Pour l’honneur/10
CHAPITRE X
« Catherinette, est-ce que vous pourriez me garder un jour ou deux ? Il s’est passé des choses !… Je viens de loin, allez, et encore je n’ai fait que la moitié de ce que j’avais à faire, et juste ce qui ne m’était point commandé. Aidez-moi à arranger tout : je ne sais comment m’y prendre. »
Catherine Dortan attira petit Greg à elle et, le voyant si inquiet, l’embrassa d’abord. Car il arrivait : c’étaient ses premières paroles. Il y avait à peine trois minutes qu’on l’avait introduit dans la pièce exiguë habitée par la vieille fille lorsque le mal la clouait sur son lit.
Le temps de s’étonner, de lui faire quitter son manteau, d’admirer comme il avait grandi, pris l’air d’un petit homme en ces quelques mois, et Catherine l’avait vu se planter devant elle et commencer ses confidences.
Toujours droit au but, Grégoire Chaverny ! Il ignorait les chemins de traverse. C’est bien justement ce qui l’embarrassait, à cette heure ; un chemin de traverse ! pour aboutir où il avait résolu, il n’existait pas d’autre voie.
Est-il des traverses honnêtes ? Sa vieille amie le saurait…
Il s’assit, après avoir amené le fauteuil placé au pied du lit jusqu’à la hauteur du chevet, afin de pouvoir parler de bouche à oreille.
Et il commença :
« On sait qui avait dérobé l’argent.
— On sait ?… tu rêves ! s’exclama Catherine, à ce point saisie qu’elle se trouva sur son séant, sans comprendre quelle force l’avait pu soulever, elle qui, depuis huit jours, ne s’aidait en rien de ses bras.
— Vous allez voir si je rêve. »
Toute la lettre d’Odule Saujon, entendue de sa chambre le jour où Marcenay l’avait lue à l’oncle Charlot, il la lui répéta.
Elle écoutait, stupéfaite, ses idées aussi embrouillées qu’un écheveau de laine sortant des griffes d’un jeune chat.
Comme les choses se découvrent ! Qui eût pensé à une aventure pareille ? Pauvre Legonidec ! N’avoir pas vu luire un tel jour !…
À côté de cela, elle se sentait mécontente que le fils de son amie eût surpris ce secret. Un enfant !… Peut-on compter sur la discrétion d’un enfant de treize ans ? Et c’était l’honneur d’une famille qui était en jeu.
Quelle que fût sa hâte d’apprendre comment petit Greg avait agi, ce qu’il en était résulté, Catherine jugea qu’elle devait avant tout le blâmer d’avoir écouté derrière sa porte close.
Sévère, secouant la tête d’un air désapprobateur, elle prononça :
« Je ne sais pas ce que tu as fait ensuite, mon Greg, mais, ayant connu par ce vilain moyen ce que tu viens de me raconter, il t’était malaisé de bien agir : je suis en peine.
— J’ai eu tort, oui… À force d’y songer, je m’en suis rendu compte. Mais ça me regardait de si près ! Enfin, que voulez-vous, Catherinette ? j’ai écouté.
— As-tu au moins conscience qu’un secret tel que celui-là, surpris de cette sorte, c’est sacré ? À part ceux qu’il concerne, tu n’en dois parler à personne. »
Il eut un rire silencieux.
« J’en ai quelque idée, se borna-t-il à répondre.
— Alors, qu’as-tu fait ?
— Rien.
— Comment ! rien ? Tu n’as pas appris à M. Marcenay qui tu es ? Sans lui révéler quelle raison tu avais de parler, ne pouvais-tu, par exemple, lui raconter la vie de ton grand-père : ça aurait simplifié les choses.
— Raconter à M. Pierre la vie de grand-père ? Voilà justement ce que je ne voulais pas. Je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi, annonça Greg, devenu soudain très grave. Je n’ai rien dit », répéta-t-il.
Et, après avoir réfléchi une seconde :
« Pourtant, faut que je vous l’avoue ; sur le moment, il ne s’en est guère manqué que je parle. J’étais levé, prêt à pousser la porte : on se serait expliqué tout de suite… Ce qui m’a retenu, c’est… je ne peux pas bien vous dire… Il me semblait qu’eux, si bons pour moi, seraient ennuyés après de me voir ; que je serais…
— Un reproche vivant !
