Aller au contenu

Portraits zoologiques/5

La bibliothèque libre.
Librairie du Jardin d'Acclimatation (p. 30-38).

V

LES CHIENS

Rien de plus confortable et de plus élégant que le grand chenil du Jardin d’acclimatation. Jamais les Chiens n’ont été mieux logés.

Ce n’est plus un chenil, c’est un palais, c’est un temple élevé à Fox et à Diane.

Figurez-vous un gracieux bâtiment formant une immense ellipse, coupé dans toute sa longueur par une grande allée qui fait communiquer du dehors avec les box, j’allais dire avec les appartements.

Chaque individu, chaque famille occupe un pavillon spécial se composant d’une grande cour macadamisée, d’une loge au rez-de-chaussée, d’un léger escalier donnant sur un banc de chenil au premier étage.

Tous les pavillons sont recouverts d’un stuc à l’aspect marmoréen, et séparés les uns des autres par d’élégantes grilles.

Chacun aboie chez soi.

Je n’ai pas la prétention d’écrire la biographie presque humaine du Chien, ni d’esquisser tous les types que renferme le Jardin d’acclimatation.

Ils sont près de deux cents orateurs campés sur leur tribune et parlant tous à la fois, haranguant le public du haut de leur banc de chenil.

Voici d’abord le chien de garde, Chien de berger et chien de ferme, protecteur des troupeaux ou des foyers, chien fidèle et utile, laborieux, vigilant, dévoué, notre auxiliaire et notre compagnon, notre ami. Que demande-t-il ? Un ordre. Que fait-il ? Il guette et il écoute ; il nous avertit, il nous défend ; il ne comprend pas, il devine ; il est partout et il voit tout. Notre maison est la sienne, et, en échange de tout ce dévouement, que lui faut-il ? Un regard, un mot, une caresse, une bouchée de pain.

Toutes mes préférences sont acquises au Chien de berger à l’allure rustique et vaillante, au regard tout plein de finesse campagnarde. Il est tout crotté et comme vêtu de bure ; mais qui dira la prudence, la bravoure et la sagacité qui se cachent dans ce paysan du Danube. S’il ne chasse pas le gibier royal et ne monte pas en carrosse, il va à pied comme un honnête homme et fait noblement son métier de garde champêtre. Il ne pose point ; comme le montagnard, il observe ; il aboie peu, il veille. On ne l’entend pas, mais on sent qu’il est là, ce rural honnête, ce conservateur intrépide, ce gardien immuable prêt à donner l’éveil et prêt à combattre.

Aux champs, le Chien de berger est comme le pivot de la société. C’est la providence des étables et la sécurité des troupeaux. Sans lui, plus de discipline, plus d’ordre, plus de prospérité, plus de côtelettes, plus de gigots. Sans lui, le loup, cet aventurier, ce déclassé, cet irréconciliable, passerait de la forêt à la bergerie, et de la bergerie au foyer. Mais alors il n’y aurait plus de foyer.

Ici le Terre-Neuve, indolent et superbe, qui semble vous accabler de son dédain. Il sommeille, mais son réveil est celui du lion. Fort comme un Hercule et doux comme un enfant, il se sert de sa puissance, mais n’en abuse jamais : qualité belle et rare, même chez l’homme. C’est le plus majestueux des chiens ; il se drape, pour ainsi dire, dans son indifférence, détourne avec lenteur sa tête somnolente et fatiguée, et marche moins qu’il ne traîne son importance d’un pas nonchalant et alourdi. C’est un monarque ennuyé, le roi fainéant de la race canine.

Là nous nous trouvons en face du Chien philanthropique et vaillant du mont Saint-Bernard, à l’aspect monacal et débonnaire. C’est un rude montagnard, bravant les neiges, les glaces et l’aquilon, l’avalanche et le torrent ; c’est un cantinier respectable et dévoué aux voyageurs, qu’il découvre jusque sous la neige, qu’il ranime et qu’il ramène. C’est un bienfaiteur étrange et désintéressé, dont le poste d’honneur est un pic des Alpes, dont la mission, toujours remplie, est de secourir et de sauver, j’allais dire son semblable.

