Pour l’honneur/13

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE XIII


Pierre s’était arrêté au milieu de l’allée, à la place même où il avait rencontré le facteur, et, après avoir glissé dans sa poche les prospectus de tout genre que ce dernier lui avait remis, il ouvrait, bien surpris, la lettre qui y était jointe.

Cette lettre était de Marc.

Marcenay ne l’attendait nullement, ayant pris les derniers mots de son ami pour une boutade lancée en manière de protestation contre l’exigence un peu tyrannique de sa mère.

Qu’est-ce que le comte de Trop pouvait bien avoir à lui dire de si pressé que cela ne souffrît pas même le retard de sa très courte absence ?

Et, inquiet, sans s’expliquer pourquoi, Pierre ouvrait sa lettre et la parcourait à la hâte, cherchant, au travers de ces longues pages, — elle en comptait huit, — quelque passage saillant qui la résumât…

Greg l’aborda au moment où ses yeux rencontraient cette phrase : « Dis à ma cousine ce que tu jugeras devoir le mieux me servir… À présent que cette espérance est entrée dans ma vie, je serais horriblement malheureux s’il me fallait y renoncer. »

« Monsieur, annonça Greg, bonne maman et Mlle Gabrielle vont bien — il ne disait Gaby qu’avec l’oncle Charlot, — elles seront très heureuses de vous voir : seulement, il vous faut y aller ce matin, parce que, cet après-midi, elles seront à Chalon : M. Lavaur envoie sa voiture les chercher.

— Très bien ! répondit Pierre, sans quitter sa lettre des yeux. Toi, mon enfant, va tenir compagnie à l’oncle Charlot ; tâche de le distraire, de l’égayer. »

Le jeune garçon obéit ; mais, tout en s’éloignant, de temps à autre, il tournait à demi la tête, si tourmenté par la pâleur de Pierre, l’altération de ses traits !

« Il y a quelque chose qui le tracasse, et fort, même ! Il se débarrasse de moi en ce moment ; il ne veut pas que je voie qu’il a du chagrin ! Qu’est-ce qu’on peut bien lui avoir fait encore ? Tant de misères déjà qu’il a endurées ! Il serait temps que ça finît ! »

Un dernier regard jeté du côté de Pierre, après avoir franchi les degrés du perron, le lui fit apercevoir s’engageant dans les allées du labyrinthe. Il n’allait donc pas chez bonne maman Lavaur ? Qu’est-ce qui arrivait, Seigneur !

Et il lui fallait égayer l’oncle Charlot. En vérité il y avait l’esprit !

Il entra tout de même…

Pierre était allé s’asseoir sur un banc adossé au mur. Isolé par les sapins et les thuyas qui s’étendaient en rideau devant lui, il pourrait pleurer, on ne le verrait point.

Il resta quelques minutes le front dans ses mains, assommé par la brutalité du coup.

De temps à autre, cette plainte lui montait aux lèvres :

« C’est trop, cette fois, c’est trop… Je ne pourrai pas.

« Voyons donc cette lettre », reprit-il au bout d’un moment.

Un secret espoir lui venait de l’avoir mal comprise. Le tumulte de ses pensées, agitées aux premières lignes parcourues comme un torrent qui déborde, avait pu l’empêcher d’en bien saisir le sens.

C’est une pente de notre nature, cette pitié pour nos maux qui nous fait les nier, jusqu’à ce que notre âme s’y soit accoutumée.

Pierre ne pouvait s’abuser…

Après quelques mots touchant leur récente entrevue, Marc annonçait à son ami que sa marraine avait ainsi préparé son avenir. Il épouserait sa cousine Gabrielle et deviendrait l’associé de son oncle.

Tout se rencontrait dans cette combinaison, bien désintéressée de la part de sa chère et bonne marraine, puisque, à l’époque où elle la préparait, rien ne faisait pressentir son changement de fortune.

Sa lettre éclatait de reconnaissance pour la maternelle affection de « tante Marie », ainsi que Marc avait coutume d’appeler Mme Calixte Lavaur.

Elle avait pensé à tout ; même à mettre un peu de roman dans ce mariage : « concession aux idées que se font les jeunes filles, et Gaby en particulier, sur ce grave événement », avait-elle dit à son neveu.

Leur idylle devait se nouer à Dracy, sous le regard indulgent de sa grand’tante, gagnée à sa cause, « non sans peine », affirmait tante Marie, et enfin définitivement conquise.

Pour Gabrielle, c’était à lui de transformer la très grande amitié qu’elle lui portait depuis l’enfance en un sentiment plus vif et de l’obtenir d’elle-même : le consentement de la famille étant subordonné au sien.

