Pouponne et Balthazar/09

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Librairie de l’Opinion (p. 65-78).

IX.

Au moment où Charlotte allait remonter en voiture, elle s’arrêta, surprise et amusée d’une petite scène qui se passait à quelques pas d’elle. Un petit garçon d’une douzaine d’années, rousselé comme un œuf de dinde, n’ayant pour tout vêtement qu’une

 longue chemise, arrivait, tout hors 

d’haleine en poursuivant une truie qui ne voulait pas entrer au bercail, malgré les coups de fouet dont l’assaillait le fils de la Zozo et les hus ! et les hos ! qu’il poussait de toutes ses forces. En l’entendant, la vieille grand’mère, toujours debout sur la galerie, lui cria sans se déranger :

— Est-ce qué c’est toi, Baptiste ?

— Oui grand’mère, répondit-il.

— Eh ! dis-donc, continua-t-elle, est-ce qué t’a trouvé la chione et ses pt’its ? (la truie et ses petits.)

— Oui, grand’mère, répondit encore l’enfant, stont y là.

Zozo éleva les mains au ciel avec un geste d’horreur.

— Oh ! madame, s’écria-t-elle, excusez c’t’enfant ! j’vous en prie ! Ça parle français comme un Barbarin.

Et, se retournant vers son fils :

— Sacré Bambara ! dit-elle, est ce que tu n’pourrais pas ben leur dire : Y stont-là, grand’mère ?

Et l’enfant de répéter ; — Y stont là, grand’mère.

Ce fut en riant jusqu’aux larmes que Charlotte raconta cette scène à son mari et à Placide.

La maison de Pouponne n’était qu’à quelques pas de celle des Labauve et mon aïeule se sentait émue et troublée malgré elle, en se disant que, dans un instant, elle allait se trouver en présence de cette jeune sainte que, dans sa pensée, elle plaçait bien au-dessus d’elle-même. Le dévouement de Pouponne envers ce vieillard qui, après tout, ne lui était rien, ses nobles vertus, la charité qu’elle trouvait moyen d’exercer au milieu de la plus profonde misère, le respect universel, dont elle était l’objet, tout en imposait à Charlotte, et elle se demandait comment elle allait aborder cette noble chrétienne dont elle enviait les vertus et la réputation.

Elle n’hésita pas une minute à entrer dans la maison qui n’était composée que de deux chambres. Dans la meilleure des deux, avaient été placés le lit du vieillard, quelques tables et des sièges de bois, tous confectionnés par les amis de Pouponne. L’autre pièce servait de cuisine et était en même temps la chambre à coucher de la jeune fille. Une étroite couchette recouverte d’une courtepointe de cotonnade bien propre et bien blanche, quelques ustensiles de ménage, une table et un ou deux bancs, en formaient l’ameublement.

À cette époque reculée, avouons que nos ancêtres n’avaient aucune idée du luxe, dont devaient, plus tard, jouir leurs petits enfants. Certes, parmi les riches de la Nouvelle-Orléans, il s’en trouvait quelques-uns qui faisaient venir de l’Europe, les objets coûteux, destinés à orner leurs demeures seigneuriales ; mais ceux-ci formaient une exception, et si les riches planteurs étaient obligés de faire chez eux toutes les provisions nécessaires à leurs tables, il en était de même de leurs meubles, qui, tous sans exception, étaient confectionnés par les ouvriers de l’habitation. Mon aïeul lui-même s’était soumis à cette règle à peu près générale et ne se servait que de ces sortes de meubles que Charlotte, avec son bon goût, savait rendre aussi beaux que commodes. Ainsi les lits, les armoires, les bureaux et les tables, faits de cypre ou de noyer, (les bois du pays,) étaient soigneusement vernis, tandis que les chaises, les canapés, les tabourets, étaient recouverts de riches draperies en camayeux ou en damas, et toujours de couleurs brillantes, et aux dessins bigarrés.

On eût dit que Pouponne, avec son goût inné pour le beau, avait deviné ce luxe des grandes maisons où elle n’était jamais entrée. Ses tables bien frottées, reluisaient comme si elles avaient été vernies ; le bois brut d’un canapé, celui du fauteuil du père Landry, étaient cachés dans les plis d’une légère cotonnade à carreaux rouges, filée par les doigts agiles de la jeune Acadienne. De plus, on retrouvait dans cette modeste cabane, le luxe de toutes les demeures, les fleurs. Les enfants du campement adoraient Pouponne, et c’était à qui, de ces petits Acadiens, voulait cueillir pour elle les plus belles fleurs et lui porter les plus gros bouquets. Des vases communs contenaient deux gerbes de fleurs des champs : l’un était placé dans la chambre de Pouponne, l’autre à la tête du lit du père Landry.

