Pour ceux qui vont en Grèce/II

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Les Amitiés Gréco-Suisses (p. 63-89).

Fondée naguère par les Grecs, Byzance appartint successivement à Darius, à Xercès, puis aux Spartiates, puis aux Athéniens. Devenue indépendante, elle se déclara en faveur des Romains qui la prirent sous leur protectorat. Révoltée en 193 av. J.-C. contre leur domination, elle soutint sous Septime Sévère un siège de trois années. Pillée et rasée, elle fut rebâtie par Caracalla. Nous avons dit comment Constantin la transforma, lui donna un nom nouveau et en fit sa capitale. L’histoire byzantine proprement dite commence à cette date et s’étend sur une période de onze cent vingt-trois ans (330-1453). Les deux premiers siècles de cette histoire (330-518) sont dominés par le péril barbare et l’agitation religieuse. Il faut suivre sur la carte la marche des envahisseurs successifs venant de l’est pour se bien rendre compte comment la vallée du Danube a dirigé leurs mouvements, constituant à la fois pour eux l’arrêt obligatoire, la première étape — et ensuite le couloir d’attirance qui les drainait vers l’Italie. Ainsi sur ce théâtre danubien ont tour à tour paru, séjourné et puis passé tant d’acteurs du grand drame, Wisigoths, Huns, Ostrogoths etc… Tous ont menacé, ébranlé et parfois ébréché l’empire byzantin. Mais les uns après les autres, ils ont pour ainsi dire glissé le long de ses frontières le laissant finalement indemne. La tâche des successeurs de Constantin fut de leur résister le plus souvent, de leur céder parfois, de ne s’abandonner jamais. Tâche difficile, car cet empire — le leur — était géographiquement et ethniquement aussi mal constitué que possible pour se maintenir uni. Il comprenait toute la péninsule des Balkans, l’Asie-mineure jusque vers l’Arménie, la Syrie jusqu’à l’Euphrate, l’Égypte et la Cyrénaïque. Des métropoles remuantes et ambitieuses, Alexandrie, Antioche, Éphèse y pouvaient rivaliser avec Byzance située, semble-t-il, trop en avant-garde sur la frontière du nord. Le grec et le latin dominaient, mais on parlait bien d’autres langues encore. Et quant aux traditions, aux formules politiques et administratives, comment concilier ce qui venait de Rome et d’Athènes avec les influences égyptiennes et surtout orientales, partout sensibles ? De l’amalgame qui devait forcément en résulter, la tolérance du moins ne naîtrait-elle pas en matière religieuse ? Se battre pour les articles d’un credo, ce n’était en somme ni grec ni latin. Une seule lutte semblait à craindre, celle que provoquerait le paganisme avant de disparaître. Or, le paganisme agonisait vraiment. Les intellectuels de tous les pays ont toujours considéré avec attention la réaction tentée par l’empereur Julien dit l’Apostat. Figure intéressante et attachante, esprit curieux, cultivé, ce prince, eut-il vécu, n’eût exercé aucune action durable. Le paganisme ne représentait plus que les doutes raffinés de la haute classe tandis que les espérances chrétiennes avaient posé leur empreinte sur les masses qui, par elles, s’éveillaient à une vie nouvelle. Constantin l’avait bien compris et c’est pourquoi, par esprit politique bien plus que par conviction personnelle, il avait donné le formidable coup de barre qui porta le christianisme au sommet. Il se flattait d’ailleurs que le pouvoir civil y trouverait son compte. En tout cela on n’aperçoit rien qui fut propre à incliner plus les gouvernants que les gouvernés vers les subtilités des disputes théologiques. Sans doute très vite, la simplicité évangélique primitive ayant fait place à un épiscopalisme hiérarchisé qui s’entourait volontiers de pompe et d’éclat, des rivalités d’autorité étaient nées. Les patriarches de Byzance et d’Alexandrie jaloux l’un de l’autre l’étaient non moins de l’évêque de Rome lequel se méfiait d’eux. Cela donnait lieu à des convocations fréquentes de conciles tantôt régionaux, tantôt « œcuméniques » (universels) qui se lançaient l’anathème les uns aux autres. Mais l’opinion publique, comment pouvait-elle se passionner violemment pour le problème des « deux natures » ? Arius avait voulu démontrer que Jésus-Christ n’était point Dieu et son raisonnement était à la portée de tous. Mais lorsque Nestorius enseignait que Jésus-Christ bien qu’incarné n’avait jamais été homme, mais seulement Dieu, c’étaient là des conceptions qui dépassaient l’entendement moyen. Nous comprenons mal qu’elles aient suscité tant de véhémence, provoqué tant de conflits aigus, occasionné tant de crises politiques. On a voulu en trouver une explication dans le fait que les populations helléniques ou hellénisées privées de la saine agitation de l’agora satisfaisaient sur le terrain religieux le besoin de discourir et de discuter que la pratique de la liberté leur avait jadis insufflé. Mais il n’est pas exact que l’agora fut réduite au silence. Là où elle l’était, c’est que les citoyens l’avaient volontairement désertée, non que l’autorité en eût ainsi ordonné. Les cités grecques entrées dans l’empire romain n’avaient pas eu, pour la plupart, à abandonner leurs institutions. Presque toutes en Grèce, un très grand nombre en Asie avaient été déclarées libres. Au-dessus d’elles, le proconsulat romain ne constituait guère qu’un contrôle et une trésorerie. Et sans doute leur activité politique se trouvait restreinte. Le régime municipal n’en était pas moins à même d’y fonctionner. Mais il est certain que l’esprit civique s’était affaibli. Dans beaucoup de cités, les finances en mauvais état, les écoles négligées, les monuments publics endommagés constituaient un ensemble peu fait pour encourager les magistratures volontaires. D’autre part, la religion avec ses sacerdoces, ses fêtes, son luxe, en était arrivée à dominer le commerce et l’industrie créant autour d’elle une quantité d’intérêts matériels nouveaux. Seulement, du fait que la foule s’enthousiasmât pour les cérémonies religieuses, il ne s’ensuit pas qu’elle dût s’éprendre d’une casuistique compliquée. Une autre explication a été suggérée : le besoin d’unité. L’unité romaine avait pénétré d’admiration le monde méditerranéen tout entier. Sa disparition était comme la synthèse des malheurs présents et des périls à venir. Or, le christianisme paraissait désormais seul capable de maintenir ce qui restait du monde romain en état d’union. De là, l’importance attribuée au dogme et le désir d’en fixer jusqu’aux moindres détails. Tout cela est exact, mais un tel sentiment n’eut-il pas dû, en fin de compte, arrêter plutôt qu’accroître le flot des hérésies. Or, elles pullulèrent, dit Tertullien dans son indignation, « ainsi que les scorpions des bords du Nil au soleil de l’été ». Quoiqu’il en soit dans l’empire byzantin, le trône et l’autel allèrent s’« asiatisant » chaque jour d’avantage. En même temps, les éléments grecs tendaient à supplanter les éléments latins et une centralisation inévitable fortifiait aux mains de l’empereur un pouvoir sans contrepoids. Ces caractéristiques ne se dessinèrent point d’emblée. La succession de Constantin avait donné lieu à des troubles sans intérêt et la brève tentative de réaction païenne de Julien avait passé sans presque laisser de traces. Puis Théodose ier, auquel on décerna le titre de grand pour son orthodoxie, semble-t-il, plutôt que pour les mérites de son gouvernement, avait régné sur l’empire une dernière fois unifié. À sa mort (395) le partage s’était opéré définitivement entre l’orient et l’occident. Pour la Rome impériale, c’était l’agonie et la mort prochaines. Pour Byzance rajeunie, c’étaient dix siècles qui s’ouvraient d’une existence indépendante, tumultueuse mais grandiose.