Marc ajoutait :

« De prime abord cela paraît la chose la plus simple, si j’en juge par la rapidité avec laquelle l’évolution s’opère chez moi. Mais il n’en va pas ainsi de ma cousine. Je tremble que, dans son désir de me nommer son fils, tante Marie ne se soit fait illusion.

« Je devine Gabrielle en garde. Vingt fois, durant les quelques jours que j’ai passés près d’elle, l’occasion s’est présentée de parler. Nous nous promenions des heures au jardin, bonne maman assise au bout de l’allée dans sa « niche » d’osier, les pieds au soleil, un reflet des jours pareils de sa jeunesse sur son bon vieux visage, tandis qu’elle nous suivait des yeux… C’était pour m’encourager : eh bien, je n’ai pas soufflé mot !

« Je me sentais intimidé, mais intimidé comme il est ridicule à un homme de l’être, sous le regard clair de Gaby.

« Ils se méfiaient, ces yeux si francs, j’en suis sur ! sûr ! Ils m’avertissaient de ne point m’aventurer à prononcer les mots qu’ils voyaient courir sur mes lèvres.

« Est-ce réserve, cet exquis sentiment qui ajoute tant de charme à la grâce d’une jeune fille ? Y avait-il autre chose dans cette barrière bleue, presque tendre, que, cependant, je sentais d’acier ?

« Ah ! mon ami ! tire-moi de peine. Demande-le-lui ; moi, je n’ose pas. J’ai peur de la réponse.

« Et, à côté de cela, elle avait pour moi des attentions ravissantes, des mots attendris en me parlant de mon enfance, de toi, de ta grande amitié pour moi.

« Vous avez comploté, paraît-il, de me faire rester dans l’armée : je suis avec vous…

« Je préfère mille fois ma carrière au commerce.

« J’acceptais de succéder à mon oncle par nécessité de me créer une position me permettant d’élever une famille. Cela m’aurait coûté plus que je ne peux te dire. Tante Marie s’en doutait bien un peu.

« Pas plus que mon oncle, elle ne mettra opposition à ce que je tente l’examen pour Saumur, à présent que me voilà, grâce à toi, frère, grâce à ton admirable désintéressement, si largement doté.

« Le seul obstacle, c’est donc ma sotte timidité vis-à-vis de ma cousine.

« Viens à mon aide, veux-tu ? Cette fraternelle affection, tu m’as si bien accoutumé à m’y appuyer, depuis le jour lointain où tu me l’as offerte, que j’y ai recours dès que quelque chose accroche. Parle de moi à Gabrielle, dis-lui ce que tu jugeras devoir me servir. À présent que cette espérance est entrée dans ma vie, je serais horriblement malheureux s’il me fallait y renoncer.

« Ma vie… qui mieux que toi sait ce qu’elle a été bien longtemps. Jusqu’au jour où ma mère s’est enfin mise à m’aimer, je n’avais que marraine et toi. C’était beaucoup : vos deux cœurs sont si sûrs. Mais il faut croire le mien bien exigeant, puisqu’il réclamait encore. Pourquoi ai-je tant besoin de me sentir entouré d’affection ? peut-être parce que, tout petit, j’en ai été privé ! Toujours « le comte de Trop » ! Gênant quoi qu’il fasse, où qu’il se faufile ; dont on se débarrassait au profit de n’importe qui…

« Aussi la perspective d’un si complet changement dans mon existence me grise de joie.

« Je suis sur des charbons, lorsque je songe qu’avec un mot ma cousine peut souffler sur mes beaux espoirs, en faire un château en Espagne.

« Tu me diras : « Il est d’autres jeunes filles ; si tu es résolu à te marier et qu’elle te refuse décidément, tu chercheras ailleurs. »

« Mon pauvre ami ! que ce serait donc peu la même chose ! D’abord Gaby est la femme idéale, si charmante et si simple, dévouée comme une sœur de charité, témoin la façon dont elle dorlote sa grand’mère, intelligente, artiste même, et ne méprisant pas pour cela les côtés pratiques de la vie ; une énergie qui viendrait si à propos fortifier la mienne… Bref, la perfection, n’était ce diable de regard bleu qui me scelle les lèvres et me demeure une énigme.

« Et, à côté de cette considération primordiale, il y a encore la famille au milieu de laquelle je vivrais : un vrai foyer de tendresse ! Tu sais comme ils s’aiment tous. Pouvoir appeler tante Marie « maman », elle qui est ma vraie mère…

« Non, ne me dis pas qu’il peut être pour moi dans un autre milieu, un milieu étranger, de telles chances de bonheur.

« Dis-moi plutôt que tu vas plaider ma cause et la gagner.

