Pour l’histoire de la science hellène/7

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 168-200).




CHAPITRE VII

HÉRACLITE D’ÉPHÈSE


I. — Le Système cosmologique.


1. Dans les chapitres qui précèdent, j’ai déjà eu l’occasion d’indiquer qu’au point de vue scientifique, l’œuvre que laissa Héraclite fut loin de marquer un progrès. Si l’on en considère les tendances religieuses et morales, l’Éphésien est un précurseur dont l’influence ne saurait guère être trop rehaussée ; mais comme physicien, ou bien il se rattache aux premiers Ioniens, ou bien il adopte des conceptions qui sont encore plus naïves que les leurs.

Comme Anaximandre, comme Anaximène, il croit à l’unité de la substance sous la variété des apparences phénoménales ; comme eux, il croit que le monde est né et qu’il périra pour renaître ; bien plus, il ose fixer la durée de la période qui préside à cette évolution fatale[1]. Mais il rejette l’explication milésienne de la genèse et de la destruction comme conséquences mécaniques du tourbillon de la révolution diurne ; les apparences qui font croire à cette révolution, ne correspondent pour lui qu’à des mouvements particuliers, nullement à une rotation générale du ciel.

À cette cause mécanique, il substitue une loi de transformation physique, dont il ne cherche pas à rendre autrement compte qu’en la qualifiant de fatale ; cette loi est celle qui préside à l’échange continuel de matière entre la terre et le ciel, échange déjà admis par les premiers Ioniens. La double voie, ascendante et descendante, suivant laquelle il s’opère, suffit aux explications que prétend donner Héraclite ; de la terre et de la mer s’élèvent, d’après lui, des exhalaisons, les unes sèches, les autres humides ; les premières sont de nature ignée et servent à entretenir les feux célestes, qui donnent de l’eau comme résidu ; les secondes, par leur mélange avec les sèches, forment notre air atmosphérique, qui s’étend jusqu’aux environs de la lune et d’où l’eau retombe, soit comme pluie, soit déjà congelée.

C’est de la variation des proportions entre ces deux sortes d’exhalaisons que résulte la vicissitude des jours et des nuits, des mois et des saisons. Les astres sont des bassins creux dont la concavité, tournée vers nous, rassemble les exhalaisons sèches qui y brûlent, s’allumant au levant, s’éteignant au couchant ; ces bassins circulent dans l’hémisphère supérieur et leurs retournements produisent les éclipses, aussi bien que les phases de la lune. Héraclite ne s’était pas expliqué davantage sur cette conception grossière, qui semble combinée avec des éléments empruntés à Thalès et à Xénophane ; il ne disait pas ce que devenaient ces bassins du coucher au lever des astres ; il ne précisait pas davantage la forme de la terre, et s’il reconnaissait, sous le nom d’Hadès, un monde souterrain, il ne semble point avoir cherché à s’en former une idée plus claire que la mythologie courante. Il préfère insister sur le flux perpétuel des choses, dont aucune n’échappe à la transformation incessante ; sur la lutte permanente entre les formes diverses de la substance unique, lutte à laquelle préside l’intelligence divine et qui fait l’harmonie du monde.

2. Voilà ce que les doxographes nous apprennent, quant à l’état actuel du cosmos, sur les opinions physiques d’Héraclite, qui sont, au reste, particulièrement bien exposées par Diogène Laërce (IX, 8 à 11) dans un précis remontant assez directement à l’ouvrage historique de Théophraste. Il n’y a guère de difficultés que lorsqu’il s’agit de représenter, d’après l’Éphésien, l’évolution de la genèse et de la destruction, et, pour cela, de mettre en concordance, avec la description de Diogène Laërce, les textes assez obscurs de Clément d’Alexandrie (fr. 27 à 29) qui se rapportent à cette évolution cosmique.

Guidé sans doute par une idée religieuse, Héraclite a déterminé sous la forme du feu la substance primordiale, car il veut rehausser le caractère divin et intelligent de cette substance, ce que n’ont pas fait ses précurseurs ; il lui donne donc les attributs de la matière qui lui apparaît comme la plus subtile et la moins corporelle. Le devenir perpétuel des choses dans la double voie vers le haut ou le bas sera donc une conséquence nécessaire des propriétés de cette substance primordiale, qui se transforme sans cesse pour produire l’aliment dont elle a besoin et qu’elle dévore en s’allumant et en s’éteignant suivant une règle (fr. 27). Mais la loi qui préside à ces transformations dans les phénomènes actuels, ne peut s’écarter de la loi générale de l’évolution cosmique, quoique la multiplicité et la complexité des effets puisse sembler souvent contrarier en partie cette évolution.

Le point le plus saillant de la doctrine d’Héraclite pour la voie descendante, c’est que la première transformation du feu est, non pas l’air, mais l’eau (fr. 28). Le résultat de l’embrasement général lui apparaît donc comme une masse aqueuse (probablement à la suite d’une condensation de vapeurs). Cette idée, par laquelle l’Éphésien semble, jusqu’à un certain point, se rapprocher de Thalès, peut paraître d’autant plus singulière qu’elle semble moins dériver de l’expérience journalière, avec laquelle cependant Héraclite devait la mettre en concordance suffisante.

La dernière phrase du fragment 28 est encore plus obscure ; la masse aqueuse (mer) se transforme pour moitié en terre, pour moitié en πρηστήρ, mot dont la signification est assez douteuse[2]. Quant au fragment 29, il semble indiquer que ces transformations se produisent sans changement de volume pour l’ensemble de la matière.

Voici comment j’exposerais l’ordre d’idées suivi par Héraclite : d’après l’expérience vulgaire, l’eau est ce qu’il y a de plus contraire au feu, de moins propre à entretenir la combustion ; celle-ci se produit au mieux avec des matériaux combustibles secs (γῆ) et l’air sec comme agent comburant ; l’Éphésien aura donc imaginé que le terme final de la transformation de la masse aqueuse primitive consisterait, d’une part, en un résidu solide parfaitement sec, de l’autre, en une masse aériforme également sèche ; dès lors, l’eau ayant disparu, l’embrasement général peut se produire et redonner une nouvelle masse aqueuse.

Dans le cours de l’évolution, il y a complication de phénomènes particuliers qui assurent au cosmos une stabilité relative ; d’une part, la terre peut se retransformer en eau, de l’autre, l’eau et la terre produisent également les deux sortes d’exhalaisons, l’humide aussi bien que la sèche. Mais que ces retours particuliers, ces différents modes de passage rentrent dans la loi générale et doivent finalement aboutir comme résultat à l’embrasement total, c’est ce qu’Héraclite exprimera en disant : « La voie est toujours une et la même, soit vers le haut, soit vers le bas, soit droite, soit contournée » (fr. 91).

Dans le texte de Clément d’Alexandrie πρηστήρ semble donc désigner l’exhalaison sèche propre à donner la flamme ; c’est la partie la plus subtile (et, par suite, la plus mobile) de l’air, celle qui est du feu en puissance, pour employer le langage d’Aristote. L’autre partie est au contraire de l’eau en puissance ; cette distinction de deux modes opposés dans l’élément primordial d’Anaximène appartient en propre à Héraclite, et c’est peut-être le trait le plus original de ses opinions physiques ; mais elle n’était pas suffisamment appuyée sur des faits et ne pouvait aboutir à une conception véritablement scientifique.



II. — Héraclite théologue[3].


3. Mais l’Éphésien ne recherchait rien de semblable ; au milieu des « physiologues » ioniens, il a, de fait, une position toute spéciale, ou plutôt il n’est rien moins que physiologue ; c’est un « théologue ». Membre d’une famille sacerdotale, sans une renonciation en faveur de son frère, il eût eu les privilèges réservés aux aînés des descendants de Codrus, y compris la présidence des cérémonies de Dêmêter Éleusinienne (Strabon, XIV, p. 633). C’est dans le temple d’Artémis qu’il dépose son livre, pour que la lecture en soit réservée aux élus qu’admettront les prêtres (Diog. L., IX, 6). Il connaît les mystères et non seulement y fait des allusions intelligibles pour les seuls initiés, mais encore, dans son langage sibyllin, « il ne révèle ni ne cache, mais il en indique » (fr. 11) le sens profond que les époptes eux-mêmes ne connaissent pas.

Il ne prétend point convaincre par la démonstration ; il réclame la foi qu’il déclare indispensable pour l’intelligence (fr. 7). Il n’a point eu de maître humain ; il s’est cherché lui-même et il a trouvé (fr. 84). C’est le verbe universel (λόγος ξυνός, fr. 58) qui l’inspire divinement, mais sa parole n’est destinée qu’à une élite choisie ; le vulgaire est incapable de la comprendre, après l’avoir entendue, tout comme avant de l’entendre (fr. 4) ; le vulgaire est comme sourd et ne sait ni parler ni écouter (fr. 4, 5).

Plus Héraclite méprise les opinions des autres, plus il estime les siennes, qu’il sait conserver comme l’absolue vérité ; mais, ce qui marque surtout son caractère de « théologue », n’essayez pas de lui parler de la science ; ce n’est point elle qui forme l’intelligence (fr. 14) ; elle n’est qu’une vaine curiosité, le chemin de l’erreur inévitable. Vous cherchez la grandeur du soleil ; eh quoi ! n’a-t-il pas ce qu’il vous paraît avoir, un pied de large (9) ? Qu’allez-vous vous inquiéter davantage ?

Bien entendu, la théologie d’Héraclite n’est point celle de la religion populaire. Homère, Hésiode (fr. 89, 95) sont mis par lui au même rang que Pythagore, Xénophane, Hécatée. À l’époque où il vivait, les vieilles traditions des âges héroïques étaient déjà trop lettre morte pour fournir à la philosophie naissante un appoint sérieux, des dogmes acceptables. L’élément qu’Héraclite y va introduire a été élaboré ailleurs.

