Pouponne et Balthazar/22

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Librairie de l’Opinion (p. 181-188).

XXII.

À côté de l’église, les Acadiens avaient bâti une grande maison, (plutôt un hangar) contenant deux immenses chambres : l’une était la salle de bal, l’autre celle du festin ; c’était là que se donnaient les repas de noces. Si nous nous en souvenons, le dernier désir du père Landry avait été que le mariage de Balthazar et de Pouponne fût célébré avec toute la magnificence possible, et que tous les habitants de la Petite-Cadie, hommes, femmes et enfants y assistassent ; et il avait de plus déclaré qu’un grand bal, suivi d’un festin mirobolant devrait couronner les noces de ses enfants. Aussi Balthazar, pour se conformer aux volontés de son père, avait loué les deux chambres en question : dans l’une devait être dressé le diner, dans l’autre on danserait.

Et toutes les Acadiennes du Campement qui adoraient Pouponne, voulurent contribuer au repas de noces. L’une envoyait un dindon bien gras, une autre une paire de canards, des œufs, d’autres encore une oie, des poulets, un cochon de lait, et l’on pouvait voir toutes ces ménagères, les mains dans la pâte et dans la melasse, préparer des gâteaux et des piles énormes de tac-tac (petit maïs mêlé à la melasse) pour ce diner qui menaçait d’atteindre des proportions formidables. Les jeunes gens étaient tous partis pour la chasse : ne fallait-il pas du gibier de toute espèce au diner de noces de Pouponne ! Et, sur le bord du fleuve, les enfants et quelques vieillards, une ligne à la main, essayaient d’attraper autant de poissons qu’il était en leur pouvoir.

Pouponne n’avait ni mère ni sœurs qui pussent s’occuper des préparatifs de son mariage : aussi, envoya-t-elle chercher Zozo et Titine Labauve et mit tout entre leurs mains. Ces deux là s’adjoignirent une douzaine d’amis et tout promettait d’aller comme sur des roulettes. La veille du mariage, ou put voir sortir de l’habitation Bossier un grand chariot rempli de provisions de toutes sortes et contenant cinq cuisinières et une douzaine de marmitons ; il se dirigeait vers la salle du festin où Zozo et Titine commandaient en reines.

— Je veux aller à tes noces, chère petite, avait dit Charlotte à son amie.

— Non, non, avait répondu cette dernière, ce n’est pas votre place, Charlotte. Venez à l’église, je veux que vous soyez témoin de mon bonheur ; mais une noce de Cadiens n’est pas faite pour vous ; vous gêneriez les convives et… ils pourraient bien vous faire rougir. Moi-même… je sens que c’est mal à moi de le dire car je montre mon orgueil, ce sera la première et la dernière noce cadienne à laquelle j’assisterai. La vulgarité m’épouvante, vous le savez, mais, nous avons voulu, Balthazar et moi nous conformer en tout aux désirs du père et nous aurons, j’en ai peur, une vraie noce de Canibales.

Le jour où le mariage devait avoir lieu, le père Jacques envoya de bonne heure sa calèche pour chercher les mariés. Charlotte avait voulu amener Pouponne dans sa voiture, mais c’était contre les règles, les époux devaient voyager ensemble à la tête du cortège. Charlotte dut donc se contenter de suivre la calèche avec son mari, tous deux seuls dans leur belle voiture.

La calèche du père Jacques était la seule du campement. Pour ceux qui n’ont jamais vu cette espèce de véhicule, je dois dire que c’était tout simplement une sorte de buggy sans impérial et entièrement fait de bois, la boite, les roues et tout. Les Acadiens à toute époque, ont tenu à la calèche et aujourd’hui même, on la retrouve chez le riche aussi bien que chez le pauvre. Mais, comme les habitants de la Petite-Cadie n’avaient pas les moyens de se donner une calèche et comme tout le monde voulait aller aux noces de Pouponne et que l’église était fort loin, il fallait s’y rendre le mieux possible. Pour les hommes, ce n’était rien, mais les femmes ! ah ! il fallait les voir passer le long du fleuve, nu pieds, au beau milieu de la boue et toutes chargées d’un paquet contenant leurs chaussures et leur robe de bal. La plupart avaient la tête couverte de papillotes qu’on apercevait au dessous du mouchoir qu’elles avaient jeté sur leurs cheveux et qui venait s’attacher sous le menton.