Au moment où la voiture de madame Bossier s’arrêtait, notre petite Acadienne, toujours pensive, tricottait des chaussettes, assise à côté de son père adoptif qui venait de s’endormir. La méditation de l’enfant était si profonde qu’elle n’entendit point le bruit de la voiture. Au léger coup que frappa Charlotte sur la porte, elle leva la tête et écouta, mais ne quitta sa place qu’en entendant un second coup. Pouponne avait déjà vu madame Bossier à l’église, et la reconnut en l’apercevant. Quant à cette dernière, elle ne prêtait aucune attention aux Acadiennes, et ne détournait jamais ses yeux de son livre de prières. Nous pouvons donc affirmer qu’elle voyait Pouponne pour la première fois. En face de la jeune fille, Charlotte la regardait et oubliait, dans cette muette contemplation ce qu’elle avait à lui dire.

Pouponne avait vingt ans, le même âge que Charlotte. Elle était grande et élancée et, sous son humble robe d’indienne violette, au corsage collant, les contours de sa taille de nymphe se dessinaient avec une grâce étonnante. Pour aucun prix, la jeune fille n’aurait voulu se parer de couleurs brillantes ; si sa pauvreté ne lui permettait pas de porter le deuil de ceux qu’elle avait laissés derrière et que, dans son cœur, elle croyait morts, elle portait ce deuil au fond de son âme. On ne la voyait jamais se mêler aux bals et aux fêtes du campement. Ses seules visites étaient celles qu’elle faisait à l’église tous les dimanches.

Le visage de Pouponne, quoi qu’en eût dit Zozo, était doué d’une expression céleste qui excitait l’étonnement autant que l’admiration ; en la voyant, on devinait la sainte, et le regard s’élevait, dans l’espoir de découvrir son auréole. Quoique ses traits eussent peut-être perdu un peu de leur fraîcheur, et son regard de son ancienne gaîté, Pouponne était encore admirablement belle. Comme je l’ai dit, un voile de tristesse assombrissait l’éclat de cette beauté. Ses grands yeux noirs, toujours si tristes, avaient conservé une douceur qui leur donnait un charme ineffable, et, lorsqu’elle souriait, ce qui arrivait rarement aujourd’hui, ce sourire illuminait toute sa physionomie et laissait voir, entre deux lèvres de corail deux rangs de petites dents blanches et bien rangées. En regardant cette enfant sans éducation, cette petite Cadienne qui n’avait jamais entrevu ce qui s’appelle le grand monde, on se demandait avec surprise où elle avait pris cette beauté intelligente, ces manières si pleines de gracieuse dignité.

Pouponne aurait rougi d’aller nu pieds : c’était, se disait-elle un manque de modestie qui devait offenser Dieu, et toute pauvre qu’elle était, elle trouva moyen de se tricoter des bas et, après bien des essais, de se confectionner des souliers avec la peau du crocodile. Ce fut le père Landry qui lui montra à préparer ces peaux. Ses beaux cheveux noirs étaient toujours bien peignés ; elle les relevait en une grosse tresse qui s’enroulait autour de sa tête et lui faisait une couronne naturelle. Comme je l’ai déjà dit, les manières de la jeune fille étaient imprégnées d’une froide dignité qui éloignait toute familiarité et en imposaient, même à Charlotte. Surprise de voir cette belle dame sur sa galerie, Pouponne fit sa plus belle révérence et, ouvrant la porte de la cuisine, dit :

— Voulez-vous entrer, mame ?

Charlotte entra… et, faut-il le dire, de la présence de cette belle jeune fille, de cet intérieur si pauvre, s’exhalait un parfum de modestie, de propreté et excitait dans l’âme de la jeune visiteuse un sentiment dont elle ne pouvait se rendre compte, qui l’étonnait, et qui s’emparait de plus en plus de son cœur.

Pouponne lui présenta un escabeau, une autre, devant cette grande dame, aurait rougi de sa misère et se serait excusée… il n’en fut rien de Pouponne : elle offrait simplement le peu qu’elle possédait et ne rougissait point de son humble intérieur.

— Désirez-vous queu qu’chose, mame ? demanda-t-elle lorsqu’elle eut vu Charlotte confortablement assise.

— Oui, répondit mon aïeule, je suis sortie pour acheter des volailles et madame Labauve, votre voisine m’en a vendu trois douzaines. Elle m’a dit que, probablement, vous pourriez m’en vendre aussi.

— Mais, oui… répondit la jeune fille, Zozo, alle vous a dit la vérité, j’en ons queque zunes que j’peux vendre… Vous en faut y in gros ou in tit brin, mame ?

Charlotte se mordit la lèvre. Comment de semblables expressions pouvaient-elles sortir d’une aussi jolie bouche ?

— J’achèterai, répondit-elle, toutes celles que vous pourrez me vendre.

— Malheureusement qu’ça n’s’ra pas lourd, dit Pouponne, y en faut au père pour ses bouillons… Deux douzaines de poulets et douze douzaines d’œufs… V’là tout c’que je pouvions faire… c’est y assez, mame ?

