Pot-Bouille/10

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G. Charpentier (p. 233-256).


X


Alors, Octave se trouva rapproché des Duveyrier. Souvent, lorsque madame Duveyrier rentrait, elle traversait le magasin de son frère, s’arrêtait à causer un instant avec Berthe ; et, la première fois qu’elle aperçut le jeune homme, installé derrière un comptoir, elle lui fit d’aimables reproches sur son manque de parole, en lui rappelant son ancienne promesse de venir un soir, chez elle, essayer sa voix au piano. Justement, elle voulait donner une seconde audition de la Bénédiction des Poignards, à un de ses premiers samedis de l’hiver suivant, mais avec deux ténors de plus, quelque chose de très complet.

— Si cela ne vous contrarie pas, dit un jour Berthe à Octave, vous pourrez monter après votre dîner chez ma belle-sœur. Elle vous attend.

Elle gardait à son égard une attitude de patronne simplement polie.

— C’est que, ce soir, fit-il remarquer, je comptais mettre un peu d’ordre dans ces cases.

— Ne vous inquiétez pas, reprit-elle, il y a ici du monde pour cette besogne… Je vous donne votre soirée.

Vers neuf heures, Octave trouva madame Duveyrier qui l’attendait, dans son grand salon blanc et or. Tout était prêt, le piano ouvert, les bougies allumées. Une lampe posée sur un guéridon, à côté de l’instrument, éclairait mal la pièce, dont une moitié restait obscure. En voyant la jeune femme seule, il crut devoir lui demander comment M. Duveyrier se portait. Elle répondit qu’il allait parfaitement ; ses collègues l’avaient chargé d’un rapport, dans une affaire très grave, et il était justement sorti pour se renseigner sur certains faits.

— Vous savez, cette affaire de la rue de Provence, dit-elle avec simplicité.

— Ah ! il s’en occupe ! s’écria Octave.

C’était un scandale qui passionnait Paris, toute une prostitution clandestine, des enfants de quatorze ans livrés à de hauts personnages. Clotilde ajouta :

— Oui, ça lui donne beaucoup de mal. Depuis quinze jours, ses soirées sont prises.

Il la regarda, sachant par Trublot que l’oncle Bachelard, ce jour-là, avait invité Duveyrier à dîner, et qu’on devait ensuite finir la soirée chez Clarisse. Mais elle était très sérieuse, elle parlait toujours de son mari avec gravité, contait de son grand air honnête des histoires extraordinaires, où elle expliquait pourquoi on ne le trouvait jamais au domicile conjugal.

— Dame ! il a charge d’âmes, murmura-t-il, gêné par son clair regard.

Elle lui paraissait très belle, seule dans l’appartement vide. Ses cheveux roux pâlissaient son visage un peu long, d’une obstination tranquille de femme cloîtrée au fond de ses devoirs ; et, vêtue de soie grise, la gorge et la taille sanglées dans un corset cuirassé de baleines, elle le traitait avec une amabilité sans chaleur, comme séparée de lui par un triple airain.

— Eh bien ! monsieur, voulez-vous que nous commencions ? reprit-elle. Vous excusez mon importunité, n’est-ce pas ?… Et lâchez-vous, donnez tous vos moyens, puisque monsieur Duveyrier n’est pas là… Vous l’avez peut-être entendu se vanter de ne pas aimer la musique ?

Elle mettait un tel mépris dans cette phrase, qu’il crut devoir risquer un léger rire. C’était d’ailleurs l’attaque unique qui lui échappait parfois contre son mari devant le monde, exaspérée des plaisanteries de ce dernier sur son piano, elle qui était assez forte pour cacher la haine et la répulsion physique qu’il lui inspirait.

— Comment peut-on ne pas aimer la musique ? répétait Octave d’un air d’extase, afin de lui être agréable.

Alors, elle s’assit. Un recueil d’anciens airs était ouvert sur le pupitre. Elle avait choisi un morceau de Zémire et Azor, de Grétry. Comme le jeune homme lisait tout au plus ses notes, elle le lui fit d’abord déchiffrer à demi-voix. Puis, elle joua le prélude, et il commença.

Du moment qu’on aime,
L’on devient si doux…

— Parfait ! cria-t-elle ravie, un ténor, il n’y a pas à en douter, un ténor !… Continuez, monsieur.

Octave, très flatté, fila les deux autres vers.

Et je suis moi-même
Plus tremblant que vous.

Elle rayonnait. Voilà trois ans qu’elle en cherchait un ! Et elle lui conta ses déboires, M. Trublot par exemple ; car, c’était un fait dont on aurait dû étudier les causes, il n’y avait plus de ténors parmi les jeunes gens de la société : sans doute le tabac.

— Attention, maintenant ! reprit-elle, nous allons y mettre de l’expression… Attaquez avec franchise.

Son visage froid prit une langueur, ses yeux se tournèrent vers lui d’un air mourant. Croyant qu’elle s’échauffait, il s’animait aussi, la trouvait charmante. Pas un bruit ne venait des pièces voisines, l’ombre vague du grand salon semblait les envelopper d’une volupté assoupie ; et, penché derrière elle, frôlant son chignon de sa poitrine, pour mieux voir la musique, il soupirait dans un frisson les deux vers :

Et je suis moi-même
Plus tremblant que vous.

Mais, la phrase mélodique achevée, elle laissa tomber son expression passionnée comme un masque. Sa froideur était dessous. Il se recula, inquiet, ne voulant pas recommencer son aventure avec madame Hédouin.

