Pour l’honneur/08
CHAPITRE VIII
Ce matin-là, Pierre Marcenay quitta le maire de Thouars bien soucieux, presque découragé.
Depuis quinze jours il battait la contrée, interrogeant ceux que lui amenait la note publiée dans les journaux, — des curieux plutôt que des gens informés — se rendant d’une extrémité à l’autre du canton, sur la foi de l’indication la plus vague.
Le vieux palefrenier de l’hôtel, le seul à même de se rappeler cette aventure lointaine, était mort l’année précédente ; morts aussi, le docteur Cousin, celui qui avait donné des soins à l’inconnu, et le cantonnier qui avait dû transporter les bagages de l’émigrant.
Pour le conducteur à la jambe cassée, personne ne se souvenait de lui.
Pierre avait l’impression que, plus il s’efforçait d’atteindre la vérité, plus elle reculait, s’enfonçait dans l’ombre… semblant vouloir le forcer au seul parti qu’il se refusait à prendre.
Il s’était dit ceci, et maintes fois :
« En constatant que son portefeuille renfermait huit mille francs au lieu de quatre-vingts, cet étranger a dû porter plainte sur les lieux mêmes et sans retard. À qui ? À la gendarmerie… au juge de paix… Mais ces fonctionnaires ne gardent pas la direction des affaires de ce genre ; tout de suite, ils informent le parquet. C’est lui qui dirige l’enquête, centralise et conserve les documents. C’est là, c’est au greffe du tribunal de Bressuire qu’il me faudra m’adresser en désespoir de cause. »
Oui… mais seulement en désespoir de cause… Car… forte de son droit, la justice voudrait savoir pourquoi Pierre Marcenay se mettait en quête d’un individu dont personne ne s’était soucié en l’espace de vingt-cinq ans.
Comment expliquer cette sollicitude ? Que répondre ? Si, avant d’accorder l’autorisation de consulter les archives du greffe, un magistrat voulait apprendre quel intérêt avait à ces recherches celui dont la plainte dormait dans les cartons, « classée » depuis un quart de siècle ?
Discrétement, se contenterait-il, ainsi que l’avait fait le maire de Thouars, de cette raison, suffisante, mais évasive dans sa forme : « Une communication importante et heureuse… » ? Non : Pierre le pressentait.
Interrogé par un juge accoutumé à scruter les consciences, il se verrait acculé à un mensonge ou à un aveu. Le mensonge, il se savait incapable de l’imaginer assez habile : sa nature y était trop réfractaire.
Reculerait-il devant l’aveu !… Non, certes ! Tout ! même cette humiliation, plutôt que de garder au détriment d’un autre cette fortune. Mais à la dernière extrémité seulement, et quand il aurait perdu l’espoir de parvenir au but par une autre voie : il ne s’y résoudrait pas avant !
Cette voie, il est vrai, il ne l’entrevoyait point. Aucun fil conducteur, pas un indice. De quel côté chercher ? il ne savait plus, comptant peu sur les découvertes qu’on pourrait faire à Bressuire, en dehors de la démarche au greffe, tant redoutée.
En effet, avec les diligences, le registre des voyageurs avait dû disparaître. Dès lors, que restait-il comme point de repère ?
Le docteur Cousin avait dû parler de l’accident autour de lui, sur le moment ; peut-être à ses amis, peut-être dans ses tournées de visites, pour occuper l’esprit de ses clients d’autres choses que de leurs propres maux.
Mais vingt-trois ans s’étaient écoulés depuis que le vieux médecin de Saint-Varent avait quitté ce monde. Survivait-il dans le souvenir de quelques-uns ? Et quand même !… À quel titre fût restée dans la mémoire des gens cette aventure banale ?
« Si encore j’avais Fochard pour me piloter, murmura Pierre, lui qui connaît tout le monde là-bas ! »
Il traversait alors une rue fort passante aboutissant à la place où se tenait la foire dont c’était précisément le jour.
À chaque instant, il se sentait frôlé par les grandes ailes flottantes des hauts coeffages vendéens, heurté brutalement par les paniers alourdis des ménagères. Les camelots lui criaient aux oreilles les journaux du matin ; les gens en voiture invectivaient les piétons trop lents à se garer : c’était un vacarme à ne pas s’entendre.
Pierre y demeurait aussi indifférent qu’étranger. Il se laissait frôler, heurter, assourdir, sans interrompre ses recherches dans un carnet où il se croyait assuré d’avoir inscrit, en quittant Dôle, avec leur adresse, la date à laquelle ceux de ses amis qui ne rengageaient pas auraient terminé leur temps de service.
Une exclamation de dépit lui échappa, lorsqu’il eut mis la main sur la page annotée : Omer Fochard devait être chez lui depuis le 15 janvier !
Courir les grands chemins tout seul par ce temps triste, dans ce pays inconnu, alors qu’il lui eût été loisible d’avoir un compagnon aussi gai qu’avisé ? Pierre ne s’en consolait pas.
Il se promit de se rendre à Saint-Varent le jour même. Le temps d’envoyer une dépêche à Omer, afin d’annoncer sa visite, et il partait.
Au moment où il en décida ainsi, le jeune homme était parvenu à deux pas de son hôtel. Distraitement, sans songer à s’assurer d’un coup d’œil que le passage était libre, il quitta le trottoir et s’engagea sous la voûte. En sens inverse, une voiture franchissait le porche à une allure un peu trop vive. Un des brancards heurta légèrement Marcenay, qui ne s’était point rangé assez vite.
« Oh là ! oh !… » cria le conducteur, tirant sur les rênes, afin d’obliger son cheval à reculer.
Puis, à Marcenay :
« S’il était survenu un accident, monsieur, ce n’eût pas été tout à fait de ma faute. Vous avez tourné si court que je ne vous voyais point venir. Vous n’avez pas de mal ?
— Rien, non, rien du tout, merci », répondit Pierre en soulevant son chapeau.
Mais il avait regardé son interlocuteur tandis que s’échangeaient entre eux ces quelques mots.