— Oui, c’est ça ; vous avez trouvé, Catherinette. Quand même, je n’avais rien décidé. Je me disais : Prends le temps d’y songer ; cherche le moyen de laver de ça la mémoire de ton grand-père et de rentrer dans ton argent, — quatorze mille francs qu’il a donnés ! — sans faire de peine à M. Pierre et au pauvre oncle Charlot. Je me promettais aussi de vous consulter. Mais pour ça, il aurait fallu vous voir. La tête me faisait mal, si mal, que je ne pouvais pas penser. Une raison de plus pour attendre. Le soir, je prenais cette fièvre qui m’a tenu huit jours sans avoir mes idées. Je ne savais ni ce que je faisais, ni où j’étais : rien du tout ! Quand je me suis reconnu, qu’est-ce que je vois à côté de mon lit ? Un autre lit où couchait M. Pierre : il m’avait gardé jour et nuit tout le temps ! S’il avait été mon père, est-ce que vous pensez qu’il aurait fait plus ? Et c’est à cause de moi qu’il avait retardé son voyage. Après ça, Noël arrive. Vous m’envoyez cette caisse. Ah ! que j’étais content ! Tenez, j’en ris encore. Faut que je vous embrasse ; il me semble que je vous ai mal dit merci dans ma lettre. Vous m’avez fait trop plaisir. Et pas rien que plaisir… Le livre de grand-père m’a mis dans le chemin de mon devoir. »
Il s’interrompit, le temps de tirer de son gousset sa précieuse montre.
« Qui pensez-vous qui m’ait fait ce cadeau ?
— Qui ? M. Marcenay, je suppose.
— Tout juste. Et savez-vous ce que c’est que cette montre-là ? C’est la sienne, quand il était au collège.
— Je comprends que tu l’aimes et que tu redoutes de le peiner.
— Oh ! oui. Mais écoutez depuis le commencement.
« Après que j’ai été guéri, il est donc parti en voyage. Nous voilà tout seuls, M. Saujon et moi, parce que… la vieille dame ne compte pas pour les autres, rien que pour elle, vu qu’elle ne s’inquiête que de soi.
« Je tenais compagnie à l’oncle Charlot, comme tout le monde l’appelle ; je faisais mes devoirs à côté de lui ; je lui lisais le journal : je le promenais dans son fauteuil roulant : c’est pareil que quand M. Pierre était là.
« Une fois, il se met à pleuvoir pendant la promenade. Nous étions chez bonne maman Lavaur, dans son jardin, avec Mlle Gabrielle, sa petite-fille.
« On se réfugie au salon, où les deux vieilles dames jouaient aux cartes.
« Qu’est-ce que vous pensez que faisait Mme Saujon, Catherinette ! Pas ce que j’ai découvert, bien sûr. Elle trichait ! oui ! oui ! elle trichait !
« Bonne maman n’y voit pas très clair ; « l’autre », — une expression témoignant de peu de considération dans l’esprit de Greg, à en juger par sa physionomie tandis qu’il articulait ce vocable, — « l’autre » en profitait pour reprendre dans ses plis le roi, l’as, ce dont elle avait besoin pour faire un beau coup.
« Je suffoquais !
« Une fois, deux fois, je parviens à tenir ma langue. Mais je ne pouvais pas endurer de voir ça toujours. La troisième fois, je dis :
« — Madame, vous l’avez déjà compté, ce roi-là ; il était dans vos plis.
« — Tu crois ? Tiens, j’ai une carte de trop, c’est vrai. Comment ai-je fait mon compte ? Je vous demande pardon, ma chère amie. »
« Mme Lavaur remarque :
« — Votre erreur tombait à point ; vous me comptiez quatre-vingts de rois, ce qui vous faisait gagner la partie, puisque vous jouez pour soixante-dix. »
« Quand même, elles continuent.
« Il n’en a rien été ce jour-là. Seulement la vieille dame sentait mes yeux braqués sur ses mains, elle n’osait plus tricher : et bonne maman Lavaur a gagné deux fois de suite.
« Je crois que c’est ce qui lui a donné l’éveil.
« Le soir, Mlle Gabrielle m’a pris à part. Elle avait l’air ennuyé. Elle m’a dit :
« — Ami Greg, j’ai eu tort de ne pas t’avertir. Ne dis plus rien, quoi que tu remarques. Laisse la tante de M. Pierre jouer comme elle l’entend. Si nous voulions nous mêler de leur bésigue, nous finirions par les faire se brouiller toutes les deux. Qu’importe le gain ou la perte, pourvu qu’elles s’amusent : nous ne sommes pas chargés de les reprendre… »
« Les jours suivants, il s’est trouvé que nous avons encore passé un moment au salon, mais je n’ai plus soufflé mot.