Depuis longtemps déjà s’étaient introduits sur le sol hellène des rites singuliers, des mythes étranges, dont la connaissance était interdite au profane. L’âge était venu où un penseur, méditant sur la vérité que cachaient ces symboles, pouvait essayer de l’en dégager. C’est ce que tenta Héraclite, c’est là que réside le caractère tout spécial de son œuvre ; c’est ce qui explique le succès qu’elle obtint et l’influence considérable qu’elle exerça sur le développement ultérieur de la philosophie hellène.

Le dogme du flux perpétuel des choses attire d’ordinaire avant tout l’attention qui se porte sur l’Éphésien ; mais il n’y faut pas voir sa véritable originalité ; en fait, formule à part, ce dogme est contenu dans la thèse d’Anaximène. Malle part au contraire, avant Héraclite, nous ne voyons rejeter au second plan les questions scientifiques, l’explication mécanique de l’univers pour mettre en lumière le côté divin des choses, le rôle de l’intelligence dans la nature. Il entr’ouvre le sanctuaire où Pythagore s’était enfermé ; après le Samien, c’est lui qui, le premier, fait école et cette école est libre ; c’est lui qui lègue aux philosophes et les problèmes dont on fera honneur à Anaxagore ou à Socrate, et cette allure mystique qui s’imposera plus ou moins à tous ceux qui tenteront d’agiter ces problèmes.

Obscurcie un moment par l’éclat que jetteront Platon et Aristote, son œuvre reparaîtra bientôt pour former le fonds essentiel de la doctrine du Portique. Les stoïciens élaboreront son concept du logos et, à l’aurore des temps nouveaux, il se trouvera mûr pour être adopté par le christianisme[4].

4. Quand il descend sur le domaine propre de la physique, Héraclite conserve son langage obscur et ses formules mystérieuses, mais l’inspiration qu’il puisait dans sa connaissance des choses divines ne le soutient plus ; au fond, il se comporterait comme un simple rationaliste modéré, si la science de la nature le préoccupait réellement. Rejetant les traditions poétiques, les hypothèses des physiologues, les préjugés du vulgaire, il s’attache au « logos commun », à la raison qui éclaire tout homme venant en ce monde, quoique la plupart la méconnaissent. C’est cette raison qui lui fait reconnaître immédiatement la loi suprême du monde dans l’unité de la substance, qui lui enseigne directement que le but de la sagesse est de chercher comment cette loi gouverne l’univers.

Il désignera bien ce but comme dépassant, dans sa plénitude, les forces de l’humanité, comme ne pouvant être que partiellement atteint par un acte de foi ; mais il ne se propose nullement de construire sa physique a priori. Il admet les sens comme guides, à la condition d’interpréter leurs témoignages suivant la raison.

À quel point sa tentative fut insuffisante, nous l’avons vu ; pour le moment attachons-nous seulement aux diverses acceptions qu’il donne à ce terme de « logos », de raison, qu’il a préparé à son rôle futur. Tantôt (fr. 1) le sens est abstrait et en même temps passif ; c’est un intelligible ; c’est la loi toujours vraie, l’ordre universel des choses en tant qu’il est compris. Le « logos commun » est, au contraire, pris en sens actif ; c’est l’intelligence, en tant qu’elle saisit l’ordre universel. Cette double face des choses explique le double sens, et cela d’autant mieux que, dans la pensée monistique d’Héraclite, l’intelligible se distinguait moins de l’intelligent.

Mais il faut aller plus loin et reconnaître que dans cette même pensée, encore soumise à l’hylozoïsme naïf, ce logos intelligible et intelligent n’est pas concevable comme une pure abstraction ; il se présente au contraire avec des caractères parfaitement concrets, nettement matériels ; comme il apparaît à l’esprit sous la forme de raison, il apparaît aux sens sous la forme visible du feu, principe unique et toujours vivant de la nature. C’est là la vérité par laquelle toute chose a été faite, et que les hommes n’ont point comprise.

Héraclite conçoit d’ailleurs l’âme humaine sur le même type ; c’est aussi pour lui un fluide entretenu par des exhalaisons et communiquant avec le logos extérieur au moyen de la respiration et des sens (où des pores sont supposés) ; ce fluide est d’autant plus intelligent que sa nature est plus voisine de celle du feu, d’autant moins rationnel qu’il contient plus d’éléments humides. Ainsi le caractère d’intelligence attribué au feu répandu dans l’univers permet d’expliquer nos facultés intellectuelles au moyen d’une communication matérielle, et l’existence de la raison commune, aussi bien que la diversité des opinions particulières, se trouvent également en concordance avec la doctrine de l’Éphésien.

Mais, dans cette doctrine, deux points restent obscurs et incertains : le logos commun est-il conscient et personnel comme nos âmes ? celles-ci gardent-elles, après la mort, la conscience et la personnalité ?

Il s’agit là des deux problèmes les plus graves qu’agite la philosophie. La science les écarte également tous deux comme appartenant sans conteste au domaine de l’inconnaissable, et, à ce point de vue, il est intéressant de constater que le premier penseur grec chez lequel ils apparaissent comme posés dans toute leur plénitude, n’est pas, à proprement parler, un homme de science, mais, comme nous l’avons dit, un « théologue ». Cependant on ne peut nier que sa conception du logos divin et des âmes humaines ne se présente comme soumise aux vérifications de l’expérience, en raison de son caractère concret, qui la rend tout à fait semblable à une hypothèse scientifique.

Si erronée que puisse être cette conception, il n’en est donc pas moins important de connaître, s’il est possible, quelle réponse au juste faisait Héraclite aux deux questions que nous avons formulées. Mais avant d’aborder la discussion sur ce sujet, il importe de s’orienter d’une façon plus précise pour rechercher les origines des croyances religieuses de l’Éphésien.



III. — L’Influence égyptienne.


5. J’ai parlé des mystères du culte auxquels Héraclite fait allusion. C’est évidemment là qu’il faut chercher la clef du problème nouveau qui se pose devant nous. On sait qu’il y avait en Grèce, pour ces mystères, plusieurs rites qui semblent avoir été essentiellement distincts les uns des autres ; celui dont parle Héraclite (fr. 81) était public ; il s’agit de la procession du phallus, qui faisait partie des cérémonies du culte de Bacchus, telles que les avait instituées, disait-on, Mélampe, fils d’Amythaon. Hérodote (II, 49), après avoir constaté l’identité extérieure de cette procession chez les Égyptiens et chez les Grecs, se pose la question de l’origine de cette coutume et se contente de répondre : « On raconte à ce sujet une légende sacrée. »

Il est impossible de douter que cette légende ne soit celle que donne tout au long Clément d’Alexandrie (Protrept., II, 34), avant de citer le fragment d’Héraclite qui s’y rapporte. Après avoir lu ce passage, on comprendra le silence d’Hérodote :

« Dionysos, désirant traverser l’Hadès, ignorait la route. Prosymnos promit de la lui enseigner, mais non sans une récompense ; une récompense qui n’était point honnête, mais pour Dionysos, elle le fut ; c’était une faveur amoureuse que cette récompense qui lui était demandée. Le dieu voulut bien y consentir, promit de s’y prêter s’il achevait sa route, et confirma sa promesse par un serment. La route enseignée, il part, puis revient, mais ne trouve plus Prosymnos ; il était mort. Alors Dionysos, pour satisfaire les mânes de son amant, s’élance sur le tombeau et remplit le rôle passif (πασχητιᾷ) . C’est avec un rameau d’un figuier voisin, qu’il coupe et façonne en membre viril, que s’asseyant dessus, il s’acquitte de la promesse faite au mort ; et c’est en mémoire de cette aventure qu’on dresse mystiquement, par les villes, des phallus en face de Dionysos. »

« Car (fr. 81), si ce n’était pas de Dionysos qu’on mène la pompe, en chantant le cantique aux parties honteuses, ce serait l’acte le plus éhonté, dit Héraclite ; mais c’est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l’on est en folie et en délire. »

Avant de conclure à l’origine égyptienne de la cérémonie grecque, Hérodote (II, 49) ajoute : « Mélampe enseigne ce rite, sans l’avoir exactement saisi ; les sages nés après lui l’ont éclairci plus complètement. » Il est difficile de ne pas soupçonner dans ces derniers mots une allusion à Héraclite, que nous voyons donner le mot de l’énigme et justifier l’obscénité du symbole.

6. Éd. Zeller (II, p. 184, note 5) se refuse cependant à tout rapprochement entre le fragment 81 et le mythe raconté par Clément d’Alexandrie ; voici l’explication qu’il donne du fragment. L’identité d’Hadès et de Dionysos signifie l’identité de la mort et de la naissance et l’énoncé de cette identité constituerait un blâme jeté par Héraclite sur l’indécente célébration du culte de la nature vivante et féconde. Mais il existe un texte qui prouve clairement que l’Éphésien n’attaquait nullement les orgies dionysiaques :

Iamblique, De myst., I, 11 : καὶ διὰ τοῦτο εἰκότως αὐτὰ ἄκεα Ἡράκλειτος προσεῖπεν. (Aussi Héraclite appelle à bon droit les orgies des remèdes)[5].

Quant au passage de Clément d’Alexandrie (Protrept., II, 18), que rapproche Zeller et où, après avoir rappelé le fr. 63 — « les hommes ne savent pas ce qui les attend après la mort » — l’exégète se demande pour qui parle Héraclite, il est bien clair que là, c’est le disciple du Christ qui menace du feu éternel les célébrateurs des orgies et s’élève contre la profanation du terme de mystère.