Mais la portion la plus risible de la procession étaient les cavaliers et les cavalières grimpées derrière eux. Souvent, sur le même cheval, on voyait un Acadien amenant sur sa monture, en croupe, sa femme, sa sœur ou sa fiancée et encore un ou deux enfants. Et de distance en distance, on pouvait apercevoir un pauvre petit cheval créole, pliant sous le poids d’une demi douzaine d’enfants qui le montaient à poil. Comme les pédestriennes, les cavalières étaient pieds nus et portaient comme elles leurs habits de bal dans le paquet attaché sur la queue du cheval.

Comme je l’ai dit, l’église était loin, et il fallait partir de bonne heure pour avoir le temps de s’amuser. À sept heures, tout ce petit peuple était donc en route. En avant, on voyait la calèche des mariés, conduite par Balthazar, tandis que Pouponne essayait autant que possible de garantir son voile et sa couronne de l’ombrelle qu’elle tenait à la main. Un peu en arrière venait la voiture de monsieur Bossier, et par derrière tout, le cortège des cavaliers et des piétons.

Pouponne avait raison quand elle avait dit à Charlotte qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce que c’était qu’une noce cadienne ; mais elle était destinée à l’apprendre et un peu à ses dépens.

À peine le cortège eût-il fait un demi mille et se fût-il recruté de tous ceux qui demeuraient sur la route, qu’une clameur formidable se fit entendre et que toutes les mains masculines, tenant une bouteille, s’élevèrent, et que toutes les bouches s’écrièrent en même temps :

— Hourrah pour Pouponne ! Hourrah pour Balthazar ! — À la santé de Pouponne ! à la santé de Balthazar !

Et, à chaque hourrah, les amis des fiancés avalaient une gorgée de l’eau-de-vie que renfermaient les bouteilles.

— Grand Dieu ! s’écria mon aïeul pendant que sa femme se bouchait les oreilles, ces gens-là seront ivres avant que nous ayons fait la moitié du chemin.

On arriva à l’église, et les époux, suivis de monsieur, de madame Bossier et de tous les hommes du cortège y pénétrèrent en silence. Mais où étaient les femmes ? En arrivant, elles avaient toutes couru au bord du fleuve, leurs chaussures à la main : il fallait bien se nettoyer avant de se chausser ; et, quand tous ces pieds féminins furent bien propres, on passa les bas et les souliers et on se dirigea vers la salle du festin, changée pour le moment en cabinet de toilette. C’était là que les paquets avaient été laissés ; ce fut là qu’on enleva les papillotes, qu’on revêtit les jupes et les caracos bariolés, qu’on se fit belles enfin tout en échangeant pas mal de remarques tant soit peu hasardées. Et pendant que tout ceci se passait, le prêtre attendait à l’autel, et les jeunes fiancés agenouillés dans le premier banc, priaient en attendant le bon plaisir de mesdames Théogène, Théodule, Télesphore, Sosthène, Térence, Onésiphore, etc… et de mesdemoiselles Manette, Tit’Mine, Tonton, Arthémise, Modeste et autres.

Enfin elles entrèrent en ne ménageant pas le tapage, et, lorsqu’elles se furent installées de leur mieux, le prêtre fit signe aux mariés de s’approcher. Au moment où Pouponne se levait, monsieur Bossier s’avança vers elle et lui présenta le bras. En conduisant la jeune fille à l’autel, mon aïeul lui témoignait l’amitié et le respect qu’il lui portait. En voyant Pouponne au bras du gros monsieur, les femmes ne se génèrent point pour faire entendre un chuchotement qui exprimait leur étonnement et leur admiration.

La cérémonie fut courte : le bon prêtre savait bien qu’il était inutile de parler d’amour et de fidélité à ce jeune couple éprouvé par tant d’infortunes.