Pouponne et Balthazar/20

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Librairie de l’Opinion (p. 163-172).

XX.

Balthazar était pâle comme un mort, il vint s’agenouiller près du lit du mourant.

— Mon père, dit-il, écoutez-moi : ne me condamnez pas avant de m’avoir entendu… si j’ai eu l’air de vous abandonner, vous et Pouponne au moment du danger, c’était pour obéir à vos ordres… Hélas ! hélas ! quand je suis revenu, vous étiez partis et je ne pouvais plus rien pour vous deux. C’est alors que je résolus de consacrer à ma patrie la vie que les Anglais avaient épargnée. J’ai combattu pendant deux années sous le drapeau français, sans salaire et presque sans nourriture, le premier dans tous les dangers, restant fidèle au drapeau de la France jusqu’au moment où entouré par une force dix fois plus forte que la nôtre, je fus fait prisonnier et jeté dans une affreuse prison où je demeurai deux années souffrant des tortures que seulement la haine la plus raffinée pouvait inventer. Après la dispersion de notre armée, on ouvrit les portes de ma prison ; mais, pour m’en laisser sortir, on exigea de moi le serment que vous me reprochez. Prévoyant que mon vieux père devait être quelque part, épuisé par la misère et par l’âge, je me suis dit que mon devoir était de le chercher pour soulager son infortune. Espérant aussi pouvoir retrouver celle que j’aimais, je jurai, des lèvres seulement, de me soumettre aux Anglais, à ces maudits que je me proposais de fuir pour toujours… Notre armée n’existait plus, donc je ne pouvais la rejoindre… La France avait abandonné ses soldats, elle les avait reniés… était-ce un crime de notre part de la renier à notre tour, surtout quand il s’agissait du salut de ceux que nous aimions ? Ma patrie était perdue… je ne pouvais plus rien faire pour elle. Je crus, en abandonnant les deux années de salaire que me doit le roi de France, pouvoir offrir sans crime mon travail et mon amour à ce qu’il y a de plus cher après la patrie : mon père et ma fiancée ! et j’espérais qu’après les avoir retrouvés, qu’après avoir pressé la main que je cherchais pour en être béni, j’espérais que cette main ne me repousserait pas avec colère et mépris… Mon père ! Pouponne ! oh ! dites-moi… dois-je être maintenant heureux où maudit ?

— Heureux, aimé, béni ! n’est-ce pas mon père ? s’écria Pouponne en enlaçant le cou de son fiancé et celui de son père et en réunissant dans une même étreinte leurs deux visages inondés de larmes.

— Oui ma fille, dit le vieillard, à demi suffoqué. C’est Dieu qui nous a vaincus, mes enfants et non pas les Anglais.

Après ces paroles, il se fit un instant de silence pendant lequel ces trois infortunés retrouvèrent ensemble le sentier perdu de leur bonheur : mais, ils ne devaient pas y marcher longtemps.

Pouponne tenait le vieillard entre ses bras quand elle sentit tout-à-coup qu’il pesait de tout son poids sur elle.

— Vous faiblissez, mon père, dit-elle tout effrayée, seriez-vous plus mal.

Pour toute réponse, il s’affaissa tout-à-fait sur le lit et on l’entendit murmurer d’une voix qui s’éteignait de plus en plus :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vous l’avez donc voulu ! il me semblait que c’était une sainte chose que l’amour de la France, et que vous ne l’aviez pas mis dans mon cœur pour l’en arracher… pour le voir outrager… pour l’oublier !

Il s’arrêtait par moment épuisé. Au bout d’un instant :

— Ça s’ra donc, dit-il, la terre étrangère qui recouvrira mes os… mourir à quatre vingt dix ans !… et être enterré loin des siens ! oh ! c’est ben dur !

Et une larme coula lentement sur la joue ridée du vieillard et vint tomber sur la main de la jeune fille qui le soutenait. Le père Jacques s’approcha, lui prit la main en silence et, quoiqu’il fît tous ses efforts pour maîtriser sa violente émotion, elle se faisait voir dans sa pâleur et surtout dans ses yeux voilés de larmes. Le père Jacques était un enfant de grand Pré, son père avait été le cousin et l’ami du père Landry, et le bon prêtre avait toujours voué une vive amitié à ce vieillard qu’il avait accompagné dans l’exil. Il frémissait malgré lui en contemplant les progrès de la mort qui s’avançait. Une perturbation fatale agitait tout le corps du mourant, ses extrémités se refroidissaient et ses lèvres et ses narines devenaient violemment contractées. Balthazar et Pouponne, penchés sur lui, dans une angoisse mortelle, suivaient tous les mouvements de son visage, épiant une révolution salutaire et le retour de la parole qui semblait s’être arrêtée pour toujours.

— Priez ave moi, dit le prêtre.

