recherche jamais. Il en est de la religion comme de la philosophie et de l’étude ; elle n’est chez lui que l’ornement d’une âme bien née, ou l’attendrissement d’un cœur facile à l’émotion. On peut dire que la grâce chrétienne manque en partie à cet enfant élevé catholiquement, sur lequel la grâce de la nature avait agi au contraire avec une efficacité toute particulière. Jeune, souffrant d’une peine de cœur qui paraît avoir été assez légère, chatouillé plutôt que tourmenté par les inquiétudes que tous les enfans de ce siècle ont ressenties, il était allé à La Chênaie, auprès de Lamennais, chercher le miracle que la religion doit accomplir dans chacun de nous, sous peine de ne jouer dans notre vie qu’un rôle secondaire, c’est-à-dire une révolution radicale dans son âme, la naissance d’un nouvel homme et l’oubli du jeune et gracieux Adam qu’il était ; mais ce miracle ne put s’accomplir, et le jeune Adam continua, après comme avant, ses promenades dans l’Éden et ses conversations avec la nature. Passe un nuage, luise un rayon de soleil, et ses préoccupations religieuses s’évanouiront aussitôt. Lui-même se reprochait ces distractions que lui donnait la nature, et s’accusait doucement, bien doucement, de cette faute qui lui était chère, et dans laquelle il retombait toujours. Quelques extraits de ses lettres et de son journal feront comprendre cette inclination invincible mieux que toutes nos paroles.

« Vous devez savoir, mon ami[2], comme les passions sont habiles à se laisser prendre à toutes choses, et surtout avec quelle adresse les souvenirs nouent leurs fils déliés aux objets extérieurs insensibles, et en apparence hors du cœur. C’est à la saison printanière, à la verdure, particulièrement aux hêtres de la plantation qui sort de l’étang, que mes souvenirs se sont attachés, n’ayant presque pas autre chose ici où ils puissent se prendre. Ainsi, depuis qu’il y a des feuilles et que je vais m’asseoir à l’ombre des hêtres, ma paix a diminué et ma pensée n’est plus ici. Ma fenêtre donne justement, comme vous le savez, du côté de la plantation, et cette petite circonstance est encore un sujet de trouble pour moi. Mon Dieu ! que sommes-nous donc pour qu’il suffise d’un peu de verdure et de quelques arbres, qui ne seraient rien pour moi si c’étaient des ormes ou des chênes, mais qui sont beaucoup parce que ce sont des hêtres, pour nous ôter la paix et nous détourner de votre amour ? — Pardon, mon ami, de vous apporter ces pensées au milieu de vos saints exercices et du recueillement du jubilé ; j’ai la confiance qu’elles ne vous troubleront pas, mais qu’elles vous feront prier pour le pauvre malade dont je vous conte la souffrance… Venez donc bien vite ici. La Chênaie, qui était une Sibérie il y a quelques jours, est devenue tout à coup une Tempé. Tout est fleur ou verdure, tout est chant ou amour dans la verdure et la fleur. C’est un enchantement, un enivrement, une suavité qui me met aux anges par momens. La nature est vierge au mois de mai, dans toute la fraîcheur de sa virginité. Venez donc respirer cette douce fleur avec vos amis. »

« 9 août 1833 à La Chênaie. — À cette époque (les vacances approchantes), il me faudra prendre un parti, prononcer sur ma vocation, décider de mon existence tout entière. Voilà trois semaines que je suis à cette pensée, l’œil tourné au dedans de moi, pour tacher de découvrir ce qui s’y passe, scrutant, furetant, mettant tout sens dessus dessous dans ma pauvre âme, afin de trouver cette perle de la vocation qui peut être cachée en quelque coin. Je ne sais si je cherche mal ou si Dieu ne bénit pas mes recherches ; mais jusqu’ici c’est peine perdue. Dans cette investigation, j’ai rencontré bien des souvenirs que je croyais muets, bien des débris du vieil homme dont je croyais avoir nettoyé mon âme, bien des mots, bien des noms encore écrits que je croyais effacés. Il faut dire aussi que j’ai trouvé par-ci par-là quelques désirs de vivre pour Dieu, quelques efforts pour me rendre meilleur, une petite provision, sinon de mérites, du moins de bonnes pensées ; mais de vocation religieuse, pas la moindre trace. »

« 5 avril 1833 (extrait du journal). — Journée belle à souhait. Des nuages, mais seulement autant qu’il en faut pour faire paysage au ciel. Ils affectent de plus en plus leurs formes d’été ; leurs groupes divers se tiennent immobiles sous le soleil, comme les troupeaux de moutons dans les pâturages quand il fait grand chaud. J’ai vu une hirondelle et j’ai entendu bourdonner les abeilles sur les fleurs. En m’asseyant au soleil pour me pénétrer jusqu’à la moelle du divin printemps, j’ai ressenti quelques-unes de mes impressions d’enfance ; un moment j’ai considéré le ciel avec ses nuages, la terre avec ses bois, ses chants, ses bourdonnemens, comme je faisais alors. Ce renouvellement du premier aspect des choses, de la physionomie qu’on leur a trouvée avec les premiers regards, est à mon avis une des plus douces réactions de l’enfance sur le courant de la vie.