— Vous irez très bien, disait-elle. Accentuez seulement davantage la mesure… Tenez, comme ça.

Et elle chanta elle-même, elle répéta à vingt reprises : « Plus tremblant que vous, » en détachant les notes avec une rigueur de femme impeccable, dont la passion musicale était à fleur de peau, dans la mécanique. Sa voix montait peu à peu, emplissait la pièce de cris aigus, lorsque tous deux entendirent brusquement, derrière leur dos, quelqu’un dire très fort :

— Madame, madame !

Elle eut un sursaut, et reconnaissant sa femme de chambre Clémence :

— Hein ? quoi ?

— Madame, c’est monsieur votre père qui est tombé le nez dans ses écritures et qui ne bouge plus… Il nous fait peur.

Alors, sans bien comprendre, pleine de surprise, elle quitta le piano, elle suivit Clémence. Octave, qui n’osait l’accompagner, resta à piétiner au milieu du salon. Cependant, après quelques minutes d’hésitation et de gêne, comme il entendait des pas précipités, des voix éperdues, il se décida, il traversa une pièce obscure, puis se trouva dans la chambre de M. Vabre. Tous les domestiques étaient accourus, Julie en tablier de cuisine, Clémence et Hippolyte, l’esprit encore occupé d’une partie de dominos qu’ils venaient de lâcher ; et, debout, l’air ahuri, ils entouraient le vieillard, pendant que Clotilde, penchée à son oreille, l’appelait, le suppliait de dire un mot, un seul mot. Mais il ne bougeait toujours pas, le nez dans ses fiches. Il avait tapé du front sur son encrier. Une éclaboussure d’encre lui couvrait l’œil gauche, coulant en minces gouttes jusqu’à ses lèvres.

— C’est une attaque, dit Octave. On ne peut le laisser là. Il faut le mettre sur son lit.

Mais madame Duveyrier perdait la tête. Peu à peu, l’émotion montait dans ses veines lentes. Elle répétait :

— Vous croyez, vous croyez… Ô mon Dieu ! ô mon pauvre père !

Hippolyte ne se hâtait point, travaillé d’une inquiétude, d’une répulsion visible à toucher le vieux, qui allait peut-être passer entre ses bras. Il fallut qu’Octave lui criât de l’aider. À eux deux, ils le couchèrent.

— Apporte donc de l’eau tiède ! reprit le jeune homme, en s’adressant à Julie. Débarbouillez-le.

Maintenant, Clotilde s’irritait contre son mari. Est-ce qu’il aurait dû être dehors ? Qu’allait-elle devenir, s’il arrivait un accident ? C’était comme un fait exprès, jamais il ne se trouvait à la maison, quand on avait besoin de lui ; et Dieu savait cependant qu’on en avait rarement besoin ! Octave l’interrompit pour lui conseiller d’envoyer chercher le docteur Juillerat. Personne n’y songeait. Hippolyte partit tout de suite, heureux de prendre l’air.

— Me laisser seule ! continua Clotilde. Moi, je ne sais pas, il doit y avoir toutes sortes d’affaires à régler… Ô mon pauvre père !

— Voulez-vous que je prévienne la famille ? offrit Octave. Je puis appeler vos deux frères… Ce serait prudent.

Elle ne répondit pas. Deux grosses larmes gonflaient ses yeux, pendant que Julie et Clémence tâchaient de déshabiller le vieillard. Puis, elle retint Octave : son frère Auguste était absent, ayant ce soir-là un rendez-vous ; et quant à Théophile, il ferait bien de ne pas monter, car sa vue seule achèverait leur père. Elle conta alors que celui-ci s’était présenté en face, chez ses enfants, pour toucher des termes arriérés ; mais ils l’avaient reçu brutalement, Valérie surtout, refusant de payer, réclamant la somme promise par lui, lors de leur mariage ; et l’attaque venait sans aucun doute de cette scène, car il était rentré dans un état pitoyable.

— Madame, fit remarquer Clémence, il a déjà un côté tout froid.

Ce fut, pour madame Duveyrier, un redoublement de colère. Elle ne parlait plus, de peur d’en trop dire en présence des bonnes. Son mari se moquait bien de leurs intérêts ! Si elle avait seulement connu les lois ! Et elle ne pouvait tenir en place, elle marchait devant le lit. Octave, distrait par la vue des fiches, regardait l’appareil formidable dont elles couvraient la table : c’était, dans une grande boîte de chêne, des séries de cartons méticuleusement classés, toute une vie de travail imbécile. Au moment où il lisait sur un de ces cartons : « Isidore Charbotel : Salon de 1857, Atalante ; Salon de 1859, le Lion d’Androclès ; Salon de 1861, portrait de M. P*** », Clotilde se planta devant lui et dit à voix basse, résolument :

— Allez le chercher.

Et, comme il s’étonnait, elle sembla, d’un haussement d’épaules, jeter de côté l’histoire du rapport sur l’affaire de la rue de Provence, un de ces éternels prétextes qu’elle inventait pour le monde. Dans son émotion, elle lâchait tout.

— Vous savez, rue de la Cerisaie… Tous nos amis le savent.

Il voulut protester.

— Je vous jure, madame…

— Ne le défendez donc pas ! reprit-elle. Je suis trop heureuse, il peut y rester… Ah ! mon Dieu ! si ce n’était pas pour mon pauvre père !