Les fiancés tombèrent à genoux. Le père Jacques continua à suivre les phases de la crise tout en faisant quelques pieuses invocations. Après quelques minutes, des sons inarticulés s’échappèrent de la gorge du vieillard : c’étaient des phrases incohérentes et détachées qui bientôt se changèrent en une sorte de délire furieux qui ne peignait que trop l’état où s’était abimée l’âme de ce malheureux.

— C’est bien ! criait-il avec une sorte de rage et le doigt étendu vers des êtres imaginaires. C’est bien, mon Dieu ! c’est juste !… et je remercie ! oh ! monstres ! c’est bien vous que je vois : Lawrence… Murray… Winslow… Butler… Je vous vois au milieu de ce feu ardent où vous ont poussés les démons… Regardez les !… Écoutez les ! oh ! que la vue de leurs tortures me fait de bien… avec quels frémissements de joie j’entends leurs cris d’agonie !… Ils demandent à boire, et les démons leur offrent pour les rassasier les larmes de leurs victimes. Buvez monstres ! l’éternité ne vous rassasiera pas ! Il y a là des mères, de jeunes enfants, des vieillards… ils vous arrêtent quand vous passez… tous vous déchirent le visage de leurs ongles, vous arrachent les cheveux et vous crient dans leurs voix étranglées par le désespoir que vous avez excité :

— « Rendez-nous nos enfants ! rendez-nous nos pères, nos mères, nos champs, nos églises que vous avez pillées… Rendez-nous notre Acadie et notre bonheur ! »

Il s’arrêta épuisé. Pouponne lui souleva doucement la tête d’une main et de l’autre approcha de ses lèvres le verre qui contenait la potion qu’elle avait préparée pour lui. Il but sans savoir ce qu’il faisait, et au bout d’un moment :

Oh ! écoutez ! s’écria-t-il, écoutez ces chants divins… là, là, je les vois, nos saintes femmes, nos petits enfants, nos fils, nos pères… Dieu les a appelés près de lui pour sécher leurs larmes, pour emplir leurs cœurs d’amour divin… Écoutez ! mais écoutez-les donc… ils sont avec les anges… ils chantent avec eux le cantique de la délivrance… oh ! ma vieille compagne ! mes filles si belles ! si fraiches !… mes fils… les enfants de mes enfants… Je les vois tous là… ils sont là… ils m’appellent… ils m’attendent.

Ces dernières paroles étaient à peine intelligibles… une sueur glacée et abondante couvrait le corps du mourant, sa figure prit une expression plus calme ; alors le père Jacques, se penchant à son oreille, lui dit doucement :

— Père Landry, il faut mourir sans haine, il faut pardonner.

— Pardonner ! s’écria-t-il en sortant soudainement de son épuisement comme par l’effet d’un puissant réactif, et dans son excitation, trouvant la force de se soulever à demi.

— Pardonner aux Anglais ! oh ! cela est impossible ! mon père ! Ils ont chassé les miens dans les bois et sur les mers… ils les ont jetés en pâture aux poissons… ils ont mêlé leurs cendres à toutes les terres étrangères … ils ont voulu les vendre comme esclaves, les enfermer dans les mines de la Pennsylvanie… ils les ont forcés à prendre un serment déshonorant… Et quand ces maudits sont heureux et triomphants, vous voulez que je leur pardonne ! Non ! je le répète : jamais ! jamais !

— Dieu le veut, mon frère.

— Soyez sûr que Dieu ne leur pardonnera pas, lui…

— Quand il était sur le Calvaire, il a pardonné aux Juifs.

— Oui, répondit le mourant, mais il gardait son éternité de justice pour les punir.

— Père Landry, reprit le prêtre, songez-y ! je ne puis vous accorder le pardon que vous refusez aux autres. Voulez-vous donc mourir sans l’absolution du prêtre ?

Le vieillard, toujours aidé de Pouponne, s’était d’abord levé jusque sur ses genoux comme pour se raidir contre cette nécessité du pardon suprême imposé par la religion. Il tenait ses mains jointes, son regard enflammé se levait vers le ciel, mais, peu-à-peu, les paroles du prêtre firent courber son front et ébranlèrent tout son être : il se mit à trembler de tous ses membres, et quand il n’entendit plus la voix du père Jacques, il articula lentement ces mots d’une voix déchirante et en gardant ses yeux élevés vers le ciel :

— Ma sainte femme ! mes enfants ! mes petits enfants ! vous tous qui êtes aux cieux, vous savez par vos yeux de bienheureux si mon cœur est encore rempli de vos souffrances et des cruautés dont vous avez été l’objet. Entendez-moi devant le bon Dieu qui est notre juge à tous… Pour avoir le bonheur de vous rejoindre dans ce ciel où vous m’attendez, je pardonne aux Anglais pour vous et pour moi !

— Et moi, dit le prêtre, je vous bénis au nom de notre Seigneur Jésus-Christ.

Le lendemain, quand Périchon arriva, accompagné de Tit Toine et de Baptiste, le père Landry était mort, et le plaisir de la réunion fat assombri par les larmes que Pouponne versait sur le corps de son vieil ami.