« Malheureusement, Mme Lavaur se méfiait. Elle avait ses lunettes et surveillait l’autre, je le voyais bien… Et, à la fin, elle l’a prise sur le fait.
« Elles se sont disputées toutes les deux ; si vous aviez entendu ça ! Bonne maman a jeté les cartes sur la table en déclarant qu’elle ne jouerait plus. Elles étaient rouges comme des crêtes de coq. Elles s’en sont dit des choses ! tout ce qu’elles imaginaient de plus désagréable !
« Mlle Gabrielle avait beau supplier :
« — Bonne maman, je vous en prie, taisez-vous ; Mme Saujon est distraite, vous le savez bien, tout le monde peut se tromper… »
« Bonne maman n’écoutait rien !
« La vieille dame est partie, jurant qu’on ne la reverrait plus dans cette maison, et qu’elle n’oublierait jamais la grossièreté qu’on venait de lui faire.
« Et, en sortant, elle a lancé ça en manière d’adieux :
« — Vos petits calculs ne s’en trouveront pas bien, je vous en avertis ; je ne suis pas sans influence sur Pierre ; à bon entendeur, salut. »
« Mais voilà Mme Lavaur qui riposte :
« — Si quelqu’un a fait des calculs, c’est vous, madame. Vous ne tarderez pas d’avoir la preuve que nous n’en sommes point à intriguer pour établir nos enfants ! »
« Elles se sont quittées là-dessus.
« Que nous étions fâchés, l’oncle Charlot et moi ! Je me serais battu, d’avoir amené tout ce grabuge ! C’est que ça dérangeait nos plans, cette brouille ! et…
« Faut vous dire que, sitôt seuls, nous voilà à causer.
« C’est-à-dire je parle et l’oncle Charlot me répond des yeux, ou bien par un mot de temps en temps. — De quoi ? de M. Pierre et de Mlle Gaby… Hein, Catherinette, c’est joli, Gaby ; mais pas encore si doux et si joli qu’elle.
« Nous l’aimons tant que nous la voulons toute pour nous. Des fois, je raconte à l’oncle comment ce sera à la maison, quand elle sera venue y demeurer, après que M. Pierre l’aura épousée. Les idées que je me fais de ce temps-là, du temps où c’est elle qui commandera chez nous, je les lui dis.
« Et il est heureux ! heureux ! presque autant que ceux qui peuvent marcher et causer à leur aise. Quels bons moments nous avons passés à faire des projets !
« Aussi, le soir de la brouille, nous aurions pleuré, encore un peu.
« Je finis par dire à l’oncle Charlot :
« — Peut-être que ça ne durera pas. Mme Saujon s’ennuiera tant toute seule, qu’elle se décidera à retourner faire son besigue. »
« Nous attendons deux ou trois jours.
« Elle sortait, mais pour s’en aller rendre des visites à Dracy. En longeant la grille de bonne maman, elle ne détournait même pas la tête.
« Nous avions de l’ennui, Catherinette ! tant et tant, que je ne peux pas le dire assez.
Mlle Gaby était pourtant venue nous voir, pendant une absence de « l’autre », et elle avait promis de revenir. Elle consolait l’oncle Charlot en l’assurant que, sitôt de retour, M. Pierre mettrait ordre à tout ça : mais rien ne nous tranquillisait ; nous avions trop peur qu’on nous la prenne, elle, Mlle Gaby.
« Et vous ne savez pas, Catherinette, « l’autre » m’a fait gronder par M. Pierre.
— Dis « Mme Saujon », c’est plus poli, à cause de M. Marcenay, observa la vieille fille.
— Oh ! si c’est à cause de lui, je veux bien… quand j’y penserai. Oui, elle m’a fait gronder. Quels mensonges a-t-elle inventés ? M. Pierre ne me le dit pas dans sa lettre, mais elle doit m’avoir accusé de vrais crimes pour qu’il se soit montré si sévère.
« Je ne lui ai pas encore répondu, vous allez comprendre pourquoi.
« Après quelques jours, voyant que bonne maman et l’aut…, Mme Saujon, ne se raccommodaient pas, l’oncle Charlot, un matin, m’a fait signe qu’il avait décidé quelque chose. Quoi ?… il s’agissait de le deviner.