Ce visage aux traits massifs, ce profil romain, supporté par cette encolure puissante, cette carrure de géant, c’était Omer avec vingt et quelques années de plus !
Dans toute autre partie de la France, Pierre aurait constaté qu’il est des ressemblances étonnantes, et il eût passé. Mais si proche du pays natal de Fochard, immédiatement, la pensée lui vint qu’il devait avoir en face de lui le père de son camarade.
Souriant, presque affirmatif, il prononça :
« Ce serait à M. Fochard, de Saint-Varent, que j’aurais l’honneur de parler, je n’en serais pas surpris. »
Déjà prêt à se remettre en marche, le voyageur ainsi interpellé retint son cheval.
« Vous ne vous trompez pas, monsieur », répondit-il, dévisageant à son tour le jeune homme.
Cet examen dura moins de dix secondes. Vivement, il noua les guides, mit pied à terre, et secouant les mains de Pierre à les lui détacher des bras :
« Vous êtes M. Marcenay, pas vrai ? Ah ! vous m’avez reconnu à ma ressemblance avec mon fils : moi, je vous reconnais à votre ressemblance avec votre photographie. Je vous ai tous, les camarades du gars, dans le groupe qu’il nous a laissé l’an dernier ; il n’est pas de jour qu’on n’y jette un coup d’œil : c’est bien vous, n’est-ce pas, le Bourguignon ? »
Pierre n’eut que le temps de répondre par un signe de tête affirmatif.
« Je voudrais qu’ils soient tous avec vous, les autres, reprit M. Fochard. Omer rentre mardi.
— Comment ! il n’est pas là encore ?
— Il pourrait y être depuis une quinzaine, guère moins, mais il a profité de la faculté qu’on leur laisse de revenir en feuille de route par le chemin des écoliers. Il en a fait des kilomètres ! Sans compter une petite halte à Paris. Enfin, il revient demain : ce n’est pas trop tôt ! Ses sœurs l’attendent pour s’accorder[1]. On prépare une vraie noce à la maison. Je vous enlève, vous savez. Rien ne vous retient ici ? Vous voyagez pour le plaisir ? Oui, poursuivit l’excellent homme, continuant de faire les demandes et les réponses ; alors, en route ! De toutes les surprises qu’on ménage à Omer, vous serez la meilleure, sans contredit. Va-t-il être content de vous voir ! Et nous tous, donc ! À force de regarder le portrait des gens on se figure les avoir toujours connus. Et puis Omer nous a tant parlé de vous ! »
Pierre accepta, touché d’une cordialité si chaude.
Le temps de faire sa malle, d’écrire à son obligeant cicerone, pour lui annoncer son départ et lui donner sa nouvelle adresse, et il prenait place dans la carriole encombrée de paquets, à côté de Césaire Fochard rayonnant.
Un quart d’heure après son arrivée, sa présence était connue de tout le pays ; une petite bourgade à l’aspect misérable, bordant une route en pente, et à laquelle la rivière qui lui fait une ceinture et le doux paysage vallonné qui l’encadre, donnent seuls un peu de charme.
On installa Pierre dans la chambre d’honneur ; celle qu’avait occupée une fois le vieux marquis de La Rochejaquelein, et qui ne s’ouvrait que pour les amis ou les clients de marque.
Car Césaire Fochard était aubergiste en même temps que propriétaire-cultivateur.
Les jours de foire ou « d’assemblée », il prenait le tablier blanc et cuisinait pour sa nombreuse clientèle les mets du pays. Il y excellait, affirmait-on. Sa réputation dépassait même les limites de l’arrondissement, et, parfois, au temps de la chasse, il lui survenait de loin des hôtes qui établissaient chez lui leur quartier général, et rentraient chaque soir souper et prendre gîte.
Le reste du temps, il labourait, semait, récoltait dans ses propres champs ; car il était « calé », le père Fochard. Omer trouverait, prête à lui être mise en main, comme compensation à la dot de ses sœurs, une jolie « borderie » pouvant tenir huit vaches : de quoi l’occuper et lui permettre de s’établir avantageusement lorsque le cœur lui en dirait.
Ces détails, c’est Mme Fochard, une forte matrone, très belle sous son haut coeffage, qui les donnait à l’ami de son fils.
Ils étaient restés à causer tous les deux, auprès de la table encore chargée des reliefs du déjeuner, tandis que le maître de céans et ses deux filles, retirés dans le fournil, s’occupaient à cuire les pâtés et les tartes destinés au repas des accordailles.
« Excusez mon mari s’il vous fausse compagnie un moment, reprit Mme Fochard, il a tant d’ouvrage ! C’est sa passion, voyez-vous, de cuisiner. Il est plus fier de sa réputation de chef que de son bétail, qui cependant lui fait honneur. »
Et, d’un ton mystérieux, à voix plus basse : « Ce soir, on plantera deux « mais[2] » en l’honneur de mes filles. Ce n’est plus l’usage chez vous ?
— Non, madame ; je n’en ai jamais entendu parler.
— C’est drôle qu’il y ait des pays où ça se perde. On garde toutes les vieilles coutumes, par ici. C’est comme le coeffage : on montrerait au doigt celle qui s’aviserait de le quitter. Vous verrez aux accordailles de mes filles… »
Elle s’interrompit pour regarder Pierre et lui sourire en disant :
« Quel honneur pour nous, monsieur, que vous y assistiez ; vous verrez des fermières qui auront sur la tête pour des centaines de francs de dentelles ; vous pensez qu’elles pourraient bien prendre le chapeau : elles n’ont garde ! Ni vous non plus, n’est-ce pas, mademoiselle, ajouta la matrone après être allée ouvrir la porte à une personne qu’elle voyait venir ; n’est-ce pas que, pour rien au monde, vous ne renonceriez à votre coeffage ? »
Et, sans attendre une réponse dont elle était certaine :
« Nous parlions avec M. Marcenay, un ami du garçon, qui sera aux accordailles, ma chère, fit-elle en redressant sa haute taille, nous parlions des vieilles coutumes. Vous pouvez questionner là-dessus Mlle Brigitte Lorin : elle connaît tous nos usages, monsieur Marcenay. Si on est embarrassé pour faire les choses comme ça se doit, on n’a qu’à s’adresser à elle ; on est renseigné vite et bien. Au fait ! Qu’est-ce qu’elle ne sait pas ! Je ne connais point de mémoire pareille à la sienne. Demandez-lui le prix du beurre à telle foire d’il y a vingt ans, elle vous le dira sans se tromper d’un centime. C’est la marraine de ma fille aînée et notre ancienne directrice de poste. Elle en a vu passer, du monde, à son guichet !
