Pour l’honneur/02

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE II


Il était huit heures du matin.

Plus souffrante que de coutume, toute frileuse, Catherine Dortan s’était levée tard. Elle descendait au jardin prendre un bain de soleil, lorsque le concierge l’aborda, lui annonçant :

« Mademoiselle Catherine, il y a là-bas du monde qui vous demande.

— Mon père, peut-être ? Ou bien mon frère Alban ?

— Ni l’un ni l’autre. Ceux qui vous réclament, c’est un petit gars d’une douzaine d’années et un grand beau garçon en uniforme de sous-officier de dragons. »

Bien surprise et pas fixée du tout, Catherine suivit son interlocuteur en se hâtant de son mieux.

Dès qu’elle aperçut Greg :

« Comment ! te voilà ! Sans m’avoir prévenue. Mais, mon enfant, qu’est-il donc survenu ? interrogea-t-elle tout en l’embrassant.

— Ma mère Norite est morte il y a cinq jours. Votre père voulait me garder ; mais il n’a pas besoin de moi, puisqu’il s’en passait bien avant. J’ai dit que je préférais venir vous trouver comme vous me l’aviez recommandé. Je suis d’âge à gagner ma vie. »

Il tira de sa poche la lettre qu’il apportait et ajouta en la remettant à Catherine :

« Tout le monde allait bien chez vous quand je suis parti.

— De quoi est morte notre vieille voisine ?

— Ah !… voilà… On n’en sait rien. Le médecin ne l’a pas vue. Quand je suis allé le quérir, il était à l’opposé du canton, à remettre une jambe cassée. Les médecins… ça manque un peu par là-bas, vrai ! Ma mère Norite m’a dit bien souvent qu’on aurait guéri mon grand-père si les soins avaient moins tardé. Et si j’avais grand-père… », murmura tout bas le petit garçon, retenant mal un sanglot.

Catherine soupira sans répondre. Qu’eût-elle pu dire à l’orphelin, qui diminuât pour lui la tristesse de son isolement dans la vie. Elle se contenta de l’embrasser encore et de le serrer contre elle, par un geste protecteur très tendre.

Il comprit tout ce que cette étreinte lui promettait d’affection. Relevant sur sa vieille amie ses yeux reconnaissants, il déclara :

« C’est heureux que je vous aie, Catherinette ! oui, c’est heureux !

— Qui t’a fait présent d’un pareil manteau ? s’informa celle-ci, remarquant la loque informe qui flottait sur les épaules grêles du bambin.

— Personne. C’est le vieux parapluie de grand-père que j’ai défait. Il m’a bien servi ! Avec son chapeau et ça, j’ai reçu deux averses sans être trop mouillé.

— Si ta pauvre maman te voyait ainsi affublé ! soupira Catherinette. Et pieds nus ! pour venir de si loin !

— J’avais peur d’user mes souliers. Il m’en faudra quand je serai chez les autres !… »

Il s’interrompit, et, jetant autour de lui un coup d’œil émerveillé :

« C’est beau, ici, et grand ! Il doit falloir du monde pour faire l’ouvrage.

— Oui, mais, malheureusement, le service est au complet.

— On me gardera bien quelques jours, quand même, dites, ma bonne Catherinette ? J’ai amené mes oies pour payer ma dépense. Et puis je travaillerai. Seulement, des oies, il y en a une qui revient à M. Marcenay. »

Tout occupée de l’enfant, Catherine n’avait pas pris le temps de songer à Pierre, dont la présence à côté de Greg s’expliquait si peu, qu’elle croyait le jeune homme venu pour rendre visite à quelque malade.

Lorsque petit Greg lui eut présenté son protecteur, la bonne fille releva sur celui-ci son regard, affectueux toujours, mais qui prenait, dès qu’elle était émue, une expression d’une intense douceur.

« Vous avez veillé sur cet enfant, monsieur ! Vous vous êtes peut-être même détourné de votre route, et en tout cas retardé, pour me le conduire. Je vous en remercie de tout mon cœur. Il a bien besoin de protection, le pauvre ! Sans personne, aucune ressource et guère de savoir… »

Elle s’interrompit pour dire au jardinier qui traversait la cour :

« Voudriez-vous serrer ces oies quelque part, monsieur Gérôme ? »

Puis, faisant signe à Greg et à Marcenay de la suivre, elle ajouta, tout en les faisant entrer au parloir :

« Je vais chercher madame la supérieure. »

Greg s’assit tout songeur à côté d’une fenêtre. Dans la cour, les religieuses allaient et venaient, affairées à installer leurs convalescents de façon commode. Quelles précautions ! Avec quel soin elles choisissaient les coins les mieux abrités ! On devait être heureux dans cette maison. Était-ce dommage qu’on ne pût pas l’y garder !…

Quelques minutes s’écoulèrent.

L’enfant et le jeune homme n’avaient pas échangé un mot.

Préoccupé d’une idée subitement éclose en son cerveau, Pierre marchait à travers la grande pièce, virant de bord avec la régularité d’un marin sur sa passerelle, sans même accorder un regard aux beaux meubles anciens dont le parloir était orné.

