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Portraits zoologiques/10

La bibliothèque libre.
Librairie du Jardin d'Acclimatation (p. 56-58).

X

LES DEUX MARTINS

Ils sont deux Martins : l’un pêche, l’autre chasse. On pourrait représenter le premier avec une ligne à la patte, et le second un fusil sur l’épaule.

Cependant leur arme commune et redoutable est un bec effilé comme un poignard albanais, qui pince et qui tord, avec un succès égal, le reptile et le poisson.

Qui n’a pas admiré le Martin-pêcheur de nos climats, au vol rapide, au plumage azuré, passant comme une flèche, brillant comme un rayon ? Le voici caché sous la feuillée, en sentinelle, sur la branche d’un saule ou d’un ormeau. À ses pieds coule une rivière ou dort un étang. Tandis que le poisson se joue avec confiance à la surface de l’eau, le Martin-pêcheur observe, attend, choisit sa proie, s’élance, plonge, saisit, tient sa victime : un éclair, un éblouissement.

En un clin d’œil, il a regagné son poste, en serrant dans son large bec sa proie infortunée, qui se tord et se débat en vain, qu’il frappe contre une branche à coups secs et redoublés, absolument comme Polichinelle quand il bat sa femme.

La victime expirée est engloutie, et le Martin, faisant claquer son bec, observe, attend une nouvelle proie.

Les poëtes ont chanté le Martin-pêcheur, et la légende lui a fait comme une auréole.

Son bec desséché, gardé comme une relique, devient une boussole, et son nid ballotté par les flots est un talisman. Le premier avertit d’où viendra l’orage ; le second calme la tempête. Le Martin n’a point ces visées astronomiques. Il ne calme que son appétit ; sa seule prétention est une grande adresse, son seul souci une pêche heureuse. Ce n’est ni un sauveur, ni un devin, c’est un glouton et le premier des pêcheurs à la ligne.

Sur les bords du Nil, on trouve un Martin-pêcheur de haute taille et d’un aspect bien singulier. Ses plumes, alternativement blanches et noires, forment comme un jeu de dames. Cela ressemble à une toile de matelas, et l’on pourrait jouer aux échecs sur ses ailes demi-deuil.

Le Martin-chasseur d’Australie ne brille pas à côté de notre Martin-pêcheur. Son plumage est sombre comme la bure d’un moine, son corps alourdi, ses jambes courtes, sa tête énorme et son bec prodigieux. Il sautille tout d’un bloc et titube comme un ivrogne. On craint toujours que sa grosse tête ne l’entraîne en avant et ne lui fasse faire la culbute. Son grand bec, sans cesse entr’ouvert comme les lames disjointes d’une paire de ciseaux, ajoute encore à son air grotesque et badaud.

C’est un oiseau bruyant et jovial, bavardant, jacassant et riant aux éclats. Sa voix n’est pas moins bizarre que sa personne. Il ne saurait sortir de plus étranges sons d’un plus étrange bec.

Il aime beaucoup la société. Au retour de la chasse, on voit des troupes de Martins-chasseurs se réunir en cercle, tenir conseil, babiller tous à la fois, comme s’ils se racontaient les aventures de la journée et faire retentir le silence des bois de leurs bruyants éclats de rire. Heureux oiseaux !

Mais, qui sait ! ce n’est peut-être là qu’une gaieté factice.

Le Martin-chasseur pourrait bien être un philosophe qui rit de sa difformité, de crainte d’être obligé d’en pleurer…