Les autres objections que dirige Zeller contre l’explication de Teichmüller ne portent guère et prouvent seulement qu’il n’a pas bien compris cette explication que je vais développer tout à l’heure. La seule critique juste est relative au sens du terme πασχητιᾷ, sur lequel Teichmüller s’est trompé ; j’ai corrigé ce sens avec son aveu. Teichmüller a pu également insister un peu trop sur le jeu de mots entre αἰδοίοισι, ἀναιδέστατα et Ἀἰδης ; mais ce jeu de mots, tout à fait dans la manière d’Héraclite, ne peut être méconnu. En tout cas, aux négations de Zeller devrait être jointe une explication du mythe obscène, ainsi que la preuve qu’Héraclite ne pouvait s’élever à cette explication. Mais, tout au contraire, le mythe en question se prête au mieux à une interprétation vraiment conforme aux opinions de l’Éphésien.

Le feu solaire (Dionysos) est descendu dans les régions souterraines ; alourdi par l’eau de la mer qu’il a traversée, il a perdu la mémoire et ne pourrait aller se rallumer pour briller de nouveau sur la voûte céleste, s’il ne rencontrait le feu qui subsiste dans le séjour de l’Hadès-Prosymnos ; ce feu, qui représente le résidu des soleils précédents, ainsi que l’indique la mort du dieu symbolique, s’unit à lui et permet ainsi au nouveau soleil de reparaître à l’horizon du levant.

Mais, avant tout, la formule d’Héraclite : « Hadès est le même que Dionysos », frappe par son caractère égyptien. « Osiris est le même que Hor » en serait la traduction littérale et donnerait en même temps la même clef du symbole de la marche du soleil.

Que le mythe, si obscène qu’il soit, n’ait pas un autre sens au fond, on ne peut guère en douter. Quant à la cérémonie elle-même, Hérodote a sans doute raison de lui attribuer une origine égyptienne ; elle a d’ailleurs très bien pu avoir, dans le principe, une tout autre signification, le mythe ayant été, après coup, forgé sur elle. En tout cas, transparente chez les Égyptiens, pour qui le caractère solaire des divinités est bien accusé, la légende était devenue absolument obscure chez les Grecs.

La question qui se pose est donc celle-ci : s’il n’est guère supposable qu’Héraclite ait deviné de lui-même le sens mystérieux caché sous le symbolisme obscène, a-t-il révélé un point d’une doctrine secrète qui se serait transmise en Grèce par les seuls initiés et qui aurait donné l’explication des rites orgiaques, ou bien a-t-il reconnu la vérité grâce au rapprochement de la religion égyptienne et de la religion hellène ?

Qu’il y ait eu en Grèce, au fond des mystères, une doctrine secrète sérieuse, je considère, pour ma part, le fait comme absolument invraisemblable, et ma grande raison, c’est qu’en tout cas cette doctrine est restée inconnue ; les mystères ne se gardent que quand ils ne valent pas la peine d’être révélés ; ceux de la franc-maçonnerie en donnent une preuve suffisante.

Peut-on, en revanche, admettre qu’Héraclite ait eu de la religion égyptienne une connaissance plus ou moins approfondie ? Évidemment oui ; depuis plus d’un siècle, l’Égypte était en relations suivies avec l’Ionie ; elle devait commencer à être connue. À une date toute récente, Hécatée avait longuement écrit sur l’antique pays en face duquel la Grèce devait reconnaître la jeunesse de ses traditions. L’Éphésien pouvait donc en avoir de seconde main une connaissance passablement étendue, et quel qu’ait été son éloignement pour la polymathie, il est très vraisemblable, étant donnés son caractère et sa situation, qu’il se sera particulièrement attaché à approfondir les croyances religieuses de l’Égypte.

Mais, s’il en est ainsi, l’influence égyptienne doit se faire sentir plus ou moins dans toute l’œuvre d’Héraclite et non pas seulement à propos d’une occasion singulière comme celle que nous avons rencontrée. C’est ce qu’il convient d’examiner maintenant.

À notre tour, nous connaissons mieux l’Égypte aujourd’hui depuis une époque relativement récente ; c’est ce qui explique comment, avant Teichmüller, aucun historien de la philosophie n’a mis en lumière cette influence indirecte de l’Égypte sur Héraclite. Mais plus on approfondira désormais la question, moins il semblera, je crois, que cette influence puisse être exagérée, si toutefois on la borne à la doctrine ; en ce qui concerne les mœurs, au contraire, Héraclite semble en effet rester foncièrement grec. Son mot : « Les morts sont à rejeter encore plus que le fumier[6], » peut indiquer notamment la répulsion qu’il devait éprouver pour les procédés d’embaumement.

7. Pour reconnaître l’influence égyptienne sur la doctrine d’Héraclite, il nous faut reprendre sommairement ses principales opinions, en essayant de les ramener à leurs sources probables.

Tout d’abord, en ce qui concerne l’unité fondamentale de la matière, Héraclite, ai-je dit, est d’accord avec les physiologues milésiens, comme il est en opposition avec le dualisme pythagorien. Or, la doctrine qu’il adopte est celle qui concorde avec la cosmogonie égyptienne ; d’autre part, il abandonne la conception hellène d’Anaximandre sur le rôle de la révolution diurne et retourne à la cosmologie de Thalès, c’est-à-dire à l’Égypte : la terre plate, entourée de l’Océan, d’où partent et où reviennent les barques, les bassins circulaires des astres. À la vérité, un élément, capital lors de la conception originaire de ces barques, est désormais laissé de côté ; elles ne naviguent plus sur une voûte liquide, les eaux d’en haut, mais flottent dans l’air ou au-dessus, dans l’éther, la lune au plus près de la terre, puis le soleil, enfin les planètes et les étoiles. Mais si c’est là l’ordre chaldéen, déjà adopté, avant Héraclite, par Anaximène et les pythagoriens, il s’était aussi très probablement introduit dans l’astronomie égyptienne, où la tradition grecque nous le montre dès Nécepsos (viie siècle av. J.-C.).

La distinction du monde en supérieur et inférieur (Zeus et Hadès, fr. 12, 25, 35) est bien égyptienne, comme je l’ai indiqué à propos du mythe de Dionysos. Les thèses sur l’identité des contraires, dont ce mythe offre un exemple, reposent au fond sur l’unité de la substance et ne vont guère plus loin comme portée. Elles ne découlent nullement d’un principe logique et ne s’étendent point sur le domaine moral, malgré la forme paradoxale qu’elles affectent souvent. Ce ne sont point des antinomies, comme celles que soulèveront les Éléates ; le plus souvent, elles se bornent à des jeux de mots ou ne font que contribuer à cette obscurité sibylline où se plaît Héraclite. Ce sont des énigmes que le caractère grec suffit à expliquer et qui n’ont point, à vrai dire, de valeur philosophique ; mais on ne peut s’empêcher de leur comparer au moins les nombreuses identifications analogues dont sont remplis les hymnes égyptiens[7].

La théorie de la transformation de la matière sous ses divers états est trop vague pour que l’on puisse faire de pareils rapprochements ; j’ai indiqué au reste en quoi elle paraissait offrir quelque originalité, en quoi au contraire elle était empruntée aux premiers Milésiens. Mais la question change de face quand Héraclite détermine la cause du processus du monde sous la forme matérielle à laquelle il attribue la prééminence : le feu qui se manifeste dans le dieu solaire, et qui, répandu dans toute la nature, subtil au plus haut degré, presque incorporel, possède à la fois l’intelligence et le pouvoir moteur, actionne et dirige toutes choses ; le feu qui se plaît à se cacher sous les apparences les plus diverses, comme à manifester sa divine présence ; qui se transforme de toutes façons, mais reste toujours le même au fond ; c’est comme quand on y jette des parfums (fr. 87), chacun peut le nommer à sa fantaisie. Ce dieu universel qu’on adore sous mille et mille formes, est certes bien plus voisin de Phtah, le roi suprême de Memphis, « qui accomplit toutes choses avec art et vérité » (Jamblique, De myst., VIII, 3), que du boiteux Héphaistos des Grecs. Les métaphores d’occultation, mort, sommeil, extinction et celles opposées d’apparition, vie, réveil, etc., que prodigue Héraclite pour caractériser les phénomènes contraires et qui correspondent chez lui aux concepts aristotéliques de puissance et d’acte, se retrouvent également à chaque page du Livre des Morts, à chaque ligne des hymnes de l’Égypte.

8. Le flux perpétuel des choses est la conséquence inéluctable du principe de l’unité de la matière ; Héraclite n’a pas inventé ce dogme, il n’a fait que le développer en le défendant contre Xénophane. Il n’y a dès lors rien d’étonnant qu’on le retrouve, soit en Égypte, soit dans la bouche de l’Éphésien. Mais l’image de la guerre éternelle et nécessaire pour l’harmonie du monde, qui constitue chez Héraclite une formule beaucoup moins attendue (fr. 37, 38, 39), semble venir des bords du Nil, où Hor renouvelle sans cesse la lutte contre Set, toujours vaincu, jamais anéanti.

Le célèbre fragment 44, dont Lucien fournit la forme la plus complète : « L’Éternel est un enfant jouant, manœuvrant des pions, en hostilité, » n’a reçu des anciens (Philon, Plutarque) qu’une explication insoutenable, attribuant au Logos, au seul être sage suivant Héraclite, le caprice de faire et défaire au hasard. Zeller se satisfait à tort de cette explication qui, des trois mots παῖς, παίζων, πεττεύων, néglige complètement le dernier. Teichmüller a résolu l’énigme d’une façon beaucoup plus plausible. L’enfant est Harpechrond, le soleil à son lever ; παίζων vient par un jeu de mots qu’appelle παῖς ; πεττεύων détermine l’occupation. Le jeu que joue cet enfant est un jeu de combinaisons intelligentes et nullement de hasard, analogue à notre jeu de dames et d’ailleurs emprunté par les Grecs aux Égyptiens. Ce jeu est là le symbole de la guerre que mène sans fin le feu toujours vivant contre la matière ténébreuse sortie de son sein.