Son rôle est une sorte d’apostolat, sa vie un dévouement, son histoire une légende. Depuis qu’il s’est retiré dans un monastère, il semble avoir quitté l’histoire naturelle pour entrer dans la Morale en actions.

Il aurait pu descendre dans la plaine, sous un climat moins rude, avoir sa ferme ou son château, une niche bien tiède, une place au foyer ; vivre ; oisif et libre, de la douce vie de famille. Il aurait pu être puissant et redouté.

Le Chien du mont Saint-Bernard a préféré s’isoler dans la région des frimas et se consacrer à la charité. C’est là qu’il naît, qu’il vit, qu’il meurt, qu’il a implanté sa touchante et noble race, une race de philanthropes.

Le voici immobile sur son banc de chenil, énorme et fort, et blanc comme la neige des montagnes, la tête haute, sa patte hospitalière tendue en avant, l’œil clair et doux, interrogeant l’horizon, ayant l’air de chercher à sauver quelqu’un.

Il ne lui manque qu’un nécessaire de voyage, son attirail légendaire et charitable, un baril au cou et une couverture sur l’épaule ; il ne lui manque qu’une brochette de médailles sur le poitrail, et sur sa niche cette devise bien méritée :

Hominis amantissimus canis.

D’un côté, les Lévriers à longs poils, russes, persans, écossais, circassiens, souples, longs et gracieux comme des tigres, profilant leurs museaux pointus comme s’ils flairaient un sanglier imaginaire ; cauteleux, attentifs, l’oreille droite et la queue en cercle, prêts à bondir. C’est la grâce même, c’est l’agilité, c’est la vigueur.

Le Lévrier ne court pas, il est déjà là ; il ne poursuit pas, il atteint ; il ne chasse pas, il prend. Il a la lutte brillante et prompte, décisive.

Parfois il ralentit ses bonds, invente des obstacles et des détours, comme pour donner à son adversaire le mérite de lui échapper et se donner à lui-même le plaisir de le poursuivre.

Pour lui, la course est un jeu, la victoire une habitude ; quand il bondit, c’est un trait, c’est une lance qui décrit des courbes.

D’un autre côté, se dressent les grands Chiens danois au poil fauve et ras : on dirait des lionnes du cap de Bonne-Espérance.

Leur force est extraordinaire, leur taille magnifique, leur humeur redoutable. Assis et le museau au vent, laissant tomber sur le public un regard dédaigneux et souverain, on croirait ces molosses sculptés par Barye.

Leur férocité égale leur vigueur. Quand le Régent mourut, on ne put embaumer que la moitié de son cœur. Un grand Chien danois qui avait appartenu au prince se jeta sur l’organe saignant de son maître et le dévora ; il fallut lui en arracher les morceaux de la gueule.

Ce cruel animal était d’autant plus coupable, qu’il vivait à la cour depuis dix ans et n’avait qu’à aboyer pour être servi.

À droite, le Loulou d’Alsace, si fidèle et si français, vif, alerte, bruyant, joyeux, l’oreille droite et le panache en cor de chasse. Remuant, bavard, il a du vif-argent dans les quatre pattes, aboie à tout propos, aime le bruit, les voyages, le grand air, et professe un goût particulier pour les impériales de diligences.

À gauche, le Caniche portant moustache et barbiche, le dos taillé en plate-bande et la chevelure dans les yeux. C’est, après le Chien de berger, le plus intelligent des chiens : on compte toute une meute de Chiens caniches qui ont sauvé leurs maîtres. Celui de Mme Deshoulières servait à table et s’en acquittait fort bien. On se rappelle aussi l’histoire de ce Caniche qui, ayant vu des mendiants sonner à la porte d’un monastère et manger une écuelle de soupe qu’on leur passait à travers la porte, attendit leur départ pour tirer le cordon et recevoir son déjeuner.