Octave s’inclina. Julie était en train de débarbouiller l’œil de M. Vabre, avec le coin d’une serviette ; mais l’encre séchait, l’éclaboussure demeurait dans la peau, marquée en taches livides. Madame Duveyrier recommanda de ne pas le frotter si fort ; puis, elle revint au jeune homme, qui se trouvait déjà près de la porte.

— Pas un mot à personne, murmura-t-elle. Il est inutile de bouleverser la maison… Prenez un fiacre, frappez là-bas, ramenez-le quand même.

Quand il fut parti, elle se laissa tomber sur une chaise, au chevet du malade. Il n’avait pas repris connaissance, sa respiration seule, un souffle long et pénible, troublait le silence morne de la chambre. Alors, comme le médecin n’arrivait pas, se voyant seule avec les deux bonnes qui regardaient, l’air effaré, elle éclata en gros sanglots, dans une crise de profonde douleur.

C’était au Café anglais que l’oncle Bachelard avait invité Duveyrier, sans qu’on sût pourquoi, peut-être pour le plaisir de traiter un conseiller à la cour, et de lui montrer comment on savait dépenser l’argent, dans le commerce. Il avait amené en outre Trublot et Gueulin, quatre hommes et pas de femmes, car les femmes ne savent pas manger : elles font du tort aux truffes, elles gâtent la digestion. Du reste, on connaissait l’oncle sur toute la ligne des boulevards pour ses dîners fastueux, quand un client tombait chez lui du fond de l’Inde ou du Brésil, des dîners à trois cents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblement l’honneur de la commission française. Une rage de dépense le prenait, il exigeait tout ce qu’il y avait de plus cher, des curiosités gastronomiques, même immangeables, des sterlets du Volga, des anguilles du Tibre, des grouses d’Écosse, des outardes de Suède, des pattes d’ours de la Forêt noire, des bosses de bison d’Amérique, des navets de Teltow, des courgerons de Grèce ; et c’étaient encore des primeurs extraordinaires, des pêches en décembre et des perdreaux en juillet, puis un luxe de fleurs, d’argenterie, de cristaux, un service qui mettait le restaurant en l’air ; sans parler des vins, pour lesquels il faisait bouleverser la cave, réclamant des crus inconnus, n’estimant rien d’assez vieux, d’assez rare, rêvant des bouteilles uniques à deux louis le verre.

Ce soir-là, comme on se trouvait en été, saison où tout abonde, il avait eu du mal à enfler l’addition. Le menu, arrêté dès la veille, fut pourtant remarquable : un potage crème d’asperges, puis des petites timbales à la Pompadour ; deux relevés, une truite à la genevoise et un filet de bœuf à la Chateaubriand ; deux entrées, des ortolans à la Lucullus et une salade d’écrevisses ; enfin comme rôt un cimier de chevreuil, et comme légumes des fonds d’artichaut à la jardinière, suivis d’un soufflé au chocolat et d’une sicilienne de fruits. C’était simple et grand, élargi d’ailleurs par un choix de vins vraiment royal : madère vieux au potage, château-filhot 58 aux hors-d’œuvre, johannisberg et pichon-longueville aux relevés, château-lafite 48 aux entrées, sparling-moselle au rôti, rœderer frappé au dessert. Il regretta beaucoup une bouteille de johannisberg, âgée de cent cinq ans, qu’on avait vendue dix louis à un Turc, trois jours plus tôt.

— Buvez donc, monsieur, répétait-il sans cesse à Duveyrier ; quand les vins sont bons, ils ne grisent pas… C’est comme la nourriture, elle ne fait jamais de mal, si elle est délicate.

Lui, cependant, se surveillait. Ce jour-là, il posait pour l’homme bien, une rose à la boutonnière, peigné et rasé, se retenant de casser la vaisselle, ainsi qu’il en avait l’habitude. Trublot et Gueulin mangeaient de tout. La théorie de l’oncle semblait vraie, car Duveyrier lui-même, qui souffrait de l’estomac, avait bu considérablement et était revenu à la salade d’écrevisses, sans être troublé, les taches rouges de sa face avivées seulement d’un sang violâtre.

À neuf heures, le dîner durait encore. Les candélabres, dont une croisée ouverte effarait les flammes, allumaient les pièces d’argenterie et les cristaux ; et, au milieu de la débandade du couvert, quatre corbeilles de fleurs superbes se fanaient. Outre les deux maîtres d’hôtel, il y avait derrière chaque convive un valet, spécialement chargé de veiller au pain, au vin, au changement des assiettes. Il faisait chaud, malgré l’air frais du boulevard. Une plénitude montait, dans les épices fumantes des plats et dans l’odeur vanillée des grands crus.

Alors, lorsqu’on eut apporté le café, avec des liqueurs et des cigares, et que tous les garçons se furent retirés, l’oncle Bachelard, se renversant tout d’un coup sur sa chaise, lâcha un soupir de satisfaction.

— Ah ! déclara-t-il, on est bien.

Trublot et Gueulin s’étaient également renversés, les bras ouverts.

— Complet ! dit l’un.

— Jusqu’aux yeux ! ajouta l’autre.

Duveyrier, qui soufflait, hocha la tête et murmura :

— Oh ! les écrevisses !