Cette méditation silencieuse se poursuivit jusqu’au moment où un grincement léger, avertissant le jeune homme que la porte venait de s’ouvrir derrière lui, le fit interrompre sa marche et se retourner.

Pierre s’inclina très bas, saisi de respect et d’admiration, devant le doux visage vieilli, à l’expression sereine, qui s’encadrait si noblement dans le hennin de fine toile.

Il se figurait cette belle vieille femme penchée sur le lit d’un malade ; rien que sa vue devait calmer les maux, amener un sourire sur les lèvres brûlées de fièvre.

Catherine Dortan, qui suivait la supérieure, présenta le protecteur de son petit ami, et, allant prendre Greg par la main, l’amena devant la Mère.

Celle-ci considéra l’enfant une seconde en esquissant un geste de compassion ; puis, avec une caresse sur ses cheveux noirs embroussaillés, devinant à son visage anxieux la terreur de voir les portes de l’hôpital se fermer devant lui :

« On te gardera ici jusqu’à ce qu’on t’ait trouvé une place, mon enfant, sois tranquille », prononça-t-elle de sa voix persuasive, une voix qu’on devinait accoutumée à bercer les misères humaines.

Cette question réglée, après l’échange de quelques politesses, Pierre n’avait qu’à prendre congé.

Cependant il n’en fit rien.

L’idée lui était venue d’emmener Greg avec lui à Dracy ; Greg sans ses oies, son chapeau et son manteau, par exemple.

À aucun prix il ne referait la traversée de la ville en de telles conditions. Ah ! fichtre non ! jurait-il en lui-même. Les éclats de rire soulevés par leur passage sonnaient encore à ses oreilles.

Mais il avait fait causer l’orphelin durant le trajet de Dôle à Beaune ; et ensuite, avant de se coucher, à l’auberge où ils étaient descendus tous les deux.

Et, de ses réponses pleines de raison, de sa volonté arrêtée de n’être à charge à personne, Pierre avait conclu que petit Greg ferait un serviteur modèle.

Il n’hésitait plus à émettre sa proposition que par crainte de la voir déclinée. C’eût été naturel, somme toute. Qu’était-il pour Mlle Dortan ? un inconnu.

Les explications données par Catherine à la supérieure ajoutaient encore à sa perplexité.

Les parents de Greg avaient dû occuper un rang social plus élevé que celui où ils songeaient à établir leur fils.

En racontant que Mme Chaverny avait été son amie la plus aimée, la bonne fille insistait sur ce point, qu’il serait important de caser Greg quelque part où l’on prît intérêt à son éducation. Sa mère tenait si fort à ce qu’il fût instruit. Elles avaient bien des fois traité ce sujet ensemble, durant les deux années que la jeune femme avait survécu à son mari, mort le premier, presque aussitôt leur arrivée dans le Jura.

La religieuse hochait la tête. Certes elle avait le désir de venir en aide à l’orphelin, mais dans les conditions où le désirait Catherine, cela devenait malaisé.

Greg expliqua :

« J’ai fait ma première communion. Je n’aurai plus à aller au catéchisme.

— Mais c’est l’école qu’il te serait bon de suivre.

— Il y a des cours le soir », intervint la Mère.

Tout en parlant, les deux femmes regardaient Pierre, comme si, à l’expression de sa physionomie, elles devinaient sa pensée et eussent voulu l’encourager à la dire.

Au vrai, il y avait un peu de cela.

Le jeune homme dut s’en rendre compte, car il se décida enfin à prononcer :

« Voici ce que je vous propose, mesdames. Si vous jugez pouvoir me confier ce bonhomme, je l’emmènerai avec moi. Je n’ai pas de domicile particulier, il est vrai ; je vais habiter chez un oncle et une tante. Mais encore que ma tante soit d’un caractère un peu… un peu difficile, je vous promets que l’enfant sera bien. Quelle situation il aura… je ne sais trop. Il devra rendre quelques-uns des services que rendrait un domestique, évidemment. Toutefois, en dehors des heures de classe — car je l’enverrai à l’école régulièrement au moins l’année prochaine — il sera souvent avec moi. Ce dont je compte surtout le charger, c’est de veiller sur mon oncle, si impotent, qu’il a besoin d’aide pour les moindres choses. Ce ne sera pas une compagnie bien gaie pour un enfant, mais…

— Oh ! monsieur Marcenay, je resterai avec votre oncle tant qu’on voudra ; j’aime beaucoup les vieux, interrompit Greg. Et puis, s’il est malade…

— Paralysé, mon petit, et, la plupart du temps, incapable de se faire comprendre. En retour des soins qu’il donnera à l’oncle Charlot, poursuivit Pierre, s’adressant aux deux femmes, outre cinq francs d’argent de poche par mois, je me chargerai de l’entretien de Greg. Voyez, mesdames, si ma proposition vous agrée. »

Et, leur présentant son livret militaire :

« L’opinion de mes chefs vous aidera à former la vôtre à mon égard », ajouta-t-il.

Elles le parcoururent attentivement, puis la religieuse le rendit à Marcenay avec un sourire approbateur.