« Mon Dieu, que fait donc mon âme d’aller se prendre ainsi à des douceurs si fugitives le vendredi-saint, en ce jour tout plein de votre mort et de notre rédemption ! Il y a en moi je ne sais quel damnable esprit qui me suscite de grands dégoûts et me pousse pour ainsi dire à la révolte contre les saints exercices et le recueillement de l’âme qui doivent nous préparer aux grandes solennités de la foi. Nous sommes en retraite depuis deux jours, et je ne fais que m’ennuyer, me ronger avec je ne sais quelles pensées, et m’aigrir même contre les pratiques de la retraite. Oh ! je reconnais bien là le vieux ferment dont je n’ai pas encore bien nettoyé mon âme. »


Maurice avait été élevé pour l’état ecclésiastique ; il fit bien d’y renoncer, il n’avait à aucun degré la vocation religieuse. C’est dans un séminaire de jeunes brahmes destinés à desservir les autels de la nature, et non dans un séminaire de lévites chrétiens, qu’il aurait fallu placer celui qui, à La Chênaie, au milieu de sa plus grande ferveur religieuse et dans le voisinage de l’austère Lamennais, écrivait les charmantes lignes que voici : « Les feuilles ouvertes d’hier sont tendres comme la rosée el d’une verdure transparente ; j’ose à peine y toucher de peur de les flétrir. Cependant avant-hier j’en ai arraché quelques-unes avec Élie (M. Élie de Kertanguy), des feuilles de hêtre, pour en faire un plat, à l’exemple des bernardins. Ce n’est pas mauvais, il y a quelque saveur ; mais c’est un peu dur. J’avais vraiment des remords d’arracher ces pauvres feuilles à peine nées. Elles auraient vécu leur vie, se seraient réjouies au soleil et balancées au vent. Je pensais à tout cela pendant que je les coupais, et cependant ma main n’en allait pas moins ravageant les rameaux. Au reste, tout en commettant cette petite cruauté, j’avais avec Élie un de ces entretiens qui reviennent de temps à autre, toujours avec charme et allégement de l’âme. En nous en allant, notre panier plein, nous nous promettions de cueillir des feuilles de temps en temps, faisant allusion à notre causerie. » Quel aimable mélange de tendresse pour la nature et de délicate amitié humaine ! Ne dirait-on pas en effet un jeune brahme qui a connu les adolescens de Platon ?

Le sentiment de la nature ! Guérin est là tout entier. Ses autres sentimens sans exception sont faibles, incertains, timides ; celui-là seul est vraiment fort, grand et stable. La nature est tout pour son âme ; elle est à la fois pour elle la fraîcheur et la lumière, la chaleur et l’ombre. Il l’admire dans tous ses aspects et dans toutes ses créatures, dans ses plus larges tableaux et dans ses plus petits détails. Un horizon éclatant de lumière l’éblouit, et une primevère l’enchante. Guérin l’aime dans tous les états qu’elle traverse et dans toutes les conditions qu’elle subit ; il l’aime comme ménagère et nourricière de la vie, et comme artiste incomparable. Son goût n’est pas borné ni dédaigneux, et il n’est pas plus exclusif dans l’amour qu’il lui porte qu’elle n’est elle-même exclusive dans ses créations. Aussi pouvait-il dire avec toute vérité : « Abjurons le culte des idoles, tournons le dos à tous les dieux de l’art, chargés de carmin et de fausses parures, à tous ces simulacres qui ont des bouches et ne parlent pas. Adorons la nature franche, naïve, et pas du tout exclusive. Mon Dieu ! peut-on faire des poétiques en face de l’ample poésie de l’univers ? Le Seigneur vous l’a faite, votre poétique : c’est la création ! » La nature pour lui n’est pas quelque déesse secondaire, quelque Flore on quelque Pomone séduisante, artificieuse et parée ; il sait que ces déesses ne sont que des filles de la féconde mère, et il va droit à l’antique Cybèle aux lianes robustes et aux mamelles regorgeant de lait. Aussi, quand il l’aperçoit dans ses fonctions de ménagère et de nourrice, il ne détourne pas la tête : il sait qu’elle est toujours majestueuse et exempte de toute trivialité. Pour peindre ses fonctions, il trouvera des images où le charme s’unit à la puissance. « Il n’y a plus de fleurs aux arbres. Leur mission d’amour est accomplie, elles sont mortes comme une mère qui périt en donnant la vie. Les fruits ont noué ; ils aspirent l’énergie vitale et reproductive qui doit mettre sur pied de nouveaux individus. Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées, comme des enfans au sein maternel. Tous les germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là suspendus entre le ciel et la terre dans leur berceau et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures. Les forêts futures se balancent imperceptibles aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité. » Ainsi encore il ne se hâtera pas de dire : Cet arbre est laid, ou cette eau est noire, car il sait que rien n’est laid que ce qui est séparé de son milieu naturel, témoin l’attention qu’il donne à ce coin de paysage qu’un poète moins vivement épris de la nature aurait probablement dédaigné : « Rencontre d’un site assez remarquable par sa sauvagerie ; le chemin descend par une pente subite dans un petit ravin où coule un petit ruisseau sur un fond d’ardoise qui donne à ses eaux une couleur noirâtre, désagréable d’abord, mais qui cesse de l’être quand on a observé son harmonie avec les troncs noirs des vieux chênes, la sombre verdure des lierres, et son contraste avec les jambes blanches et lisses des bouleaux. »