En 408, Théodose ii qui accédait au trône et devait l’occuper pendant quarante-deux ans était mineur. Sa sœur Pulchérie, que l’Église a canonisée pour sa dévotion et son zèle à doter les couvents, dirigea l’empire en son nom. Elle était instruite et, bien que de vues étroites, avait le sens du gouvernement. Mais elle aimait si fort le pouvoir qu’elle ne consentit jamais à s’en dessaisir. Et à la mort de son frère (450), qu’elle avait dominé toute sa vie, elle continua de régner jusqu’à sa propre mort[1]. Théodose aimait l’art et l’étude, mais il était de caractère faible. « Consciencieux et médiocre » a-t-on dit de lui. On lui doit pourtant les Codes de lois qui portent son nom et surtout la fondation en 425 de l’université de Byzance, événement d’une haute portée dû très probablement à l’initiative de l’impératrice Eudocie. Née païenne, fille d’un modeste professeur athénien, elle avait été choisie par Pulchérie à cause de son humble extraction et par Théodose à cause de sa radieuse beauté. C’était une femme de la plus rare culture. Athènes qui, trois siècles plus tard ne serait plus qu’« une petite ville de province tranquille et dévote », restait encore en ce temps là « le dernier asile des Lettres païennes ». Eudocie y avait puisé l’amour non seulement de la littérature, mais des sciences et de la philosophie. Nous savons qu’en 438, visitant Antioche et reçue dans le palais du Sénat, elle y prononça une harangue enthousiaste en l’honneur de l’Hellénisme. À ce moment son influence sur Théodose d’abord très considérable déclinait au profit de son impérieuse belle-sœur, mais en 425 son crédit demeurait entier[2] et la prépondérance donnée aux études grecques dans le programme de la nouvelle université doit avoir été son œuvre.

Jusqu’alors il n’y avait point eu d’enseignement d’État au vrai sens de ce mot. Vespasien, le premier, croit-on, avait fondé une chaire officielle de rhétorique. Après lui, Adrien, Antonin, Marc Aurèle en avaient institué d’autres. Alexandre Sévère avait créé des écoles et stipulé que les villes auraient à entretenir un certain nombre de boursiers choisis parmi les enfants pauvres jugés aptes à recevoir une instruction complète. Mais en toutes ces institutions, le maître désigné demeurait libre d’enseigner selon ses vues. En 370, Julien avait bien rendu un décret par lequel il se réservait le droit d’agréer les professeurs et de fixer l’enseignement, mais le temps lui avait manqué pour en poursuivre l’application. En 425, ce furent à la fois le rôle pédagogique de l’État et son monopole qui se trouvèrent proclamés. En même temps, que la loi interdit aux professeurs de donner des leçons en dehors de l’université, elle défendit aux autres d’ouvrir aucune école publique. Ainsi se posèrent à bien des siècles de distance les problèmes devant lesquels devait si longtemps hésiter la pédagogie moderne.

À Théodose et à sa sœur succédèrent Léon ier, puis Zénon gendre de Léon, puis Anastase, époux de la veuve de Zénon : succession fantaisiste. Pendant cette période (457-517), il y eut des luttes à l’extérieur, des conflits à l’intérieur. Les Bulgares récemment établis sur le Danube étaient déjà des voisins gênants. Dans Byzance les fameuses factions des Verts et des Bleus, à l’existence desquelles les Jeux du cirque servaient de prétexte, commençaient de se déchirer entre elles.