— Il faut bien s’en contenter. Et quel est votre prix, mademoiselle ?

— Le même qué ct’il à mame Labauve.

— Eh bien, dit Charlotte, si vous le permettez, nous allons terminer cette affaire de poulets, tout de suite car j’ai une faveur à vous demander.

Pouponne la regarda avec étonnement, Charlotte continua, tout en tirant sa bourse de sa poche.

— Voilà deux piastres pour les poulets et une et demie pour les œufs ; ce soir, j’enverrai un nègre qui vous aidera à attraper les volailles, et qui me les portera.

— C’est bien, madame, répondit la jeune fille, toujours enveloppée d’une froide dignité.

— Maintenant reprit Charlotte, j’ai une prière à vous adresser ; monsieur le curé m’a beaucoup parlé de vous, et de votre père… il m’a dit que ce dernier était malade, et… je me suis permis de lui porter quelques douceurs, comme cela se fait entre voisins, vous savez… De plus j’ai bien envie de voir le père Landry… Le puis-je Pouponne ? _

Ce nom venait tout naturellement aux lèvres de Charlotte, et la jeune Acadienne, si fière d’habitude ne sembla point offensée de cette familiarité. Elle se leva et, se dirigeant vers la chambre de son père :

— J’vas li d’mander si veut vous voir, dit-elle.

Elle revint au bout d’un moment.

— V’nez, mame, dit-elle.

Charlotte avait fait signe à son cocher, et celui-ci venait de déposer le panier de provisions à côté de sa maîtresse ; elle le montra à Pouponne qui s’en chargea sans rien dire.

Le père Landry était à demi assis, sur son lit, les épaules relevées par une pile d’oreillers bien blancs et ses longues mains reposaient sur des couvertures d’une propreté qui faisait plaisir à voir. Le parfum qui s’exhalait du bouquet placé près du lit, remplissait toute la chambre.

Étonnée, entraînée malgré elle par une étrange fascination, émue comme si elle se fut trouvée en présence d’un haut personnage, Charlotte, toute rougissante, s’avança vers le vieillard et lui tendant la main, lui dit avec respect :

— Bonjour, père !

— Bonjour, chère petite dame ! répondit le patriarche en pressant entre les siennes la main de la jeune femme.

— Père Landry, dit Pouponne en dépouillant le panier des provisions qu’elle rangeait sur une table, mame est not’voisine, c’est mame Bossier… Voyez donc les bonnes choses qu’elle vous apporte : ces choses que vous n’avez pas vues depuis bien longtemps… voyez, voyez donc… du pain de froment, du beurre, des confitures… et… oh ! père ce que vous désirez tant… du vin !

Les yeux du vieillard pétillèrent de plaisir.

— Oh ! merci ! ma bonne petite dame ! s’écria-t-il, soyez bénie !

Et, se retournant vers Pouponne :

— Ma fille, dit-il, verse m’en un verre… j’vas l’boire à la santé d’not’e voisine.

Pouponne s’empressa d’obéir, et en voyant le vieillard boire à petites gorgées le vin qu’elle venait de lui porter, le cœur de Charlotte se remplit de joie : elle devinait le bonheur que sa présence venait d’éveiller dans cette pauvre demeure.

Pour avoir l’occasion de revenir, Madame Bossier ne dit rien à la jeune Acadienne de la couture qu’elle comptait lui offrir, mais elle obtint la promesse qu’elle s’adresserait à elle chaque fois que le vieillard aurait besoin de quelque chose.

Cette visite ne fut pas la dernière et bientôt une grande amitié s’établit entre ces deux femmes de stations et de fortunes si différentes, mais égales en vertus, et ne trouvant toutes deux qu’un véritable plaisir dans la vie, celui de soulager la misère des autres. C’était entre les mains de Pouponne que Charlotte versait ses aumônes. C’était Pouponne qui lui parlait des besoins de celui-ci, de la maladie de cet autre ; c’était ensemble qu’elles visitaient la cabane de l’indigent, et bientôt, le nom de madame Bossier fut béni et révéré comme l’était celui de Pouponne Thériot.

Charlotte, toujours si seule, trouva un grand plaisir à cette liaison : grâce à sa voisine, le père Landry ne manqua plus de rien, car si Pouponne refusait pour elle même les présents de sa nouvelle amie, elle les acceptait pour son père adoptif. Afin d’avoir Pouponne avec elle de temps à autre pour toute une journée, mon aïeule envoyait chaque matin à la cabane une vieille domestique chargé de provisions qui avait l’ordre de s’occuper de la modeste cuisine des amis de sa maîtresse, de leur blanchissage et surtout de soigner le père Landry. Cette nouvelle attention de son amie donnait un peu plus de loisir à Pouponne qui pouvait maintenant s’occuper de la couture de la famille Bossier et confectionner les riches cotonnades que Charlotte envoyait à la Nouvelle-Orléans et que les marchands payaient toujours fort cher.