Tous quatre, ils se regardèrent en ricanant. Ils avaient la peau tendue, la digestion lente et égoïste de quatre bourgeois qui venaient de s’emplir, à l’écart des ennuis de la famille. Ça coûtait très cher, personne n’en avait mangé avec eux, aucune fille n’était là pour abuser de leur attendrissement ; et ils se déboutonnaient, ils mettaient leurs ventres sur la table. Les yeux à demi clos, ils évitèrent même d’abord de parler, absorbé chacun dans son plaisir solitaire. Puis, libres, tout en se félicitant qu’il n’y eût pas de femmes, ils posèrent les coudes sur la nappe, rapprochèrent leurs visages allumés, et ne causèrent que des femmes, interminablement.

— Moi, je suis désabusé, déclara l’oncle Bachelard. La vertu est encore ce qu’il y a de meilleur.

Duveyrier approuva d’un signe de tête.

— Aussi ai-je dit adieu au plaisir… Ah ! j’ai roulé, je le confesse. Tenez ! rue Godot-de-Mauroy, je les connais toutes. Des créatures blondes, brunes, rouges, et qui des fois, pas souvent, ont des corps très bien… Puis, il y a les sales coins, vous savez, des hôtels garnis à Montmartre, des bouts de ruelle noire dans mon quartier, où l’on en rencontre d’étonnantes, très laides, avec des machines extraordinaires…

— Oh ! les filles ! interrompit Trublot de son air supérieur, quelle blague ! C’est moi qui ne coupe pas là-dedans !… On n’en a jamais pour son argent, avec elles.

Cette conversation risquée chatouillait délicieusement Duveyrier. Il buvait du kummel à petits coups, sa face raide de magistrat tiraillée par de courts frissons sensuels.

— Moi, dit-il, je ne puis admettre le vice. Il me révolte… N’est-ce pas ? pour aimer une femme, il faut l’estimer ? Ça me serait impossible d’approcher une de ces malheureuses, à moins, bien entendu, qu’elle ne témoignât du repentir, qu’on ne l’eût tirée de sa vie de désordre, pour lui refaire une honnêteté. L’amour ne saurait avoir de plus noble mission… Enfin, une maîtresse honnête, vous m’entendez… Alors, je ne dis pas, je suis sans force.

— Mais j’en ai eu, des maîtresses honnêtes ! cria Bachelard. Elles sont encore plus assommantes que les autres ; et salopes avec ça ! Des gaillardes qui, derrière votre dos, font une noce à vous flanquer des maladies !… Par exemple, ma dernière, une petite dame très bien, que j’avais rencontrée à la porte d’une église. Je lui loue, aux Ternes, un commerce de modes, histoire de la poser ; pas une cliente, d’ailleurs. Eh bien ! monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais elle couchait avec toute la rue.

Gueulin ricanait, ses cheveux rouges plus hérissés que de coutume, le front en sueur sous ce flamboiement. Il murmura, en suçant son cigare :

— Et l’autre, la grande de Passy, celle au magasin de bonbons… Et l’autre, celle en chambre, là-bas, avec ses trousseaux pour les orphelins… Et l’autre, la veuve du capitaine, rappelez-vous ! qui montrait sur son ventre un coup de sabre… Toutes, l’oncle, toutes, elles se sont fichues de vous ! Maintenant, n’est-ce pas ? je puis vous le dire. Eh bien ! j’ai dû me défendre, un soir, contre celle au coup de sabre. Elle voulait, mais moi pas si bête ! On ne sait jamais où ça vous mène, des femmes pareilles !

Bachelard parut vexé. Il se remit, il pinça ses grosses paupières clignotantes.

— Mon petit, tu peux toutes les prendre, j’ai mieux que ça.

Et il refusa de s’expliquer, heureux de la curiosité des autres. Pourtant, il brûlait d’être indiscret, de laisser deviner son trésor.

— Une jeune fille, dit-il enfin, mais une vraie, parole d’honneur !

— Pas possible ! cria Trublot. On n’en fait plus.

— De bonne famille ? demanda Duveyrier.

— Tout ce qu’il y a de mieux comme famille, affirma l’oncle. Imaginez-vous quelque chose de bêtement chaste. Un hasard. Je l’ai eue comme ça. Elle ne s’en doute pas encore, positivement.

Gueulin l’écoutait, étonné ; puis, il eut un geste sceptique, en murmurant :

— Ah ! oui, je sais.

— Comment ? tu sais ! dit Bachelard, pris de colère. Tu ne sais rien, mon petit ; personne ne sait rien… Celle-là, c’est pour Bibi. On ne la voit pas, on n’y touche pas… À bas les pattes !

Et, se tournant vers Duveyrier :

— Vous comprendrez, monsieur, vous qui avez du cœur. Ça m’attendrit d’aller là, au point, voyez-vous, que j’en redeviens jeune. Enfin, j’ai un coin gentil où je me repose de toutes ces roulures… Et, si vous saviez, c’est poli, c’est frais, ça vous a une peau de fleur, avec des épaules, des cuisses, pas maigres du tout, monsieur, rondes et fermes comme des pêches !

Les taches rouges du conseiller saignaient, dans le flot de sang qui gonflait son visage. Trublot et Gueulin regardaient l’oncle ; et une envie de le gifler les prenait, à le voir avec son râtelier de dents trop blanches, qui laissait couler des filets de salive aux deux coins de sa bouche. Comment ! cette carcasse d’oncle, cette ruine des noces malpropres de Paris, dont le grand nez flambant tenait seul encore entre les chairs tombées des joues, avait quelque part une innocence en chambre, de la chair en bouton, qu’il salissait de ses anciens vices, embourgeoisés dans sa bonhomie de vieil ivrogne gâteux !

