Pour cause de fin de bail/Le théâtre de Bigfun

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Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 117-120).

LE THÉÂTRE DE M. BIGFUN

Fidèle à mon engagement, je n’ai pas soufflé mot de cette entreprise tant que tout n’a pas été conclu, signé, paraphé, enregistré.

Aujourd’hui, je puis parler et ma satisfaction n’est point mince d’être le premier à donner la sensationnelle nouvelle.

Il s’agit, vous le devinez, d’un nouveau clou pour l’Exposition de 1900…

Après mille démarches, mille refus, M. Bigfun, le grand imprésario australien si connu, vient enfin d’obtenir l’autorisation d’ouvrir et… d’exploiter son théâtre, ce théâtre dont les débuts soulevèrent aux antipodes tant d’indignations, tant de colères.

Contrairement à cette Compagnie d’assurances qui s’appelle The Mutual Life, le théâtre de M. Bigfun pourrait s’intituler The Mutual Death.

Comme dans les autres théâtres, on y joue des drames humains et des mélos surhumains. Mais, détail qui corse l’intérêt du spectacle, les victimes sont de vraies victimes, et il ne se passe pas une seule représentation, chez M. Bigfun, sans, au moins, un réel meurtre ou un suicide véritable.

Le plus étrange, dans cette étrange entreprise, c’est que, depuis l’ouverture de son théâtre, M. Bigfun ne s’est jamais trouvé à court de victimes volontaires.

Tout d’abord ce furent de pauvres diables qui, pour laisser quelque argent à leur famille indigente, n’hésitèrent pas à faire le sacrifice de leur vie.

Puis, vinrent des désespérés des deux sexes, amants malheureux, jeunes filles délaissées, que tentèrent ce cabotinage et cette mise en scène dans le trépas.

Enfin, le snobisme s’en mêla et beaucoup de personnes, sans raison apparente, s’offrirent au rôle de victimes, simplement pour épater la galerie.

Les gageures se mirent aussi à sévir, et il n’est pas rare de voir, dans les bars de Melbourne et de Sydney, d’excellents pochards tenir des paris dont l’enjeu est, tout bêtement, leur mort violente, mais décorative, sur la scène du bon Bigfun.

Malgré ses frais énormes (certains de ces macabres protagonistes touchant un millier de livres), notre imprésario a fait une fortune considérable.

Quand la victime volontaire possède quelque talent et surtout une jolie voix, le prix des places ne connaît plus de limites.

Ainsi, lorsque miss Th. K… consentit à jouer Juliette dans Roméo, représentation qui se termina par son vrai suicide, les places les plus modestes atteignirent des prix de vertige. (Un strapontin de quatrième galerie fut payé par notre sympathique confrère de la presse française M. Brandinbourg, pas loin de douze mille francs.)

Reste à savoir si le théâtre de M. Bigfun rencontrera à Paris sa vogue de là-bas.

Je le crois, pour ma part, à moins qu’une campagne de sentimentalerie niaise ne soit menée contre lui dans une certaine presse.