Maurice de Guérin promettait un grand paysagiste et un grand peintre de la nature. Personne d’ordinaire n’oserait affirmer que la vie aurait réalisé les espérances que donnait un talent fauché dans sa fleur, car on obtient toujours moins qu’on n’espère ; mais avec Maurice de Guérin on peut hardiment affirmer que la France a perdu en germe une de ses gloires, tant l’espérance a été près de la réalisation. Il ne laisse que des notes éparses, un journal intime, quelques lettres écrites à des amis ; mais tous ces fragmens, qui n’étaient pas destinés à la publicité, sont écrits dans une langue irréprochable. L’instrument est parfait et attend des sujets dignes de lui. Ses moindres lettres sont écrites avec un soin, un scrupule, une correction que n’ont pas toujours les correspondances. Il y a telle de ses lettres, celle qui porte la date de février 1854, et qui est adressée à Hippolyte de La Morvonnais par exemple, que l’on peut sans crainte donner pour un vrai chef-d’œuvre. Un journal intime est d’ordinaire plein de brusqueries de langage, de hardiesses incorrectes ; ici c’est tout le contraire. Le journal de Maurice est d’un style admirable, très correct et très facile en même temps, plein d’intensité, sans contrastes heurtés, sans hachures ni brusqueries, sans irrégularités d’aucune sorte. Maurice ne connaît pas les effets, les tons violens, les jeux de style ; le sentiment particulier que le poète avait en lui, et qu’il cherchait à rendre, était digne d’un tel instrument. Le sentiment de la nature qui est en Maurice est d’une telle force et d’une telle originalité, que bien qu’il ne se montre à nous (à une seule exception près : le fragment du Centaure) que par échappées, par saillies et sous la forme d’ébauches, on peut dire qu’aucun Français ne l’a possédé aussi complètement. Non-seulement Maurice sent la nature sous tous ses aspects, mais il la sent avec la variété des tempéramens les plus opposés ; i ! la sent à la fois comme un contemplateur mystique et un demi-dieu rustique de la Grèce, comme un chrétien subtil et un suivant des chœurs du dieu Pan, comme un poète et comme un artiste. Cette dernière distinction est fort importante, et mérite d’être expliquée. Son âme est double en effet : d’une part, elle se laisse dominer par les élémens extérieurs au point d’être métamorphosée par eux ; d’autre part, elle les domine et les ramène tous à une unité suprême qui bannit le vague de l’expression et l’indécision de l’image. Cette âme coulante comme l’eau, éparse comme les soupirs de la nature et les vapeurs de la terre, est en même temps un miroir concentrique en métal poli qui réunit à son point central, en un seul faisceau de lumière, tous les rayons colorés que lui envoie le monde. Il est donc à la fois panthéiste comme un moderne et individualiste comme un artiste grec. Il sait oublier sa personnalité dans les choses extérieures pour mieux jouir d’elles, et les personnifier pour se rendre mieux compte de leur beauté. D’autres poètes modernes ont eu la faculté de se perdre dans la nature, mais peu ont eu cette faculté que possédaient les anciens Grecs, de rendre sous des formes sensibles, de personnifier la sensation éprouvée en face de la nature ou la beauté particulière d’un paysage, ce qu’on peut appeler la faculté d’évoquer le genius loci. C’est le privilège que possède Maurice de Guérin ; il sait évoquer l’âme d’un phénomène naturel et rendre la physionomie personnelle d’un paysage par une image grande, forte et libre, qui ne tombe jamais dans l’allégorie, et qui surgit devant nous comme une personne vivante. Citons quelques-unes de ces libres images où tous les traits épars du paysage et toutes les sensations inarticulées du spectateur se combinent sans efforts et surgissent devant nous sous la forme d’une lumineuse apparition.


« J’ai vu le printemps, et le printemps au large, libre, dégagé de toute contrainte, jetant fleurs et verdure à son caprice, courant comme un enfant folâtre par nos vallons et nos collines, étalant conceptions sublimes et fantaisies gracieuses, rapprochant les genres, harmonisant les contrastes, à la manière ou plutôt pour l’exemple des grands artistes.

« Encore de la neige, giboulées, coups de vent, froidure. Pauvre Bretagne ! tu as bien besoin d’un peu de verdure pour réjouir ta sombre physionomie ! Oh ! jette donc vite ta cape d’hiver et prends-moi ta mantille printanière, tissue de feuilles et de fleurs. Quand verrai-je flotter les pans de ta robe au gré des vents ?

« J’ai visité nos primevères ; chacune portait son petit fardeau de neige et pliait la tête sous le poids. Ces jolies fleurs, si richement colorées, faisaient un effet charmant sous leurs chaperons blancs. J’en ai vu des touffes entières recouvertes d’un seul bloc de neige : toutes ces fleurs riantes, ainsi voilées et se penchant les unes sur les autres, semblaient un groupe de jeunes filles surprises par une ondée et se mettant à l’abri sous un tablier blanc.

« La verdure gagne à vue d’œil ; elle s’est élancée du jardin dans les bosquets, elle domine tout le long de l’étang ; elle saute pour ainsi dire d’arbre en arbre, de hallier en hallier, dans les champs et sur les coteaux, et je la vois qui a déjà atteint la forêt et commence à s’épancher sur son large dos.

« Quelques pointes de verdure précoce pointaient par-ci par-là, et à la couleur rouge et animée des bois, on reconnaissait que la vie et la chaleur montaient au front de la nature, et qu’elle était toute prête à s’épanouir.

« La Chênaie me fait l’effet d’une vieille bien ridée et bien chenue redevenue, par la baguette des fées, jeune fille de seize ans et des plus gracieuses. Elle a toute la fraîcheur, tout l’éclat, tout le charme mystérieux de la virginité. Mais, mon Dieu, que cela durera peu ! M. Féli nous montrait hier des feuilles déjà percées et échancrées par les insectes.