Âme du monde, le feu anime chaque homme en particulier et Héraclite donne même à la psyché le synonyme d’αὐγή, comme si elle était susceptible de devenir lumineuse. On dirait qu’il traduit l’égyptien khou (intelligence) dont le sens primitif est « brillant ». D’ailleurs, suivant les croyances égyptiennes, l’intelligence, avant de pénétrer dans la prison des sens, « est revêtue d’une lumière subtile ; elle est en liberté de parcourir les mondes, d’agir sur les éléments, de les ordonner et de les féconder selon ce qui lui semble expédient ». Ce passage de Maspéro (Hist. anc. etc., p. 39) n’est-il pas le véritable commentaire du mot d’Héraclite (fr. 62) : « Mort des dieux, vie des hommes ; mort des hommes, vie des dieux » ?

Certes, la croyance aux daimones, aux génies qui ont animé les héros pendant leur vie, est bien une antique croyance aryenne. M. Fustel de Coulange l’a assez mise en relief dans son beau livre de la Cité antique ; en tout cas, elle est très précise chez Hésiode. Mais il est également remarquable que cette croyance semble absolument oubliée dans les poèmes homériques, et, d’autre part, qu’on la retrouve accusée seulement chez les sages que la tradition met en rapport avec l’Égypte, Thalès et Pythagore, en même temps que chez Héraclite, incontestablement plus égyptien que l’un et l’autre. Ce fait ne concorde-t-il pas avec cette vérité hors de doute que les Égyptiens étaient les plus religieux (superstitieux) de tous les hommes, et que la croyance aux démons était chez eux poussée plus loin qu’elle ne l’a jamais été en Grèce ?

Si c’est par la respiration qu’Héraclite nous met en communication avec l’âme universelle, ne retrouve-t-on pas là « les souffles de vie que Râ distribue aux hommes » ? Le fragment 25 : « Les âmes flairent dans l’Hadès, » ne semble-t-il pas traduit du Livre des Morts ?

Arrêtons ici ces rapprochements, suffisants pour montrer que si un philosophe a subi l’influence égyptienne, c’est incontestablement Héraclite ; ils permettent en même temps de constater les limites de cette influence qui n’a pu altérer le caractère profondément grec du penseur. Esprit essentiellement religieux, mais d’une religion plus haute que celle du vulgaire, il a cherché la vérité cachée sous les symboles et sous les fables ; mais il ne l’a pas seulement cherchée en Grèce ; depuis longtemps, les Ioniens rapportaient des bords du Nil, comme un des fruits de leur commerce, des mythes moins défigurés que les leurs et qui s’offraient à eux comme infiniment plus anciens. Ces mythes ne pouvaient manquer d’attirer l’attention de l’Éphésien et ce fut là qu’il trouva la clef de l’énigme qu’il cherchait. Elle n’était point telle qu’il pût se sentir inspiré de l’ardeur et de la foi qui en eût fait l’apôtre d’une religion plus pure, le réformateur d’un culte entaché de singulières bizarreries. Mais il voulut au moins tenter la contrepartie des essais des physiologues milésiens et il introduisit la théologie dans l’étude de la nature, qu’ils n’avaient traitée que comme objet de science. Grave événement, qui déplaça pour toujours peut-être l’axe de la philosophie !

Qu’importe qu’il conçoive l’intelligence comme l’attribut de la matière ? Il la concentre dans la partie de cette matière qu’il considère comme la plus pure et la moins semblable à notre corps. Il l’oppose à celui-ci et lui décerne la prééminence. La route est frayée pour Anaxagore.

Au point de vue moral, qu’il est le premier à envisager et non pas Socrate, ses conclusions sont celles du spiritualisme le plus décidé. La vie est une lutte entre l’âme et le corps ; il faut atténuer l’un, purifier l’autre. Qu’importe qu’il mêle à cette croyance de grossières opinions, comme celle qu’il faut que l’âme soit le plus sèche possible (fr. 59, 70 et suiv.), pour se rapprocher davantage du feu intelligent ?



IV. — La Destinée des âmes.


9. Après avoir essayé de restituer à Héraclite son véritable caractère, après avoir indiqué avec quels éléments se sont formées ses opinions, il nous reste à reprendre les deux questions que nous avons différées sur les croyances d’Héraclite relativement à la conscience ou à l’inconscience du Logos, d’une part, et, de l’autre, à la destinée des âmes après la mort.

La liaison entre ces deux questions est évidente : l’âme, pour Héraclite, est une parcelle du Logos, momentanément détachée de lui et emprisonnée dans le tombeau du corps ; si, redevenue libre, elle s’abîme dans sa source première, il n’y a aucune difficulté à attribuer à celle-ci la conscience et la personnalité ; il en est tout autrement si l’âme, sortie du corps, subsiste isolée avec son individualité propre.

Dans la thèse panthéiste d’Héraclite, surtout l’unité de substance admise, le dilemme est inéluctable. Mais on aurait tort de le poser dans toute sa rigueur logique pour le penseur qui le premier abordait ces questions sur le sol hellène. Ces notions n’avaient nullement été discutées avant lui et n’étaient en rien éclaircies ; d’autre part, nous n’avons pas de motif pour attribuer à un auteur célèbre par son obscurité la précision des concepts et la puissance de raisonnement dont la clarté est inséparable. Distinguons donc les deux questions et abordons d’abord la seconde. Éd. Zeller, après avoir constaté que les principes d’Héraclite devraient lui faire lier la vie de l’âme à celle du corps, admet néanmoins que l’Éphésien a cru : à la préexistence des âmes qui entrent dans les corps parce qu’elles ont besoin de changement et qu’elles se lassent de demeurer dans le même état ; à leur survivance comme démons lorsqu’elles se sont rendues dignes de cette élévation ; enfin, pour le commun des âmes, il aurait partagé l’opinion vulgaire.

Teichmüller, au contraire, se refuse à reconnaître la doctrine de l’immortalité de l’âme chez Héraclite. Il y a longtemps au reste que la question est controversée, car, tandis que S. Hippolyte voit la résurrection clairement enseignée par un texte de l’Ephésien, Théodoret lui fait absorber les âmes après la mort par le Logos universel.

Avant de discuter les textes, sur lesquels Teichmüller ne s’est pas étendu et qui, il faut le dire, sont à première vue favorables à l’opinion de Zeller, il ne sera pas hors de propos de mentionner d’après Maspéro (Hist. anc. etc., p. 39-42) quelles étaient en fait sur ce point les croyances égyptiennes.

Comme nous l’avons indiqué déjà, le khou lumineux préexiste ; c’est une véritable divinité. Avant d’entrer dans le corps, il abandonne son enveloppe éclatante et se glisse dans une autre substance moins excellente, bien que divine encore. Cette seconde enveloppe est proprement l’âme (ba). Après la mort, l’intelligence se sépare de l’âme et redevient démon. L’âme est jugée devant Osiris ; coupable, elle est condamnée aux châtiments que lui inflige le khou qu’elle n’a pas écouté pendant sa vie, et mène pendant des siècles une existence maudite, qui se termine enfin au néant. L’âme juste, au contraire, a à subir de nouvelles et longues épreuves dont elle triomphera pour s’élever de plus en plus dans les rangs des divinités ; à la fin, elle devient toute intelligence, voit Dieu face à face et s’abîme en lui.

Dans cette conception, l’existence terrestre n’est qu’un stage dans une série d’existences successives, mais essentiellement différentes, série dont, à vrai dire, le commencement et la fin sont inconnus. Il n’est guère à supposer d’ailleurs que la véritable croyance égyptienne, telle qu’elle nous a été récemment révélée, ait été connue d’Héraclite, car les Grecs se sont généralement mépris sur le sens des formes symboliques que revêt le khou après la mort et ont attribué aux Égyptiens le dogme de la métempsycose. Quant à la distinction dans l’homme d’une psyché et d’un daimone, elle n’a jamais été chez les Grecs aussi tranchée qu’elle paraît l’avoir été sur les bords du Nil, et elle peut, toutes les fois qu’elle apparaît chez eux, se rattacher au fonds des croyances de leur race. En tout cas, on en trouve des traces chez Héraclite (fr. 68, 78).

Mais la doctrine égyptienne est intéressante au moins en ce qu’elle offre un compromis entre la croyance instinctive à l’immortalité de l’âme et le dogme panthéiste de l’anéantissement de l’individu ou de son absorption au sein de la divinité. Nous avons évidemment à rechercher si un tel compromis n’est pas supposable chez Héraclite.

10. Il faut partir de ce point incontestable que l’Éphésien croit absolument, comme les Égyptiens, l’univers rempli de dieux et de daimones, qu’il les aperçoit jusque dans la flamme de son foyer. (Aristot. de part. anim., I, 5.)

À moins de faire d’Héraclite un pur monothéiste, ce qui est insoutenable, il faut bien admettre que ces daimones sont des personnes et non pas seulement des parcelles indistinctes de l’élément divin. Mais il ne leur attribue sans doute pas une éternité peu conciliable avec le flux perpétuel des choses. Pour lui, l’embrasement périodique universel doit probablement mettre fin à toutes les existences particulières, et, pour une classe au moins de divinités, il s’exprime formellement comme suit (fr. 62) : « Les immortels sont mortels et les mortels, immortels[8] ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. »

J’ai admis plus haut que ce fragment établissait, chez Héraclite, la croyance à la doctrine égyptienne de l’incarnation du daimone ; il est difficile, en fait, d’en donner une interprétation plus plausible, et l’on est, dès lors, tenté de pousser plus loin l’assimilation des dogmes. Mais il est essentiel de remarquer que chez Héraclite on n’aperçoit aucune trace d’opposition entre le daimone, préexistant et survivant, et l’âme. L’un devient l’autre, personnellement et matériellement, en tant du moins que le maintien d’une identité quelconque est compatible avec la doctrine du flux perpétuel des choses. La différence entre le daimone avant l’incarnation et l’âme humaine consiste essentiellement dans les impuretés de toute sorte qu’entraîne nécessairement pour cette dernière sa liaison avec le corps, impuretés que le sage doit tendre à réduire autant qu’il est possible, aussi bien par un régime ascétique que par le développement de son intelligence et de ses sentiments moraux.