« Tous mes compliments, monsieur, dit-elle ; vous pouvez emmener le petit, n’est-ce pas, Catherine ?

— J’en suis d’avis, ma Mère, et je pense que c’est Dieu qui a mis M. Marcenay sur le chemin de mon ami Greg. »

Aimablement, en femme qui connaît la valeur des choses, la supérieure offrit alors au jeune homme de lui faire visiter l’hôpital.

« Il date du XVe siècle, expliqua-t-elle. Il est classé comme monument historique. On l’admire beaucoup d’ordinaire. Aucun touriste ne passe dans notre ville sans venir chez nous. En même temps que l’immeuble, une ancienne demeure seigneuriale, nos bienfaiteurs ont légué aux dames hospitalières de Beaune tout l’ameublement. Nous possédons des tapisseries d’une grande valeur, des bahuts sculptés qui sont des chefs-d’œuvre, des tableaux de maîtres… Venez, monsieur Marcenay, je vous montrerai tout cela. Veux-tu nous accompagner, petit Greg ? ajouta-t-elle avec bonté.

— Merci bien, madame, fit naïvement le gamin ; j’aime mieux causer avec Catherinette. »

De fait, il en devait être fort impatient, car, à peine la porte refermée sur Pierre et sa conductrice, posant la main sur celle de sa vieille amie, de la colère tout plein ses yeux noirs, il articula :

« Si vous saviez qui j’ai rencontré à Dôle !

— Pas quelqu’un qu’il te faisait plaisir de voir, à en juger par ta frimousse courroucée, répondit-elle en riant.

— J’ai rencontré le comte de Trop », murmura l’enfant, dont la voix s’étranglait dans sa gorge à prononcer ce nom.

Catherine eut un geste de stupeur.

« Où ça ? Comment sais-tu que c’est lui ?

— Il est sous-officier dans le régiment de M. Marcenay. Ils sont si amis qu’on dirait deux frères.

— C’est d’enfance, cette amitié-là, observa Catherine pensive. Marc parlait toujours d’un Marcenay qu’il préférait à tout le monde. Est-ce curieux que ce soit justement lui qui t’ait pris sous sa garde ?

— Ils dînaient au buffet de la gare avec d’autres militaires de leurs camarades. Ils m’ont invité. Mais je ne savais pas… On ne l’avait pas nommé devant moi, sans ça, vous pensez bien, Catherinette !… M’asseoir à la même table que le comte de Trop ! J’aurais mieux aimé endurer la faim jusqu’à en mourir ! Quand même il m’avait aidé à rassembler mes oies, une fois que j’ai su son nom, je ne lui ai plus parlé. Non ; pas même pour lui dire adieu !

— Il n’est cause de rien. Ne sois pas injuste, Greg ; ne lui fais pas porter la faute des autres. S’il n’a pas changé, il doit être doux comme un agneau. Et, à ce sujet, rappelle-toi, mon petit, que la volonté de ton grand-père est qu’il ne soit point parlé de ça jamais ! Il a voulu le silence jusque sur sa tombe, où, pour lui obéir, mon père n’a fait mettre que le nom sous lequel il était connu aux Égrats : « Jean ». C’est pour ensevelir son secret avec lui qu’il a détruit tous vos papiers de famille. Et cela, il l’a fait dans ton intérêt, Greg, pour que tu ne sois point chargé du fardeau qu’il n’a déposé qu’à la mort et qui a été son martyre si longtemps. Sans la mère Norite, tu aurais tout ignoré et cela eût mieux valu. Elle était seule au courant de ces choses avec mon père et moi. Ce n’est pas nous qui t’en aurions parlé. Elle a eu tort, la chère femme, de confier des affaires si graves à un enfant de dix ans. Tu n’avais pas davantage !…

— Ne la blâmez pas, Catherinette, interrompit Greg avec vivacité. Elle croyait bien faire, et, de vrai, je pense qu’elle a bien fait. C’est au moment où j’ai eu besoin de mon extrait de naissance et de baptême pour l’inscription au catéchisme. Ma première communion venant par là-dessus, j’ai pris de la raison plus que mon âge. Parler de ça ?… non, non, n’ayez crainte. Les choses auxquelles on ne peut rien, il faut les garder pour soi. Et… nous ne pouvons rien, n’est-ce pas ? »

Tandis qu’il posait cette question, ses yeux scrutateurs interrogeaient le regard de Catherine. Celle-ci secoua la tête tristement. Non, ils ne pouvaient rien, ni l’un ni l’autre, rien, rien…

Elle reprit, l’air soucieux :

« Tu as sur toi l’acte de notoriété qu’on a dressé à cette époque et qui doit te servir d’état civil ?

— Oui. Votre père me l’a enfermé dans un étui de fer-blanc. Il m’avait bien recommandé de vous le remettre : le voici. Je suis porté fils de Gaston et d’Hélène Chaverny : c’est tout. On ne dit pas où je suis né. Vous le savez, vous, Catherinette ?

— Tu es né en Algérie. Pour le nom du village, ta mère me l’a dit, mais je l’ai oublié. M’en souviendrais-je, je ne te le révélerais pas, puisque telle est la volonté de ton grand-père.