— Dame ! en trente-cinq ans, on a le temps d’en voir ! » observa Mlle Brigitte.
Puis, s’adressant à Pierre :
« Vous n’étiez pas encore venu au pays, monsieur ?
— Non, mademoiselle ; je ne connaissais pas cette partie de la France.
— Vous choisissez une vilaine saison pour votre première visite ; bien qu’en Vendée il ne fasse jamais très froid.
— Au vrai, je ne l’ai pas choisie, répondit Pierre. Je suis chargé d’une mission dont j’ai bien peur de me très mal tirer, si j’en juge par le début. Tout le monde n’est pas doué d’une mémoire comme la vôtre, mademoiselle. Il ne s’est rencontré jusqu’ici personne se souvenant de ce que je désire apprendre.
— Dame ! si ceux que vous avez interrogés ne le savaient point…
— Le fait s’est passé dans le pays : il y a, il est vrai, vingt-cinq ans… Je recherche quelqu’un qui a été victime d’un accident de voiture.
— Vous connaissez son nom ?
— Ni son nom, ni son point de départ. Où se rendait-il ? Je n’en suis pas davantage informé : vous le voyez, mesdames, le problème est ardu… Je donnerais beaucoup pour réussir. Le principal intéressé ne pouvant absolument plus faire ces démarches lui-même, j’ai dû m’en charger ; je voudrais bien m’en tirer à mon honneur. »
Les deux femmes étaient parties à rire, en écoutant Pierre parler d’accident de voiture comme d’un point de repère : rien de plus commun en ce pays, où chaque fermier possédait un cheval et ne manquait ni foire ni marché à cinq lieues à la ronde.
« Mais on les compte par centaines, les accidents de voiture, s’exclama Mme Fochard. Pas de semaine où il n’en survienne ici ou là. Les cerveaux s’échauffent, on n’y voit pas bien clair, le soir, pour retourner chez soi, et… dame !… à un tournant, voilà l’équipage dans le fossé ! La chose s’est passée ainsi pas plus tard qu’avant-hier.
— L’accident dont je veux parler est survenu à une diligence, à l’entrée de Thouars, et il a eu des suites assez tragiques : le conducteur s’est cassé la jambe, et un voyageur de l’impériale, celui-là même dont je m’efforce de découvrir les traces, a dû être fortement endommagé, car en tombant il s’est évanoui. »
Mlle Brigitte souriait. Dans ses petits yeux noirs, bridés d’un réseau de rides, brillait le triomphe d’une vanité sûre d’elle. Ce qu’allait révéler la vieille fille confirmerait si à point l’éloge fait de sa mémoire, qu’elle se réjouissait par avance de l’ébahissement de Marcenay.
Frappé de ce changement de physionomie, celui-ci considérait l’ancienne directrice de poste avec perplexité.
Tenait-il enfin une piste sérieuse ? Savait-elle quelque chose ? Ou bien allait-il, une fois de plus, tomber sur un de ces racontars sans valeur, comme il en avait tant entendu cette dernière quinzaine ?
Mlle Brigitte paraissait se recueillir.
Après une ou deux minutes de silence, jugeant la curiosité de Pierre à son paroxysme, et sa coquetterie de conteuse assurée d’un succès d’attention comme elle les aimait, — qui n’a pas ses petites faiblesses ? — Mlle Brigitte se décida enfin à prononcer :
« Vous avez raison, monsieur, en affirmant que cet accident-là ne ressemble point aux autres ; mais vous ignorez encore par quoi il en diffère surtout. Il n’est pas besoin de posséder une mémoire rare pour en garder le souvenir. J’ai pu être mieux renseignée que la plupart, il est vrai, ayant connu sur-le-champ tous les détails de l’aventure. Mon père était à ce moment-là très malade ; le médecin venait chaque jour. Il sortait de la maison, quand il a pris la voiture à la butte de Moulière, le 7 juillet 1863. »
Pierre eut un geste de surprise.
« C’est bien cela, murmura-t-il.
— Oh ! reprit avec une modestie feinte la vieille demoiselle, qui exultait, je n’ai pas grand mérite à me rappeler cette date. C’est celle où, pour la première fois depuis trente-neuf jours qu’il gardait le lit, mon pauvre père a pu manger un œuf à la coque.
— Eh bien, monsieur Marcenay, fit Mme Fochard, avais-je exagéré ?
— Mademoiselle possède, en effet, une mémoire remarquable.
— Le docteur Cousin n’a point eu de mal, reprit Mlle Brigitte, mais le voyageur évanoui…
— Vous savez comment il se nommait, interrompit Pierre, incapable de dominer son impatience.
— Ah ! pour cela non, monsieur ; ni moi, ni personne.
— Il est mort sans avoir pu parler ?
— On aurait visité ses papiers, su d’où il venait… Mort ?… Ah bien oui ! Sorti de son évanouissement, il est tombé aussitôt dans un état de somnolence qui donnait à craindre une congestion cérébrale. On lui pose des sinapismes : pas de résultat. On le saigne : rien… Le docteur Cousin fait appeler un confrère. Mais, tandis qu’ils délibéraient, notre homme se réveille, s’informe de ce qui lui est survenu, demande une voiture attelée des deux meilleurs chevaux de l’écurie et part sans seulement écouter les recommandations des médecins. Tous ces retards obligèrent le docteur Cousin à coucher à Thouars. Le lendemain, il rencontre le cocher qui avait mené son malade, et s’informe comment celui-ci a supporté le voyage. « Ma foi, monsieur, répond le conducteur, je n’ai pas eu le loisir de l’interroger là-dessus. Si je faisais mine de ralentir, il frappait à la vitre en me criant de me dépêcher : il payait bien ; je poussais mes bêtes. Tout ce que je peux vous en dire, c’est qu’il n’est descendu de ma voiture, à Montreuil-Bellay, que pour sauter dans une autre qui, sur son ordre, est partie à fond de train. »
— Et puis ? fit Pierre.