Quant à la cause de l’incarnation des daimones, Héraclite avait obscurément parlé « d’une lassitude de leurs occupations » ; je ne puis admettre ici avec Zeller (II, p. 470-171) qu’il ait transporté aux âmes individuelles ce qui, logiquement, ne pouvait être dit que de l’âme universelle ou du feu divin, source des âmes. Le processus de la pensée d’Héraclite me paraît plutôt inverse ; il observe dans l’homme ce besoin de changement qui nous paraît inné, et il le transporte par induction aux âmes que ses croyances religieuses lui font imaginer libres des liens corporels ; enfin, s’élevant plus haut, il l’attribue au feu divin, où ce besoin supposé lui donne la raison du flux universel.

En tout cas, la conclusion logique, d’accord avec le texte même du fragment 62, est que, si l’âme a préexisté comme daimone, elle doit survivre au corps sous la même forme. Mais ici de graves difficultés se présentent : si cette survivance est nécessaire, si la mort doit rendre aux âmes, avec la liberté, leur pureté primitive, à quoi bon les prescriptions morales et autres, les règles de conduite et de régime sur lesquelles Héraclite insiste tant ? Quel peut en être le véritable intérêt ?

La difficulté serait la même dans l’hypothèse qu’adopte Teichmüller et qui refuse au daimone toute personnalité. L’illustre professeur de Dorpat fait ainsi remonter en réalité jusqu’à Héraclite la doctrine qu’il attribue à Platon. Mais, je le répète, si l’on peut être conduit à reconnaître dans cette interprétation la conséquence logique des prémisses de l’Éphésien comme de l’Athénien, on a le droit de se refuser à traiter l’un comme l’autre, à attribuer à tous les deux la même puissance de dialectique et la même façon d’envisager le problème moral.

Le sens des textes d’Héraclite relatifs à la destinée après la mort est de fait assez incertain pour qu’on ait pu considérer comme ironiques ceux qui semblent les plus clairs. « De là ils s’élèvent et deviennent gardiens des vivants et des morts » (fr. 54). « Les dieux et les hommes honorent ceux qui succombent à la guerre » (fr. 64). « Les plus grands morts obtiennent les meilleurs sorts » (fr. 65). Voilà à peu près tout, avec les fragments 25 et 63 que nous avons déjà rencontrés.

En somme, si l’on veut échapper autant que possible aux difficultés signalées et suivre les indications des textes, on est conduit à adopter l’opinion de Zeller d’après laquelle les âmes qui après la mort retournent à la vie plus pure des daimones, sont seulement celles-là qui l’ont mérité. Mais je ne puis admettre entièrement l’autre moitié de cette opinion, qui fait partager à Héraclite les croyances populaires sur l’Hadès.

De même que le soleil, toutes les âmes doivent sans doute descendre dans l’Hadès ; la route « de haut en bas » doit être achevée. Toutefois, au terme de cette route, le sort des âmes est différent ; les unes se dissipent ou se résolvent en eau (fr. 59) ; les plus pures seules peuvent maintenir leur individualité pour veiller comme daimones « sur les vivants et sur les morts ». Si l’on rapproche le fr. 9 : « le châtiment atteindra les artisans de mensonge et les faux témoins », Héraclite a peut-être été jusqu’à admettre des peines dans l’autre vie ; mais il ne pouvait évidemment les concevoir que comme passagères.

Ainsi Héraclite croit en fait à la préexistence et à la survivance des âmes, mais il ne peut admettre ni leur éternité, ni leur immortalité, qui l’auraient obligé à adopter la solution illusoire de Pythagore, la métempsycose. La substance de l’âme ne peut échapper au circulus universel ; elle naît du feu divin en se détachant du Logos commun ; elle se résout en eau et retombe ainsi au rang de la matière inerte. Ce n’est qu’une exception si elle prolonge plus ou moins longtemps après la mort sa vie individuelle.

Dans ces conclusions, un point reste toujours obscur ; c’est celui de la communion des âmes avec le Logos divin, de l’existence individuelle au sein de la substance unique. Mais on ne peut prétendre à tout expliquer dans Héraclite ; en tout cas nous sommes ramenés à la question réservée jusqu’à présent :

Le Logos est-il conscient et personnel ?



V. — La Conscience du Logos.


11. Il est inutile de remarquer que le concept de la personnanalité n’était nullement élucidé à l’époque d’Héraclite ; on sait qu’en thèse générale la philosophie antique a négligé ce concept ; mais, si elle a pu s’en passer, c’est une raison de plus pour reconnaître qu’elle admettait naturellement la notion vulgaire qui correspond à ce concept et d’après laquelle la conscience entraîne la personnalité.

Zeller qui, contre l’opinion de Teichmüller, refuse la conscience à la sagesse qui gouverne le monde d’Héraclite, est cependant obligé de faire une concession capitale. D’après lui, l’Éphésien reconnaît une raison qui dirige et pénètre tout, et il lui prête des attributs que nous ne prêterions qu’à un être personnel. Il me semble que par là la question est jugée.

Dire qu’Héraclite ne distingue pas entre la raison subjective et la raison objective et qu’en tout cas il ne songe pas à les personnifier, c’est déplacer la question. Plus le concept d’Héraclite est confus et vague, plus il doit, comme attribut, renfermer la conscience, et cela suffit.

Se demander si Héraclite s’est déjà posé la question et répondre que rien n’est moins vraisemblable, serait probant s’il s’agissait de l’inconscience ; mais, pour la conscience, le cas est tout différent. Si la question n’était pas posée, c’est que la réponse affirmative allait de soi à une époque où les personnifications mythiques formaient le fonds de l’héritage intellectuel. L’Éon d’Héraclite est conscient, sinon comme le Zeus d’Homère, au moins comme le Dieu de Xénophane, et sans doute aussi comme le Ciel d’Anaximandre. Ce sont les atomistes qui, les premiers, ont banni la conscience du monde.

Si Héraclite s’était représenté comme un moi la raison qui gouverne le monde, continue Zeller, il n’aurait jamais pu considérer en même temps cette raison comme la substance dont les transformations produisent toutes choses. Pourquoi non ? À la vérité, il ne la distingue pas de la matière, mais il la concentre dans une forme particulière de celle-ci. C’était le dernier pas à faire avant Anaxagore ; il n’en est que plus clair qu’avant ce dernier la conscience humaine était attribuée à une substance matérielle, et que rien n’était plus simple, dès lors, que d’attribuer une conscience divine a tout ou partie de la matière universelle. Il suffit, pour le reconnaître, de pouvoir, un moment, oublier Descartes.

Zeller ne me paraît donc pas avoir vu juste sur ce point ; il soulève des difficultés qui ne sont pas réelles, et en introduisant les distinctions modernes du subjectif et de l’objectif, après avoir bien remarqué qu’elles n’existaient nullement alors, les emploie au fond pour conclure. C’est surtout qu’il méconnaît ce fait indéniable que, si les concepts de conscience et de personnalité n’étaient nullement éclaircis, les notions vulgaires correspondantes n’en étaient que plus vivaces, plus prêtes à servir d’attributs affirmés par l’imagination, sinon par le raisonnement.

La difficulté véritable est tout autre, et, pour la bien saisir, il faut se rappeler quelle a été réellement l’origine de l’élaboration du concept de personnalité. C’est la théologie qui, sur ce point, a mené la discussion, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, à l’occasion du dogme de la Trinité, plus tard sur celui de la Grâce.

Comment une distinction de personnes et de consciences peut-elle se concilier avec l’unité de la substance ? Comment le for intérieur de chacun de nous peut-il être accessible à une intelligence à laquelle on veut accorder la suprématie et l’universalité ? Pour peu qu’on y réfléchisse, il est évident, que ces problèmes sont soulevés presque identiquement par les croyances d’Héraclite. Si le feu divin possède une intelligence, une conscience propres, s’il est effectivement la véritable substance dont l’âme humaine est formée, comment concilier cette conscience universelle et les consciences particulières ?

Dire qu’Héraclite s’est nettement posé ce problème, serait évidemment trop s’avancer. Le seul fragment 58 où il semble quelque peu l’indiquer : « Il faut donc suivre ce qui est commun ; le logos est commun, mais la plupart des hommes vivent comme s’ils avaient une sagesse propre, » paraît avoir principalement une signification éthique, et ainsi, il ne peut guère être entendu dans le pur sens stoïcien. Mais la secte du Portique n’a pas elle-même suffisamment il agité la question, les solutions qu’en ont données les théologiens du christianisme le prouvent assez et nous indiquent en même temps celle qu’eût sans doute adoptée Héraclite, s’il avait envisagé le problème de face. Comme eux, il eût nié les difficultés, ne pouvant autrement les résoudre.

En tout cas, l’Éphésien n’avait certes pas renfermé dans son livre ténébreux d’énigme plus indéchiffrable que celle-là. La question de l’unité ou de la pluralité était désormais soulevée plus ou moins explicitement, non plus pour la matière ou la substance en général, mais pour les faits de conscience en particulier. À l’opposé de ce qui avait lieu pour la matière, L’opinion vulgaire se pronom ait évidemment alors, comme encore aujourd’hui, pour la pluralité. La conscience en effet apparaît à chacun comme une « monade fermée » dont il peut à volonté révéler ou cacher les mystères. Les dieux hellènes étaient conçus sur ce type et la multiplication indéfinie en allait dès lors de soi.