« Il tenait à la main une dépêche qu’on venait de lui remettre : M. Pierre lui annonçait son départ et lui donnait l’adresse de son hôtel à Niort.
« Il m’a bien fallu une heure pour saisir ce qu’essayait de me faire entendre M. Saujon. Mais je n’ai pas été long ensuite à l’exécuter !
« La menace de bonne maman lui trottait si fort dans l’esprit, il avait tellement peur qu’on ne mariât Mlle Gaby pendant l’absence de son neveu, — et de vrai ! ce malheur-là aurait pu arriver, Catherinette, — qu’il m’envoyait tout dire à celui-ci.
« Une lettre… il m’aurait fallu l’écrire ; qu’en aurait pensé M. Pierre ? Que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas.
« Tandis qu’envoyé par son oncle, ce n’était plus pareil ; j’étais bien vraiment un messager. Ce n’était pas de mon chef, ni avec mes vingt-cinq francs, tout ce que je possède, que je me serais mis en route…
« Nous nous entendons de tout avec l’oncle Charlot ; je garnis une valise de linge, il me donne sa clef afin que je lui apporte son coffre ; il me remet trois cents francs pour le voyage, et me voilà parti sans dire autre chose à l’autr… à la vieil… à Mme Saujon que :
« — Bonsoir, madame, je m’en vais. »
« Qu’a-t-elle pensé ?… Je me le demande. Sitôt à Niort, je cours à l’hôtel des Étrangers. Il était quatre heures après-midi. Je vois en approchant une file de voitures qui déposaient du monde devant la porte. Quel encombrement ! d’un côté une noce, de l’autre un tas de messieurs venus pour dîner aussi.
« Je ne pesais pas gros, vous pensez, au milieu de tout ce monde !
« Je demande M. Marcenay à un garçon occupé à étendre un tapis sur le trottoir pour faire passer les dames, attendu qu’il pleuvait…
« Il me répond, sans avoir compris, je crois :
« — Voyez au bureau. »
« J’entre. Il y avait là, derrière le comptoir, un vieux bonhomme aussi affairé que les autres, et qui ne m’écoute pas davantage. C’est au facteur que je dois d’avoir pu être renseigné : il pénétrait dans l’hôtel en même temps que moi.
« Une fois son paquet de lettres à la main, le caissier s’approche d’un tableau noir muni de petites cases au-dessus desquelles étaient inscrits des numéros : ceux des chambres.
« Je le regarde faire, il place une lettre à l’adresse de M. Marcenay, au no 35.
« Je me dis :
« — Bon, je saurai où me rendre. »
« Et, quand le caissier s’informe enfin de ce je veux, je réponds :
« — À manger et une chambre. »
« Je n’étais plus si pressé de voir M. Pierre. Un tas de choses me trottaient dans la tête ; des choses qui n’y étaient pas entrées subitement ; j’y avais pensé le long de la route, mais sans parvenir à les débrouiller.
« Et voilà que là, dans cette petite salle où j’étais en train de dîner, il me venait des idées à n’en plus finir.
« Comprenez ce que je vais vous dire, insista Greg, saisissant la main de sa vieille amie et la tenant serrée dans la sienne comme pour forcer son attention.
« M. Marcenay et son oncle apprendront que leur parent a volé ; — c’est sans le vouloir, vous avez bien entendu, appuya-t-il, tant cela le peinait que son cher protecteur fût atteint par cette action déshonorante ; — ils sauront que mon grand-père a réparé le mal de ce qu’il a pu, en donnant tout son avoir, hors le pain d’une année, au père du comte de Trop ; puis ils pourront encore savoir qu’il est mort : M. Aubertin le dira ; il l’a appris par cette lettre que ma mère Norite m’a conté avoir portée à la poste, très loin.
« Je les défie bien d’en découvrir plus long si je ne parle pas. Et c’est déjà suffisant pour les peiner, justes comme ils sont.