— Pourquoi mes parents sont-ils venus habiter le petit hameau des Égrats ? ils n’y connaissaient personne.

— Sait-on comment les choses adviennent ?… La famille de Marc Aubertin non plus ne connaissait, ni nous, ni notre petit village perché sur sa montagne au milieu des sapins. Et cependant, elle nous l’a confié, ce pauvre comte de Trop, comme on l’appelait déjà à cette époque. C’est un médecin de Chalon-sur-Saône, originaire de la Ferté, qui a conseillé à ses parents de nous l’amener à la suite d’une grosse maladie, qui l’avait laissé bien faible. Ah ! je vois toujours ton grand-père, la première fois qu’il est entré chez nous après l’arrivée de notre petit pensionnaire. Quand nous le lui avons nommé ! Seigneur ! Seigneur ! quelle figure. Jusqu’après le départ de Marc il n’a pas franchi notre seuil. Bien mieux, ta mère et lui restaient enfermés chez eux de crainte de le rencontrer.

— Maman vivait donc ? Elle l’a vu, le comte de Trop ?

— Forcément. C’était la seconde année de leur séjour, celle à la fin de laquelle elle est morte. Tiens ! c’est au moment de sa mort que ton grand-père, mis en confiance par notre amitié et le dévouement de la bonne mère Norite, nous a confié son secret, à elle, mon père et moi.

— Mais, reprit Greg, revenant à sa première question, laquelle n’avait point reçu de réponse, mes parents, qui donc les a envoyés aux Égrats ? Vous ne le savez pas ?

— Si. C’est mon frère Alban qui les a amenés. Leur ferme avait été dévastée par les sauterelles. Après des années, ils se voyaient aussi peu avancés que le jour où ils étaient entrés en ménage. Ils s’étaient ruiné la santé à travailler plus que leurs forces. Et puis, ils avaient perdu leur premier-né l’année précédente, un garçon de huit ans ; et tu t’élevais si chétif que pareil sort semblait te menacer. Par là-dessus, ton père prend les fièvres : ça tournait autour d’un accès pernicieux. Le médecin dit à ton grand-père : « Si vous n’emmenez pas votre gendre en France pour quelques mois, vous ne tarderez guère de l’enterrer. » Ils avaient tant souffert ensemble qu’ils s’aimaient comme père et fils. Repoussé, méprisé des siens parce qu’il avait associé son sort à celui de ces deux abandonnés, Chaverny n’avait point de retirance de son côté. Leur bien vendu, — on pourrait dire donné, tant ils en ont obtenu peu de chose, — ils se sont mis en route, fixés seulement sur le pays où ils ne voulaient point se rendre… Dans ces conditions, ils devaient écouter le premier conseilleur venu. Sur le bateau, ils ont rencontré mon frère qui partait en congé. Ils ont causé avec lui. Apprenant qu’il était Jurassien, ils l’ont questionné sur son pays, et, une fois assurés d’y pouvoir vivre à bon compte et bien isolés, ils se sont décidés à habiter les Égrats. Tu en sais maintenant autant que moi, petit Greg. »

Petit Greg souriait, malgré les tristesses remuées par cet entretien ; si content d’être auprès de sa chère Catherinette et de voir son avenir se dessiner moins incertain, moins sombre !

Ils s’étaient assis, elle sur la chaise qu’il occupait tout à l’heure dans l’embrasure de la fenêtre, lui à ses pieds, sur un petit banc de bois.

C’est ainsi qu’ils causaient, les bras de l’enfant reposant sur les genoux de sa vieille amie.

« Ton oncle Chaverny et tes tantes, s’informa soudain Catherine, tu n’en as pas eu de nouvelles ? La mère Norite devait leur écrire.

— Elle l’a fait ; ils n’ont pas répondu.

— Rien ne les désarme donc ! s’écria-t-elle avec colère.

— C’est tout comme si je n’avais point de parenté. Bah ! je me passerai d’eux ; je deviendrai un homme tout de même. Et, vous ne savez pas, ma bonne Catherinette, fit-il, élevant la voix dans une explosion de joyeuse espérance, vous qui étiez l’amie de maman, quand je serai riche, vous viendrez chez moi. Je me ferai médecin ; il y a longtemps que c’est mon idée ! Et je vous guérirai ; vous verrez que je vous guérirai. »

Elle souriait à son tour. Médecin… pauvre petit ! Mais elle ne lui enleva pas son illusion. Tout au contraire, se penchant pour le baiser au front, elle approuva :

« Oui, mon Greg, oui, c’est entendu. Tu deviendras médecin, un médecin très savant. Et quand je ne serai plus qu’une charge pour l’hôpital, j’irai chez toi.

— Médecin… Mon petit éleveur d’oies rêve d’être médecin », murmura Pierre, qui rentrait en compagnie de la supérieure comme Catherine parlait encore.

Une expression soucieuse passa sur son visage. Lui n’avait pas prévu pour Greg autre chose que l’école primaire, l’apprentissage du métier de vigneron et, plus tard, la vie indépendante mais rude du cultivateur.

