Pour cause de fin de bail/Grande Intelligence d’une toute petite chienne

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GRANDE INTELLIGENCE D’UNE TOUTE PETITE CHIENNE

J’ai dit assez de mal des chiens, j’ai assez blâmé leur platitude et leur servilité, j’ai assez souvent bafoué ces pauvres cabots pour leur rendre, aujourd’hui, un semblant de tardive justice.

Je proclame donc que les chiens sont très intelligents et même plus intelligents qu’on ne croit.

Les exemples de chiens malicieux foisonnent dans les traités spéciaux où il est question de l’esprit des bêtes, mais je ne crois point qu’un cas pareil à celui qui suit ait jamais figuré dans un de ces recueils.

L’histoire m’en a été contée par une jeune femme dont l’excessive frivolité n’enlève rien au charme de son commerce.

Je laisse la parole à cette évaporée :

— Imaginez-vous, mon pauvre monsieur, que j’ai failli perdre Jip, ma petite Jijip, la petite Jijip à sa mémère (baisers répétés sur le noir et frais museau de Jip, dérisoire échantillon de la race canine).

Oui, monsieur, Jip avait pris la clef des champs. Oh la vilaine qui a fait de la peine à sa mémère ! Jip s’était tiré des papattes, un beau matin, et sans son collier, encore !

Ah ! mon pauvre monsieur, si vous m’aviez vue ! Une folle, monsieur, une vraie folle !

Immédiatement, j’envoie tout mon monde dans les environs. Jip ! Jip ! Jip !

Pendant toute la journée, on n’entendit que ce cri dans le quartier !

La nuit vient : pas de Jip !

Ah ! mon pauvre monsieur, la nuit que j’ai passée ! Je n’en souhaiterais pas une semblable à mes pires ennemis.

Dès le lendemain, on va chez l’imprimeur et on lui commande des tas d’affiches : « Il a été perdu une petite chienne, etc., etc., répondant au nom de Jip, etc., etc., le signalement, etc., etc., l’adresse, etc., etc., récompense, etc., etc., » enfin, tout ce qu’il fallait pour retrouver cette petite horreur. (Baisers frénétiques comme plus haut.)

En deux heures, toutes ces affiches étaient collées sur les murs de Paris (je croyais même que c’était plus long à exécuter, ce travail).

La journée se passe, nulle Jip ! Le soir tombe, nulle Jip ! Sur nous la nuit se prépare à étendre ses voiles, pas plus de Jip que sur la main !

Tout à coup, je pousse un cri d’horreur !

Mes yeux venaient de se fixer sur un spécimen de l’affiche en question : Il a été perdu… etc…

Cet imbécile d’imprimeur n’avait-il pas écrit Gyp au lieu de Jip, vous savez bien Gyp, comme le nom de cette dame qui écrit des choses si amusantes !

Tout était à refaire.

J’allais me jeter sur un canapé en poussant des sanglots inarticulés quand voilà ma femme de chambre qui entre en criant : « Jip ! Jip ! Jip est retrouvée ! »

Et cette abomination de Jip qui se jette à moi, folle de joie !

Dans l’antichambre, il y avait un homme mal mis, un individu, je crois, qui me dit avoir trouvé Jip dans un quartier perdu, du côté de la rue de Rivoli. Il l’avait reconnue d’après le signalement donné par l’affiche, l’avait appelée Gyp ! Gyp ! et rapportée docile à sa pauvre mémère en pleurs. Et voilà !

Ainsi, cette petite bête avait parfaitement compris, quand on l’appelait Gyp, qu’il se commettait une erreur, et que c’est bien d’elle, Jip, qu’il s’agissait.

Combien d’hommes qui s’appellent Durand ne se retourneraient pas si on les appelait Martin, même s’il s’agissait de leur salut !