« Mais raconter à M. Pierre la vie de grand-père telle que je la tiens de ma mère Norite ?…
« S’il savait que le malheureux a été presque fou pendant deux ans ; qu’il a fallu tout son argent pour le soigner les premiers mois ; que, sans le dévouement de l’ami qui leur est resté fidèle, ils seraient morts de faim, sa fille et lui ; et que les parents de mon père, aussi bien que les Legonidec, les ont reniés, repoussés ; que les Chaverny ont même été jusqu’à accuser papa, lui qui avait sacrifié son avenir aux deux abandonnés, d’avoir agi par intérêt et profité d’une fortune volée !… S’il se doutait que mon grand-père n’a jamais pu se résigner à sa honte, quand même il ne la méritait pas, et que maman et mon père sont morts de chagrin autant que de maladie à cause de tout ça !… Tel que je connais M. Pierre, toute sa vie serait gâtée. Je serais forcé de m’en aller pour lui ôter ce souvenir de devant les yeux.
« M’en aller ?… répéta petit Greg lentement, d’une voix triste : non ! non ! Catherinette. Je resterai pauvre et à sa charge ; mais je ne le quitterai point. Et il sera heureux comme ça lui est dû.
« Voilà ma volonté. On saura — on sait à présent — que mon grand-père était un honnête homme : c’est tout ce qu’il faut.
« Vous avez eu raison de m’envoyer son livre des Évangiles. Je veux agir comme lui. Il a pardonné en mourant à tous ceux qui lui ont nui : moi aussi, je leur pardonne. Je ne me vengerai ni de M. Aubertin, ni des autres… pour l’amour du bon Dieu, comme a fait mon grand-père… et aussi à cause de M. Marcenay, ajouta Greg toujours sincère ; parce que lui, voyez-vous, Catherinette, je l’aime ! »
Son regard avait souvent interrogé celui de la malade, tandis qu’il parlait. Il y avait des larmes dans les yeux si bons de Catherine Dortan. Greg conclut :
« Je vois que vous m’approuvez.
— Que faire autre chose ? » murmura-t-elle en lui serrant les mains bien fort.
Ils se turent un petit moment.
Soudain, relevant la tête, Greg se prit à sourire :
« À présent, je vais vous raconter comment ça s’est arrangé, là-bas, à l’hôtel.
« J’avais demandé une chambre à la caissière : ce n’était plus le vieux bonhomme qui gardait le bureau ; tandis que je dînais, l’un avait cédé sa place à l’autre.
« Elle s’informe si je viens pour entrer au collège ou être employé à Niort. Je réponds que je ne fais que passer et que je repartirai sans doute le jour suivant ; mais je ne prononce pas le nom de M. Pierre. Je savais où le prendre : cela me suffisait.
« La caissière regarde les clefs et s’aperçoit que celle de M. Marcenay n’est pas à son clou.
« Alors, après avoir pris celle du no 29, elle appelle un garçon, lui tend cette clef et commande en me désignant :
« — Conduisez monsieur à sa chambre et dites par la même occasion à Guillaume qu’on a besoin de lui tout de suite ; il doit être occupé à faire le second : voyez au no 35. »
« À cinq heures du soir ! Mais je vous l’ai dit, Catherinette, tout était sens dessus dessous.
« Je suis le garçon : il me fait prendre l’escalier de service, — je devais lui paraître un voyageur sans conséquence, — un escalier qui monte droit du sous-sol au grenier.
« Ça sentait la cuisine ! on se serait cru à côté du fourneau.
« Parvenu au pied d’une échelle de meunier qui dessert les combles, il frappe au mur et crie :
« — Vous êtes là, Guillaume ?
« — Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?
« — On a besoin de vous en bas tout de suite. Ça presse.
« — C’est que M. Marcenay va rentrer… J’ai ordre de lui servir son dîner dans sa chambre. Et elle n’est pas finie !
« — Je la finirai, moi.
« — Bon : je descends alors. »
« Nous traversons deux pièces mal éclairées ; puis le garçon me fait suivre un couloir qui m’amène en face du no 29.
« J’entre : je fais mine d’ouvrir ma valise, tandis que le domestique enlevait la courtepointe du lit et m’apportait de l’eau. Et, dès qu’il est sorti, je viens sur la porte, comme si j’avais quelque chose à demander.
« Il était déjà au no 35. Je vais à mon tour jusqu’au seuil : la première chose qui me frappe, c’est l’odeur de cuisine que j’avais constatée dans l’escalier : bien moins forte, mais encore sensible.
« J’en fais la remarque après avoir prié le garçon de m’allumer du feu. Il me dit :
« — Voilà d’où ça vient. »
« Et il me montra un trou gros comme un pois, au fond d’un placard, en ajoutant :
« — Ce mur donne sur l’escalier. C’est par là que j’ai pu me faire entendre de Guillaume. On doit toujours réparer ça : les voyageurs s’en plaignent… »
« Je réponds :
« — Le fait est que cette odeur est désagréable. »
« Et je retourne chez moi.