Les nécessités du présent et l’ambition manifestée par l’enfant d’escalader quelques degrés sociaux lui semblaient mal se concilier, de prime abord.

Bah ! il fallait essayer d’être utile à Greg, à cette heure ; on verrait plus tard…

Ce dont il importait de s’occuper, c’était de le vêtir convenablement.

On tint conseil.

« Nous allons lui acheter ses oies, déclara la supérieure. À quatre francs l’une, cela fera déjà vingt-quatre francs.

— Ça n’en fera que vingt, observa Greg. Je dois Jaspine à M. Marcenay, à cause qu’il a payé la cage… et bien d’autres choses.

— Soit, repartit Pierre en riant : les bons comptes font les bons amis. Emporte ton oie ; cela déridera ma tante.

— Que parles-tu de cage ? Qu’en as-tu fait ? dit Catherine.

— Je l’ai laissée à la gare ; je comptais retourner la prendre ce soir. J’en avais sorti mes oies pour les faire manger, en me levant, et quand j’ai voulu les y remettre…

— Nous avons donné la comédie à tout le personnel, poursuivit Pierre d’un ton navré. Si bien qu’il a fallu se résigner à trimballer la bande par la ville, en la poussant devant soi. »

La supérieure eut un sourire si bon, ses yeux dirent si clairement au jeune sous-officier l’estime où elle le tenait, pour s’être soumis à ce froissement d’amour-propre par charité pure, qu’il en oublia les quolibets et les rires des badauds.

Greg n’avait nulle idée de la valeur des choses. Il crut que ses vingt francs avaient suffi à payer le costume, la provision de linge et la valise qu’on apporta deux heures plus tard. Encore gémit-il en lui-même de voir fondre ainsi son argent, lui qui avait mis six mois à le gagner.

Le sachant fier et susceptible, ses amis étaient convenus de lui cacher qu’ils avaient triplé la somme. S’il avait lu la facture qu’on remit à la supérieure, laquelle facture montait à soixante francs, qu’eût-il dit, pour le coup, petit Greg !

Catherine l’emmena changer de vêtements dans sa chambre. Lorsqu’il reparut, métamorphosé des pieds à la tête, il restait juste le temps de courir à la gare et de sauter dans le train.

Les deux voyageurs arrivèrent à Chalon à une heure de l’après-midi : une heure de voiture, et ils descendaient enfin devant l’habitation où résidaient toute l’année M. et Mme Charles Saujon.

Dracy-le-Fort est un tout petit village, mais, en été, il est gaiement peuplé ; nombre de familles chalonnaises y ayant leur maison de campagne.

Le pays est joli, pas trop plat, assez boisé, avec de beaux vignobles sur la pente des coteaux et des prairies dans les fonds.

Au bas du village passe une rivière bordée de saules et de grands arbres. Par delà le pont, du côté opposé au château enfoui dans la verdure et cerclé d’eaux vives, que l’on entrevoit à droite, sur la déclivité de la colline, se dressent quelques villas entourées de vastes jardins : l’endroit se nomme la Foussotte.

C’est là qu’était située l’habitation des Saujon.

Elle se composait d’un pavillon carré à un seul étage. Les pressoirs et autres dépendances se dissimulaient au fond de l’enclos, derrière un massif de sapins.

Avec ses corbeilles où éclataient les teintes multicolores des géraniums, des phlox, des pyrèthres, et sa longue allée de rosiers en fleur reliant le parterre à la route, la maison présentait un aspect assez riant.

Greg la jugea un palais, lui qui avait vécu jusqu’ici dans une masure enfumée, mal close, où les animaux recevaient un abri l’hiver.

Il marchait à côté de Pierre, raide, un peu gêné dans ses habits neufs, pour lesquels il appréhendait le moindre grain de poussière.

Jaspine, extraite de la cage où elle s’exaspérait, le suivait en se dandinant ; de temps à autre, inquiète d’avoir laissé ses sœurs en chemin, elle lançait un appel suraigu en allongeant le cou et déployant à demi ses ailes.

« Tais-toi, Jaspine ! » commandait Greg aussitôt. Et le regard de l’orphelin sondait avec terreur la maison d’où il s’attendait, de seconde en seconde, à voir sortir la redoutable tante.

Car, depuis Beaune, peu rassuré lui-même sur l’accueil réservé à son protégé, Marcenay avait chapitré celui-ci de façon à le cuirasser contre les rebuffades probables.

Ils étaient parvenus aux deux tiers de l’allée, quand le jeune homme s’arrêta soudain, pour explorer le rond-point ombragé de platanes où M. Saujon avait coutume de se faire amener l’après-midi, en cette saison.

« Tournons par ici, Greg, dit-il, en s’engageant lui-même dans une allée transversale. Mon oncle doit être sous les arbres ; j’aperçois son fauteuil. »

En effet, le vieillard se trouvait sous le dôme feuillu qui lui servait de salon d’été, mais il y était seul et endormi.

Pierre eut à sa vue un geste de joyeux étonnement.

