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Portraits zoologiques/55

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Librairie du Jardin d'Acclimatation (p. 282-286).

LV

LA LOUTRE

La Loutre est notre chien de pêche, un épagneul aquatique qui, bien dressé, nous rapporte, au lieu de perdreaux, des truites et des brochets. Mais nous n’apprécions pas assez sa rare intelligence, sa docilité et ses talents.

C’est un animal affectueux et charmant, sensible à nos caresses, recherchant avec empressement la collaboration et l’amitié de l’Homme.

Dieu nous l’a donné comme auxiliaire, comme allié, et nous le traitons en réfractaire. La nature l’a créé pêcheur, et nous en avons fait un braconnier ; c’est notre compagnon de pêche, et nous le traquons comme un gibier.

Nous le laissons pêcher pour son propre compte, et il dévaste nos rivières ; quand il est dressé, il se jette à l’eau, plonge, choisit le plus beau poisson comme on descend chercher une bouteille de vieux vin à la cave, remonte et nous remet sa capture en échange d’un peu de leurre.

Nous le chassons et il nous fuit ; quand il est apprivoisé, il se joue avec nous sur le sable, au bord des eaux, nous suit comme un chien et se pelotonne pour dormir sur nos genoux. On se rappelle sans doute la Loutre du fameux roi de Pologne, Jean Sobieski, familière comme un moineau, adroite comme un chat et fidèle comme un chien, mangeant à sa table, prenant place dans ses carrosses.

À la voix de son maître, elle plongeait dans la Vistule, entassait sur la rive carpes, barbillons, brochets, et attendait, les yeux fixés sur le roi. À un geste négatif de Sobieski, elle répondait par une moue expressive qui semblait dire : Il paraît que ce n’est pas cela. Elle reportait tout son butin dans l’eau, plongeait encore, et remontait avec la pièce désirée, une perche ou une truite.

Les Chinois, si patients et si habiles dans l’art d’instruire les animaux, ont de vrais équipages de Loutres qui prennent d’énormes quantités de poissons.

Pour empêcher la Loutre de déchirer sa proie, le pêcheur chinois lui enveloppe les canines d’un petit dé de cuir, comme il passe un anneau au cou des cormorans.

La domestication de la Loutre en Chine remonte à plusieurs siècles. Son éducation n’est qu’un jeu, un plaisir ; ce qui n’empêche pas qu’une Loutre bien dressée se vend plus de cent francs.

Son aspect est gracieux et sympathique. Son corps fusiforme, allongé, a la souplesse et l’agilité de la fouine ; par sa tête ronde, ses lèvres blanches, son œil intelligent et son regard presque humain, elle ressemble un peu au phoque. Sa queue aplatie rappelle celle du castor. Elle a la patte courte et les doigts palmés des plongeurs, une fourrure légendaire, épaisse et moelleuse, à jamais célèbre dans les fastes de la chapellerie.

Le Castor fournit des chapeaux ; la Loutre produit des casquettes ; elle produit de très-honnêtes casquettes qui ont eu leur grandeur et leur décadence, et qui, démodées par le progrès et les chemins de fer, sont en train de disparaître avec le dernier conducteur de diligence.

Mais n’oublions pas que l’empereur Charlemagne portait un thorax ou gilet de peau de Loutre ; que Pierre le Grand se coiffait de cette fourrure aujourd’hui prudhommesque et débonnaire, et qu’à Plessis-lez-Tours le sombre Louis XI abritait son front terrible sous un chapeau de Loutre constellé de petites vierges de plomb.

La Loutre est essentiellement aquatique. L’eau est son domaine, et sa vie est une longue partie de pêche ; sa demeure est la fente d’un rocher, le creux d’un arbre au bord des eaux, de sorte qu’elle n’a qu’à faire un pas pour sauter du lit à table.

Sur terre, sa démarche est pénible et lente ; dans l’eau, c’est l’agilité, la souplesse et la grâce en personne.

Elle plonge, reparaît, glisse, ondule, se joue et se balance ; s’éloigne, revient, se tourne, se courbe, s’allonge ; saisit un poisson, le lâche, le reprend, l’apporte sur la rive, le tourne, le retourne, le lave avec soin et l’avale délicatement, comme un gourmet engloutit une crêpe.

La Loutre d’Amérique diffère peu de celle de nos climats. La Loutre noire de Pondichéry est admirablement dressée par l’Indien, qui s’en sert pour la pêche comme nous employons le chien pour la chasse.

Au Kamtchatka, se trouve la Loutre de mer, qui plonge dans la neige comme dans l’eau glacée. Sa fourrure, d’une finesse et d’un éclat merveilleux, la plus belle et la plus recherchée peut-être qui existe, est l’objet d’un commerce important entre la Chine et la Russie.

L’Homme a toujours préféré la dépouille de la Loutre à son amitié. Pour forcer le gibier, il possède d’innombrables espèces de chiens ; pour prendre le poisson, il n’a qu’un chien de pêche : la Loutre. Qu’importe ? Au lieu de se l’attacher, il la persécute ; au lieu de la dresser, il la tue.

Jadis la Loutre occupait une place brillante dans la vénerie ; on la chassait avec un certain apparat, comme si sa peau eût été ennoblie par le gilet de Charlemagne et le bonnet de Pierre le Grand.

On a supprimé la pompe, mais la persécution subsiste. On chasse la Loutre, on la traque, on l’affûte, on la prend au piége.

En Angleterre, il existe des meutes spéciales consacrées à cette chasse impie. On dresse et l’on emploie le Chien à Loutre, espèce de griffon, nageur du premier ordre.

Chasse émouvante et pittoresque, mais bien triste.

Le champ de bataille est une rivière, et ils sont vingt contre une. Longtemps la Loutre a résisté aux assauts de la meute avide, se faufilant à travers ses ennemis, plongeant, glissant, fuyant, se dérobant à leur rage, n’ayant qu’un bouclier, l’eau limpide, et qu’une arme, son agilité.

Tout à coup elle apparaît, épuisée, vaincue ; sa douce et spirituelle figure surgit au milieu de vingt gueules écumeuses et menaçantes ; un cercle effroyable, vivant, hurlant, l’environne, se rétrécit, l’enserre.

Alors, tournant ses yeux vers le chasseur qui, du fond de sa barque, excite les chiens et brandit une lance, elle semble lui dire : « Que t’ai-je fait ? ne suis-je pas ton auxiliaire et ton amie ? Pourquoi me chasser ainsi, quand nous pouvions si bien pêcher ensemble ? »

Et joignant sa cruauté à la fureur des chiens, l’Homme s’approche et frappe la Loutre de sa lance.

C’est là sa réponse : il lui faut des casquettes !