« Ce maudit vent d’ouest a envahi le ciel avec ses innombrables troupeaux de nuages et nous inonde de pluie. On croirait voir passer l’hiver là-haut avec son triste cortège. Rien de plus affligeant que ce contraste de la terre verdoyante, de ce tapis si riche, si merveilleusement diapré que le printemps a tendu sur la surface de la terre pour y poser ses beaux pieds, avec la voûte céleste toute noircie par des nuages pluvieux ; je me figure un mariage dans une église tendue de noir.

« Le coucher du soleil est ravissant. Les nuages qui l’ont escorté vers l’occident s’ouvrent à l’horizon comme un groupe de courtisans qui voient venir le roi, et puis se referment sur son passage. Le soleil couché, quelques-uns de ces nuages s’en reviennent et remontent dans le ciel, emportant les plus belles couleurs. Les plus lourds restent là aux portes du palais comme une compagnie de gardes aux cuirasses dorées.

« Hier c’était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l’Asie. L’entrée de la baie est comme défendue par une chaîne d’îlots de granit : il fallait voir les lames courir à l’assaut et se lancer follement contre ces masses avec des clameurs effroyables ; il fallait les voir prendre leur course et faire à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils ! Les plus hardies et les plus lestes sautaient de l’autre côté en poussant un grand cri ; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d’une éblouissante blancheur, et se retiraient avec un grondement sourd et profond comme les dogues repoussés par le bâton du voyageur. »


On a rapproché avec raison les noms de Maurice de Guérin et de Bernardin de Saint-Pierre. Bernardin est en effet le seul peintre de la nature qui chez nous puisse être rapproché de Maurice, qui l’admirait beaucoup et en parle avec goût et profondeur. « Plaisir épuisé. J’ai lu la dernière page des Études de la Nature. C’est un de ces livres dont on voudrait qu’ils ne finissent pas. Il y a peu à gagner pour la science, mais beaucoup pour la poésie, pour l’élévation de l’âme et la contemplation de la nature. Ce livre dégage et illumine un sens que nous avons tous, mais voilé, vague et privé presque de toute activité, le sens qui recueille les beautés physiques et les livre à l’âme, qui les spiritualise, les harmonise, les combine avec les beautés idéales, et agrandit ainsi sa sphère d’amour et d’adoration. » Ces paroles expriment parfaitement tout un côté du talent de Bernardin qui lui est commun avec Maurice. Non-seulement Bernardin est un grand paysagiste, mais il est le premier et presque le seul Français qui ait eu l’idée de ce qu’on peut appeler le symbolisme de la nature, qui ait reconnu qu’il existait des concordances mystérieuses et des affinités entre les objets extérieurs et l’âme humaine, qui ait essayé de trouver un langage pour exprimer les rapports secrets du monde moral et du monde matériel. Ce sentiment, qui, chez Bernardin, n’est qu’ingénieux et subtil, qui se perd souvent dans une sorte de marivaudage sentimental et alambiqué de naturaliste sensible, existe chez Maurice au plus haut degré, et y possède toute la force d’un instinct. « Notre œil intérieur est fermé, dit-il admirablement, il dort, et nous ouvrons largement nos yeux terrestres, et nous ne comprenons rien à la nature, ne nous servant pas des yeux qui nous la révéleraient, réfléchie dans le miroir de l’âme. Il n’y a pas de contact entre la nature et nous ; nous n’avons l’intelligence que des formes extérieures et point du sens, du langage intime, de la beauté en tant qu’éternelle et participant à Dieu, toutes choses qui seraient limpidement retracées et mirées dans l’âme douée d’une merveilleuse faculté spéculaire. Oh ! ce contact de la nature et de l’âme engendrerait une ineffable volupté, un amour prodigieux du ciel et de Dieu. » En lisant de semblables lignes, on se dit que la France méprise un peu trop ses propres gloires. Nos germanisans admirent fort le sentiment profond de Novalis pour la nature et sa pénétration à surprendre les pensées cachées sous les formes, et cependant j’ose demander si ces lignes ne seraient pas dignes de Novalis, et s’il en est beaucoup chez le rêveur allemand qui les égalent en force et en netteté. C’est à beaucoup d’égards un Novalis français que Maurice de Guérin, un Novalis mort prématurément aussi, mais qui n’a même pas eu, comme son frère allemand, le bonheur de donner sa première moisson. L’observation de ces concordances entre le monde extérieur et le monde de l’esprit n’est pas le seul point commun que Bernardin ait avec Maurice. Tous deux possèdent un certain sentiment d’intimité avec les objets extérieurs que n’ont pas connu les autres grands peintres français de la nature, Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand. Seulement cette intimité ne va jamais chez Bernardin au-delà d’une certaine bienveillance souriante et presque protectrice. Je ne sais pourquoi, il me semble trouver une ressemblance entre son sentiment de la nature et ses opinions morales et philosophiques, et pourquoi il me paraît être dans l’ordre de l’art et de poésie ce que la philanthropie est dans l’ordre de la charité. L’intimité de Bernardin avec les objets extérieurs n’est pas une intimité d’égal à égal, mais une sorte de sociabilité bienveillante. Il n’en est pas ainsi du sentiment de Maurice : son intimité avec la nature est une véritable amitié. Il traite en camarades les objets extérieurs ; il parlera des nuages de Bretagne comme d’une bande d’écoliers amis en récréation : « Ils sont en fuite vers l’orient. J’aime assez cette attitude fuyante des nuages ; il y en a qui semblent se regarder comme pour se porter un défi de vitesse. » Et plus tard, à Paris, lorsqu’il sera privé de la nature, il embrassera comme un frère le lilas de son petit jardin de la rue d’Anjou Saint-Honoré, en chantant pour eux deux seuls d’une voix pleine de larmes un vieil air de Jean-Jacques Rousseau : Que le jour me dure !