Or, voilà un penseur qui, plus ou moins obscurément, éveille l’idée de l’alternative opposée, qui, tout en laissant leur liberté aux consciences particulières, les soumet à la connaissance et à l’action d’une conscience universelle, d’une sagesse suprême, d’un Logos qui anime tout homme vivant. C’est là le levain dont la fermentation dissoudra les croyances de l’antique polythéisme, tout en préparant celles des temps nouveaux. La question touche avant tout la religion ; aussi a-t-elle été débattue dogmatiquement la plupart du temps, ce qui n’était guère une condition favorable pour le progrès. Elle n’a donc pas sensiblement avancé ; d’ailleurs elle paraît, par sa nature même, appartenir aux régions les plus ardues de la métaphysique, au plus lointain domaine de l’inconnaissable.

Et cependant les récents progrès de la science viennent à leur tour de soulever un problème tout à fait analogue au fond, malgré sa limitation toute spéciale, et dont la solution, si elle était possible, fournirait au moins un point d’appui pour des spéculations plus aventureuses. Mais cette solution est-elle vraiment autre chose qu’une chimère à poursuivre ?

En tout cas, le problème est, au moins comme cadre, entièrement scientifique. En étudiant des êtres animés très inférieurs par rapport à nous, mais dont la simplicité relative est précisément de nature à permettre quelques aperçus nouveaux sur les mystères de notre organisation complexe, on a reconnu des individus accolés, soudés les uns aux autres, ayant une conscience propre, en tant que ce terme est applicable à cette échelle de l’animalité, et qui, en même temps, constituent un ensemble général, un être total, qui paraît doué d’une conscience commune.

Si ces constatations ne sont point trompeuses, la science pourra au moins, dans un avenir plus ou moins éloigné, préciser les conditions physiologiques pour la coexistence de ces consciences individuelles en communication les unes avec les autres. La psychologie peut profiter à son tour de ces travaux, et le concept de la conscience peut, à la suite, être élaboré plus complètement qu’il ne l’est aujourd’hui, arriver à une certaine précision scientifique. Mais le problème métaphysique restera sans doute toujours aussi obscur, aussi susceptible de controverses qu’il l’était au temps d’Héraclite.

DOXOGRAPHIE D’HÉRACLITE

1. Théophr., fr. 1 (Simplic. in physic, 6 a). — Hippase de Métaponte et Héraclite d’Éphèse ont également admis un principe unique, mobile et limité, mais ils ont pris comme tel le feu, dont ils font sortir et où ils font revenir les êtres par condensation et raréfaction ; le feu serait donc l’unique substratum ; car tout, dit Héraclite, est « échange de feu ». Il admet aussi un certain ordre et un temps déterminé pour la transformation du monde suivant une certaine nécessité fatale.

2. Philosophumena[9], 4. — (1) Héraclite, le physicien, philosophe d’Éphèse, déplorait toutes choses, accusant l’ignorance de toute vie et de tout homme et s’apitoyant sur le sort des mortels ; il disait que lui savait tout, mais les autres hommes, rien. — (2) Son langage est sensiblement en concordance avec celui d’Empédocle ; il reconnaît comme principe de toutes choses la Discorde et l’Amour, comme dieu le feu intelligent, fait lutter toutes choses entre elles et ne leur accorde aucune stabilité. — (3) Empédocle a dit que tout l’espace qui nous environne est plein de maux, qui s’étendent de la terre jusqu’à la lune, mais ne vont pas plus loin, parce que tout l’espace au-dessus de la lune est plus pur ; ce fut aussi l’opinion d’Héraclite.

3. Épiphane, III, 20. — Héraclite, fils de Bléson, d’Éphèse, dit que toutes choses viennent du feu et se résolvent en feu.

4. Hermias, 13. — Peut-être en croirais-je ce beau Démocrite et voudrais-je bien rire avec lui, si je n’écoutais pas Héraclite qui pleure tout en disant : « Le principe de l’univers est le feu, il a deux accidents, la raréfaction et la condensation, l’un actif, l’autre passif, l’un qui réunit, l’autre qui sépare. » J’en ai assez de tels principes, j’en suis soûl.

5. Aétius, I, 3. — Héraclite et Hippase de Métaponte : Le principe de toutes choses est le feu, car tout vient du feu et tout finit en feu. Son extinction donne naissance à l’ensemble du monde ; car tout d’abord la partie la plus grossière se resserrant sur elle-même forme la terre, puis celle-ci relâchée par le feu et se fondant donne l’eau, qui s’évaporant devient air. Inversement le monde et tous les corps périssent par le feu dans un embrasement.

6. Théodoret, IV, 12 (d’après Aétius). — Hippase de Métaponte et Héraclite, fils de Bloson, d’Éphèse : L’univers est un, toujours en mouvement, limité ; le feu en est le principe.

7. Aétius, I. — 7. Héraclite : Dieu, c’est le feu périodique éternel ; la Fatalité, c’est le logos artisan des êtres par la course contraire. — 9. (Cf. Doxogr. de Thalès, 11.) — 13. Héraclite, d’après quelques-uns, introduirait, avant son principe unique, certaines particules minima et indivisibles. — 23. Il rejette de l’univers le repos et l’immobilité, car cela appartient aux morts ; le mouvement est éternel pour les choses éternelles, passager pour les choses passagères. — 27. Tout arrive selon la fatalité ; elle est identique à la nécessité. — 28. L’essence de la fatalité est le logos qui pénètre la substance de l’univers ; elle est le corps éthéré, germe de la genèse du monde et mesure de la période déterminée.

8. Aétius, II — 1. Le monde est un. — 4. [Le monde ne naît pas suivant le temps, mais suivant la pensée.] — 11. Parménide, Héraclite, Straton, Zénon : Le ciel est de feu. — 13. Parménide et Héraclite : Les astres sont des feutrages de feu. — 17. Héraclite et les stoïciens : Les astres se nourrissent des exhalaisons venant de la terre.

9. Aétius, II — 20. Héraclite et Hécatée : Le soleil est un feu intelligent, qui s’allume de la mer (au levant et s’éteint au couchant). — 21. Héraclite : Il a la largeur d’un pied d’homme. — 22. Il est en forme de bassin un peu bombé. — 24. L’éclipse provient du retournement du bassin dont le creux se trouve alors vers le haut et le convexe vers le bas, du côté de nos yeux. — 27. La lune a la forme d’un bassin. — 28. Il en est de la lune comme du soleil ; ces astres ont la forme de bassins et reçoivent les lueurs des exhalaisons humides ; ils nous semblent, le soleil plus brillant parce qu’il se meut dans un air plus pur, la lune plus pâle parce qu’elle se trouve dans un air plus trouble. — 29. Alcméon, Héraclite, Antiphon : La défaillance de la lune a lieu suivant les retournements du bassin ou les variations d’inclinaison. — 32. Héraclite fait la grande année de 18000 ans.

10. Aétius, III. — 3. Le tonnerre provient du tournoiement des vents et des nuages et du choc des premiers sur les seconds ; l’éclair, de l’inflammation des exhalaisons ; les prestères, de l’embrasement et de l’extinction des nuages. 11. Aétius, IV. — 3. L’âme du monde est exhalée de l’humide qu’il renferme ; celle des êtres vivants est de même nature (de feu), provenant du dehors et du dedans. — 7. (Théodoret, V, 23.) Les âmes qui quittent le corps rejoignent l’âme de l’univers comme étant de même genre et de même substance.

12. Aétius, V, 23. — Héraclite et les stoïciens : L’homme commence à être complet vers la deuxième semaine (d’années), quand se produit la liqueur séminale ; de même les arbres commencent à être complets, quand ils commencent à produire des fruits.

13. Sext. Empir., VII — (349) Les uns disent que l’intellect est extérieur au corps ; ainsi pensait Héraclite, suivant Ænésidème. — (129) Ce logos divin, au dire d’Héraclite, nous l’absorbons en respirant et c’est ainsi que nous devenons intelligents, que le sommeil nous plonge dans l’oubli, que le réveil nous rend la raison. Car, dans le sommeil, les pores des sens se ferment et notre esprit se trouve ainsi isolé de la communication avec l’extérieur ; il ne reste que celle qui correspond à la respiration et qu’on peut comparer à une racine ; cet isolement fait perdre la faculté de la mémoire. Mais au réveil, notre esprit se porte aux pores des sens comme à des fenêtres où, rencontrant le milieu environnant, il reprend le pouvoir de raisonner. De même que les charbons rapprochés du feu subissent la transformation qui les rend incandescents, tandis qu’éloignés ils s’éteignent, de même la portion du milieu environnant qui est devenue l’hôte de notre corps, perd la raison par l’isolement et redevient semblable à l’univers par la communication au moyen de pores assez nombreux. — 131. Ce qui paraît à tous en commun est assuré ; ce qui ne semble qu’à quelqu’un en particulier ne l’est pas.

14. Olympiodore (In meteor., 35a). — D’autres, parmi lesquels Héraclite, ont dit que la mer est une sueur de la terre et que, de même que la sueur des animaux, excrétion de leur corps, est salée, de même la sueur de la terre, excrétion de celle-ci, est salée ; c’est pourquoi la mer est salée.

15. Arius Didymus (Euseb. P. E., XV, 20). — Sur l’âme, Cléanthe compare les dogmes de Zénon avec ceux des autres physiciens et dit que, pour Zénon comme pour Héraclite, l’âme est une exhalaison douée de sentiment. Car voulant montrer que les âmes deviennent intelligentes par l’exhalaison, Héraclite les compare à des fleuves, disant : (v. fr. 22) et « les âmes s’exhalent des choses humides ». Ainsi Zénon, comme Héraclite, considère l’âme comme une exhalaison.

16. Macrobe (Songe de Scipion, I, 14). — Héraclite le physicien (dit que l’âme est) une étincelle de l’essence stellaire.



FRAGMENTS D’HÉRACLITE


1. Ce verbe, qui est vrai, est toujours incompris des hommes, soit avant qu’ils ne l’entendent, soit alors qu’ils l’entendent pour la première fois. Quoique toutes choses se fassent suivant ce verbe, ils ne semblent avoir aucune expérience de paroles et de faits tels que je les expose, distinguant leur nature et disant comme ils sont. Mais les autres hommes ne s’aperçoivent pas plus de ce qu’ils font étant éveillés, qu’ils ne se souviennent de ce qu’ils ont fait en dormant.

