Pouponne et Balthazar/25

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Librairie de l’Opinion (p. 203-208).

XXV.

La nuit est venue, les chandelles sont allumées et le dîner continue toujours. Une heure, deux heures se passent et bientôt un tumulte effroyable se fait entendre dans la salle du festin. On se querelle, on se bat, on s’envoie des volailles, des bouteilles à la tête. Aux cris des combattants se mêlent des menaces et d’affreux jurements. Les femmes qui sont restées dans la salle du dîner pleurent et essaient d’emmener leurs maris… elles n’en reçoivent que des injures et des coups… Et dans l’autre chambre, on danse, on s’amuse.

Le Gustin de Zozo est parmi les combattants ; voyant qu’elle ne peut l’arracher des mains de ceux qui le tiennent, la pauvre femme court, tout en larmes, chercher le père Jacques. Le bon prêtre a trop vu de noces cadiennes pour ne pas eu connaître les résultats… il cherche à apaiser le tapage, mais il a à faire à des ivrognes, à des énergumènes, qui ne veulent pas l’écouter.

En passant à côté d’un groupe de farceurs moins ivres, mais tout aussi dangereux que les premiers, le bon prêtre entend quelques paroles qui font monter à son front le rouge de l’indignation, C’est Étienne Aucoin qui parle, qui déroule aux yeux de ses camarades un plan qu’ils approuvent hautement et qui excite leurs rires et leurs cris d’approbation. Il ne s’agit de rien moins que de s’emparer de Balthazar et de le forcer, bon gré, mal gré à s’enivrer.

— Même qu’y faudrait l’y j’ter l’eau de vie dans la gorge, ajoute le bon violonneux et après ça nous l’ferm’rons à clef, jusqu’à demain c’est moi qui m’charge du fantoche. Et alors comme ça c’tte belle Pouponne qu’aime tant à tourner l’nez susse l’pauvre monde, qu’est fiare comme un soleil …qui s’croit trop pour danser avec nous autres, faudra ben qu’alle s’en r’tourne toute seule dans la calèche à missié l’curé. Ah ! ah ! c’te bonne farce ! hein les gars !

Mais il avait compté sans son hôte ou plutôt sans le père Jacques : voyant qu’il ne peut apaiser les forcenés qui se battent jusque sur la table, il ordonne aux femmes d’éteindre les lumières et il s’empresse d’aller avertir les jeunes mariés du complot qui se trame contre eux.

— Venez avec moi au presbytère, dit-il, ma calèche est prête, vous pourrez partir de suite et, lorsque ces misérables vous chercheront, vous serez déjà loin.

Pouponne et Balthazar s’empressèrent d’obéir, tout en remerciant chaleureusement le père Jacques. Et pendant que d’un côté l’on dansait avec tout l’entrainement de la jeunesse, pendant que les mariés s’enfuyaient, dans la salle à manger la bataille continuait malgré l’obscurité. Les assaillants avaient réussi à entraîner la table et maintenant se roulaient sur le plancher au milieu des dindons rôtis, des sauces, des jambons et des bouteilles. Nous devons supposer qu’ils étaient dans un état déplorable quand ils reparurent dans la salle du bal. Le réveillon dura jusqu’au jour. Au moment où le soleil se levait dans toute sa splendeur, le cortège se forma de nouveau : chaque cavalier reprit sa cavalière ; il fallut se mettre à la recherche des enfants qu’on trouvait endormis dans tous les coins, et les piétons se mirent en marche. Mais comme tout était bien changé dans l’apparence de ce petit peuple ! Sans compter les yeux pochés, les nez écrasés, plus d’une cornette avait été perdue, plus d’un casaquin et d’une jupe salis et déchirés, et le plus profond silence avait remplacé les cris de joie de la veille. Chacun rentrait chez lui en passant devant sa maison et Périchon, en atteignant sa cabane, se trouva le dernier du cortège, les Labauve étant restés quelques heures de plus pour remettre l’ordre au milieu de ce terrible désordre.

Lorsque Périchon se trouva seul :

— Ah ! espérons que ce n’s’ra pas pour longtemps ! s’écria-t-il avec un soupir et en pensant à la gentille Tit’Mine.

Pouponne pouvait dire maintenant qu’elle avait vu une noce cadienne, mais elle en fut malade pendant trois jours, tandis que Charlotte riait aux larmes en écoutant Balthazar lui faire le récit des noces de Pouponne et de Balthazar.

En quittant le presbytère, les jeunes époux s’étaient rendus directement chez eux et avaient pris possession de la maisonette de l’économe. Ajoutons que tous les jours, monsieur Bossier se félicita davantage d’avoir confié à Balthazar Landry le commandement de son habitation. Quant aux deux jeunes femmes, elles ne pouvaient manquer de remercier le sort qui les avait réunies.

— C’est à vous, Charlotte, disait Pouponne, que je dois le peu que je vaux.

— Mais, répondait mon aïeule, n’est-ce pas toi, Pouponne qui m’as fait connaître le bonheur suprême de faire le bien ! n’est ce pas toi qui m’as enseigné ces douces vertus qui te font chérir de tous ceux qui t’approchent ?

Les enfants des deux familles grandirent ensemble, et vingt-trois ans après le mariage de Pouponne et de Balthazar, un autre mariage avait lieu à l’habitation Bossier : c’était celui de la gentille Marie Bossier, cinquième fille de Charlotte, avec Louis, fils ainé du juge Balthazar Landry. Ajoutons, qu’en ce moment, notre Balthazar était non seulement juge, mais aussi un des plus riches habitants de la paroisse Saint Jacques.

Lorsque la révolution américaine éclata, la haine du jeune Acadien contre les Anglais se réveilla subitement et il s’empressa de voler au secours de la nouvelle patrie qu’il avait adoptée. Monsieur Bossier, ne devait pas rester en arrière : à peine eut-il appris l’arrivée de Lafayette en Amérique, qu’il courut s’enrôler sous la banière du jeune général. Comme Balthazar, il se distingua à l’armée, mais, moins heureux que son jeune économe, il fut dangereusement blessé et resta à demi aveugle pendant bien des années. C’est là que le devoument de Charlotte se montra dans toute sa sublimité ! et grâce à ses soins et à ses prières. Dieu permit que celui qu’elle aimait tant se rétablit et put recouvrer la vue et la santé.