— Et puis, c’est tout, monsieur. On ne l’a jamais revu.
— Étrange… étrange… murmura le jeune homme, qui, à part lui, songeait : « Le malheureux devait avoir une raison impérieuse d’arriver à heure fixe. On ne voyage pas avec quatre-vingt mille francs dans sa poche sans nécessité. Qu’est-il advenu lorsqu’il en a compté huit ? De quoi le rendre fou ! »
— Vous n’êtes guère plus avancé que devant, n’est-ce pas ? observa Mme Fochard, qui attribuait le silence de Marcenay à la déception causée par ces renseignements incomplets.
— Pardon, madame, je sais que celui à qui je m’intéresse a survécu à l’accident, ce que j’ignorais encore. Je sais, de plus, qu’il a poursuivi sa route dans la direction de Saumur. »
Et à Mlle Brigitte :
« Vous êtes sûre que ce sont là tous les détails donnés par le docteur Cousin, mademoiselle ?
— Absolument sûre. Mais… attendez donc ! Depuis, on en a parlé une fois devant moi, de cette histoire. »
Elle se recueillit, le menton dans sa main, ses petits yeux à peine entr’ouverts : cela dura une minute. Après quoi, se redressant et regardant Pierre, elle articula :
« Il y a dix ans. C’était un jour de foire ; j’étais sur la place où se tiennent les marchands, voulant faire ma provision de châtaignes. À côté de moi, deux personnes causaient ensemble ; un homme et une femme : des vieux. L’homme, c’était Zéphirin Rabert, vous savez, madame Fochard, celui qui est mort d’une fièvre typhoïde l’an dernier ; il habitait Glenay. La femme, je ne la connaissais pas. Ils avaient acheté des marrons « frigolés[3] » et ils les mangeaient tout en parlant.
— Ce qu’ils disaient, vous ne l’avez point oublié ? interrogea Pierre que ces menus détails énervaient un peu.
— Non, n’ayez crainte. Zéphirin Rabert avait aidé à relever le cheval, le jour de l’accident. Pour la femme, elle prétendait savoir un tas de choses ; mais son voisin, qui était curieux de se renseigner, je le voyais bien, — c’est même ce qui me faisait prêter attention à leur entretien, — son voisin avait peine à lui arracher les paroles. C’étaient des « oui », des « non », guère plus. Quand elle s’est aperçue que j’écoutais, elle a déclaré : « Vous ne me ferez point causer, Zéphirin. Les affaires dont la justice s’est mêlée, j’ai ouï dire par défunt mon père qu’il en cuisait toujours d’en souffler mot. Elle nous a fait assez d’ennuis à tous, avec cette histoire, dans le temps, la justice ! »
Pierre eut un geste consterné.
La justice ! Ah ! il avait bien pressenti qu’elle avait dû être informée et agir. Elle n’avait pu découvrir le coupable… À qui l’idée fût-elle venue d’une substitution ? Ayant quitté le bazar le premier, le plaignant ignorait qu’un autre, parmi les voyageurs de la patache, possédât un portefeuille pareil au sien. Et les soupçons s’étaient portés sur les gens de service. Pauvres diables ! Ce sont toujours les miséreux qu’on est tenté d’accuser…
À tout prix, il lui fallait retrouver cette femme, la décider à parler, fût-ce en la payant. En somme, ce ne serait qu’une dette acquittée : la compensation des ennuis soufferts autrefois.
Il demanda à Mlle Brigitte :
« Vous la reconnaîtriez, mademoiselle, cette personne ?
— Pour ça, oui ; aisément même ! Elle est bossue. Mais ce n’est pas quelqu’un de la paroisse, ni du canton. Je la croirais plutôt native des environs d’Airvault ; elle porte le coeffage sans mentonnière, comme c’est la coutume par là-bas.
— Ne vous tracassez point, monsieur Marcenay, Omer vous la trouvera ; c’est rare, chez nous, les infirmes, dit Mme Fochard, redressant sa taille que le corset n’avait jamais déformée, et qui s’élevait droite comme un peuplier. Vous irez ensemble dire bonjour aux uns, aux autres ; à force, vous finirez par « geindre[4] » cette bossue : le plus dur, ce sera de la faire parler… »
Cette longue digression avait rejeté au second plan le motif qui amenait Mlle Brigitte ; mais il était de trop grande importance pour qu’elle le perdît de vue.
Le chapitre de l’accident épuisé, elle y revint sans transition :
« J’étais montée vous consulter à propos du gâteau, annonça-t-elle. J’ai pensé à m’entendre avec la marraine de Joséphine, afin que nous le donnions à nous deux. Qu’en dites-vous, ma chère ? »
Pierre écoutait, passablement étonné. Quel gâteau était-ce donc, qu’il fallût se mettre à deux pour l’offrir ?
L’idée lui vint de se substituer aux marraines des jeunes filles ; il en sollicita l’autorisation.
Mme Fochard fit des cérémonies avant d’accepter. Mais, pouvoir annoncer que « l’ami du garçon » avait donné « à lui tout seul » le gâteau des accordailles flattait singulièrement son amour-propre. On verrait qu’ils étaient « cossus », les camarades de régiment d’Omer !
La voyant opiner du haut de son coeffage, Mlle Brigitte acquiesça, elle aussi.
Toutefois, elle crut devoir recommander au jeune homme :
« N’allez pas faire de folies ! choisir un des grands moules ! Ceux-là, on les réserve pour le jour des noces. Tenez ! je crois prudent de vous accompagner.
— Permettez que je décline cette offre obligeante, fit Pierre en riant. Je prétends me tirer d’affaire sans aide. Où se commande le gâteau traditionnel ?