2. Il vaut mieux cacher son ignorance ; mais cela est difficile quand on se laisse aller à l’inattention ou à l’ivresse.

3. Ce n’est pas ce que pensent la plupart de ceux que l’on rencontre ; ils apprennent, mais ne savent pas, quoiqu’ils se le figurent à part eux. — 4. Les inintelligents qui écoutent ressemblent à des sourds ; la parole témoigne que, tout présents qu’ils soient, ils sont absents. — 5. Ils ne savent ni écouter ni parler. — 6. Les chiens aboient après ceux qu’ils ne connaissent pas.

7. Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible.

8. Ceux qui cherchent l’or, fouillent beaucoup de terre pour trouver de petites parcelles.

9. L’homme éprouvé sait conserver ses opinions ; le châtiment atteindra les artisans de mensonges et les faux témoins.

10. La sibylle, de sa bouche en fureur, jette des paroles qui ne font pas rire, qui ne sont pas ornées et fardées, mais le dieu prolonge sa voix pendant mille ans. — 11. Le dieu dont l’oracle est à Delphes, ne révèle pas, ne cache pas, mais il indique.

12. L’un, qui seul est sage, veut et ne veut pas être appelé du nom de Zeus.

13. Cacher les profondeurs de la science est une bonne défiance ; elle ne se laisse pas méconnaître.

14. La polymathie n’enseigne pas l’intelligence ; elle eût enseigné Pythagore, Xénophane et Hécatée. — 15. Pythagore, fils de Mnésarque, plus que tout homme s’est appliqué à l’étude, et recueillant ces écrits, il s’est fait sa sagesse, polymathie, méchant art. — 16. Dans Priène, vivait Bias, fils de Teutame, dont on parle plus que des autres.

17. Mieux vaut étouffer une injure qu’un incendie.

18. De tous ceux dont j’ai entendu les discours, aucun n’est arrivé à savoir que ce qui est sage est séparé de toutes choses.

19. Ceux qui parlent avec intelligence doivent s’appuyer sur l’intelligence commune à tous, comme une cité sur la loi, et même beaucoup plus fort. Car toutes les lois humaines sont nourries par une seule divine, qui domine autant qu’elle le veut, qui suffit et préside à tout.

20. Le peuple doit combattre pour la loi comme pour ses murailles.

21. On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve. — 22. À ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux.

23. Ce sont de mauvais témoins pour les hommes que les yeux et les oreilles quand les âmes sont barbares. — 24. Les yeux sont des témoins plus sûrs que les oreilles. — 25. Les âmes flairent dans l’Hadès. — 26. Si toutes choses devenaient fumée, on connaîtrait par les narines.

27. Ce monde n’a été fait par aucun des dieux ni par aucun des hommes ; il a toujours été et sera toujours feu éternellement vivant, s’allumant par mesure et s’éteignant par mesure. — 28. Les changements du feu sont d’abord la mer, et, de la mer, pour moitié terre, pour moitié prestère.29. La mer se répand et se mesure au même compte qu’avant que la terre ne fût.

30. (L’être) toujours en lutte et en concorde. — 31. Mort du feu, naissance pour l’air ; mort de l’air, naissance pour l’eau. — 32. Un même chemin en haut, en bas.

33. Le soleil est nouveau chaque jour. — 34. Le soleil ne dépassera pas les mesures ; sinon, les Érynnies, suivantes de Zeus, sauront bien le trouver. — 35. De l’aurore et du soir les limites sont l’Ourse, et, en face de l’Ourse, le Gardien de Zeus sublime (l’Arcture). — 36. Sans le soleil, on aurait la nuit.

37. Ce qui est contraire est utile ; ce qui lutte forme la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde. — 38. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc. — 39. Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde. — 40. Il y a une harmonie dérobée meilleure que l’apparente et où le dieu a mêlé et profondément caché les différences et les diversités.

41. Tout reptile se nourrit de terre. — 42. Le plus beau singe est laid en regard du genre humain. — 43. L’homme le plus sage paraît un singe devant Dieu.

44. L’Éternel (Αἰών) est un enfant qui joue à la pettie ; la royauté est à un enfant. — La guerre est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres.

45. Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et en désaccord ; de toutes choses une et d’une, toutes choses. — 46. Même chose ce qui vit et ce qui est mort, ce qui est éveillé et ce qui dort, ce qui est jeune et ce qui est vieux ; car le changement de l’un donne l’autre, et réciproquement.

47. Il n’est pas préférable pour les hommes de devenir ce qu’ils veulent. C’est la maladie qui rend la santé douce et bonne ; c’est la faim qui fait de même désirer la satiété, et la fatigue, le repos.

48. Qui se cachera du feu qui ne se couche pas ? — 49. Contre le feu se changent toutes choses et contre toutes choses le feu, comme les biens contre l’or et l’or contre les biens. — 50. La foudre est au gouvernail de l’univers. — 51. Le feu survenant jugera et dévorera toutes choses.

52. Mort est ce que nous voyons éveillés, rêve ce que nous voyons en dormant. — 53. Les morts sont à rejeter encore plus que le fumier ; toute chair est cadavre ou partie de cadavre. — 54. De là ils s’élèvent et deviennent gardiens vigilants des vivants et des morts.

55. Il n’y a qu’une chose sage, c’est de connaître la pensée qui peut tout gouverner partout. — 56. La loi et la sentence est d’obéir à l’un.

57. Les Éphésiens méritent que tous ceux qui ont âge d’homme meurent, que les enfants perdent leur patrie, eux qui ont chassé Hermodore, le meilleur d’entre eux, en disant : « Que parmi nous il n’y en ait pas de meilleur ; s’il y en a un, qu’il aille vivre ailleurs. »

58. Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux.

59. Pour les âmes, la mort est de devenir eau ; pour l’eau, la mort est de devenir terre ; mais de la terre vient l’eau, de l’eau vient l’âme. — 60. Le vivre et le mourir est en ce que nous vivons et nous mourons. — 61. Ils prient de telles images ; c’est comme si quelqu’un parlait avec les maisons, ne sachant pas ce que sont les dieux ni les héros. — 62. (Voir page 184.)

63. Les hommes n’espèrent ni ne croient ce qui les attend après la mort. — 64. Les dieux et les hommes honorent ceux qui succombent à la guerre. — 65. Les plus grands morts obtiennent les plus grands sorts. — 66. Quand ils sont nés, i!s veulent vivre et subir la mort et laisser des enfants pour la mort. — 67. L’arc a pour nom βιός (vie) et pour œuvre, la mort.

68. Le caractère pour l’homme est le daimone. — 69. Il est difficile de résister à la colère ; elle fait bon marché de l’âme.

70. L’homme ivre est guidé par un jeune enfant ; il chancelle, ne sait où il va ; c’est que son âme est humide. — 71. Où la terre est sèche, est l’âme la plus sage et la meilleure. — 72. L’âme sèche est la plus sage et la meilleure. — 73. L’âme la plus sage est une lueur (αὐγή) sèche. — 74. C’est l’âme sèche, la meilleure, celle qui traverse le corps comme un éclair la nuée. — 75. L’homme dans la nuit, allume une lumière pour lui-même ; mort, il est éteint. Mais vivant, dans son sommeil et les yeux éteints, il brûle plus que le mort ; éveillé, plus que s’il dort.

76. La présomption est une maladie sacrée. — 77. Le naturel humain n’a pas de raison, le divin en a. — 78. L’homme sot écoute le daimone, comme l’enfant écoute l’homme. — 79. L’homme niais est mis hors de lui par tout discours. — 80. On ne connaîtrait pas le mot de justice, s’il n’y avait pas de perversité. — 81. (Voir page 176.) — 82. Quel est leur esprit ou leur intelligence ?

83. Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve, nous sommes et ne sommes pas. — 84. Je me suis cherché moi-même. — 85. L’âne choisirait la paille plutôt que l’or.

86. Le dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim. — 87. Il se change comme quand on y mêle des parfums ; alors on le nomme suivant leur odeur.

88. La mer est l’eau la plus pure et la plus souillée ; potable et salutaire aux poissons, elle est non potable et funeste pour les hommes.

89. La foule a pour maître Hésiode ; elle prend pour le plus grand savant celui qui ne sait pas ce qu’est le jour ou la nuit ; car c’est une même chose. — 90. Les médecins taillent, brûlent, torturent de toute façon les malades et, leur faisant un bien qui est la même chose qu’une maladie, réclament une récompense qu’ils ne méritent guère. — 91. Le chemin droit et le contourné est un et le même ; le chemin en haut ou en bas est un et le même. (Voir la note qui suit les fragments.)

92. Ce n’est pas à moi, mais au logos qu’il est sage d’accorder que l’un devient toutes choses. — 93. Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder.

94. Ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on apprend, voilà ce que j’estime davantage.

95. Les hommes se trompent pour la connaissance des choses évidentes comme Homère qui fut le plus sage des Grecs. Des enfants, qui faisaient la chasse à leur vermine, l’ont trompé en disant : « Ce que nous voyons et prenons, nous le laissons ; ce que nous ne voyons ni ne prenons, nous l’emportons. »

96. Les hommes ne savent pas juger des choses obscures d’après les évidentes ; ils ignorent que la nature humaine ressemble aux arts dont ils font usage. Car l’intelligence des dieux a enseigné à imiter leurs œuvres ; mais, si les hommes savent ce qu’ils font, ils ignorent ce qu’ils imitent. Toutes choses dissemblables sont semblables ; toutes choses différentes sont concordantes, toutes non-parlantes, parlantes, toutes sans raison, douées de raison ; seulement le mode reconnu pour chacune est contraire. Car la loi et la nature, par quoi tout se fait, ne s’accordent pas sur les choses reconnues ; la loi a été établie par les hommes pour eux-mêmes, sans qu’ils sussent sur quoi ils l’établissaient ; la nature a été disposée par les dieux. Or, ce qui a été établi par les hommes n’est jamais constant ni sur ce qui est droit ni sur ce qui ne l’est pas ; ce que les dieux ont établi est toujours droit ; voilà en quoi diffère ce qui est droit et ce qui ne l’est pas.