Sa boutonnière fleurie d’une branche de réséda, ses cheveux coquettement arrangés sous sa calotte de velours noir, le nœud savant de sa cravate et jusqu’aux plis de la couverture jetée sur ses genoux, tout dénonçait le goût et la sollicitude d’une garde-malade attentive.

Un siège placé à côté de celui du paralytique et une revue ouverte révélaient qu’on venait seulement de le quitter ; et non sans avoir tout prévu…

Sur la table étaient disposés, à portée de la main, la tabatière, le mouchoir, un verre de limonade coiffé d’un cornet de papier, un chasse-mouches.

« Si c’est ma tante qui est l’auteur de ces arrangements, plus rien à craindre, ami Greg : elle a fait peau neuve. »

Un doute se lisait dans le sourire sceptique de Marcenay, tandis qu’il prononçait ces mots ; Greg le devinait peu convaincu de la transformation prédite et son visage gardait une expression craintive.

« Il a l’air bon, lui ! fit-il après avoir considéré un instant le vieillard qui sommeillait paisible, ne soupçonnant point que l’arrivée de Pierre, cette joie entrevue au bout de tant de jours si souvent comptés ! était là, toute proche, à sa portée.

— S’il est bon, l’oncle Charlot ? murmura le jeune homme. Ah ! certes ! Et résigné ! »

Ils se tenaient debout devant lui, Greg tout à ses réflexions, Pierre la pensée distraite, le regard fureteur, l’oreille aux aguets, attendant il ne savait qui… pas sa tante, assurément.

Respectée par les deux voyageurs, la sieste de M. Saujon se fût sans doute prolongée encore si Jaspine n’y eut mis bon ordre, avec ses appels retentissants.

Le dormeur sursauta. Ses yeux clignèrent quelques secondes, incertains ; puis, très vite, ce reste d′assoupissement se dissipa : il avait entrevu Pierre !

Ses lèvres s’agitèrent, en un effort surhumain, sans parvenir à prononcer le nom du jeune homme ; mais ses yeux, ses pauvres yeux restés les uniques traducteurs de son âme, depuis que ses lèvres étaient muettes, quelle joie illumina leurs prunelles grises un peu voilées !

Il essaya de pencher le buste en avant, de soulever ses mains :

« Toi !… toi !… » articulait-il avec un épèlement enfantin, dans un sourire d’être peureux qui découvre soudain un refuge contre ses terreurs.

Ah ! qu’elle en disait long, cette physionomie d’opprimé !

Pierre s’était penché et l’embrassait avec une affection de fils.

« Oui, moi, oncle Charlot, et pour tout à fait, cette fois ! » promit-il en souriant à l’infirme.

Ils hochèrent la tête, se comprenant d’un coup d’œil, et les mains de l’oncle Charlot se joignirent comme en une action de grâces ; c’était la fin du plus dur de ses maux : la solitude sous la rude domination de sa femme.

« Comme vous voilà beau, mon oncle ! s’exclama le jeune homme, décidément intrigué. Vous êtes devenu coquet depuis ma dernière visite. Vous portez des fleurs à la boutonnière, vous vous payez des nœuds marins à la cravate, vous faites boucler vos cheveux… »

Le vieillard riait, amusé. Mais un bégayement inintelligible sortit seul de sa gorge. Son regard s’attrista, semblant dire à Pierre : « Impossible, tu vois.

— Quand je serai médecin, je vous guérirai aussi ! » prononça Greg d’un ton convaincu.

M. Saujon arrêta ses yeux étonnés sur l’enfant, auquel il n’avait pas pris garde jusqu’ici.

« C’est un orphelin que l’on m’a confié, expliqua Pierre. Il vous tiendra compagnie et vous fera la lecture si j’ai à m’absenter. J’ai pensé qu’il nous serait très nécessaire d’avoir quelqu’un de sûr pour votre promenade et nos commissions à tous les deux ; qu’en dites-vous ? »

L’oncle Charlot examinait Greg. Celui-ci, point troublé par ce regard qui n’avait rien de sévère, affirma, avec un gentil petit sourire, tout plein de bonne volonté :

« Et, en attendant que je puisse vous guérir, je vous assure, monsieur, que je vous servirai de tout mon cœur. »

Il s’était rapproché de l’infirme. Celui-ci souleva sa main péniblement, la posa sur l’épaule du petit et inclina la tête.

« Vous voulez bien ? » s’écria Greg, radieux.

M. Saujon fit à nouveau signe que oui. Seulement, tout de suite après, ses yeux, levés sur Pierre, indiquèrent à son neveu la maison.

Une expression anxieuse passa sur leurs deux visages : le dernier mot n’était pas dit : « Ma tante est chez elle ? » s’informa le jeune homme.

Oncle Charlot fit signe que non. Et, d’un geste, il indiqua le mur qui s’élevait à sa droite et le séparait de ses voisins.

« Tiens ! elle a fait connaissance avec la vieille Mme Lavaur ? C’est parfait. Elles se tiennent mutuellement compagnie ; car elle est seule ici, « bonne maman », comme nous disions tous, quand je sortais chez son fils avec Marc. »

Les traits du vieillard s’épanouirent ; une lueur attendrie éclaira ses yeux tristes.