Lorsqu’Anastase mourut, une intrigue obscure porta au pouvoir le commandant en chef des troupes de la garde, Justin. Cet honnête paysan macédonien devenu général et resté illettré avait soixante-dix ans. Il prit pour conseiller — et le conseiller devint bientôt une sorte de vice-empereur — son neveu Justinien auquel il avait fait donner une éducation très complète et qui lui succéda ayant à ses côtés sa femme, la célèbre Théodora, fille d’un gardien des ours de l’hippodrome, puis actrice en renom et enfin impératrice énergique et clairvoyante. Procope en ses commérages l’a si abondamment décriée que beaucoup d’écrivains se sont de nos jours acharnés sur elle, défigurant son rôle et son caractère. Justinien régna neuf ans sous le nom de son oncle (518-527) et trente-huit ans (527-565) comme empereur : règne illustre, l’un des plus intéressants de l’histoire universelle, mais dont en politique il n’est rien resté parce qu’il fut tout entier consacré à l’exécution d’un plan dont le point de départ était erroné. Justinien voulut refaire non pas l’empire romain car il ne songea jamais à abandonner Byzance pour Rome, mais l’empire méditerranéen dont Rome avait été le centre. Or, les temps n’étaient plus où un pareil édifice put être rétabli ; les fondations même en avaient disparu. En vain, les flottes et les armées de Justinien commandées par ses fameux généraux Bélisaire et Narcès réalisèrent-elles, par un gigantesque effort de plus de vingt années (583-554), les grandes lignes du plan ; en vain, la royauté des Vandales et celle des Ostrogoths abattues, l’Afrique du Nord et l’Italie rentrèrent-elles sous l’autorité impériale. En vain des mesures ingénieuses et intelligentes furent-elles prises pour organiser la défense et la mise en valeur des terres reconquises. En vain de sages réformes furent-elles introduites dans l’administration tandis que les travaux publics recevaient un grand essor et qu’une diplomatie habile et remuante multipliait les missions et les ambassades de propagande. Ni la sécurité, ni la prospérité ne naquirent, du moins à un degré suffisant, pour étayer une pareille entreprise. Avant de l’oser, Justinien avait dû s’assurer la paix du côté de l’orient en signant avec les Perses alors menaçants un traité qui laissait les choses en l’état (532). Il avait aussi mis fin à la discorde religieuse en négociant avec le pontife romain une entente indispensable. Dès 525, il l’avait convié à venir à Byzance. Le pape Jean y avait été reçu avec de grands honneurs. Enfin il lui avait fallu réduire au silence les factieux qui pouvaient ébranler le trône. De sourdes révoltes couvaient alors ; les règnes précédents avait engendré du mécontentement ; la population de la capitale s’agitait. Une insurrection éclata soudain dont nous pouvons apprécier l’ampleur, mais dont nous connaissons mal le détail. Elle fut si grave que Justinien perdit contenance et, un moment, parla d’abdiquer. Ce fut Théodora qui, par sa vaillance, sauva la couronne en tenant tête à l’orage mais au prix d’une cruelle répression. On dit que trente mille victimes jonchèrent le sol de l’hippodrome où la lutte s’était concentrée. Mais à partir de ce moment, l’empereur eut les mains libres.

Théodora mourut en 548 pleurée par Justinien dont elle avait été jusqu’au bout la confidente et l’associée. Elle s’était, à plusieurs reprises, efforcée de l’arrêter sur une pente dangereuse. Elle ne croyait pas que l’entente religieuse avec Rome pût être durable et la politique méditerranéenne ne lui semblait acceptable que pour autant qu’elle ne déplacerait pas le centre de gravité de l’empire vers l’occident. Elle voyait juste et les événements devaient lui donner promptement raison, mais après sa mort Justinien, bien qu’il vouât un véritable culte à sa mémoire, s’entêta dans ses propres idées. Ce travailleur infatigable devenu inquiet et tatillon continua de construire à grands frais des forteresses pour protéger ses possessions latines tandis qu’il laissait des périls plus urgents s’accumuler sur le bas Danube et en Syrie. Quand il mourut à quatre-vingt sept ans, la misère était générale ; l’empire était financièrement épuisé.