— Chez notre boulanger. Il possède un four de dimensions à cet usage. Pour la recette, elle n’a varié ni d’un œuf, ni d’une once d’amandes depuis des siècles. Ah ! monsieur Marcenay, on peut dire que nous y tenons, nous, à nos coutumes ! Nous en sommes fiers ; et il y a de quoi, dame ! Ça prouve que nous ne sommes pas d’aujourd’hui, comme ces villes qui se bâtissent, dit-on, en Amérique, le temps d’aller à Niort et d’en revenir… »
Deux ou trois jours plus tard, écrivant à l’oncle Charlot, après lui avoir appris quelle rencontre providentielle l’avait mis sur les traces de l’inconnu, Pierre contait ainsi les réjouissances qui venaient d’avoir lieu :
« La fête des accordailles a été on ne peut plus joyeuse. Je me croyais presque en Bourgogne, tant on a trinqué et bu au bonheur des futurs époux.
« Les très vieux grands-parents étaient là, malgré leur âge. Ils occupaient la place d’honneur, et, avant de se retirer, ils ont patriarcalement béni leurs petites-filles et les doux beaux gars qui vont devenir leurs maris.
« Oncle Charlot, faites lire ces détails à Mlle Lavaur : en Vendée, on plante le « mai ». Il y en avait deux superbes, tout enrubannés, sous les fenêtres des « accordées », des jumelles de vingt ans, charmantes.
« La tradition veut aussi qu’en place du surtout fleuri, le milieu de la table soit occupé par un gâteau spécial fabriqué au village. Ni fiançailles ni noces sans ledit gâteau ; une pâte sèche où il entre nombre de choses exquises, mais qui n’est point tant remarquable par sa qualité que par ses proportions. « C’est moi qui ai obtenu la faveur de l’offrir. J’ai demandé ce qui se faisait de plus grand ; mais j’avoue avoir été ébahi, lorsque le boulanger m’a mis en présence du moule : un récipient d’une aune de diamètre !
« Eh bien, grâce au « branle », il n’en est pas resté une bribe de mon gâteau d’une aune.
« Le branle… encore une coutume de ce pays gardien des vieux usages. C’est une ronde à laquelle prend part toute la jeunesse, filles et garçons. Elle se forme à l’extrémité du village, tout en haut. À mesure que les premiers avancent, ils appellent les autres. La chaîne s’ouvre, se referme, et, toujours tournant et chantant, descend jusqu’au pont dont les trois arches relient le village à la route.
« Nous étions à table quand le branle a passé. Omer m’a fait un signe : « Allons-y ! » J’ai dit oui, pas fâché de cette interruption dans le repas ; on nous avait déjà servi douze ou quinze plats ; il en arrivait toujours !…
« Les fiancés et tous les jeunes ont suivi, et nous voilà entrés dans la ronde.
« En remontant, nous avons été reçus par les gens graves, groupés devant la maison. Mon gâteau d’une aune était devenu un amoncellement de tranches : un baril de vin blanc le flanquait ! Quelle « ribasse[5] », comme on dit chez nous.
« Cela m’a remis un peu de bleu dans les idées, toutes ces amusantes et jolies coutumes.
« Quand serai-je venu à bout de ma tâche ; quand pourrai-je reprendre mes rêves de vie paisible, mon bon oncle Charlot ?… Qu’il me tarde !…
« J’ai dit à Omer ce qu’il m’était possible de lui confier ; il m’est tout acquis et m’a promis son concours aussi longtemps que j’en aurais besoin, soit ici, soit ailleurs.
« Nous entrons, demain, en chasse de la bossue ; j’espère que ma prochaine lettre vous portera des nouvelles décisives.
« Que Greg m’écrive un peu ce que vous devenez. Ma tante est d’un laconisme, en dehors de sa santé ! Qu’il me parle de vous tous, de nos bonnes voisines, longuement, et qu’il vous embrasse pour moi, le cher gamin. »
Ainsi que l’annonçait Pierre à son oncle, Omer et lui se mirent en route sans tarder. Chaque jour ils faisaient en voiture quelques visites aux environs.
Il était convenu entre eux que Fochard prendrait seul la parole pour s’informer de la vieille femme.
« Vois-tu, mon cher, avait expliqué le Vendéen à son ami, la méfiance a le sommeil léger, chez nous, et, une fois éveillée, elle ne se rendort plus. C’est ainsi depuis « les grandes guerres », comme les vieux désignent la chouannerie. Nous touchons au Bocage, ne l’oublie point. On a tant vécu en crainte des soldats, de la justice, des voisins, de tout ! à cette époque-là, que c’est passé dans le sang. Laisse-moi donc manœuvrer, on ne se méfiera pas de moi ; à toi, on ne dirait rien. »
Sous son apparence un peu lourde, il avait beaucoup de finesse, Omer Fochard. Pierre se divertissait à le voir amener de loin, par des détours d’un imprévu comique, la remarque qu’il s’arrangeait toujours pour lancer avant de quitter une maison :
« Tiens ! il y a du changement : vous n’avez plus la bossue ?
— Eh ! mon gars ! je n’ai jamais eu de bossue pour servante », avait été jusqu’ici la réponse.
Omer n’insistait pas, se bornant à dire :
« Ah ! j’avais cru ; c’est ailleurs que je l’aurai vue. »
Il se tenait pour assuré que le renseignement viendrait de lui-même s’ajuster à sa question un jour ou l’autre.
Et, de fait, il en advint ainsi vers la fin de la semaine.
À son inévitable observation sur le changement de personnel, une repasseuse à la journée, appelée par son état à aller de maison en maison, se mêla à l’entretien pour dire :
« Vous confondez, monsieur ; c’est chez Corentin Barmont, le fermier de Biard, que vous avez dû la voir : elle y est placée depuis déjà douze ans. On l’y garde par charité, la pauvre ! Elle s’est déboîté la hanche et n’est bonne qu’à rester assise au coin du feu à filer au fuseau.
— Tiens ! c’est chez Barmont que je l’ai rencontrée : possible », fit Omer indifférent.