Après cette critique aussi spirituelle qu’intéressée de la mendicité, les moines l’accueillirent comme un vrai pauvre, et il eut son couvert mis jusqu’à la fin de ses jours.

Puis viennent les Levrettes. Elles sont charmantes et très-distinguées ; mais que de vanité et de folie ! Cet animal fut toujours étourdi et niais. On se souvient que la Levrette de Newton s’amusa un beau jour à anéantir le problème que son maître avait mis dix ans à résoudre. On se rappelle encore que la Levrette de Racan mangea d’un bout à l’autre le discours de réception qu’il devait prononcer à l’Académie.

La pauvre bête en mourut : ce qui prouve que les discours académiques ne sont pas toujours faciles à digérer.

Arrêtons-nous un instant devant les petits Chiens danois, si délicats, si caressants, si gracieux avec leurs têtes rondes, leurs yeux bleu faïence, et leur robe merveilleusement tachetée, qui les fait ressembler à de vivantes mosaïques.

Leurs voisins ne leur ressemblent guère : ce sont des Dogues à l’œil sanglant, des Mâtins à la voix rauque, des Terriers au front bas, aux crocs nus, au regard perfide et défiant, des Molosses à la tête monstrueuse, aux lèvres épaisses et pendantes, à l’air aviné. Il ne leur manque qu’une pipe et un chapeau mou. Tout le monde leur est suspect et ils sont redoutés de tous : ce sont les dictateurs de la rue avec des têtes d’accusateurs publics.

Ils lèchent les pavés ensanglantés que d’autres ont soulevés, et se tiennent dans leur loge, attentifs et menaçants, comme derrière une barricade.

Plus loin, les Chiens de chasse, un tourbillon, un éblouissement. Rien de plus animé, de plus curieux. Tous ces corps alertes et souples vont, viennent, se croisent, se pressent, se bousculent et se confondent en une grande nappe blanche tachetée de gris, de noir, de roux, de jaune et de feu. Toutes ces têtes intelligentes et vives s’agitent, toutes ces oreilles se balancent comme des éventails ; toutes ces langues sortent et palpitent ; toutes ces pattes remuent comme des baguettes de tambour ; toutes ces queues se dressent au-dessus de cette masse mouvante comme les baïonnettes d’un régiment. Toutes ces physionomies ne respirent qu’une passion : la chasse !

On rêve de Compiègne, de Fontainebleau, de Chantilly ; on voit défiler les piqueurs et l’on entend le bruit des fanfares.

Je n’ai fait qu’esquisser rapidement ce chenil monumental et ses principaux locataires ; ce palais de la race canine sera bientôt continué et agrandi pour recevoir de nouvelles espèces.

Alors on y verra tous les généraux Tom-Pouce du genre : des King-Charles qu’on croirait de sucre ou de carton ; des Bichons qu’on mettrait sur une étagère ; des Terriers nains, gros comme un rat, et qui coûtent plus cher qu’une paire de bœufs du Nivernais ; des petits Japonais et des petits Chinois qui entreraient dans une pantoufle ; des Chiens nus du Mexique, qui cherchent toujours en frissonnant leur robe absente ; des Chiens turcs, qui portent sur l’oreille comme un fez couleur de feu ; et des Chiens comestibles de la Polynésie, dont les brochettes de foies sont très-recherchées des gourmets de Bornéo.

Si le regard est charmé par cette exposition permanente et choisie, il faut avouer que l’ouïe reste un peu surprise de cette symphonie cosmopolite où l’on aboie dans toutes les langues, où l’on jappe dans tous les dialectes, en russe, en anglais, en persan, en espagnol, en hongrois, en turc, en grec !…