Sur cet échec d’une politique disproportionnée aux ressources qu’eût exigées sa réalisation, il faudrait bien se garder de juger et de condamner l’œuvre entière de Justinien. Il en subsista d’impérissables monuments : monuments juridiques d’abord, le Digeste, les Institutes… tous ces recueils où se condensa la jurisprudence romaine et à la rédaction, parfois hâtive et tronquée, desquels on peut faire de justes reproches, mais qui n’en furent pas moins, pendant des siècles, les introducteurs des sociétés barbares dans les voies de la justice civilisée — monuments architecturaux ensuite : et ici nulle restriction ne peut être émise. L’éclosion de la beauté byzantine sous le règne de Justinien ne se compare qu’à l’essor athénien au temps de Périclès et à la floraison des cathédrales gothiques en occident. Ce furent là, en architecture, les trois poussées divines qui honorent à jamais le cerveau humain et lui ont fait franchir les horizons de la vie. On a dit justement que Sainte Sophie avait non seulement consacré l’avènement d’un art nouveau, mais haussé du premier coup cet art à un niveau insurpassé. Construite de 532 à 537 par Isidore de Milet et Anthemius de Tralles sur l’ordre de Justinien qui en surveillait lui-même les travaux, la radieuse basilique pénétra de stupeur et d’admiration les contemporains. Avec sa coupole audacieuse, ses absides, ses colonnades superposées, ses marbres polychromes, ses mosaïques, ses émaux, ses lustres et ses six milles candélabres, elle dépassait en magnificence ce que les imaginations surexcitées par sa construction avaient attendu. Elle innovait surtout à tous les degrés : conception, exécution, décoration. Certes depuis Constantin l’art byzantin « se cherchait » si l’on peut ainsi dire. Mais la basilique primitive avec son portique extérieur, ses trois nefs, son plafond de bois ou ses charpentes apparentes ne conduisait que bien indirectement aux splendeurs prochaines. Et quant à prétendre trouver en Asie la source des inspirations qui provoquèrent l’élan byzantin, cela ressemble un peu à cette assertion que le fronton du Parthénon fut conçu en regardant les monts qui dominent Athènes. Qu’importent ces recherches ? Ici et là, le génie se révèle et le génie n’a pas besoin qu’on lui découvre des parentés. Par contre, il laisse toujours derrière lui une progéniture ; celle-ci fut innombrable. De St Marc de Venise au Kremlin de Moscou, la descendance artistique byzantine a engendré des merveilles qui rivalisent entre elles par la légèreté des structures, l’originalité des équilibres et la somptuosité des revêtements.

La tragédie byzantine présente, comme la tragédie chinoise, cette particularité de se diviser en actes successifs entre lesquels s’étendent de lents et confus entr’actes. Mais en Chine les actes se ressemblent ; il s’agit toujours du même objet : la réfection de l’unité nationale périodiquement brisée. À Byzance, au contraire, une extrême variété s’y révèle. Nous avons vu Justinien s’essayer à restaurer le passé politique romain ; nous allons voir les empereurs qu’on nomme « iconoclastes » donner la première formule du modernisme religieux. Entre les deux époques l’intervalle est considérable, près d’un siècle et demi (565-717). D’abord tout va mal : la liquidation de l’œuvre de Justinien est laborieuse. Justin ii son neveu s’y emploie, puis l’empereur Maurice, impopulaire parce qu’il a le courage d’être économe. La succession est irrégulière. Héraclius, fils du gouverneur de l’Afrique, règne de 610 à 641. C’est un glorieux combattant. Il écarte le péril perse mais le péril arabe maintenant formidable a raison de sa valeur. Des conquêtes de Justinien, il ne reste plus guère. Les deux tiers de l’Italie sont tombés dès 568 aux mains des Lombards. Voici les Arabes qui s’emparent de la Syrie, de l’Égypte, enfin de l’Afrique du nord. Byzance est assiégée cinq années durant (673-678) mais Constantin iv (668-685) repousse les assaillants. Suivent vingt années d’anarchie. L’empire mutilé, privé du blé d’Égypte, en proie à mille difficultés est exposé aux incursions arabes et bulgares, les unes montant du sud, les autres descendant du nord ; et l’on se demande par quel miracle il résiste d’autant qu’il traverse une crise d’affaissement moral ; les mœurs sont mauvaises ; un mélange de cruauté et de superstition se propage.

L’entente religieuse entre Rome et Byzance n’a guère duré ; du vivant même de Justinien, elle se lézardait. Constantin iv la rétablit en convoquant à Byzance un nouveau concile (680-681), mais les données du problème ont beaucoup changé. La conquête arabe a enlevé aux patriarches d’Alexandrie, de Jérusalem et d’Antioche tout moyen d’imposer leur souveraineté spirituelle. Il ne reste plus en face l’une de l’autre que Rome et Byzance. Or, elles s’opposent bien autrement que par des rivalités de préséance. C’est d’abord la forme même de la civilisation qui les sépare. La réhellénisation de l’empire d’Orient est un fait accompli. Le latin a été chassé des chancelleries. Tout est redevenu grec. Les actes officiels sont rédigés en grec. On ne parle plus que grec, on ne pense plus qu’en grec. C’est ensuite la confusion désormais consommée des dignités politique et religieuse en la personne impériale. L’empereur est pontife suprême. La cérémonie du sacre introduite au ve siècle fait de lui le chef de toute la hiérarchie ecclésiastique et même l’arbitre final des conflits dogmatiques. En occident, au contraire, les deux pouvoirs se trouvent complètement séparés ; dans l’avenir on les verra lutter pour se dominer l’un l’autre, mais ils ne seront quand même jamais confondus. En troisième lieu, si le prestige de l’Église romaine a grandi par la conversion des barbares germaniques, celui de l’Église byzantine a grandi plus encore par l’incomparable éclat de sa liturgie, l’éloquence de ses docteurs, un Basile, un Grégoire de Nazianze, un Jean Chrysostome, par l’activité enfin qu’elle a déployée au dehors, par ses missions qui ont circulé de la mer Noire à l’Abyssinie et par l’empreinte que déjà elle pose sur le monde slave dont la conversion se prépare. Mais ce qui, moins sensible peut-être aux contemporains, nous frappe le plus, ce sont certaines divergences profondes dans la façon de concevoir la prière, les sacrements, le rôle du prêtre… Quand aujourd’hui nous pénétrons dans une église grecque et que nous assistons aux cérémonies qui s’y déroulent, nous avons l’impression d’une sorte de luxueux protestantisme et, à travers la scrupuleuse observance des rites traditionnels nous sentons s’affirmer la liberté individuelle des fidèles. La grande crise du viiie siècle (726-780) s’évoque alors dans nos mémoires. En apparence, la séparation ne s’est produite que bien longtemps après. C’est en 858 que s’est élevée la querelle fameuse entre le patriarche Photius et le pape Nicolas ier et en 1054 seulement que le patriarche Michel Cérulaire a provoqué une rupture définitive et mis fin aux réconciliations périodiques qui s’étaient accomplies jusque là. Mais en réalité, c’est bien à Léon iii (717-740) et à son fils Constantin v (740-775) qu’incombe la responsabilité d’avoir donné à l’Église grecque sa figure et sa formule finales.

