Pouponne et Balthazar/15

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Librairie de l’Opinion (p. 115-124).

XV.

Charlotte resta triste pendant plusieurs jours après le départ de son jeune beau-frère : c’était lui qui lui tenait compagnie pendant les heures que Monsieur Bossier passait au champ. Il était si aimable ! si gai ! il lui faisait la lecture et avait toujours quelque anecdote amusante à lui raconter. Et, ce qui rendait encore plus triste la solitude de la jeune femme, c’est que Pouponne ne venait plus la voir. Qu’est-ce que cela signifiait ? Elle aurait bien été s’informer elle-même à la cabane de son amie, mais une de ses petites filles souffrait d’un léger mal de gorge et la jeune mère ne pouvait songer à abandonner son enfant même pour un moment.

La raison qui retenait Pouponne chez elle était l’état de faiblesse de son père adoptif. Tout faisait présager que la fin approchait. Il n’était pas plus mal, mais, comme une lampe qui s’éteint lorsque l’huile qui la remplissait est épuisée, la vie du vieillard, épuisée par l’âge, menaçait de s’éteindre.

Il arrivait quelque fois, le dimanche, après la messe, que le père Jacques envoyât Tit Toine passer la journée avec sa sœur ; et c’était une grande joie pour Pouponne de voir arriver ce cher petit frère qui, aujourd’hui composait toute sa famille.

On était au 10 septembre. Un orage terrible retentissait au dehors et faisait trembler la faible cabane. Pouponne, assise à côté du lit du vieillard, écoutait la pluie qui tombait par torrents, et le bruit formidable de la foudre la faisait trembler malgré elle. Plus d’une fois, elle avait porté la main à ses yeux pour éviter d’être aveuglée par les éclairs qui, de minute en minute, traversaient l’espace. C’était un dimanche et le bon curé avait permis à Tit Toine d’aller dîner avec sa sœur. L’enfant était assis sur le plancher, près du feu qu’il arrangeait, car, quoique l’hiver fut encore éloigné, il fallait toujours du feu à ce pauvre vieux dont le sang se glaçait dans les veines. Tout à-coup, le père Landry releva la tête.

— Pouponne ! appela-t-il.

— Je suis là, à côté de vous, mon père, répondit la jeune fille ; désirez-vous quelque chose ?

— Nous sommes en Septembre, n’est-ce pas ?

— Oui père, c’est aujourd’hui le dix de septembre.

— Le dix, répéta-t-il, le 10 septembre ! juste six ans d’écoulés depuis l’moment où ce que nous avons quitté l’Acadie ! Est-ce que l’Bon Dieu aurait choisi c’jour là pour me voir mourir.

— Allons donc ! répondit Pouponne en essayant de sourire, chassez ces vilaines idées, père… Ne parlez pas de mourir… Vous savez bien que vous ne pouvez pas me quitter avant le retour de Balthazar !

Un soupir fut la seule réponse du père Landry.

— Voulez-vous que je vous lise quelque chose, père ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Oui, répondit-il, lis-moi la prière des agonisants.

— Quelle idée ! s’écria Pouponne, non, cela nous attristerait trop… Tenez, j’ai là quelque chose de bien intéressant, quelque chose que Monsieur Bossier lui-même m’a recommandé de lire : la découverte de l’Amérique. Vous savez bien père, que vous aimez ces récits de voyages et de batailles… Faut-il commencer ?

— Non, dit-il, pas avant que j’aie écouté la prière des agonisants.

Il fallait céder ; la jeune fille qui s’était déjà levée pour aller chercher dans sa chambre le livre de voyages, rapporta en place son livre de prières et vint s’agenouiller près du lit. Tit Toine se leva.

— Sœur, dit-il, j’vas dire les réponds. Les litanies, ça m’connait, j’on appris ça avec missié le curé.

Et, pendant quelques minutes, on n’entendit dans cette pauvre chambre que le bruit de la pluie et du vent et celui de la voix de la jeune fille à laquelle se mêlait celle de l’enfant ; le vieillard répétait les réponses après lui.

Lorsque Pouponne se releva, le père Landry appela Tit Toine.

— Petit, lui demanda-t-il, te souviens-tu de ta mère ?

L’enfant était très intelligent pour son âge, il attacha sur le vieillard ses grands yeux qui ressemblaient à ceux de sa sœur.

— Oh ! père Landry, répondit-il, est-ce qu’un enfant peut oublier sa mère ?

— Mais, t’était si p’tit quand tu l’as quittée !

— J’avions six ans.

— Et t’en as douze àjordy. Et ton bezon, p’tit ? comment c’que tu l’as perdu ?

— J’lons pas perdu, père Landry, c’est l’Bon Dieu qui l’a pris… Pove Tit Tienne ! (Petit Étienne) y étiont toujours malade… et y appelait la mère qu’ça faisait pleurer tout l’monde dans la grande barque (le navire). Et la mère et Pouponne, elles n’étiont pas là pou le soigner. J’faisais tout ce que j’pouvions, mais qu’esqu’un chou d’six ans pouvait faire ? J’l’y portions tout ce qu’un chacun m’donnait d’bon à manger… c’était pas grand’chose, mais, tout d’même c’était quelqu’chose… et v’la qu’un soir, y m’dit comme ça : Tit Toine, j’entends la mère… elle m’appelle… adieu Frérot ! Et il était mort ! et je n’avions pus de bézon !