« Si j’étais content ! vous vous en doutez, Catherinette ; je venais de découvrir le moyen de renseigner M. Pierre. Il ne me restait plus qu’à attendre l’heure où il me serait permis d’agir.
« Il rentre : je me tiens coi. Tout l’hôtel était éclairé. On allait et venait à tous les étages. Quand donc se coucheraient-ils ?
« Enfin, vers trois heures du matin, ça s’éteint partout. J’entends des voitures rouler sur le pavé de la rue ; les portes se ferment : voilà tout le monde endormi.
« Je sors de ma chambre et je m’en vais sur l’escalier. Je frappe au mur ; j’appelle, en grossissant ma voix, tant que je peux ; et quand M. Marcenay a répondu, je lui dis où et par qui il apprendra tout.
— Qu’a-t-il dû croire ? interrompit la vieille fille, abasourdie de cette invention baroque.
— Je n’en sais rien… Mais, il y a bien des revenants, n’est-pas, Catherinette ?
— Qui t’a conté ça ?
— Ma mère Norite.
— Des bêtises !
— Ah !… vous croyez ?
— J’en suis même certaine. »
Il parut tout désappointé.
« Moi qui m’étais dit qu’il penserait l’avis donné par son oncle Odule, murmura-t-il.
— Mon pauvre Greg ! toi si sensé, si plein de raison, croire à ces sornettes ! faisait la bonne fille en riant.
— Mais si c’est bien vrai qu’il n’y ait point de revenants, — il n’en était convaincu qu’à demi, malgré sa confiance en sa vieille amie, — qu’est-ce que va supposer M. Pierre ? reprit le gamin avec une mine consternée.
— Peu importe ! après tout. L’essentiel était qu’on le mît en rapport avec M. Aubertin.
— Et, poursuivit Greg, j’ai fait encore autre chose.
— Ah bah !
— Oui… Pendant qu’il cherchait à se rendre compte d’où on lui avait parlé, j’ai couru dans sa chambre et j’ai écrit sur sa table, avec un morceau de charbon : « Pour votre bonheur, hâtez-vous. » Je pensais à l’oncle Charlot, aux transes où je l’ai laissé, à Mlle Gaby qu’on va marier, peut-être bien… Et voilà.
— Tu as des idées comme personne, dit Catherine, riant toujours. Elles auront un résultat que tu n’as pas prévu, j’en parierais. De quelque façon que tournent les choses, M. Marcenay, qui n’aura jamais le fin mot de cette aventure, est capable d’en rester préoccupé des années.
— Ah bien ! j’aurais fait un beau coup ; moi qui m’étais cru habile, soupira Greg. Faut en rabattre. »
Et, hochant la tête, de plus en plus déconfit :
« Mais le pire, c’est que le lendemain, au moment d’aller frapper à la porte de M. Pierre comme si j’arrivais, je n’ai plus osé. Il me semblait qu’il allait lire dans mes yeux que c’était moi celui qui avait parlé la nuit… Je le laisse sortir ; je descends, je règle ma dépense et, sans déjeuner, tant j’avais peur de le voir paraître avant que j’aie fini, je cours à la gare et je prends le train pour Beaune. Que dira l’oncle Charlot lorsqu’il saura que j’ai dépensé son argent et n’ai point fait sa commission ? J’en perds la tête, ma pauvre Catherinette ! Comment me tirer de là ?
— Mon bon petit, je n’en sais rien du tout… rien… rien… Où rejoindre M. Marcenay ?
— Voilà… S’il m’a écouté, il doit être à Paris. Mais aura-t-il cru à un avis reçu de quelqu’un par ce moyen ? C’est ennuyeux qu’il n’y ait point de revenants ! J’avais compté là-dessus, moi ; ça aurait tout expliqué à ses yeux. Prenons jusqu’à demain pour y songer, voulez-vous ? Je suis si las que je n’ai point d’idées. »
Le courrier du soir apporta pour Mlle Dortan une lettre de Pierre, écrite avant de quitter Niort et qui simplifia quelque peu les choses. Il s’informait si Chaverny était à Beaune, priait qu’on l’en prévînt par dépêche à Paris, hôtel du Louvre, et demandait qu’on gardât l’enfant jusqu’à son très prochain passage.