De grands princes, autoritaires et violents mais intelligents et énergiques qui s’imposent triplement au respect de l’histoire par la grandeur de leurs victoires, l’importance de leur législation, la hardiesse de leurs initiatives réformatrices : victoires opportunes remportées sur les Bulgares et les Arabes — législation multiforme comprenant un code militaire pour fixer les règles de la discipline, un code rural destiné à protéger la petite propriété, un code nautique propre à encourager la marine marchande, un nouveau code civil enfin qu’on nomme l’Écloga, à travers lequel passe par instants ce souffle d’égalitarisme qui s’est manifesté déjà dans la prose enflammée de St Jean Chrysostome. Quant aux réformes, elles visent à purifier la religion. Les images étouffent l’idée ; on les adore ; une sorte d’idolâtrie prosterne des foules devant elles. En Asie surtout ces tendances suscitent des rebellions. L’islam naissant a proscrit toute image. Byzance n’ira pas jusque là. Léon iii par une première ordonnance exige seulement que dans les églises les icônes soient appendues plus haut, comme hors de la portée des fidèles. Dans le haut clergé, dans l’armée, dans le peuple même son initiative rencontre de chaleureuses approbations. C’est qu’elle atteint les monastères de plus en plus nombreux, de plus en plus riches et vers lesquels telles ou telles images réputées attirent les pèlerins et les dons. Or, les progrès du monastisme mettent l’État en péril. L’agriculture, l’armée sont drainées au profit des couvents. Mais ceux-ci sont en mesure de se défendre et reçoivent un renfort considérable de Rome où les pontifes se déclarent en faveur du culte des images. L’Italie attachée à ce culte, emboîte le pas. Léon iii demeure modéré dans la bataille. Constantin v plus passionné accentue sa politique par des mesures qui semblent devoir aboutir à la suppression du culte de la Vierge et des Saints. Et parce que son radicalisme n’a pas aussitôt gain de cause, il s’emporte et déchaîne une véritable persécution (765-770). Toute persécution est pourvoyeuse fatale de réaction. Après le règne très bref de Léon iv (775-780) sa veuve Irène, régente pour son fils Constantin vi et qui aura la sinistre énergie de faire aveugler celui-ci devenu majeur pour régner à sa place, juge utile à ses intérêts de s’entendre à nouveau avec Rome. En 787, le concile de Nicée rétablit le culte des images mais l’œuvre des empereurs « iconoclastes » était trop sensée et trop politique pour que ses adversaires en eussent si vite raison. En 815, le concile assemblé à Ste-Sophie restaura les principes qui les avaient inspirés. En 843, ces principes succombent à nouveau ; pour la dernière fois, pourrait-on dire mais la défaite n’est qu’apparente ; en réalité, il reste des traces indélébiles de cette longue querelle, de quoi influencer puissamment l’évolution du christianisme à travers les âges, de quoi conduire à la Réforme et aux émancipations progressives de l’esprit humain.

Ce ne sont pas là les seules prémisses de la civilisation moderne que renferment les annales de Byzance. On y relève à chaque pas des nouveautés plus ou moins précisées, mais nettement perceptibles. En 687, un empereur convoque une de ces « assemblées de notables » qui seront d’usage en occident bien des siècles plus tard. Puis voici en germe toute une administration ministérielle divisée en départements distincts : guerre, marine, finances, justice, intérieur, transports : autant de portefeuilles dont les titulaires sont responsables devant l’empereur au lieu de l’être devant un Parlement. Voici le « Bureau des Barbares » où se centralisent les informations de tout ordre concernant les peuples qui encerclent l’empire et chez lesquels il faut entretenir l’admiration tout en tempérant la convoitise car c’est là toute la politique extérieure des Byzantins. Voici enfin de véritables services de « propagande » à la fois économique, religieuse, pédagogique. L’unité byzantine est une réalité vivante quoique nous en pensions à distance et le sens patriotique existe. On a d’ailleurs trop répété qu’il était né beaucoup plus tard en occident ; c’est là une complète erreur. L’Asie l’a connu ; l’antiquité méditerranéenne, également. Il n’en vaut pas moins de signaler un ouvrage byzantin du xe siècle intitulé : le Patriote — car si la chose existait, le mot, en son sens pratique, est d’un emploi nouveau. Au point de vue intellectuel aussi, l’innovation fleurit. La future « Chanson de geste » apparaît en des poèmes populaires pleins d’allures. Ceux qui ont pris part ou assisté à des événements mémorables écrivent leurs « mémoires ». Les encyclopédies se multiplient. On se documente en assemblant des données sur les sujets les plus variés : médecine, agriculture, art militaire… On commente ces données et aussi les auteurs anciens qu’on ne cesse de recopier et de relire. Les bibliothèques grandissent ; à Byzance l’une d’elles en arrivera à contenir trente mille ouvrages. Cette richesse qui s’emmagasine et à laquelle les arts viennent ajouter leurs conceptions d’une splendeur persistante, ce sont les bagages de la future « Renaissance » que déjà l’on prépare sans le savoir, car la Renaissance provoquera un immense transport d’idées classées et emballées par les Byzantins.

