Pouponne et Balthazar/18

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Librairie de l’Opinion (p. 146-155).

XVIII.

— Il y a aujourd’hui six ans, dit Balthazar en reprenant son récit, que je revins avec Périchon de notre voyage au Beau Bassin. Nous arrivâmes à Grand Pré quelques heures après le départ des navires qui emportaient nos familles. Il était nuit ; nous errâmes au hasard dans les rues du bourg remplies de soldats anglais. Notre exaspération était terrible, et je crois que je serais devenu assassin si un de ces monstres m’avait adressé la parole. J’essayais de pénétrer dans la maison de mon père : elle était pleine de soldats qui buvaient et chantaient entre ces murs bénis où j’étais né, où j’avais été si heureux !

« Périchon, de son côté, voulut entrer dans la maison de sa mère : nous n’avions rien mangé depuis le matin et nous espérions pouvoir y trouver quelques provisions. Nous n’eûmes point de peine à nous y glisser, toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes. Nous entrâmes, et, au moment où Périchon allumait une chandelle qu’il venait de trouver sur la cheminée, mes pieds s’embarrassèrent dans quelque chose qui était étendu sur le plancher. J’appelai Périchon… et… horreur ! oh ! Pouponne, c’était le corps de ta mère que nous avions devant nous… de ta mère morte, baignée dans son sang !… de ta mère assassinée par les Anglais !

Il s’arrêta : les forces lui manquaient pour continuer ; Pouponne jeta un cri et un sanglot déchirant s’échappa de ses lèvres.

— Horreur ! s’écria le mourant, oh ! malédiction sur ces monstres qui assassinent les femmes et les enfants !

Le prêtre éleva le crucifix et l’exposa aux regards du vieillard.

— Celui qui est mort pour nous sur la croix, nous ordonne le pardon des injures, dit-il.

Et se retournant vers Balthazar.

— Continuez mon fils, ajouta-t-il. Comment le corps de madame Thériot se trouvait-il là ? reprit le jeune homme, je ne l’ai jamais su : mais voilà ce que je présume : après s’être vu arracher sa fille et ses petits enfants, la pauvre femme dut perdre connaissance et, étendue sur la terre échappa aux regards de ceux qui veillaient à charger les navires de leur cargaison humaine. Lorsqu’elle revint à elle, elle avait bien certainement perdu la raison et prit machinalement le chemin de sa maison. Soit pour en finir avec elle, soit qu’elle eût, dans son désespoir, insulté les Anglais, un des soldats lui passa son sabre au travers du corps et la laissa seule, vivante encore peut-être. Lorsque nous pénétrâmes dans la maison elle était morte depuis plusieurs heures.

— Qu’ils soient maudits ! ceux qui peuvent ainsi traiter une faible femme répéta le vieillard.

Pour la seconde fois, le prêtre éleva le crucifix.

La tête appuyée à l’épaule de son fiancé, Pouponne pleurait, la pauvre enfant, toutes les larmes qui oppressaient son cœur. Balthazar après avoir déposé un long baiser sur ses cheveux reprit sa triste narration.

— Un douloureux devoir, mais un devoir sacré nous restait à accomplir : il nous fallait porter le corps de la chère martyre dans le cimetière où reposaient son mari et huit de ses enfants. Il fallait à tout prix ensevelir ce cadavre ensanglanté. Périchon agenouillé près de sa mère semblait avoir tout oublié dans son désespoir. Ce fut avec peine que je réussis à lui faire comprendre ce qu’il nous fallait faire. Il est probable que, comme les autres femmes, la mère Thériot avait emballé tout son butin, car nous ne trouvâmes rien d’abord : les armoires, les bureaux étaient ouverts, mais tous étaient vides. Mais voilà qu’en jetant les yeux du côté du lit de sa mère, Périchon tressaillit : ce lit semblait avoir été préparé pour la nuit, et, c’est cette circonstance qui me fit soupçonner que la pauvre femme, après le départ des navires, était rentrée chez elle et avait, sans savoir peut-être ce qu’elle faisait, préparé ce qu’il lui fallait pour la nuit.

« Périchon arracha un des draps et en enveloppa pieusement le corps de sa mère pendant que je me mettais à la recherche des pelles dont nous avions besoin. Quand je rentrai dans la chambre, Périchon me montra une ceinture pleine d’or qu’il avait trouvée sur le corps de sa mère, sous ses vêtements. C’étaient les économies de la pauvre femme qu’elle avait voulu emporter dans l’éxil.

— « Prends cet or, Balthazar, me dit Périchon, il est à nous deux… tu es le plus fort, tu sauras mieux le défendre.

« La nuit s’avançait et nous n’avions pas un moment à perdre. Nous savions bien, que si nous étions pris, nous serions immédiatement fusillés ; mais que nous importait ? il fallait achever notre tâche à tout prix. Heureusement pour nous que le cimetière n’était pas très éloigné, et situé comme il est sur une colline il était douteux qu’aucun des soldats y montât pendant la nuit.