Et il parla d’autre chose.
« Nous irons demain à Biard, n’est-ce pas ? dit Pierre sitôt remonté en voiture.
— Naturellement. Garde-toi de souffler mot, par exemple !
— Sois tranquille. »
Ce soir-là, en rentrant, Marcenay trouva une lettre qui l’ennuya fort. Elle était de Mme Saujon et ne répondait en rien à la sienne. Cette dernière se serait-elle égarée, ou bien l’oncle Charlot avait-il jugé bon de ne point communiquer à sa femme les nouvelles reçues de Pierre ?
Caroline se plaignait de tout et de tous : personne ne la contentait plus. Elle parlait à mots couverts de grosses disputes avec bonne maman, la déclarant intolérable.
Pas un mot de Gaby ! Pour Greg, il avait dû se rendre coupable de quelque impertinence, car elle déclarait avoir été sur le point de le battre.
Les deux dernières pages étaient consacrées à sa précieuse santé, bien chancelante, affirmait-elle.
« Qu’a pu faire ou dire ce petit animal de Greg ? » se demanda Pierre, sérieusement contrarié.
Les dispositions du bonhomme à l’égard de « la vieille dame » n’étaient pas pour le rassurer. Il le croyait fort capable de s’être oublié jusqu’à lui répondre sans déférence.
C’en était assez pour provoquer le courroux de Caroline, courroux facilement excitable, son neveu en avait fait l’expérience à ses dépens, jadis.
Était-ce tout ? Greg ne devait-il être réprimandé que pour un manque de politesse ? Pierre le supposait. Il ne se promit pas moins de le rappeler vertement à son devoir.
Son absence pouvait se prolonger ; il n’entendait pas que le gamin la mît à profit pour s’insurger contre la domination un peu rude, mais légitime, somme toute, de la maîtresse du lieu.
Avant de se coucher, il chapitra petit Greg quatre pages durant, et lui traça, sur un ton à dessein sévère, une ligne de conduite, dont il lui interdit de s’écarter.
Cette lettre partie, Marcenay se sentit plus tranquille. Jamais encore il n’avait grondé l’enfant ; sa semonce ne saurait manquer d’avoir un effet durable ; sa tante n’aurait sans doute pas à lui porter de nouvelles plaintes.
Cet incident réglé, le jeune homme s’efforça d’en détourner son esprit. À quoi bon se tracasser de choses auxquelles il ne pouvait rien de plus ! D’assez graves soucis l’absorbaient. Que sortirait-il de la visite du lendemain ? Voilà ce qui le tourmentait et l’empêchait de s’endormir ; cela et puis une ou deux phrases de la lettre de sa tante à propos de bonne maman… et puis aussi son silence, un silence qu’il jugeait prémédité au sujet de Gabrielle…
Le lendemain, dès après le déjeuner, Omer attela Boulotte. On visiterait en passant le château de Biard, souvent inhabité depuis la mort du vieux baron, et on irait dire bonjour au fermier sans avoir l’air d’être venu exprès.
Ce programme s’exécuta, à cette différence que Barmont, ayant croisé les jeunes gens dans l’avenue, ce fut lui qui les promena par les antiques salles du castel, et les amena chez lui, les prévenant qu’il ne les laisserait point repartir avant dîner.
Ils se firent prier, se prétendirent attendus, afin de donner l’apparence de l’imprévu à cet arrangement ; puis, en fin de compte, ils acceptèrent.
Car… la bossue était au coin de la cheminée, son fuseau à la main, silencieuse et raide, comme le chevalier en fer forgé qui se dressait devant l’âtre supporté par le chenet unique, mais ne perdant ni un mot ni un geste des deux visiteurs.
Tandis que la fermière, sa servante et ses filles s’occupaient à préparer le repas, les hommes, assis autour du feu de la cuisine, causaient.
Omer, après un moment, se mit à parler voyages : c’était de circonstance, puisqu’il rentrait depuis peu.
Et, à ce propos, il raconta un fait dont il avait été témoin : une vache, ayant sauté d’un pré sur la ligne du chemin de fer, s’était fait écraser par un train qui lui-même avait failli dérailler.
Partant de là, il établit un système comparatif de jadis à aujourd’hui, s’évertuant à prouver que, du temps des pataches, proportion gardée, on tuait des voyageurs tout autant.
Barmont protesta : il n’était pas partisan du progrès :
« Un accident de voiture, avoir des suites aussi désastreuses que le déraillement d’un train Vous rêvez, mon cher ami. On maîtrise des chevaux ; une locomotive, point. »
Mais le rôle d’Omer n’était pas de se laisser convaincre. À l’appui de sa thèse, il cita toutes les chutes de voiture, toutes les catastrophes venues à sa connaissance.
« Et cet accident-là, tenez ! s’écria-t-il après en avoir énuméré un certain nombre ; sur une route superbe que nous parcourons sans cesse : celle de Thouars. Je songeais bien juste à naître à l’époque où il a eu lieu ; n’empêche que je peux vous garantir l’exactitude des faits ; pas plus tard que la semaine dernière, Mlle Lorin en parlait encore à la maison. »
Et, à dessein, il se mit à conter la tragique aventure tout de travers.
La bossue l’écoutait en se trémoussant sur son siège et remuant les lèvres, comme une personne qui lutte contre l’envie d’intervenir ; toutefois, elle ne s’y décidait point.
« Qu’inventer pour lui délier la langue ? » se demandait Omer, en continuant d’entasser détail sur détail, sans nul souci de la vérité.
À la fin, il imagina d’affirmer que les six blessés — il en avait ajouté quatre — étaient tous morts le lendemain à l’hôpital.
Pour le coup, la vieille servante n’y tint plus. Avec un petit ricanement sec, elle intervint :
« À qui contez-vous ça, Omer Fochard ? »
Sa bouche édentée eut une velléité de sourire, tandis qu’elle expliquait :
« Je vous connais depuis longtemps, mon gars. C’est moi qui vous réchauffais les pieds, sur la bouillotte, à la cuisine de l’hôtel du Cheval-Blanc, quand votre papa vous amenait avec lui à Thouars tout petit.