Pierre se dit à part lui :

« Ce doit être de là que lui viennent les quelques attentions dont je m’étonnais. Peut-être aussi Mme Lavaur a-t-elle chapitré ma tante. »

Puis, à haute voix : « À tout à l’heure, oncle Charlot. J’aperçois le cocher qui rentre nos bagages ; il me faut aller le payer. Si je faisais mettre la valise de Greg dans le cabinet attenant à votre chambre ? Il est toujours inoccupé ?

— Oui ! oui ! répondit l’infirme de la tête.

— Vous m’approuvez ?

— Oui.

— Voilà où nous allons vivre, mon bonhomme, dit Marcenay comme ils franchissaient les trois larges degrés du perron.

— Elle est bien belle, cette maison ; ce jardin aussi est beau, et le vieux monsieur a l’air si aimable.

— Oui… Tout cela, c’est le bon côté de la médaille. Reste le revers… Et, dame ! ne te fais pas d’illusions, Greg, le revers est diablement hérissé d’épines. Tiens, le voilà qui s’avance ! » ajouta-t-il, apercevant à l’extrémité de l’allée la maigre silhouette de Caroline.

Elle aussi l’avait entrevu. Elle allongeait le pas et gesticulait avec le grand sac en crin noir qui lui servait à transporter son ouvrage lorsqu’elle allait voisiner.

« Prends ton oie, et offre-la-lui de ta part, comme élevée par toi-même ! » commanda Pierre à son protégé.

Greg mit Jaspine sous son bras et suivit le jeune homme qui, plantant là le cocher et les malles, redescendait lestement le perron.

La tante et le neveu s’abordèrent à mi-chemin. Caroline tendit à l’arrivant ses joues parcheminées aux pommettes saillantes, et aussitôt, sans s’informer de rien ni de personne, entama le récit de ses maux.

Dans ces occasions-là, elle tirait on ne sait d’où une petite voix spéciale, flûtée, geignante, grinçante comme une scie qu’on a omis de graisser.

Pierre, que cela horripilait, l’interrompit aux premiers mots et, prenant un air d’importance :

« Laissez-moi vous dépeindre ce que vous éprouvez, commanda-t-il, sentencieux. Votre langue d’abord… Bien, bien… c’était prévu. »

Il lui détailla par le menu tous ses malaises.

« C’est absolument ça ! s’écria Mme Saujon, tellement émerveillée qu’elle reprit sur-le-champ sa voix ordinaire. Ah ! soupira-t-elle, avec un hochement de tête, si tu avais voulu !…

— Ne recommençons pas les scènes de l’an dernier, ou je ne défais pas ma malle, déclara Pierre sans se départir de son calme, mais l’air si résolu qu’elle se le tint pour dit.

— Es-tu au moins à même de traiter mes misères quotidiennes ?

— Vous en ferez l’épreuve ce soir. Permettez-moi, maintenant, de vous présenter le jeune Grégoire Chaverny, vulgairement nommé petit Greg. Je l’ai amené dans l’intention de vous décharger de quelques-uns des soins que réclame mon oncle, car il vous faut à tout prix, après chaque repas, une bonne heure de tranquille somnolence. J’ai sur le gamin les meilleurs renseignements ; et, en dehors des qualités qu’on lui prête, il possède un talent que vous apprécierez, je n’en doute pas : il élève en perfection la volaille.

— Alors c’est un second domestique que tu me proposes.

— Du tout. C’est un orphelin dont je me suis chargé, qui devra suivre l’école, et qui, en échange de l’hospitalité reçue ici, s’efforcera de se rendre utile.

— Quand il n’aura pas mieux à faire, insinua ironiquement Mme Saujon.

— Je vous ai apporté une… une… »

Pauvre petit Greg ! terrorisé par les yeux jaunes, de vraies prunelles de félin, qui le dévisageaient, l’air de soupeser ce qu’il coûterait et le profit qu’on pourrait tirer de lui, il ne trouvait plus ses mots.

Pierre, constatant ce désarroi, lui donna sur la joue une tape amicale et lui sourit, l’encourageant du regard à parler.

Redevenu vaillant, Greg reprit d’une voix presque assurée :

« Madame, je vous ai apporté l’oie que voici ; pesez comme elle est lourde ! C’est moi qui ai soigné la couveuse. Je n’ai pas perdu un oison. Si ça vous fait plaisir, au printemps je vous élèverai des oies, des poulets, tout ce que vous voudrez.

— En allant à l’école ? observa-t-elle d’un ton aigre.

— Pardine ! ce n’est pas moi qui les couve. La mère poule n’a besoin que d’être bien pansée le matin, à midi et le soir. Et de ça, je m’en charge, madame.

— Mon oncle désire que le petit couche dans le cabinet du rez-de-chaussée », reprit Pierre, qui ajouta : « Va devant, Greg. Fais le tour de la maison et remets ta bête à la cuisinière. Tu viendras ensuite me retrouver. Je le prends à ma charge, cela va sans dire, se hâta-t-il de poursuivre, dès que l’enfant ne fut plus à portée d’entendre. Comme c’est surtout moi qui l’utiliserai, je ferai les frais de son entretien.