« Tu vas filer par le train de nuit, Greg, commanda Catherine. Tu diras à M. Marcenay que tu étais venu me demander un conseil à propos de ton voyage : c’est tout. Il sera si préoccupé des brouilles de là-bas et de leurs conséquences qu’il ne songera même pas à s’informer quel jour tu es parti. »
Greg obéit, et le lendemain, à son réveil, en place de la dépêche attendue, Pierre vit entrer son petit protégé.
Sans même songer à réfuter les accusations de « la vieille dame », tout de suite Greg parla au nom de l’oncle Charlot.
Pierre écoutait, très sombre.
Que de complications ! lui qui avait déjà tant de tracas par ailleurs. Une partie du voyage il s’était reposé de ses tristesses actuelles par l’évocation du souriant et calme avenir entrevu.
À force de ressasser la lettre de Caroline, il en avait tiré cette conclusion réconfortante que ladite épitre avait dû être élaborée au cours d’une digestion laborieuse tournant au cauchemar.
Aucun fait grave n’y était énoncé ; il s’était inquiété à tort. Il retrouverait Gaby aussi affectueuse, aussi sincère… Sincère ! Elle ne soupçonnait pas à quel point l’avait été son exclamation à propos de « ce maudit argent », le jour de la lessive.
Tout le long du chemin, ces jolis rêves l’avaient bercé.
Quel réveil ! À peine sorti des embarras de cet héritage à répartir équitablement, — tâche ardue ! — il lui faudrait lutter… faire fléchir la volonté d’une famille, l’amener à renoncer pour Gabrielle à un projet d’établissement très sage, très avantageux, sans nul doute.
Qu’aurait-il à offrir en échange ? Une situation médiocre et un nom qu’il n’osait plus prétendre sans tache… N’importe ! il lutterait ! quel que fût celui qu’il s’agît d’évincer.
Il connaissait trop bien Gabrielle ; il avait eu trop d’occasions d’apprécier ses qualités charmantes pour espérer rencontrer une autre jeune fille s’accordant comme elle à son caractère, partageant ses vues, ayant ses goûts et lui inspirant ce même sentiment, tout à la fois sérieux et si profond, qu’il lui semblait avoir pris racine au tréfonds de son âme.
Il lutterait… Et cependant quelque chose lui disait que, d’avance, la partie était perdue…
Accoutumé à penser tout haut avec l’oncle Charlot, petit Greg devinait les causes de l’orage qui grondait sous le front soucieux de Pierre. Mais le jeune homme lui en imposait beaucoup ; l’idée ne lui fût pas venue d’effleurer avec lui cette question délicate. C’est par un silence respectueux, coupé de longs soupirs, qu’il s’associait à sa peine.
Pierre lui en sut gré. Faisant, après un moment de mutisme accablé, un effort pour sourire :
« Tu es un bon commissionnaire, dit-il. Je crois la confiance de l’oncle Charlot bien placée. »
L’enfant comprit la recommandation enveloppée dans cet éloge. Il repartit :
« Je n’ai guère d’âge ; mais, tout petit, on m’a appris à me taire ! Et je vous aime tant ! Je n’aime personne au monde comme vous, monsieur Pierre ! Oh ! oui, vous pouvez vous fier à moi ! Je me laisserais tuer avant de prononcer un mot qu’il ne faut pas dire. »
Toute son âme vibrait dans ces paroles, dont celui qui les écoutait devait ignorer à jamais le sens caché.
Frappé de cet élan dont la sincérité ne faisait pas doute pour lui, le jeune homme tendit la main à Chaverny, sans articuler autre chose que : « Mon pauvre gamin !… » cette appellation qui lui montait aux lèvres quand il était ému à son propos.
Mais quelles protestations, quelles phrases eussent valu aux yeux de petit Greg cette poignée de main offerte comme à un ami ?
Il en oubliait sa fatigue. Et, pourtant, c’est à peine s’il tenait debout. Cette nuit était la troisième qu’il passait en voyage ; sa veille prolongée, à Niort, n’avait guère été plus reposante : il dormait tout éveillé.
Pierre en fit la remarque.
« J’ai peut-être sommeil ; mais j’ai encore plus faim », avoua le jeune garçon avec un sourire timide.
Qu’il eût plus faim ou plus sommeil, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à peine son déjeuner absorbé, il s’endormit.