— Peut-être bien… c’est loin… »
Il la regardait, cherchait sur le visage un trait, une expression de physionomie qui la lui remit en mémoire. Il aurait voulu lui dire : « Je me souviens… », à cette bonne vieille qui affirmait l’avoir choyé dans son enfance ; mais rien ! Son dos, son pauvre dos voûté surtout le déroutait.
Elle lut dans ses yeux ce qu’il n’osait avouer :
« Ça ne se voyait presque pas, alors, que j’étais bossue, observa-t-elle. J’ai fini de me déformer à la longue, en faisant des ouvrages trop forts pour moi. En huit ans, à l’hôtel, j’ai peiné, dame ! oui !… Le jour dont vous parlez, personne n’a péri, ni « le chevau », ni les gens. Et d’abord, il y a eu deux blessés, non six. C’est bien vrai que le cocher a été conduit à l’hôpital, rapport à ce qu’il fallait lui faire l’opération. Oui, on l’a amputé ; même, il est mort des suites, mais longtemps après ; des mois ! Pour le bourgeois, il a été amené droit à l’hôtel. C’est moi qui ai mis les draps à son lit et qui lui ai servi de garde-malade. »
Pierre jouait avec un chien de chasse, lequel, ayant flairé en lui un ami des bêtes, était venu poser le museau sur sa main. Le jeune homme n’avait pas échangé même un coup d’œil avec Omer, lorsque la vieille servante avait pris la parole ; il ne s’appliquait qu’à paraître inattentif.
Le haut coeffage branla sur le chef parcheminé de la bossue, tandis qu’elle affirmait, soulignant son dire d’un hochement de tête énergique :
« Moi-même, et moi toute seule, oui !
— Il vous a donc donné de belles étrennes que vous avez conservé si bon souvenir de l’avoir soigné ? observa Fochard en riant.
— Le souvenir n’est ni bon ni mauvais, mon gars ; il est dans ma tête à cause que… Il ne m’a rien donné du tout, le malheureux, et je ne lui en ai point voulu.
« Quand il a ouvert les yeux, on discutait autour de lui de son transport à l’hôpital, à cause du bruit de l’hôtel, qui aurait pu augmenter son mal, prétendaient les médecins. Du même mouvement, il s’est assis et tâté :
« — Rien de cassé ! bien. Tonnerre ! qui m’a déshabillé ? Mes habits, vite ; qu’on me les donne ! »
« Et tout ça d’un ton !… Je lui apporte ses hardes, il fouille dans une de ses poches, en retire un gros portefeuille, s’assure que la serrure n’a pas été forcée, et le v’là qui nous dit :
« — Que dans cinq minutes deux chevaux sûrs soient attelés à une voiture solide ; qu’on télégraphie à Montreuil-Bellay d’en tenir une autre prête. Je vous remercie tous de vos soins ; mais, quand je devrais mourir en arrivant où je vais, il faut que je parte. Je veux être aujourd’hui à Saumur avant midi. Quelle heure est-il ?
« — Huit heures, répond le docteur Cousin. Il y a quatorze heures que vous êtes sans connaissance.
« — Justement ! Je me suis reposé. Vite ! vite ! je n’ai que le temps.
« — Vous risquez votre vie, je vous en avertis, a déclaré l’autre médecin à son tour. Voyez si la chose en vaut la peine.
« — J’ai donné ma parole que j’arriverais. Coûte que coûte, je veux la tenir… Il ne s’agit pas de quatre sous ! C’est une affaire de vie ou de mort pour celui que je représente. Est-ce qu’on attelle ? »
« Le docteur Cousin lui a encore demandé :
« — Personne ne peut donc partir à votre place ? »
« Il s’est passé la main sur le front ; il devait bien sentir que les forces n’étaient point revenues : c’est la fièvre qui le soutenait. Mais il a secoué la tête :
« — Personne, puisque la procuration est à mon nom et que le temps manque pour en faire établir une autre. Tant pis, je pars. »
« On l’a habillé, porté dans la voiture, et elle a filé grand train. Le malheureux ! il n’avait pas seulement une goutte de bouillon dans l’estomac !
— Et on n’a jamais rien su de lui ? s’informa Omer.
— Si fait… Sept à huit jours après, il est venu à l’hôtel un monsieur de la police qui nous a interrogés à part les uns des autres. Il paraît qu’il manquait une grosse somme à cet étranger ; des mille et des mille : on disait soixante et plus ! je crois.
« Mais la vérité était là… On avait trouvé son portefeuille à côté de la voiture ; celui qui l’avait aperçu le premier l’avait ramassé sous les yeux de peut-être vingt personnes, attirées par l’accident. Le docteur Cousin l’avait remis dans la poche du blessé devant tout le monde, sauf deux des voyageurs, un monsieur et une dame partis en avant ; et ça sur l’attestation du cocher, qui avait désigné son voisin de l’impériale comme propriétaire de l’objet.
« On s’était employé quatre à déshabiller ce pauvre homme. J’étais ensuite restée seule dans sa chambre, c’est vrai, mais combien de temps ! les médecins entraient à toute minute.
« N’importe ! On a fouillé dans mes nippes ! On a regardé jusque dans mon coeffage. Je m’en souciais comme d’un pruneau, ayant la conscience nette.
« Ces messieurs de la police ont l’œil. Celui-là a tout de suite compris qu’il avait affaire à une honnête fille.
« Enfin, c’était son devoir, de chercher. Faut faire son métier, n’est-ce pas ? Il a couru le pays huit jours durant. Il lui a fallu le nom de tous ceux qui avaient approché la voiture… À la fin, il a déclaré que cette histoire était louche et que le voleur pourrait bien être celui qui se prétendait volé. Il est parti ayant c’t’idée-là. Je ne sais point ce qu’il est advenu de tout ça depuis ; je ne m’en suis point informée ; ça ne me plaît guère d’en parler. On n’aime pas à dire qu’on a eu affaire à la justice, quand même on a été reconnu innocent. Il a fallu les « menteries » qu’on vous a contées là-dessus, Omer Fochard, pour me faire sortir de mon habitude. »
Cette conclusion atterra Pierre. Ce qu’il en était advenu… probablement cette accusation injuste, et, à la suite, une succession de malheurs immérités.