— L’habiller ? Tu n’y songes pas !

— Non seulement je l’habille, mais je le paye cinq francs par mois ; ça vous « épate », hein ? Je fais plus, je le nourris. J’ajouterai à la pension de cent cinquante francs que je vous paye pour moi ce que vous jugerez convenable.

— Un enfant de douze ans mange autant qu’un homme, peut-être plus, murmura-t-elle, calculant en elle-même ce qu’elle pourrait demander sans mettre son neveu en colère, car elle tenait à le ménager… Tu mets ce gamin à la cuisine, naturellement, s’empressa-t-elle de conclure.

— Ce n’est pas mon intention. Malauvert est mal embouché, je redoute son voisinage : voilà pour l’enfant. Mais c’est surtout à cause de vous, ma tante, que je crois préférable d’admettre petit Greg à la salle à manger. Il nous rendra mille services à table : celui de couper le pain et la viande de mon oncle, par exemple, de lui servir à boire, de l’aider enfin. De cette façon, vous pourrez manger plus lentement, prendre le temps de mastiquer, ce qui est l’une des conditions essentielles pour que votre estomac se remette.

— Tu me donneras trente francs par mois pour ce petit et il sera chargé du soin de la basse-cour, puisqu’il s’y entend.

— Convenu. Nous ferons une bonne action, ma tante.

— Qu’est-ce que ça rapporte ?

— Eh mais… quand ce ne serait que le contentement de soi, il me semble…

— Viande creuse, mon cher.

— Je ne partage pas votre avis », repartit Pierre d’un ton sec.

Il songeait :

« Ce n’est pas elle qui a procédé à ces petits arrangements… Bonne-maman n’a pas dû venir, puisque ma tante sort de chez elle… Qui diable peut bien s’intéresser à l’oncle Charlot ? »

Il ne connaissait guère les familles du voisinage : tout cela avait changé depuis son enfance ; la plupart des villas avaient passé en d’autres mains…

Mme Saujon l’observait du coin de l’œil, étonnée de le voir devenir silencieux. Accoutumée de tout rapporter à soi, elle se le figurait occupé du traitement auquel il se proposait de la soumettre. Aussi respecta-t-elle son mutisme.

Mais lorsque le jeune homme en sortit, ce fut pour reprendre :

« Ce petit Greg m’a intéressé à première vue.

— Il est facile de voir que tu en es coiffé. Tu déchanteras ; les enfants, rien d’aussi insupportable ! Ainsi, toi, si je ne t’avais pas corrigé…

— Vous m’obligerez en ne vous mêlant point de l’éducation de Chaverny : j’en fais mon affaire, interrompit Marcenay vivement. Revenons à votre estomac. J’ai dans ma malle ce qu’il faut pour le traiter. C’est d’abord une poudre savamment combinée et dosée à l’avance, dont vous prendrez un cachet avant le repas ; puis un thé spécial, destiné à activer la digestion, et que je vous préparerai moi-même. Si vous observez bien mes prescriptions, avant un mois toute trace de malaise aura disparu.

— Sans retour ? »

Il se mit à rire, bien tenté de répondre ; mais c’eût été inutile autant qu’impolitique. La vérité qu’il avait sur les lèvres eût déchaîné un orage ; c’est tout.

Greg les avait rejoints. La vieille dame l’épouvantait fort, mais puisqu’il fallait l’endurer…

Ils venaient de franchir le seuil tous les trois.

« Je vais te montrer ta chambre, Greg. Tu m’aideras ensuite à défaire mes malles », dit Pierre.

La pièce que devait occuper l’enfant était de proportions exiguës, mais éclairée par une haute et large fenêtre donnant sur le parterre. Elle contenait tout juste un petit lit sans rideaux, une commode, une table et deux chaises. Mais il se trouvait que l’on avait choisi comme papier de tenture un jeté de cyclamens sur fond vert d’eau.

« Des cyclamens ! » s’exclama Greg, battant des mains. Et il expliqua : « Ça vient dans les bois, un peu plus haut que chez nous, tout à fait dans la grande montagne, ces fleurs-là. Ma mère Norite en avait rapporté, une fois qu’elle était allée à Champagnole chez son frère ; nous en avons planté sur les tombes et dans notre jardin ; ils ont bien repris. Je suis content d’en voir. Ça va m’accoutumer. »

Instinctivement son regard glissa vers Caroline. Peut-être serait-elle touchée de cette joie qu’il exprimait en entrant dans sa maison.

Elle haussait les épaules…

Le cœur de petit Greg se serra.

« Les orphelins, c’est pas pour être heureux », songea l’enfant.

Il pressentait l’hostilité peut-être sournoise, à cause de son protecteur, mais permanente, de la part de Mme Saujon. Lui qui avait vécu jusque-là si tranquille, jamais grondé, ayant devant les yeux le visage placide de la bonne mère Norite, quel changement !

« Bah ! se dit-il, rappelant à lui toute sa philosophie, je m’y ferai. M. Pierre en a en duré lui aussi ; et même il a reçu des coups ! Ça ne l’a pas empêché de grandir et de devenir bon : je ferai comme lui. »