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Poupées électriques/Interview sur le Futurisme

La bibliothèque libre.
Poupées électriques : Drame en trois actes, avec une préface sur le futurisme
E. Sansot et Cie (p. 23-34).
Dédicace  ►


Interview sur le Futurisme




NOTE DES ÉDITEURS


Pour répondre aux innombrables questions qui nous ont été adressées sur le Futurisme, nous croyons utile de reproduire cette interview, parue dans « COMŒDIA », qui précise d’une façon presque définitive les points peut-être obscurs du manifeste.

Les Editeurs.




Interview sur le Futurisme
Par « COMŒDIA »


Après le bruit provoqué par le manifeste du futurisme publié récemment par le Figaro, et commenté ici même par notre rédacteur en chef, au moment même où l’on répète, au théâtre Marigny, le Roi Bombance, tragédie satirique du chef de la nouvelle école, nous avons pensé qu’il serait intéressant et d’une actualité aiguë de prier M. Marinetti d’expliquer certains articles de son programme.

— Je suis heureux, monsieur, nous a fort aimablement répondu le directeur de Poesia, de l’occasion que vous m’offrez d’apporter quelques éclaircissements à ce que pouvait avoir d’obscur ou d’incomplet notre récent manifeste. On a généralement peu ou mal compris comment pouvaient se concilier, dans notre esprit, la glorification du patriotisme et l’exaltation du geste destructeur des anarchistes. Sans nous égarer en de longues et fastidieuses digressions plus ou moins philosophiques, vous admettrez avec moi que ces deux entités apparemment contradictoires, la collectivité et l’individu, se pénètrent intimement. Le développement de la collectivité n’est-il pas la résultante des efforts et des initiatives particulières ? C’est ainsi que la prospérité d’une nation est faite de l’antagonisme et de l’émulation des multiples organismes qui la composent. De même la concurrence industrielle et militaire qui s’établit entre les peuples est un élément nécessaire au progrès de l’humanité. Une nation forte peut à la fois contenir des régiments ivres d’un patriotique enthousiasme et des réfractaires affolés de révolte ! Ce sont là deux canalisations différentes du même instinct de courage, de puissance et d’énergie.

« Le geste destructeur de l’anarchiste n’est-il pas un rappel absurde et beau vers l’idéal d’impossible justice, une barrière à l’outrecuidance envahissante des classes dominatrices et victorieuses ? Quant à moi, je préfère la bombe de Vaillant au rampement du bourgeois qui se tapit au moment du danger, ou à l’égoïsme inepte du paysan qui se mutile pour ne pas servir son pays.

— On trouve pourtant une flagrante contradiction entre votre idéal aveniriste et votre éloge de la guerre, qui constituerait plutôt un recul aux époques barbares.

— Oui, mais il est une question de santé qui prime tout le reste. La vie des nations n’est-elle pas, toute proportion gardée, semblable à celle de l’individu qui ne se débarrasse des infections et des pléthores que par le tub et la saignée. » Et Marinetti ajouta, en souriant de son paradoxe : « Je crois que les peuples doivent suivre une constante hygiène d’héroïsme et prendre tous les siècles une glorieuse douche de sang.

— La guerre ne vous suffit pas. Vous enseignez aussi l’incendie des musées et des bibliothèques.

— C’est là seulement une image violente de notre volonté à tous d’échapper enfin à l’envoûtement du passé, au despotisme des académies pédantes qui étouffent les initiatives intellectuelles et les forces créatrices de la jeunesse.

« N’est-il pas svmptomatique ce fait incontestable qu’aujourd’hui le public se détourne fâcheusement de toutes les œuvres de création, ne s’intéresse plus qu’aux travaux d’érudition et de documentation, comme si, rentier pusillanime et facilement satisfait, il jugeait toute nouvelle conquête téméraire et superflue ? Je veux combattre ce fétichisme pour un passé admirable qui me paraît d’autant plus dangereux qu’il pèse sur le génie. de tout le poids de ses vénérables poussières.

— Comment expliquez-vous l’accueil hostile fait à votre manifeste par une partie de cette jeunesse lettrée dont vous avez défendu les aspirations, magnifié l’effort et glorifié les œuvres audacieuses, par vos nombreuses conférences italiennes et dans votre revue Poesia ?

— Cette animosité ne m’étonne point. Elle légitime même l’explosion du futurisme en ce sens qu’elle montre jusqu’à quel point le virus de la routine, de l’imitation et du pédantisme a infecté une grande partie de la jeunesse qui pense et qui travaille.

— D’aucuns vous en veulent beaucoup d’avoir parlé du « mépris de la femme ». N’avez-vous pas craint de vous attirer ainsi les attaques passionnées de la plus exquise moitié du genre humain ?

— J’ai peut-être obéi à un excessif besoin de laconisme et je m’empresse de préciser nos idées sur ce point. Nous voulons protester contre l’exclusivité d’inspiration que subit de plus en plus la littérature d’imagination. Sauf de nobles, mais trop rares exceptions, en effet, poèmes et romans semblent ne plus pouvoir être consacrés qu’à la femme et à l’amour. C’est un leit-motiv obsédant, un déprimant parti-pris littéraire. La femme est-elle donc le seul départ et le seul but de notre essor intellectuel, l’unique moteur de notre sensibilité ?

« Nous voulons réduire de beaucoup, dans la mentalité contemporaine, l’importance exagérée que notre snobisme et la complicité de notre galanterie ont laissé prendre au féminisme usurpateur. Ce mouvement triomphe en France aujourd’hui, grâce à une élite magnifique de femmes intellectuelles qui manifestent quotidiennement leur génie admirable et leur charme irrésistible. Mais le féminisme est néfaste et ridicule en Italie et partout ailleurs, où il se borne à n’être qu’un déchaînement d’arrivismes mesquins et d’ambitions oratoires.

« Nous voulons combattre enfin la tyrannie de l’amour, qui, surtout dans les pays latins, entrave et tarit les forces des créateurs et des hommes d’action. Nous voulons remplacer dans les imaginations la silhouette idéale de Don Juan par celle de Napoléon, d’Andrée et de Wilbur Wright, et, en général, arracher les mâles de vingt ans à la vaniteuse obsession de l’aventure galante et de l’adultère.

« Nous voulons pousser la jeunesse aux plus audacieux vandalismes intellectuels pour qu’elle vive avec le goût des belles folies, la passion du danger et la haine de tous les conseillers prudents.

« Nous voulons préparer une génération de poètes puissants et musclés qui sachent développer leur corps courageux autant que leur âme sonore.

« Ces poètes, ivres d’orgueil, s’empresseront de jeter bas de la chaire pédagogues et pions et s’avanceront à contre-courant dans la foule poussiéreuse des vieilles idées en loques et des opinions éclopées.

« Glorification de l’instinct et du flair dans l’animal humain, culte de l’intuition divinatrice, individualisme sauvage et cruel, mépris de l’antique sagesse usurière, gaspillage de nos forces sentimentales et physiologiques, héroïsme quotidien de l’âme et du corps. Voilà ce que nous voulons. »

L. C.

Comœdia du 26 Mars 1909.