J’ai dit qu’aucun Français n’avait eu un sentiment aussi profond de la nature que Maurice de Guérin : la meilleure preuve que je puisse donner de cette assertion, qui paraîtra audacieuse peut-être, c’est l’admirable fragment du Centaure, les seules pages qu’il ait écrites avec une préoccupation d’art, les seules qui ne soient pas un reflet immédiat de sa rêverie du moment. Dans ces pages, ce que j’admire surtout, c’est l’effort prodigieux d’imagination qu’a fait Guérin pour exprimer la vie d’un être primitif et pour ainsi dire rudimentaire, et pour rendre les rapports de cet être avec les forces élémentaires de la nature. Cet effort est tellement grand qu’un jeune ami à qui je fais lire ce fragment exprime son admiration et sa surprise par quelques mots judicieux et vrais que je recueille en passant, et qui, sous une apparence critique, sont le plus grand éloge qu’on puisse faire de ces pages. « Le style, me dit-il, est d’une telle intensité dans sa simplicité, chacun de ces mots porte à l’esprit une telle abondance de sensations, et ces sensations sont si différentes de celles que nous avons l’habitude d’éprouver, et même des sensations exceptionnelles que nous cherchons dans les poètes, qu’un volume entier écrit dans une telle prose pourrait à peine se lire. » Ces dix pages sont vraiment uniques dans la littérature française ; rien chez nous ne peut en donner une idée. On a prononcé le nom de Ballanche ; mais le Centaure n’est pas un symbole philosophique à la Ballanche : non, c’est un être primitif, un individu intermédiaire entre la bête et l’homme, un proche parent de la nature qui raconte les rapports fraternels qu’il entretient avec elle et les mœurs qui lui sont propres. Il est en contact immédiat avec les élémens, qui sont pour lui des dieux bienfaisans et funestes ; le fleuve a pour lui des fraîcheurs inconnues, et la nuit des terreurs qu’ignorent les hommes. C’est un être qui n’est composé que de sensations, doué d’une sorte de vie morale empirique cependant, et tout rempli de cette sagesse expérimentale que possèdent les êtres simples qui ne vivent que de sensations, et à qui le bien et le mal se révèlent obscurément sous les formes de la douleur et du plaisir. Tant qu’il fut jeune, il s’inquiétait de ses forces, « et, y reconnaissant une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, se prenait soit à secouer ses bras, soit à multiplier son galop dans les ombres spacieuses de sa caverne, ou à courir à travers la nature, élevant ses mains dans les nuits aveugles et calmes pour qu’elles surprissent les souffles et en tirassent des signes pour augurer son chemin. » C’est ainsi que jeune il vécut, baigné pour ainsi dire dans les parfums de la nature. Plus tard, dans sa maturité, ayant perdu l’amour de l’emportement, il apprit que « le calme et les ombres président au charme secret du sentiment de la vie. » Vieux enfin, il se plaît le soir à se coucher sur le seuil de sa caverne et à suivre vaguement ses rêveries, ou bien à gravir le haut des rochers, où il s’attarde jusqu’à l’arrivée des ombres, « soit à considérer les nuages sauvages et inquiets, soit à voir venir les pléiades et le grand Orion, » sans se préoccuper de sa fin prochaine qui ne se présente pas à lui sous la forme horrible de la mort, mais sous la forme d’un retour aux élémens. Ce mot de forme est lui-même impropre, car la mort ne lui est pas révélée par les terreurs de l’imagination ; cela est bon pour les hommes chez qui l’âme est distincte du corps : c’est son corps qui lui révèle la mort par une sensation quasi voluptueuse. « Je reconnais que je me réduis et me perds rapidement » comme une neige flottant sur les eaux, et que prochainement j’irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre. » L’harmonie qui règne entre le langage du centaure et les sensations exprimées par lui est vraiment surprenante ; il n’y a pas un mot qui détonne et qui appartienne à un ordre moral supérieure cette vie de sensation. Maurice avait souvent exprimé le désir de surprendre la nature dans ses germes et ses forces secrètes ; cette fois il a poursuivi la fuyante déesse dans ses retraites les plus cachées, et l’a étreinte aussi fortement, je crois, qu’il est possible.