« Mais dans tout ça je ne vois pas son nom, à votre malade, remarqua Omer. Vous pouvez bien nous le dire, après vingt-cinq ans…
— Dame ! Je ne le sais point. Il n’a pas pris le temps de se nommer ; il n’y avait rien d’écrit sur sa valise…
— Le « monsieur de la police », comme vous dites, ne l’a pas prononcé ? Ce serait surprenant.
— Vous ne vous êtes donc jamais rencontré avec « de ces mondes-là », fit la vieille en branlant la tête : ça ne dit que ce que ça veut dire, je vous en réponds ! Pour tenir leur langue, y a pas les pareils.
« Son opinion, il l’a fait connaître dans le but de nous consoler des ennuis que nous avions endurés ; il l’a dite en partant.
« Et moi… je me suis pensé comme ça que c’était peut-être bien une frime pour nous rassurer, au cas que le coupable aurait été l’un de nous : histoire de le pincer plus tard.
— Et lui, l’agent de police, a-t-il dit son nom ? » reprit Omer.
La bossue hésita. Si ç’avait été Pierre qui eût posé les questions, elle aurait refusé tout net de répondre.
« En quoi ça vous intéresse-t-il ? fit-elle soupçonneuse, une vague inquiétude dans le regard.
— En rien personnellement… Mais j’aime à tout savoir quand on me raconte quelque chose. »
Il ajouta, pas bien certain que le moyen aboutirait :
« Ne le dites point, mère, si ça vous fait déplaisir.
— Déplaisir… Je ne sais trop. Il venait de Niort ; ça, c’est sûr. Comment je l’ai appris ? Faudrait peut-être encore vous en faire confidence, Omer Fochard ? »
Et, se mettant à rire :
« C’est pourtant vrai, que vous avez toujours été curieux. Tout petit, vous n’en finissiez déjà plus avec vos « pourquoi » ; fallait tout vous expliquer. Eh bien, je l’ai su en écoutant à une porte, mon gars. C’était la première fois de ma vie et ça ne m’est plus jamais arrivé. Aussi, je m’en accuse sans honte. Que voulez-vous, nous étions si en peine ! Depuis deux heures, ils causaient, le juge de paix et lui… Pour son nom, je n’en connais d’autre que celui sous lequel il s’est présenté : M. Jean. Mais c’était si peu le sien que, la moitié du temps, lorsqu’on l’appelait, il ne répondait pas. Cette fois, fit la bossue, j’ai vidé mon sac. C’est tout de même une affaire, celle-là ! »
Peut-être, à présent qu’elle était en train, eût-elle indéfiniment continué de ressasser ces choses ; mais Barmont, redoutant que Pierre ne s’ennuyât de ces radotages de vieille femme, y coupa court d’un signe.
L’heure était venue de se mettre à table, au reste.
Il était près de dix heures lorsque les deux jeunes gens remontèrent en voiture.
Dès que Boulotte eut pris le trot :
« Je partirai demain pour Niort, annonça Marcenay. Veux-tu aller à Montreuil, toi ?
— Volontiers.
— L’enquête à laquelle cette femme a été mêlée était officieuse et a dû demeurer secrête, cela me paraît évident, malgré la conférence avec le juge de paix. On aurait procédé d’une manière différente si la justice avait été officiellement saisie. Encore un côté obscur de cette indéchiffrable histoire… Mais il y a la procuration dont a parlé l’inconnu. Une procuration, le notaire qui la rédige en tient note ; cela s’enregistre ; c’est un acte qui laisse des traces. Cette fois, je me crois sur la voie. Je t’en suis redevable, mon cher ami. Que je me serais amusé si je n’avais pas été préoccupé surtout des conclusions…
Il a fallu qu’elle parle, cette pauvre vieille, et tant que tu as voulu ! »
Les deux amis employèrent la matinée du lendemain à préparer leur départ. Pierre écrivit à son oncle pour le lui annoncer et le mettre au courant de ce qu’il avait appris la veille.
« Où vous proposez-vous de descendre, à Niort ? lui demanda Césaire Fochard, comme il revenait de jeter sa lettre à la boîte.
— Je ne sais pas. Je me renseignerai au buffet, où je compte dîner en descendant du train. Je dis à mon oncle de me faire envoyer mon courrier bureau restant jusqu’à nouvel avis.
— Allez donc à l’hôtel des Étrangers ; vous y serez bien, tout à fait tranquille.
— Mais, s’il en est ainsi, observa Pierre, je vais télégraphier qu’on m’y adresse mes lettres ; cela m’évitera de les attendre vingt-quatre heures de plus, et d’aller les réclamer moi-même. »
Sur-le-champ, il redescendit passer un télégramme à l’oncle Charlot.
Tout l’après-midi, Mme Fochard eut des visites. Aussi rapidement que la nouvelle de son arrivée, le bruit du départ de Pierre s’était répandu. On voulait lui serrer la main, lui exprimer le désir de le revoir. Reviendrait-il à Saint-Varent ?
« Peut-être, répondit Marcenay à cette dernière question, mais pas avant que Fochard m’ait rendu ma visite.
— Oh ! moi, fit le Vendéen, je ne me déplace que dans les grandes circonstances ; j’irai en Bourgogne quand tu te marieras. »
Pierre eut un involontaire sourire. Une vision se dressa devant lui, si charmante que toute sa physionomie s’éclaira de la joie soudain éclose en son âme.
Omer ne dit rien : tant de curieux les observaient ! Mais, en conduisant son ami à la gare, il lui posa la question par ces mots :
« Ton choix est fait : ne dis pas non.
— Je ne dis pas non », repartit Pierre.
Et il ajouta, triste sans savoir pourquoi :
« Ne m’en veux pas de mon silence ; ce n’est encore qu’un rêve, fragile… comme tous les rêves… »