Le xe siècle que nous venons de citer compte parmi les plus glorieuses périodes de l’histoire de Byzance. C’est le temps où régna la dynastie dite « macédonienne » mais ainsi nommée contre toute raison puisque son fondateur Basile ier était arménien. De mauvaises années venaient de s’écouler. Depuis le crime infamant d’Irène, des complots et des assassinats avaient ensanglanté le trône. Un soulèvement populaire d’un caractère nettement socialiste s’était produit (822-824). Il avait fallu reconnaître le titre d’empereur d’Occident conféré par le pape à Charlemagne. Les Arabes s’emparant de la Crète (826) l’avaient transformée en un centre d’affreuse piraterie d’où leurs flottilles ravageaient tout l’archipel. En Italie, Byzance ne possédait plus que quelques territoires vers le sud. L’année 813 avait vu les Bulgares s’emparer d’Andrinople. Sans doute Léon v, puis Théophile avaient su raffermir quelque peu la situation mais elle était encore, à l’avènement de Basile, des plus précaires. Celui-ci — un paysan de carrure vigoureuse, tout à fait illettré, mais d’une intelligence et d’une énergie peu communes — était venu vers 840 chercher fortune à Byzance. Il avait alors dix-huit ans. Pour avoir abattu un célèbre lutteur bulgare et dompté un cheval dont personne ne venait à bout, il obtint les faveurs de Michel iii dont il flatta sans scrupules les instincts extravagants. D’abord écuyer en chef, puis grand chambellan, il finit par être associé au trône. Quand il s’aperçut que son crédit tendait à baisser, il ne recula pas devant l’assassinat de son bienfaiteur. Qu’un homme d’un pareil cynisme et d’une telle bassesse morale ait pu ensuite et pendant près de vingt années (867-886) fournir une carrière de grand souverain laborieux, persévérant, économe, voilà de quoi nous surprendre et nous dérouter. Après lui Léon vi qui probablement n’était pas son fils mais censé l’être régna vingt-six ans (886-912). Suivit alors une série singulière. Tandis que Constantin vii, Romain ii héritiers légitimes occupaient le trône, des généraux victorieux s’y assirent à leurs côtés : Romain Lécapène (919-944), Nicephore Phocas (963-969), Jean Tsimiscès (969-976) empereurs-associés, tous de réelle valeur et batailleurs infatigables ; puis enfin Basile ii (963-1025) qui, à partir de sa majorité et pendant tout un demi-siècle gouverna en autocrate intelligent et audacieux.

Les résultats de cette continuité dans l’énergie et l’activité furent considérables. La Crète, puis Antioche, Damas, Alep reprises aux Arabes (961-995), la Bulgarie si redoutable sous ses grands chefs Syméon (893-927) et Samuel (977-1014), finalement réannexée à l’empire, les conquêtes orientales poussées jusqu’à l’Euphrate et à Erzeroum, la Croatie, la Serbie, les terres vénitiennes placées sous le protectorat byzantin et de même tout le sud de l’Italie, (villes indépendantes comme Naples et Gaète aussi bien que principautés lombardes de Salerne et de Bénévent), la Russie récemment convertie et, par le poste avancé de Cherson (Sébastopol), les princes du Caucase tournés vers Byzance en une sorte de vassalité féconde, telle fut la récompense de tant d’efforts coordonnés et répétés. Lorsqu’en 1018, Basile ii accomplit à travers la Bulgarie son triomphal voyage, il put être fier de constater que l’ayant conquise par sa vaillance, il l’avait aussi, par sa sagesse et sa modération, pacifiée en quatre années. Et lorsqu’Athènes reçut la visite impériale, ce dut être dans tout le monde hellénique un émoi singulier que la vue de ce contact entre la gloire présente et la mémoire des grands ancêtres.

D’autant que cette gloire apparaissait solide et raisonnable parce qu’à la différence de ce qu’avait poursuivi Justinien, la force présente reposait sur l’homogénéité. Jamais le noyau de l’empire n’avait été aussi ramassé et compact, aussi « d’un seul morceau » au point de vue de la langue, de la religion, des idées. Le grec dominait partout ; tous, même dans les rangs des troupes mercenaires, s’appliquaient à le parler. L’organisation ecclésiastique était à l’apogée avec cinquante-sept métropoles, quarante-neuf archevêchés, et cinq cent quatorze évêchés. L’université, agrandie et prospère, attirait des étudiants de toutes les régions. Malgré l’exagération du régime protectionniste des monopoles et des prohibitions, le commerce s’était développé grandement ; l’agriculture de même. Les finances étaient administrées avec méthode et probité. Aussi à la fin du règne de Basile ii, les revenus de l’État dépassaient-ils trois milliards ; ce prince en mourant, laissa une réserve de plus d’un milliard.