Ces deux volumes contiennent quelques fragmens de vers ; mais, hélas ! les vers de Maurice ne valent pas sa prose, et avec la meilleure volonté du monde je ne puis les admirer, ni même les goûter. Cette âme si ailée, si rapide et mobile dans la prose, se traîne pédestrement lorsqu’elle parle en vers. Les poésies de Maurice sont écrites dans un système que je crois faux, quoique le point de départ m’en paraisse vrai. D’après ce système, la vérité des choses est identique à leur beauté, et le meilleur moyen de les montrer belles, c’est de les montrer vraies. Les partisans du système partant de ce principe croyaient devoir s’interdire comme faux et entaché de mensonge le langage habituel aux poètes, et s’efforçaient de rendre la poésie des choses au moyen du langage familier. Ce n’était pas par amour de la prose, comme on pourrait le croire, qu’ils pensaient ainsi, mais par amour ultrà-subtil et ultrà-mystique de la poésie. En privant leur muse de tous les instrumens et ornemens dont elle se pare, ils croyaient que la poésie contenue dans les choses se dégagerait plus pure, plus nue ; ils voulaient que les choses parussent poétiques par la force même de la poésie qui était en elles. Cette tentative, aujourd’hui abandonnée et qui était une fausse application des doctrines de Wordsworth, n’a rien produit de durable, si ce n’est les poésies de M. Sainte-Beuve, qui avait précédé dans cette voie la petite école bretonne dont Maurice de Guérin fit partie. Quand il nous arrive par hasard aujourd’hui de relire quelques vers de ces poètes d’il y a vingt ans, il nous semble quelquefois voir la mystique Marie s’efforcer de traduire les contemplations de son âme par le langage de ménagère de la dévote et pratique Marthe. Les vers de Guérin échappent à peine à cet inconvénient par je ne sais quel souffle intérieur ; mais l’enveloppe en est sèche, terne et sans nouveauté.

Voilà Guérin tout entier, tel qu’il nous est révélé par sa correspondance et ce journal qu’on peut appeler une autobiographie véritable. Il n’a pas d’autre histoire en effet que celle de ses sentimens et de ses pensées. Les aventures de sa vie, c’est par exemple la découverte de la mer qu’il fit en compagnie de son ami M. Edmond de Cazalès, bien connu des anciens lecteurs de la Revue, ou un séjour prolongé dans l’habitation paisible d’Hippolyte de La Morvonnais. Le journal de Maurice ne nous apprend rien de ses dernières années ; nous savons seulement qu’il était parvenu à vaincre la timidité que lui inspirait le monde et la défiance par trop humble que lui inspirait son remarquable talent. Ainsi réconcilié avec les autres et surtout avec lui-même, il était enfin en possession du bonheur et en marche vers la gloire, lorsqu’il fut tranché dans sa fleur, dans l’été de 1839, quelques mois seulement après son mariage. À vrai dire, le grand événement de sa vie et le seul qui ait pour nous dans ce journal une importance historique, c’est son séjour à La Chênaie, auprès de Lamennais, après le retour de Rome. Lamennais fit-il grande attention à ce jeune homme timide et mélancolique ? M. de Marzan assure que non, et nous n’avons pas de peine à le comprendre, tant sont grandes les distances qui les séparaient. Quoi qu’il en soit, Maurice l’aimait au moins autant qu’il l’admirait, et il ne parle de lui qu’avec une tendresse véritable. Les jugemens qu’il porte sur lui, quoique entachés de l’enthousiasme du moment, sont encore vrais à l’heure qu’il est, même après les démentis que Lamennais donna à la première partie de sa vie, et les violences démocratiques par lesquelles il crut racheter et expia en réalité ses anciennes violences ultramontaines. Il a bien senti cette âme d’apôtre du vrai, qui, quoi qu’on pense d’elle, n’eut jamais d’autre passion que celle de la vérité et d’autre haine que cette haine violente du diable, que sa sombre imagination, nourrie de rêveries sacerdotales, lui montra toute sa vie à l’œuvre, tantôt sous la forme du libéralisme, tantôt sous la forme de l’absolutisme et de la théocratie. Car Lamennais fut un prêtre depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière. On sent bien dans le journal de Guérin l’empreinte ineffaçable de ce caractère clérical qui avait donné à l’âme du vieux prêtre une forme si fière, si inflexible et si étroite. On le voit se dessiner avec deux physionomies différentes en apparence, mais qui conviennent bien au même visage et révèlent bien la même âme. Maurice nous le montre dans le petit salon de La Chênaie causant le soir après souper avec ses jeunes amis, à demi couché sur un sopha placé sous le portrait de sa grand’mère. Son visage se détend alors et s’illumine, et ses lèvres laissent tomber toute sorte de paroles précieuses, des images bibliques, des paraboles évangéliques, parfois des boutades comiques : onction de prêtre, douceur de bon pasteur pour les brebis qu’il mène paître dans les pâturages du Seigneur. Maurice nous a conservé quelques paroles hautes et fières dignes d’une telle âme et qui valent la peine d’être citées : « Savez-vous, nous disait M. Féli dans la soirée d’avant-hier, pourquoi l’homme est la plus souffrante des créatures ? C’est qu’il a un pied dans le fini et l’autre dans l’infini, et qu’il est écartelé, non pas à quatre chevaux comme dans des temps horribles, mais à deux mondes. Il nous disait encore, en entendant sonner la pendule : Si on disait à cette pendule qu’elle aura la tête coupée dans un instant, elle n’en sonnerait pas moins son heure jusqu’à ce que l’instant fût venu. Enfans, soyez comme la pendule ; quoi qu’il doive arriver, sonnez toujours votre heure. »