Cependant, il s’attendrissait, il reprenait, en essuyant du bout de la langue les bords de son petit verre :

— Après tout, mon seul rêve est de la rendre heureuse, cette enfant ! Mais voilà, le ventre pousse, je suis un papa pour elle… Parole d’honneur ! si je trouve un garçon bien sage, je la lui donne, oh ! en mariage, pas autrement.

— Vous ferez deux heureux, murmura Duveyrier avec sensibilité.

On commençait à étouffer dans l’étroit salon. Un verre de chartreuse renversé venait de poisser la nappe, toute noircie de la cendre des cigares. Ces messieurs avaient besoin d’air.

— Voulez-vous la voir ? demanda brusquement l’oncle en se levant.

Ils se consultèrent du regard. Mon Dieu ! oui, ils voulaient bien, si ça pouvait lui faire plaisir ; et, dans leur indifférence affectée, il y avait une satisfaction gourmande, à l’idée d’aller achever le dessert, là-bas, chez la petite du vieux. Duveyrier rappela seulement que Clarisse les attendait. Mais Bachelard, pâle et agité depuis sa proposition, jurait qu’on ne s’assoirait même pas ; ces messieurs la verraient, puis s’en iraient tout de suite, tout de suite. Ils descendirent et stationnèrent quelques minutes sur le boulevard, pendant qu’il payait. Gueulin, quand il reparut, affecta d’ignorer où demeurait la personne.

— En route, l’oncle ! De quel côté ?

Bachelard redevenait grave, torturé par son besoin vaniteux de montrer Fifi et par sa terreur de se la faire voler. Un instant, il regarda à gauche, il regarda à droite, d’un air inquiet. Enfin, carrément :

— Eh bien ! non, je ne veux pas.

Et il s’entêta, se moquant des plaisanteries de Trublot, ne daignant même pas expliquer par un prétexte son changement d’avis. On dut se mettre en marche pour se rendre chez Clarisse. Comme la soirée était superbe, ils décidèrent d’aller à pied, dans l’idée hygiénique de hâter leur digestion. Alors, ils descendirent la rue de Richelieu, assez d’aplomb sur leurs jambes, mais si pleins, que les trottoirs leur semblaient trop étroits.

Gueulin et Trublot marchaient les premiers. Derrière, venaient Bachelard et Duveyrier, enfoncés dans de fraternelles confidences. Le premier jurait au second qu’il ne se méfiait pas de lui : il la lui aurait montrée, car il le savait un homme délicat ; mais, n’est-ce pas ? c’était toujours imprudent, de trop demander à la jeunesse. Et l’autre l’approuvait, en confessant également d’anciennes craintes, au sujet de Clarisse ; d’abord, il avait écarté ses amis ; puis il s’était plu à les recevoir, à se faire là un intérieur charmant, lorsqu’elle lui avait donné des preuves extraordinaires de fidélité. Oh ! une femme de tête, incapable d’un oubli, et beaucoup de cœur, et des idées très saines ! Sans doute, on pouvait lui reprocher de petites choses dans le passé, par manque de direction ; seulement, elle était revenue à l’honneur, depuis qu’elle l’aimait. Et, tout le long de la rue de Rivoli, le conseiller ne tarissait pas ; tandis que l’oncle, vexé de ne plus placer un mot sur la petite, se retenait pour ne pas lui apprendre que sa Clarisse couchait avec tout le monde.

— Oui, oui, sans doute, murmurait-il. Mais soyez-en convaincu, cher monsieur, la vertu est encore ce qu’il y a de meilleur.

Rue de la Cerisaie, la maison dormait, dans la solitude et le silence des trottoirs. Duveyrier resta surpris de ne pas voir de lumière aux fenêtres du troisième. Trublot disait, de son air sérieux, que Clarisse s’était sans doute couchée, pour les attendre ; ou peut-être, ajoutait Gueulin, faisait-elle un bézigue, dans la cuisine, en compagnie de sa bonne. Ils frappèrent. Le gaz de l’escalier brûlait avec la flamme droite et immobile d’une lampe de chapelle. Pas un bruit, pas un souffle. Mais, comme les quatre hommes passaient devant la loge du concierge, celui-ci sortit vivement.

— Monsieur, monsieur, la clef !

Duveyrier resta planté sur la première marche.

— Madame n’est donc pas là ? demanda-t-il.

— Non, monsieur… Et, attendez, il faut que vous preniez une bougie.

En lui donnant le bougeoir, le concierge laissa percer, sous le respect exagéré de sa face blême, tout un ricanement de blague canaille et féroce. Ni les jeunes gens, ni l’oncle, n’avaient dit un mot. Ce fut au milieu de ce silence, le dos rond, qu’ils montèrent l’escalier à la file, mettant le long des étages mornes le bruit interminable de leurs pas. En tête, Duveyrier, qui tâchait de comprendre, levait les pieds dans un mouvement mécanique de somnambule ; et la bougie, qu’il tenait d’une main tremblante, déroulait sur le mur l’étrange montée des quatre ombres, pareille à une procession de pantins cassés.

Au troisième, il fut pris d’une faiblesse, jamais il ne put trouver le trou de la serrure. Trublot lui rendit le service d’ouvrir. La clef, en tournant, eut un bruit sonore et répercuté, comme sous la voûte d’une cathédrale.