Il laissa, ce qui était plus précieux encore, une armée et une flotte redoutables. L’armée, lui et ses prédécesseurs l’avaient endurcie par un siècle de campagnes et de combats. C’est elle qui avait accompli, entr’autres exploits, ce raid incroyable de l’hiver 994-95 grâce auquel Alep sur le point de succomber avait été sauvée. Une quarantaine de mille hommes détachés des opérations contre les Bulgares avaient été lancés à travers l’Asie-mineure franchissant le Taurus comme jadis Alexandre et Cyrus. Tous étaient montés sur des mules rapides. L’énorme distance fut parcourue en seize jours. L’orient en resta frappé d’admiration et de crainte. Quant à la flotte, elle avait pour arme principale le fameux « feu grégeois » dont le secret jalousement gardé ne put jamais être connu des ennemis. Il semble évident, en comparant les nombreux textes qui font mention de ses effets effrayants que le « feu grégeois » devait être une combinaison de mélanges détonants et d’huiles inflammables. De longs tubes flexibles placés à la proue de chaque navire servaient à diriger le jet brûlant qui portait la terreur parmi les équipages adverses[3]. Les arsenaux byzantins étaient à même d’armer des quantités de ces navires. Lors de l’expédition de Crète en 960, on en mit en ligne plus de deux mille.

En regard de tant d’éléments de force, l’empire possédait deux sources principales de faiblesse. Une féodalité s’y développait. La terre s’agglomérait en domaines d’une immense étendue dont il était infaillible que les possesseurs ne finissent par s’ériger en princes quasi indépendants. En vain, les empereurs multipliaient-ils les mesures pour la protection de la petite propriété, celle-ci tendait de plus en plus à disparaître. Par ailleurs, dans cette monarchie ultra-centralisée, la valeur du chef unique devenait question de vie ou de mort. Supérieur, il pouvait tout ; inférieur à sa tâche, il perdait tout. Or voici qu’à cent cinquante années illustrées par les noms de souverains mémorables allaient succéder cinquante-cinq années (1025-1081) de défaillances, de coups d’État, d’anarchie. Le péril extérieur avait changé de nom et de direction, voilà tout ; il venait maintenant de l’est et de l’ouest ; les Turcs envahisseurs de l’Asie-mineure étaient presque plus inquiétants que ne l’avaient été les Arabes ; les Normands exploiteurs de la Méditerranée ne l’étaient guère moins que ne l’avaient été les Bulgares. À l’intérieur, une sorte de réaction anti-militariste se manifesta. Il se créa un « parti civil ». Des « intellectuels » en furent les instigateurs. Certains réclamaient au nom de la « pensée libre ». Le plus grand d’entre eux, Psellos, fut le premier ministre de Michel vii (1071-1078). Historien, pamphlétaire, poète, orateur, voire même astronome et philosophe, celui qu’on a nommé parfois le « Voltaire byzantin » nous a laissé sur son temps les écrits les plus curieux et donné de son intérieur familial l’impression la plus captivante. Son style plein de verve et d’esprit, l’étendue de son savoir, l’originalité de ses vues font oublier son caractère insuffisant, ses intrigues, ses flatteries, son souci d’être vu et admiré. Le byzantinisme dont Psellos nous a tracé le tableau accusait la décadence. Pourtant, il recélait encore beaucoup de forces et c’est pourquoi il devait résister quatre siècles aux pires assauts du destin mais il n’avait plus ces contours robustes qui aux temps de Justinien, de Constantin v ou de Basile ier, avaient permis le prompt relèvement de l’empire chaque fois qu’une main puissante s’était trouvée à portée pour saisir le gouvernail.

Ces quatre siècles ne sont plus à proprement parler de l’histoire byzantine. Ils relèvent plutôt de l’histoire des Normands, des Turcs et des Croisés. Byzance y apparaît écrasée sous la triple pression de ces adversaires redoutables et la lenteur de son trépas est chose étonnante. Les Commène (1081-1204) en accédant au trône par un coup d’État — salutaire en ce qu’il mettait fin à une période de désordre et d’impuissance — aristocratisèrent définitivement le pouvoir impérial. Ils appartenaient à la haute féodalité militaire. Et sans doute, Alexis (1081-1118), Jean (1118-1142), Manuel (1143-1180) furent des souverains remarquables, bons soldats, bons diplomates, braves, brillants, zélés. Le second mérita d’être appelé Kalojean ce qui signifie Jean l’Excellent et le troisième fut la plus séduisante figure de son temps. Mais, en face d’une noblesse de plus en plus exigeante et remuante et dont ils étaient eux-même issus, ils ne purent pas s’appuyer efficacement sur le peuple comme l’avaient fait tant de leurs prédécesseurs sortis du peuple. Pour l’avoir tenté, Andronic Commène (1182-1185) fut promptement renversé. Autour d’eux la féodalité agissait comme un agent de dislocation. Lorsque l’énorme vague d’appétits matériels provoquée par les croisades déferla de l’occident sur l’orient, tout était mûr pour le morcellement. L’hostilité de la papauté, les convoitises des aventuriers, les rancunes latines contre l’hellénisme aidèrent grandement les Vénitiens à exécuter le plan machiavélique qu’ils avaient conçu. La ive croisade (1203), détournée par eux de son but et de sa route jeta contre Byzance toutes les forces assemblées pour délivrer la Terre-sainte. Le 12 avril 1204, la ville prise d’assaut fut honteusement pillée et saccagée. Et selon le traité de partage préalablement signé, les vainqueurs s’attribuèrent les dépouilles. Venise occupa tous les points dont son commerce pouvait bénéficier : Durazzo, la Crète, l’Eubée, Gallipoli, Rodosto, tandis que ses patriciens se créaient de belles seigneuries dans les îles de l’archipel. Un patriarche vénitien remplaça le patriarche grec en même temps qu’un croisé flamand, Baudouin devenait empereur entouré de vassaux tels que le roi de Salonique, le duc de Philippopoli, le duc d’Athènes, le prince de Morée, etc… toute une floraison d’États féodaux sans racines et sans raison d’être, mis aux mains de titulaires le plus souvent ignorants, avides et enorgueillis de leur facile victoire.