L’enfant s’arrêta suffoqué par les larmes… mais au moment où Pouponne l’attirait à elle pour le consoler, il se redressa.

— Et c’n’est pas tout ! s’écria-t-il, les yeux grands ouverts comme s’ils étaient fixés sur une image épouvantable… l’plus terrible, le v’là ! Je t’nais le corps de mon bézon dans mes bras et j’cherchions à réchauffer ses poves tites mains glacées, quand d’affreux soldats sont v’nus m’l’arracher …et…oh ! père Landry ! oh ! Pouponne ! savez vous ce qu’y ont fait d’mon cher Tit Tienne ? ils l’ont jeté à la mer !

Pouponne qui sanglottait comme lui, le coude appuyé au bord du lit, jeta ses deux bras autour du cou de son frère, l’attira sur ses genoux et le maintenant, Tit Toine, dit elle, faudra nous aimer comme sept.

— Tit Toine, reprit le père Landry, est ce que t’as queuque chose à faire dire à la mère et à ton bezon ?

— Qué’que vous voulez dire, père ? demanda le petit garçon en attachant un regard étonné sur le vieillard.

— Ça seulement, mon gars : avant d’main, je serai là haut avec les amis, et l’Bon Dieu seul sait qui sont c’ty là que j’vas retrouver dans le paradis.

— Ne parlez pas ainsi, père Landry dit Pouponne, vous n’êtes pas plus malade, et vous avez encore, Dieu merci ! de longs jours à vivre !

Il secoua la tête en silence. Et l’orage continuait avec une fureur croissante, la pluie tombait par torrents sur les murs de la cabane et menaçait d’en enlever le faible toit ; par instant un vif éclair scintillait au travers de la chambre et était succédé par un violent coup de tonnerre qui faisait tressaillir le malade et arrachait des cris de terreur à Tit Toine qui était venu reprendre sa place près du foyer. Il y avait quelque chose qui inspirait une tristesse profonde en écoutant ce déchaînement des éléments et les plaintes sourdes de ce vieillard qui se débattait contre la mort.

— Oh ! se disait Pouponne, si je pouvais faire avertir Charlotte ! lui demander de l’aide ! mais, ce serait cruel de faire sortir c’t enfant dans un pareil temps ?

— Tit Toine ! dit tout à-coup le mourant.

L’enfant accourut près du lit.

— Où est ce qu’est missié l’curé ?

— J’lons laissé à c’matin au prasbytère.

— Ainsi y n’a pas dîné à la grande maison ?

— Non père.

Pouponne suivait d’un œil désolé les indices de la mort sur les traits de son vieil ami. Sa pâleur devenait cadavéreuse ; deux larges cercles bleuâtres entouraient ses yeux à demi voilés déjà, et, par moments, un frissonnement étrange parcourait tout son corps.

— Pouponne ! appela-t-il, Pouponne ! j’veux voir missié l’curé !

Comment refuser à un mourant la dernière grâce qu’il demande ? Comment parler des dangers de l’orage à celui qui n’a peut-être que quelques heures à vivre ? Elle n’hésita pas.

— Tit Toine, dit elle, lève toi ! y faut que t’ailles chercher l’père Jacques.

— Écoute la pluie et le tonnerre, sœur, dit l’enfant tout effrayé déjà.

— Il le faut, répéta Pouponne. Le père Landry est bien malade et ne veut pas mourir sans recevoir les derniers sacrements. J’irais moi même pour t’éviter c’te corvée, mais j’puis pas abandonner ce pove vieux dans un pareil moment.

Et tout en parlant, la courageuse enfant enveloppait son frère de son châle le plus épais, elle lui attachait son chapeau sur la tête avec une longue écharpe de laine et, lui mettant un parapluie à la main :

— Écoute-moi bien, dit-elle : tu iras d’abord à la cabane des Labauve et tu demanderas à Zozo, de ma part, de laisser Baptiste aller avec toi. Le parapluie est assez large pour vous deux. Surtout presse-toi, frérot, rappelle-toi qu’la mort, alle n’attend pas ; répète ben à missié l’curé que l’père Landry y se meurt et demande à le voir.

Et, embrassant son frère, après l’avoir recommandé à la bonne Vierge Marie, elle lui ouvrit la porte en répétant :

— Surtout, frérot, dépêche-toi !

Elle revint s’asseoir près du lit, et, quoiqu’il fût à peine quatre heures, l’obscurité était telle qu’elle se vit obligée d’allumer une chandelle. Et au milieu du silence, la voix du mourant s’élevait par instant, tantôt pour raconter quelque scène de sa jeunesse, tantôt pour parler de la patrie perdue, ou pour appeler les êtres aimés qui l’avaient précédé dans la tombe et ceux dont il ignorait la destinée. Et, il s’arrêtait pour prier, ou tombait dans un sommeil que, plus d’une fois, Pouponne prit pour celui de la mort.