— Fichtre ! murmura-t-il, ça n’a pas l’air habité, là dedans.

— Ça sonne le creux, dit Bachelard.

— Un petit caveau de famille, ajouta Gueulin.

Ils entrèrent. Duveyrier passa le premier, tenant la bougie haute. L’antichambre était vide, les patères elles-mêmes avaient disparu. Vide aussi le grand salon et vide le petit salon : plus un meuble, plus un rideau aux fenêtres, plus une tringle. Pétrifié, Duveyrier regardait à ses pieds, levait les yeux au plafond, faisait le tour des murs, comme s’il eût cherché le trou par lequel tout s’en était allé.

— Quel nettoyage ! laissa échapper Trublot.

— Peut-être qu’on répare, dit sans rire Gueulin. Faut voir la chambre à coucher. On y aura déménagé les meubles.

Mais la chambre était également nue, de cette nudité laide et glacée du plâtre, dont on a arraché les tentures. À la place du lit, les ferrures du baldaquin enlevées laissaient des trous béants ; et, une des fenêtres étant restée ent’rouverte, l’air de la rue avait mis là une humidité et une fadeur de place publique.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya Duveyrier, pouvant enfin pleurer, détendu par la vue de l’endroit où le frottement des matelas avait éraflé le papier peint.

L’oncle Bachelard se montra paternel.

— Du courage, monsieur ! répétait-il. Ça m’est arrivé, et je n’en suis pas mort… L’honneur est sauf, que diable !

Le conseiller secoua la tête et passa dans le cabinet de toilette, puis dans la cuisine. Le désastre continuait. On avait décollé la toile cirée du cabinet et dévissé les clous des planches de la cuisine.

— Non, ça, c’est trop, c’est de la fantaisie ! dit Gueulin, émerveillé. Elle aurait pu laisser les clous.

Trublot, très las du dîner et de la course, commençait à trouver peu drôle cette solitude. Mais Duveyrier, qui ne lâchait pas la bougie, allait toujours, comme pris du besoin de s’enfoncer dans son abandon ; et les autres étaient bien forcés de le suivre. Il traversa de nouveau chaque pièce, voulut revoir le grand salon, le petit salon, la chambre à coucher, promena soigneusement la lumière au fond de chaque coin ; tandis que, derrière lui, ces messieurs à la file continuaient la procession de l’escalier, avec leurs grandes ombres dansantes, qui peuplaient étrangement le vide des murs. Sur les parquets, dans l’air morne, le bruit de leurs pas prenait des sonorités tristes. Et, pour comble de mélancolie, l’appartement était très propre, sans un brin de papier ni de paille, aussi net qu’une écuelle lavée à grande eau ; car le concierge avait eu la cruauté de donner partout un vigoureux coup de balai.

— Vous savez, je n’en puis plus, finit par déclarer Trublot, comme on visitait le salon pour la troisième fois… Vrai ! je payerais dix sous une chaise.

Tous quatre s’arrêtèrent, debout.

— Quand donc l’avez-vous vue ? demanda Bachelard.

— Hier, monsieur ! cria Duveyrier.

Gueulin hocha la tête. Bigre ! ça n’avait pas traîné, c’était joliment fait. Mais Trublot poussa une exclamation. Il venait d’apercevoir sur la cheminée un faux-col sale et un cigare détérioré.

— Ne vous plaignez pas, dit-il en riant, elle vous a laissé un souvenir… C’est toujours ça.

Duveyrier regarda le faux-col avec un brusque attendrissement. Puis, il murmura :

— Vingt-cinq mille francs de meubles, il y en avait pour vingt-cinq mille francs !… Et bien ! non, non, ce n’est pas eux que je regrette !

— Vous ne prenez pas le cigare ? interrompit Trublot. Alors, si vous permettez… Il est troué, mais en y collant un papier à cigarette…

Il l’alluma à la bougie que le conseiller tenait toujours ; et, se laissant glisser le long d’un mur :

— Tant pis ! je m’assois un peu par terre… J’ai les jambes qui me rentrent dans le corps.

— Enfin, demanda Duveyrier, expliquez-moi où elle peut être ?

Bachelard et Gueulin se regardèrent. C’était délicat. Pourtant, l’oncle prit une décision virile, et il conta tout au pauvre homme, les farces de Clarisse, ses continuelles culbutes, les amants qu’elle ramassait derrière lui, à chacune de leurs soirées. Certainement, elle avait dû filer avec le dernier, le gros Payan, ce maçon dont une ville du Midi voulait faire un artiste. Duveyrier écoutait ces abominations d’un air d’horreur. Il laissa échapper ce cri désespéré :

— Il n’y a plus d’honnêteté sur terre !

Et, dans une brusque expansion, il dit ce qu’il avait fait pour elle. Il parla de son âme, l’accusa d’ébranler sa foi aux meilleurs sentiments de l’existence, cachant naïvement sous cette douleur sentimentale le désarroi de ses gros appétits. Clarisse lui était devenue nécessaire. Mais il la retrouverait, dans le seul but de la faire rougir de son procédé, disait-il, et pour voir si son cœur avait perdu toute noblesse.

— Laissez donc ! cria Bachelard que l’infortune du conseiller enchantait, elle vous jobardera encore… Il n’y a que la vertu, entendez-vous ! Prenez-moi une petite sans malice, innocente comme l’enfant qui vient de naître… Alors, il n’y a pas de danger, on dort tranquille.