Les gouvernants et le haut clergé byzantin passèrent en Asie-mineure. Ils s’y trouvaient chez eux. L’Anatolie était demeurée très grecque de race et de langue. Elle le savait et s’en vantait. C’est de là que l’empire tirait ses meilleurs serviteurs civils et militaires. Les Commène en sortaient. Ils n’eurent point de peine à y grouper toutes les volontés pour préparer la revanche. Deux États naquirent. L’un dont Trébizonde fut la capitale s’étendit sur les côtes de la mer Noire jusqu’au Caucase. Il devait subsister pendant deux siècles et demi (1204-1461). L’autre, constitué autour de Nicée grandit rapidement. Théodose Lascaris (1206-1222) et son gendre Jean Vatatsès (1222-1254) le rendirent prospère. Pendant ce temps, les « Latins », comme on les appelait, voyaient les difficultés se multiplier sous leurs pas. Et déjà Salonique leur avait été enlevé par un grec d’Europe. Tantôt en s’appuyant sur les Bulgares et tantôt sur le sultanat d’Iconium, mais surtout en utilisant les discordes de ses adversaires, Vatatsès était parvenu à encercler Byzance. Quand il mourut, il ne restait plus qu’à reprendre la ville. Le 15 août 1261, Michel Paléologue était couronné dans la basilique de Ste-Sophie. Les territoires sur lesquels il allait régner se trouvaient singulièrement réduits : en Europe, la Thrace et une partie de la Macédoine, dans l’archipel, Rhodes, Lesbos, Samothrace… en Asie, l’Anatolie. Ce qui était plus réduit encore, c’était le prestige impérial jadis si solide, si persistant à travers les circonstances critiques, désormais inapte à entraver les mauvais desseins. Byzance avait été prise une fois. Pendant plus de cinquante ans elle était demeurée aux mains des usurpateurs. C’en était assez pour rompre le charme sacré qui avait aidé longtemps à sa défense. Vainement Michel viii (1261-1282) guerroya-t-il vaillamment à toutes les frontières. Vainement alla-t-il pour se ménager des alliances jusqu’à négocier une entente avec Rome, prêt à renoncer même à l’indépendance de l’Église grecque. L’empire, comme on l’a dit, « ne pouvait plus être sauvé ». Pendant tout un siècle des discordes internes le désolèrent. Tandis que les Ottomans au dehors progressaient à ses dépens, les prétendants se disputaient le trône. Un vent de révolution soufflait sur le peuple. Salonique se constitua en république démagogique. L’opinion refusait de consentir au rapprochement des Églises. Le projet n’avait fait qu’exaspérer les passions religieuses. À la veille de la catastrophe finale (1452), on se battait autour de Ste-Sophie entre adversaires et partisans de l’union. Les mercenaires se révoltaient. Un moment la garde catalane bloqua la ville et saccagea les alentours. Quant aux envahisseurs turcs, l’occident jaloux et rancunier les regardait avec satisfaction occuper la péninsule des Balkans. Dès 1365, leur capitale fut à Andrinople. Ils détruisirent la Serbie à Kossovo (1389) et bientôt après annexèrent la Bulgarie. Ils s’attaquèrent enfin à Byzance et deux fois sans succès. La cité résistait héroïquement. Elle tomba le 29 mai 1453 après un siège de cinquante quatre jours et son dernier empereur Constantin xi mourut glorieusement sur la brêche. Jusqu’à l’heure suprême, elle était restée l’asile de la culture et de l’art. Son université, ses écoles brillaient encore du plus vif éclat. Ses écrivains, ses savants, ses philosophes étaient légion. Des souffles novateurs semblaient inspirer ses architectes et ses décorateurs. Jamais agonie ne fut plus grandiose. Jamais on n’avait vu ni on ne devait revoir ce rétrécissement graduel et concentrique d’un grand empire autour de la ville qui en avait été l’animatrice et le symbole. Carthage n’avait possédé que des territoires de production ou d’exploitation. Mais l’empire byzantin, peuplé de sites illustres, héritier de traditions millénaires avait été une réalité puissante. Alors que de cette réalité plus rien ne restait que des débris épars, on eût dit que la cité impériale ramassait en elle-même la lumière qu’elle avait durant des siècles répandue sur le monde, afin de s’entourer d’un ultime éclat au moment de sombrer dans la nuit barbare.





  1. Les impératrices byzantines n’étaient point couronnées de façon accessoire et comme femmes d’empereurs. Leur couronnement s’opérait à part de celui des empereurs par une cérémonie distincte comme pour bien marquer que le caractère sacré dérivant du titre impérial était indépendant des liens conjugaux et comportait une consécration ineffaçable.
  2. Après bien des vicissitudes et des malheurs Eudocie se retira à Jérusalem. Elle y vécut dix-huit ans. Un incident romanesque lui avait aliéné injustement le cœur de son époux. Elle laissa entr’autres ouvrages un poème singulier dont on a dit avec raison que, malgré sa lourdeur, il évoquait à la fois Dante et Shakespeare.
  3. On a retrouvé quantité de « grenades » à main, petits récipients en terre cuite remplis de feu grégeois et que les fantassins jetaient en courant dans les lignes ennemies.