Note sur le Fragment 91.


Une des sources les plus fécondes en fragments d’Heraclite se rencontre au livre IX de la Réfutation de toutes les hérésies attribuée à saint Hippolyte[10]. Parmi ces fragments, il en est un qui se trouve entaché d’une corruption assez singulière en ce qu’elle a entraîné des interpolations ridicules et que le sens du texte d’Héraclite se trouve par suite passablement défiguré.

Voici pour ce fragment (91 Mullach) le texte de saint Hippolyte d’après l’édition (Duncker et Schneidewin) de Gœttingue, 1859, page 446, où je rétablis toutefois les leçons du manuscrit indiquées dans les annotations.

Καὶ εὐθὺ δέ, φησὶ, καὶ στρεϐλὸν τὸ αὐτό ἐστι. « Γραφέων », φησίν, « ὁδὸς εὐθεῖα καὶ σκολίη » — ἡ τοῦ ὀργάνου τοῦ καλουμένου κοχλίου ἐν τῷ γραφείῳ περιστροφὴ εὐθεῖα καὶ σκολίη· ἄνω γὰρ ὁμοῦ καὶ κύκλῳ περιέχεται — « μία ἐστί » φησί, « καὶ ἡ αὐτή. » Καὶ τὸ ἄνω καὶ τὸ κάτω ἕν ἐστι καὶ τὸ αὐτό. « Ὁδὸς ἄνω κάτω μίη καὶ ὡντή. »

Pour γραφέων, Mullach et Éd. Zeller (II, p. 112, note 1) lisent γραφείῳ, correction bien inutile. Mullach ponctue après κοχλίου et substitue περιέλκεται à περιέχεται.

Duncker écrit γναφέων, plus loin γναφείῳ pour γραφείῳ, enfin περιέρχεται.

Au reste, Éd. Zeller ne reproduit pas la parenthèse et ne paraphrase le fragment qu’à partir de τὸ ἄνω, en se demandant si l’identité du haut et du bas a bien été posée par Héraclite.

À cet égard, on peut répondre négativement. Il suffit de parcourir les pages où saint Hippolyte fait des citations du philosophe d’Éphèse pour être édifié sur la question. L’apologiste chrétien relève les identifications qu’il trouve dans Héraclite, les énonce en son langage à lui, puis cite à l’appui de son dire le passage qu’il a en vue. Les éditeurs de Gœttingue ont donc bien distingué les mots appartenant à Héraclite, sauf pour γραφέων qui n’est pas de lui et ne fait que troubler le sens. L’Éphésien n’a point dit : « Le haut et le bas sont une même chose » ; il a dit : « Le chemin vers le haut ou vers le bas est un et le même », de même que plus haut il disait : « Le chemin direct ou détourné est un et le même. »

L’authenticité de la première des deux formules est garantie et par les formes ioniques du texte, qui n’ont point été conservées dans l’autre, et par la citation qu’en fait Hippocrate (Héracl., fr. 32, Mullach). Ce que signifie cette formule, on le voit assez ; c’est l’unité de la loi qui préside à la double transformation par laquelle la matière devient plus subtile et plus légère ou encore plus condensée et plus pesante.

Le sens de l’autre formule apparait de même immédiatement et son rapprochement de la précédente est absolument justifié. Le chemin direct sera, par exemple, la transformation immédiate de feu en terre ; le chemin détourné sera la même transformation opérée par l’intermédiaire de l’eau. Qu’Héraclite identifie ces deux chemins, cela, pour lui, va de soi. Mais il n’a pas pour cela, comme le dit saint Hippolyte, identifié le droit et le contourné.

Reste à expliquer l’origine des interpolations. Pour la première, γραφέων, la chose est très simple.

Très probablement saint Hippolyte n’a pas sous les yeux l’ouvrage d’Héraclite, il copie simplement un doxographe. Or celui-ci se laisse aller à mettre φησί (dit-il), comme ici après καὶ εὐθὺ δέ, quand pourtant ce n’est pas Héraclite, mais lui-même qui parle ; puis il se corrige en ajoutant un participe présent, comme, huit lignes plus haut, λέγων ὦδέ πως, pour indiquer qu’il va donner le texte exact. Cette fois, pour varier, il avait mis γράφων (écrivant), en employant peut-être la forme γραφέων, lue en tout cas par saint Hippolyte qui l’a prise pour le génitif pluriel de γραφεύς et a dès lors répété à tort le mot φησίν.

Quant à la parenthèse, elle comprend au moins deux interpolations distinctes qui ne sont nullement de la même main et correspondent à deux ordres d’idées différents. La première, ἡ τοῦ ὀργάνου τοῦ καλουμένου κοχλίου, doit avoir été introduite la dernière. Son auteur, constatant celle qui suit et ne la comprenant pas, ce qu’on ne peut guère lui reprocher, ne se sera pas fait scrupule de donner à son tour, comme explication du paradoxe d’Héraclite, l’exemple d’un mouvement à la fois rectiligne et curviligne ; il a indiqué celui d’une vis dans son écrou, sans se demander si les vis étaient connues avant Archimède.

Cette interpolation n’ayant aucun rapport avec ce qui suit, pour établir la concordance, on a imaginé la leçon moderne γραφείῳ. Car que peut-il y avoir de commun entre une vis et un pinceau (γραφεῖον) ? Certes le premier inventeur de γραφείῳ a dû avoir un moment de fierté légitime. Mais, s’il n’y a pas d’autres preuves que, dans l’antiquité, c’était particulièrement dans les « boutiques de foulons » qu’il fallait chercher des vis (de pression ?), l’histoire de la mécanique pratique ne peut certainement se contenter de celle-là.

La seconde interpolation, ἐν τῷ γραφείῳ περιστροφὴ εὐθεῖα καὶ σκολίη, est évidemment le commentaire du génitif γραφέων, et indique sans doute ce mouvement de viration qu’on fait subir au pinceau, en le promenant le long d’une ligne, pour maintenir la pointe effilée[11]. Ce commentaire peut être de saint Hippolyte lui-même, il peut lui être postérieur. Seulement ἐν est suspect, il faut probablement , corruption qui s’explique d’elle-même.

Le dernier membre de phrase de la parenthèse, ἄνω γὰρ ὁμοῦ καὶ κύκλῳ περιέρχεται (?), me semble au contraire se rapporter au mouvement de la vis dans son écrou bien plutôt qu’à celui du pinceau. Ce membre de phrase a donc pu faire partie de l’interpolation postérieure qui aura été écrite en marge ; quand elle aura passé dans le texte, le copiste aura maladroitement scindé en deux l’annotation qu’il rencontrait.

Quant à savoir s’il faut écrire περιέρχεται ou περιέλκεται, la question n’a évidemment plus d’intérêt.



  1. Dix-huit mille ans (9) ; mais dix mille huit cents, d’après Censorinus, qui nous apprend d’ailleurs qu’Héraclite fixait à trente ans la γενεά humaine, c’est-à-dire la durée normale de la période après laquelle l’homme se reproduit. Or, 10800 = 30 X 360, c’est-à-dire que dans la grande année que dure le monde, les jours sont des générations humaines. Par une combinaison semblable, le stoïcien Diogène de Babylone avait multiplié par 365 la grande année d’Héraclite. Il ne semble pas qu’il faille chercher ici des emprunts aux périodes chaldéennes.
  2. Il ne semble guère que les anciens se soient accordés pour désigner ainsi un même phénomène bien défini : quant à la donnée d’Aétius (10), d’après laquelle Héraclite aurait fait produire les prestères selon les embrasements et les extinctions des nuages, on ne peut non plus rien en tirer de précis. Il semble qu’il ne s’agisse là que d’éclairs de chaleur, supposés liés à des coups de vent.
  3. Cet article et le suivant sont, en majeure partie, empruntés à Gustav Teichmüller : Neue Studien zur Geschichte der Begriffe, I, p. 1-269 ; II, p. 105-253.
  4. Le rapprochement entre la doctrine d’Héraclite et le début de l’Évangile selon Saint-Jean était déjà fait par un disciple de Plotin, Amélius (Eusèbe, Prép. év., 540 b) ; l’analogie des formules est notablement singulière dans le fragment 1. Héraclite a aussi fourni à la Gnose un autre terme, celui d’Éon (fr. 44), sans compter le mot même qui la désigne.
  5. Ce texte n’a pas été recueilli jusqu’à présent dans les fragments d’Héraclite.
  6. Toutefois la suite du fragment 53 paraît se rapporter au conseil de s’abstenir de viande, régime qu’Héraclite adopta vers la fin de sa vie et qui amena l’hydropisie dont il mourut.
  7. Je prends au hasard un exemple dans un hymne au soleil Rà : « Enfant qui nais chaque jour, vieillard qui parcours l’éternité. » (Maspéro, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 36.)
  8. La traduction Zeller-Boutroux (II, p. 169) : « Les hommes sont des dieux mortels, les dieux sont des hommes immortels », est certainement insoutenable.
  9. Ce passage des Philosophumena est emprunté à une autorité beaucoup moins valable que leur source ordinaire.
  10. Je ne donne pas ici à cet ouvrage le nom de Philosophumena, parce que ce nom me semble devoir être réservé pour la première partie.
  11. L’explication de Mullach : « Nam stili circumversio recta et curva est, siquidem a scribente simul sursum atque in orbem flectitur », me paraît moins probable que celle que je donne.