Cependant, Trublot fumait contre le mur, les jambes allongées. Il se reposait gravement, on l’oubliait.

— Si ça vous démange, je saurai l’adresse, dit-il. Je connais la bonne.

Duveyrier se retourna, étonné de cette voix qui sortait du plancher ; et, quand il l’aperçut fumant tout ce qu’il restait de Clarisse, soufflant de gros nuages de fumée, où il croyait voir passer les vingt-cinq mille francs de meubles, il eut un geste de colère, il répondit :

— Non, elle est indigne de moi… Il faut qu’elle me demande pardon à genoux.

— Tiens ! la voilà qui revient ! dit Gueulin en prêtant l’oreille.

En effet, quelqu’un marchait dans l’antichambre, une voix disait : « Eh bien ? qu’est-ce donc ? ils sont tous morts ! » Et ce fut Octave qui entra. Il était ahuri de ces pièces vides, de ces portes ouvertes. Mais sa stupéfaction grandit encore, lorsqu’il vit, au milieu du salon nu, les quatre hommes, un à terre, trois debout, éclairés seulement par la maigre bougie, que le conseiller tenait comme un cierge. On le mit au courant d’un mot.

— Pas possible ! cria-t-il.

— On ne vous a donc rien dit, en bas ? demanda Gueulin.

— Mais non, le concierge m’a tranquillement regardé monter… Tiens ! elle a filé ! Ça ne m’étonne pas. Elle avait des yeux et des cheveux si drôles !

Il demanda des détails, causa un instant, oubliant la triste nouvelle qu’il apportait. Puis, brusquement, il se tourna vers Duveyrier.

— À propos, c’est votre femme qui m’envoie vous prendre… Votre beau-père se meurt.

— Ah ! dit simplement le conseiller.

— Le père Vabre ! murmura Bachelard. Je m’y attendais.

— Bah ! quand on est au bout de son rouleau ! fit remarquer philosophiquement Gueulin.

— Oui, il vaut mieux s’en aller, ajouta Trublot, en train de coller une seconde feuille de papier à cigarette autour de son cigare.

Ces messieurs, pourtant, se décidèrent à quitter l’appartement vide. Octave répétait qu’il s’était engagé sur l’honneur à ramener Duveyrier tout de suite, dans n’importe quel état. Ce dernier ferma la porte soigneusement, comme s’il avait laissé là ses tendresses mortes ; mais, en bas, il fut pris d’une honte, Trublot dut rendre la clef au concierge. Puis, sur le trottoir, il se fit un échange silencieux de fortes poignées de main ; et, dès que le fiacre eut emporté Octave et Duveyrier, l’oncle Bachelard dit à Gueulin et à Trublot, restés dans la rue déserte :

— Tonnerre de Dieu ! il faut que je vous la montre.

Il piétinait depuis un instant, très excité par le désespoir de ce grand serin de conseiller, crevant de son bonheur à lui, de ce bonheur qu’il croyait dû à sa profonde malice, et qu’il ne pouvait plus contenir.

— Vous savez, l’oncle, dit Gueulin, si c’est encore pour nous mener à la porte et nous lâcher…

— Non, tonnerre de Dieu ! vous allez la voir. Ça me fera plaisir… Il a beau être près de minuit : elle se lèvera, si elle est couchée… Vous savez, elle est fille d’un capitaine, le capitaine Menu, et elle a une tante très bien, née à Villeneuve, près de Lille, parole d’honneur ! On peut aller demander des renseignements chez messieurs Mardienne frères, rue Saint-Sulpice… Ah ! tonnerre de Dieu ! nous avons besoin de ça, vous allez voir ce que c’est que la vertu !

Et il prit leur bras, Gueulin à sa droite, Trublot à sa gauche, allongeant le pas, en quête d’une voiture pour arriver plus vite.

Cependant, dans le fiacre, Octave avait brièvement raconté l’attaque de M. Vabre, sans cacher que madame Duveyrier connaissait l’adresse de la rue de la Cerisaie. Au bout d’un silence, le conseiller demanda d’une voix dolente :

— Croyez-vous qu’elle me pardonne ?

Octave resta muet. Le fiacre roulait toujours, empli d’obscurité, traversé par moments d’un rayon de gaz. Comme ils arrivaient, Duveyrier, torturé d’angoisses, posa une nouvelle question.

— N’est-ce pas ? ce que j’ai de mieux à faire est encore de me remettre avec ma femme, en attendant ?

— Ce serait peut-être raisonnable, dit le jeune homme, forcé de répondre.

Alors, Duveyrier sentit la nécessité de regretter son beau-père. C’était un homme bien intelligent, une puissance de travail incroyable. D’ailleurs, on allait sans doute pouvoir encore le tirer de là. Rue de Choiseul, ils trouvèrent la porte de la maison ouverte et ils tombèrent sur un groupe, planté devant la loge de M. Gourd. Julie, descendue pour courir chez le pharmacien, s’emportait contre les bourgeois qui se laissent crever entre eux, quand ils sont malades ; c’était bon aux ouvriers, de se porter du bouillon et de se faire chauffer des serviettes ; depuis deux heures qu’il râlait là-haut, le vieux aurait pu avaler vingt fois sa langue, sans que ses enfants eussent pris seulement la peine de lui mettre un morceau de sucre dans le gosier. Des cœurs secs, disait M. Gourd, des gens qui ne savaient pas se servir de leurs dix doigts, qui se seraient crus déshonorés s’ils avaient donné un lavement à un père ; tandis qu’Hippolyte, renchérissant encore, racontait la tête de madame, là-haut, son air bête, ses bras ballants en face de ce pauvre monsieur, autour duquel les domestiques se bousculaient. Mais tous se turent, lorsqu’ils aperçurent Duveyrier.