« Périchon se chargea du corps de sa mère, je le suivis avec les deux pelles et au bout d’une demi heure, la mère Thériot dormait entre son mari et ses enfants.

— Merci Balthazar ! dit Pouponne d’une voix étouffée par les sanglots.

Il se pencha vers elle et couvrit de baisers ce visage désolé, à demi caché sur son épaule.

Une seule chose nous restait à faire continua le jeune soldat, rejoindre l’armée du général Lévis. Heureusement que nous avions de l’argent et nous réussîmes sans trop de difficultés. Nous fûmes tous les deux incorporés dans le régiment de monsieur Boishébert.

— Oh ! Balthazar ! dit Pouponne avec une grace suppliante, raconte à notre père ce que tu as fait à l’armée. …Pauvre cher vieux ! il est persuadé que son fils a dû accomplir des actions courageuses, de hauts faits d’armes… et moi… ah ! je pense un peu comme lui ! Parle, parle, il sera si heureux de t’entendre !… ça va le guérir, le rajeunir !

Et Balthazar de sa voix mâle commença le récit de la bataille de Condiac et de l’incendie du presbytère de Grand Pré. Le vieillard en l’écoutant ne put s’empêcher de s’écrier dans l’épanchement d’une joie sombre :

— Ah ! c’est bien, mon gars, ces coups là, vois-tu, ça soulage la vieillesse de ton père.

Le père Landry avait toujours, au fond du cœur, nourri une haine profonde contre l’Angleterre ; cette haine ne s’était pas refroidie avec l’âge, au contraire : ses nouveaux malheurs l’avaient envenimée et laissaient son âme toute saturée de ce sentiment. Il ne pouvait se lasser d’écouter ce fils de sa tendresse qui avait si bien hérité de son amour national. En l’écoutant une vigueur inusitée s’emparait de ses membres, sa figure s’illuminait, une exaltation depuis longtemps disparue rallumait la vie dans son être. Tout symptôme de caducité disparaissait de son visage ; il s’était maintenant redressé sur son lit. Comme Lazarre sortant de la tombe à la voix du divin maître, il revenait à la vie, à la voix de l’enthousiasme et du patriotisme. C’était un véritable miracle qui s’accomplissait.

Le père Jacques jouissait du changement qu’opérait sur le mourant cette narration de son fils. Balthazar lui-même subissait le charme que produisaient ses paroles : sa voix vibrait de ses notes les plus sympathiques ; son discours qui n’était que la peinture de ce qu’il avait vu, que l’écho de ce qu’il avait entendu, se déroulait avec la puissance de l’action aux yeux de ses auditeurs. Cette éloquence naturelle et incisive du soldat, cette passion entraînante du patriote dévoué jusqu’à l’héroïsme, faisaient de Balthazar un orateur dans toute l’acception du mot. Aussi quand il vint à raconter la bataille de Sainte Foye où il avait gagné ses épaulettes de capitaine, Pouponne, elle-même, entraînée par l’entousiasme, lui jeta les deux bras autour du cou en disant :

— Oh ! mon Balthazar ! que je suis fière de toi !

— Après ?… mon fils, après ? s’écria le vieillard.

— Hélas ! reprit le jeune homme, ce qui me reste à dire est bien triste… On eût dit que le ciel qui avait fait mon compagnon de Périchon, avait décidé que nous ne serions jamais séparés : après ma promotion au rang de capitaine, il fut fait sergent dans ma compagnie et nous eûmes la chance de toujours combattre aux côtés l’un de l’autre. Et, après trois ans passés ensemble à l’armée, nous fûmes faits prisonniers en même temps et jetés sur le même ponton où nous restâmes enfermés pendant deux années.

— Grand Dieu ! s’écria Pouponne.

— Je ne vous dirai rien, reprit le jeune officier, de la cruauté avec laquelle nous fûmes traités, ni des privations qui nous furent imposées. Je vous parlerai seulement d’un incident qui eut lieu pendant notre captivité : il se trouvait parmi les prisonniers un vieil officier qui, pour passer le temps se mit dans la tête de montrer à lire et à écrire aux pauvres diables qui, comme moi, n’avaient jamais reçu d’éducation. Nos gardiens ne le contrarièrent pas, mais ne l’aidèrent en rien. C’étaient sur des morceaux de vieilles gazettes, sur des affiches, dans le livre de prières qu’il portait toujours sur lui que ce brave vieux nous enseignait à lire, et grâce à lui, quand nous quittâmes le ponton, nous savions passablement lire et écrire.

— C’est une bonne chose que d’être éduqué, observa le vieillard et au moins Pouponne aura un mari qu’en saura autant qu’elle.