Parmi les détails trop peu nombreux que Maurice nous a donnés sur Lamennais et la petite colonie religieuse de La Chênaie, il en est un qui nous a profondément touché. Le voici dans toute sa simplicité. « E. m’est arrivé tout ému, la larme à l’œil. Qu’avez-vous ? — M. Féli m’a effrayé. — Comment ? — Il était assis derrière la chapelle, sous les deux pins d’Ecosse, il a pris son bâton, a dessiné une tombe sur le gazon et m’a dit : « C’est là que je veux reposer ; mais point de pierre tumulaire, un simple banc de gazon. Oh ! que je serai bien là ! » J’ai cru qu’il se sentait malade, qu’il prévoyait sa fin prochaine. » Voilà bien un de ces éclairs de haute et poétique mélancolie qui illuminent parfois d’un rayon le front de Lamennais comme une caresse charitable de cette nature qu’il dédaigna trop, ou qui transfigurent pour un instant dans une lumière puisée au foyer éternel l’aspect anguleux et sec de ce visage qui ignora trop le sourire et la grâce. Plût au ciel que le désir qu’il exprima eût été exaucé, et que son âme eût conservé assez de paix pour ne pas désirer une autre sépulture ! Le vieux prêtre breton eût mieux reposé sous ce banc de gazon que dans la sinistre fosse commune où il voulut faire jeter sa dépouille mortelle. Et cependant je ne suis pas de ceux qui blâment cette dernière résolution, et qui y voient un dernier défi et une dernière colère. Cette sépulture dans la fosse commune n’a rien que de conforme à la vie entière de Lamennais, à la nature de son âme et au caractère particulier de ses opinions démocratiques, car la démocratie de Lamennais est à son insu singulièrement évangélique, et jusque dans cette sépulture de la fosse commune qu’il choisit comme un hommage suprême à ses opinions démocratiques, il montra la profonde empreinte que l’influence ecclésiastique et les doctrines chrétiennes avaient laissée en lui. Sa démocratie repose sur un sentiment exclusivement chrétien, l’amour des pauvres, des petits, l’amour des pauvres pour eux-mêmes, pour leur condition même et leurs misères. C’est là, dis-je, un sentiment essentiellement ecclésiastique et catholique, et Lamennais en fut possédé toute sa vie. Dans ce vœu suprême, le démocrate ne fut pas en désaccord avec le prêtre ; ce fut un dernier témoignage d’amour et de charité envers ceux qu’il appelait maintenant ses frères en humanité, et qu’il avait appelés autrefois avec l’église les membres souffrans et préférés de Jésus-Christ.

La passion tient peu de place dans la vie de Maurice ; il semble n’avoir jamais connu les emportemens et les violences extrêmes de l’amour, et en tout cas il n’est fait aucune allusion à cette maladie de l’âme dans son journal et sa correspondance. Dans sa première jeunesse, et avant son séjour à La Chênaie, il avait éprouvé, dit-on, une peine de cœur ; mais la blessure fut sans doute légère et n’eut pas grand’peine à se cicatriser, car l’âme de Maurice n’en laisse voir aucune trace. Que fut cet amour mystérieux ? Une souffrance véritable, ou bien une crise de l’adolescence, un de ces épanouissemens de cœur qui sont semblables à l’épanouissement des fleurs sous les ondées d’avril ? On ne sait. Ce qui est probable, c’est que cet amour passa vite à l’état de souvenir. Deux fois seulement on voit une ombre de femme se réfléchir dans le miroir poli du journal où Maurice fixe les images que la nature lui présente, la première fois sous la forme indistincte d’un rêve, la seconde fois sous la forme d’une robe bleue qui, flottant à l’horizon, distrait le contemplateur de ses rêveries et interrompt une belle description de nuages. Peut-être Maurice n’était-il pas né pour ressentir profondément l’amour, et je partagerais volontiers sur ce point l’avis de M. Sainte-Beuve. Peut-être son âme avait-elle des affinités trop nombreuses avec l’universalité des choses pour reporter et concentrer sur une seule personne toute cette passion éparse, flottante, dont chaque objet de la nature avait une parcelle ? J’irai plus loin, et j’oserai dire que tel que nous le connaissons, je ne sais jusqu’à quel point il était lui-même capable d’inspirer l’amour. La passion est de sa nature exclusive, tyrannique et volontaire ; il y faut une flamme et une ardeur de désir qui manquent entièrement à Maurice. Mais s’il ne connut pas, pour son bonheur, les emportemens de l’amour, il connut des sentimens plus doux, plus précieux peut-être, et en tout cas plus purs et moins mélangés d’amertume. Il avait une âme sympathique, et il sut inspirer à tous ceux qui le connurent la sympathie et l’amitié. Nous en avons la preuve dans la présente publication et dans le dévouement que ses amis ont conservé à sa mémoire. Enfin il eut le bonheur d’inspirer une des affections fraternelles les plus nobles et les plus complètes dont l’histoire littéraire garde le souvenir. L’amour que lui portait sa sœur aînée, Mlle Eugénie de Guérin, était aussi grand et aussi profond que peut l’être l’affection d’une sœur pour un frère. Nous regrettons de ne pouvoir parler ici avec étendue de cette remarquable personne, qui mériterait à elle seule une étude spéciale ; mais nous pouvons au moins la saluer en passant.

Mlle Eugénie de Guérin était bien la digne sœur de Maurice ; elle était presque son égale par l’esprit, et je ne sais pourquoi il me semble qu’elle lui fut supérieure par le cœur. Contrainte au célibat par sa pauvreté et sa naissance, elle reporta sur son frère toute la tendresse dont son cœur était plein. Tant que Maurice vécut, Mlle Eugénie porta son célibat, non-seulement avec dignité, ainsi qu’il convenait à une fille de race et d’âme nobles, mais encore avec gaieté, comme une personne dont le cœur est engagé tout entier et qui sait à qui faire don du trésor de ses affections. Toute sa vie était partagée entre son frère et quelques travaux littéraires, car Mlle Eugénie était poète, elle aussi, comme Maurice ; mais dans ces travaux de son intelligence elle avait la douceur de retrouver encore son frère : c’était lui qui levait les scrupules de conscience qu’éveillait en elle quelque directeur trop zélé, lui qui, avec ses judicieux conseils littéraires, lui envoyait des conseils religieux et spirituels de quelque sage ami catholique de La Chênaie, de l’abbé Gerbet par exemple. Lorsque Maurice mourut, Mlle Eugénie sentit le froid de la solitude tomber sur son cœur, et s’éteindre cette lumière de gaieté douce et triste qu’entretenait seule dans son âme la tendresse qu’elle portait à son frère. La mort avait fait dans sa vie un vide que la mort seule pouvait désormais combler.