— Eh bien ? demanda celui-ci.

— Le médecin pose des sinapismes à monsieur, répondit Hippolyte. Oh ! j’ai eu une peine pour le trouver !

En haut, dans le salon, madame Duveyrier vint à leur rencontre. Elle avait beaucoup pleuré, ses regards brillaient sous ses paupières rougies. Le conseiller ouvrit les bras, plein de gêne ; et il l’embrassa, en murmurant :

— Ma pauvre Clotilde !

Surprise de cette effusion inaccoutumée, elle recula. Octave était demeuré en arrière ; mais il entendit le mari ajouter à voix basse :

— Pardonne-moi, oublions nos torts, dans cette triste circonstance… Tu le vois, je te reviens, et pour toujours… Ah ! je suis bien puni !

Elle ne répondit rien, se dégagea. Puis, reprenant devant Octave son attitude de femme qui veut ignorer :

— Je ne vous aurais pas dérangé, mon ami, car je sais combien cette enquête sur l’affaire de la rue de Provence est pressée. Mais je me suis vue seule, j’ai senti votre présence nécessaire… Mon pauvre père est perdu. Entrez le voir, le docteur est auprès de lui.

Quand Duveyrier eut passé dans la chambre voisine, elle s’approcha d’Octave qui, pour se donner une contenance, se tenait devant le piano. L’instrument était resté ouvert, le morceau de Zémire et Azor se trouvait encore sur le pupitre ; et il affectait de le déchiffrer. La lampe n’éclairait toujours de sa lumière douce qu’un angle de la vaste pièce. Madame Duveyrier regarda un instant le jeune homme sans parler, tourmentée d’une inquiétude qui finit par la jeter hors de sa réserve habituelle.

— Il était là-bas ? demanda-t-elle d’une voix brève.

— Oui, madame.

— Alors, quoi donc, qu’y a-t-il ?

— Cette personne, madame, l’a lâché, en emportant les meubles… Je l’ai trouvé entre les quatre murs, avec une bougie…

Clotilde eut un geste désespéré. Elle comprenait. Sur son beau visage, parut une expression de répugnance et de découragement. Ce n’était pas assez de perdre son père, il fallait encore que ce malheur servît de prétexte à un rapprochement avec son mari ! Elle le connaissait bien, il serait toujours sur elle, maintenant que plus rien au-dehors ne la protégerait ; et, dans son respect de tous les devoirs, elle tremblait de ne pouvoir se refuser à l’abominable corvée. Un instant, elle contempla le piano. De grosses larmes lui remontaient aux yeux, elle dit simplement à Octave :

— Merci, monsieur.

Tous deux passèrent à leur tour dans la chambre de M. Vabre. Duveyrier, très pâle, écoutait le docteur Juillerat qui lui donnait des explications à demi-voix. C’était une attaque d’apoplexie séreuse ; le malade pouvait traîner jusqu’au lendemain ; mais il n’y avait plus aucune espérance. Clotilde arrivait justement ; elle entendit cette condamnation, elle s’affaissa sur une chaise, en se tamponnant les yeux avec son mouchoir, déjà trempé de larmes, tordu, réduit à rien. Pourtant, elle trouva la force de demander au docteur si son pauvre père reprendrait au moins connaissance. Le docteur en doutait ; et, comme s’il eût compris le but de la question, il exprima l’espoir que M. Vabre avait depuis longtemps réglé ses affaires. Duveyrier, dont l’esprit semblait être resté rue de la Cerisaie, parut alors s’éveiller. Il regarda sa femme, puis répondit que M. Vabre ne se confiait à personne. Il ne savait donc rien, il avait simplement des promesses en faveur de leur fils Gustave, que son grand-père souvent parlait d’avantager, pour les récompenser de l’avoir pris chez eux. En tout cas, s’il existait un testament, on le trouverait.

— La famille est avertie ? dit le docteur Juillerat.

— Mon Dieu ! non, murmura Clotilde. J’ai reçu un tel coup !… Ma première pensée a été d’envoyer monsieur chercher mon mari.

Duveyrier lui jeta un nouveau regard. Maintenant, tous deux s’entendaient. Lentement, il s’approcha du lit, examina M. Vabre, étendu dans sa raideur de cadavre, et dont le masque immobile se marbrait de taches jaunes. Une heure sonnait. Le docteur parla de se retirer, car il avait essayé les révulsifs d’usage, il ne pouvait rien de plus. Le matin, il reviendrait de bonne heure. Enfin, il partait avec Octave, lorsque madame Duveyrier rappela ce dernier.

— Attendons demain, n’est-ce pas ? dit-elle, vous m’enverrez Berthe sous un prétexte ; je ferai aussi demander Valérie, et ce sont elles qui instruiront mes frères… Ah ! les pauvres gens, qu’ils dorment encore tranquilles cette nuit ! Il y a bien assez de nous, à veiller dans les larmes.

Et, en face du vieillard dont le râle emplissait la chambre d’un frisson, elle et son mari restèrent seuls.