Rien n’est touchant comme de voir dans son journal les efforts de tendresse que fait son cœur pour se nourrir encore du souvenir du mort, et transformer ce souvenir en amour vivant. Elle entretient avec Maurice un dialogue à voix basse, et l’informe de ce qui s’est passé durant cette absence qui ne finira plus. « Ainsi Dieu le veut. Bonsoir, mon ami. Oh ! que nous avons prié ce matin sur ta tombe, ta femme, ton père et tes sœurs !… Huit soirs ce soir que tu reposes là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre… Ta berceuse est venue, la pauvre femme toutes larmes, et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m’ont donné ces figues ! Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l’aire, tout cela, qui te charmerait, me désole. » Désormais, la vie de Mlle de Guérin n’ayant plus de but terrestre, la religion s’empara de la femme tout entière : elle tourna ses regards vers la patrie éternelle où elle était sûre de rejoindre Maurice. Les soupirs de cette âme chrétienne sont souvent très beaux ; nous n’en citerons qu’un seul, celui où elle renonce pour jamais à la pensée de chercher dans une créature humaine une consolation à sa douleur, et où elle se remet tout entière entre les mains de Dieu. « Mon Dieu, que le silence me fait peur à présent ! Pardonnez-moi tout ce qui me fait peur ! L’âme qui vous est unie, qu’a-t-elle à craindre ? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique, et véritable, et éternel amour ? Il me semble que je vous aime, comme disait le timide Pierre, mais pas comme Jean, qui s’endormit sur votre cœur. Divin repos qui me manque. Que vais-je chercher dans les créatures ? Me faire un oreiller d’une poitrine humaine ? Hélas ! j’ai vu comme la mort nous l’ôte. Plutôt m’appuyer, Jésus, sur votre couronne d’épines ! » Arrêtons-nous sur ce soupir, qui exprime un regret inconsolable et qui est le plus bel hommage rendu à la mémoire de Maurice. Onze années après, Eugénie avait la douceur de rejoindre enfin ce frère bien-aimé.

Faut-il plaindre Maurice cependant d’avoir été moissonné dans sa fleur ? Faut-il faire à la mort un reproche d’avoir détruit les espérances que sa vie promettait ? Après tout, sa destinée est enviable ; il eut des amis qui restèrent fidèles à son souvenir, une sœur bien-aimée qui ne voulut pas connaître d’autre tendresse que celle qu’il lui avait inspirée, et quant à la place étroite que la mort lui a faite en l’enlevant brusquement à ses travaux, si elle est moins grande que celle que la vie lui aurait faite, elle est peut-être plus poétique et plus charmante. Maurice de Guérin apparaît ainsi comme une de ces fleurs de la solitude qui, cachées sous les hautes herbes, embaument de leurs parfums le promeneur qui ne les aperçoit pas. Les parfums de cette fleur se dégagent abondans et suaves de ces deux volumes. Puissions-nous vous avoir donné le désir de les respirer !

Émile Montégut.


  1. Voyez la Revue du 15 mai 1840.
  2. Ces lignes sont extraites d’une lettre adressée à M. François du Breil de Marzan, catholique déterminé, lui, et non chancelant, que la tiédeur religieuse de Guérin affligeait profondément. Le lecteur trouvera, au commencement du second volume, une notice dont M. de Marzan a fait précéder la correspondance de Maurice. M. de Marzan y insiste avec tristesse sur l’indifférence religieuse et même l’irréligion de Maurice pendant les années de son séjour à Paris, entre l’époque de ferveur relative de La Chênaie et la demi-conversion qui suivit son mariage. Il parait que, durant ces années, Maurice trouvait de la gloire à parler comme lélia, et du bonheur à mordre comme le Charivari ! Maurice est représenté à cette date comme un fils de Voltaire ; je crains qu’il n’y ait là quelque exagération orthodoxe, et que, toute proportion gardée, il ne faille prendre les expressions de M. de Marzan à peu près comme nous prenons les expressions de Jacqueline Pascal et de Mme Périer lorsqu’elles parlent des désordres de leur frère. En quoi consistaient précisément ces écarts ? Nous ne trouvons qu’un seul fait ; il est vrai qu’il suffit à expliquer les plaintes de l’ami resté fidèle à l’église. «…Lorsqu’après les déjeuners de neuf heures auxquels je l’invitais chaque dimanche, je me levais de table pour me rendre à Saint-Roch, Guérin m’accompagnait toujours jusqu’à la porte de l’église, hélas ! et m’y laissait entrer seul… » La notice de M. de Marzan est intéressante, mais elle nous plairait davantage si elle était écrite d’un ton moins amer. On sent trop que l’auteur a conservé un sourd ressentiment contre l’hôte illustre de La Chênaie, et qu’il ne lui pardonne pas d’avoir cru un moment à sa parole et de l’avoir pris pour l’apôtre des temps nouveaux. Il y a une belle parole de Schiller : « Ne disons jamais de mal des rêves de notre jeunesse ; ils sont la meilleure partie de nous-mêmes. »