« Gabrielle a pour ton caractère une telle estime ! Par toi elle se laissera convaincre.

« Tu as une manière d’aborder les choses de front qui vaut les calculs d’une habile diplomatie ; que dis-je ? elle vaut mieux ! tu réussiras, je m’en tiens pour assuré.

« Ce n’est pas pour te flatter, ce que je te dis là, mon bon Pierre ; c’est afin que tu comprennes de quel prix est pour moi ton intervention.

« Agis tout de suite, et si les terribles yeux bleus s’amollissent, si tu crois que je peux revenir, envoie-moi une dépêche.

« Ton frère de cœur,

« Marc. »

« À quoi bon se faire illusion ? murmura Marcenay, froissant dans ses doigts crispés la lettre de son ami ; voilà mon rêve à terre. Je ne lutterai pas contre Marc, je le sais bien.

« Mais alors, moi, que me reste-t-il ? Où sera ma joie en ce monde ? D’où pourra-t-elle bien me venir, désormais ? Vit-on sans joie ; sans un peu de joie, au moins ?

« Ainsi, il faut que le seul homme devant qui je doive m’effacer soit justement celui qui me barre le chemin. Mon pauvre comte de Trop ! si tu soupçonnais ce que tu me coûtes !… »

La révolte s’apaisait, mais le sacrifice n’en apparaissait que plus dur. C’est encore une dette que Pierre allait acquitter… pour l’honneur… comme l’autre.

Cette fois, c’était une promesse faite par l’enfant que l’homme se voyait sommé de tenir.

Et vraiment il fallait cela ! son amitié pour Marc n’eût pas suffi, si profonde et sincère qu’elle fût.

Mais le passé venait de se lever, il se tenait devant lui sévère, prêt au reproche…

Pierre se revoyait à genoux près du lit où le comte de Trop gisait si faible, si triste. Il se revoyait lui demandant pardon et lui disant : « Eh bien, moi, je t’aimerai pour ceux qui ne t’aiment pas. Si tu veux de mon amitié, elle ne te manquera jamais, en aucune circonstance de la vie, je te le jure. Tu passeras avant moi, avant tout. Tu as eu de la misère au collège : sois tranquille, c’est fini ; tu auras ta part de bonheur comme les autres. Et je n’en prends pas l’engagement sans savoir ce que je dis, ni pour un temps. C’est pour toujours que tu as en moi un frère. »

Marcenay ne s’était jamais jugé quitte, jusqu’ici, envers celui dont il avait failli causer la mort : il le serait, cette fois ! Sa dette serait payée. Peut-on plus que ce qu’il allait faire ! Il ne le croyait pas…

Et cette pensée lui vint, qui le fortifia. En même temps que la sienne, il acquitterait encore la dette de l’oncle Odule vis-à-vis de son ami.

De fait, si la naissance de Marc avait été accueillie comme un malheur, celui qui avait porté la ruine dans sa famille n’y avait-il point de part ?

Et Gaby ?… Pauvre Gaby !… Pierre l’associait dans son cœur à son sacrifice, devinant qu’il lui en coûterait…

Allons, il ne s’agissait pas de s’apitoyer : c’est ainsi qu’on perd ses forces. Tout de suite, dans la fièvre de la souffrance, sans regarder en lui, ni songer à lui, encore moins à elle !… il allait marcher comme au feu : l’honneur sonnant la charge ; s’il attendait demain, il ne parlerait pas !

Le temps de changer de costume, et il se dirigeait vers la maison voisine.

Introduit au salon, Pierre n’y rencontra que bonne maman, affable et accueillante comme toujours, avec une petite nuance, toutefois, un certain embarras qui pouvait s’expliquer de deux manières : par la brouille survenue entre elle et Mme Saujon ou par l’alliance conclue avec sa belle-fille au détriment de Marcenay.

De la brouille, ils s’en expliquèrent sur-le-champ, la mettant à son point par une ou deux plaisanteries et se confiant au temps et à l’ennui pour amener Caroline à résipiscence.

Puis Pierre annonça, pressé d’accomplir son message, content que l’absence de Gabrielle lui permît de s’entendre tout d’abord avec bonne maman :

« Je vous apporte des nouvelles de Marc :

« Il me fait, dans la lettre que je viens de recevoir, toutes ses confidences, et ma visite a surtout pour but d’en conférer avec vous qui lui êtes acquise, me dit-il. Somme toute, vous avez devant les yeux quelque chose comme un ambassadeur, chère madame.

— Chut ! chut ! pas si haut, supplia bonne maman à voix basse. De ma chambre, où est Gabrielle en ce moment, on entend tout ce qui se dit ici. »

Et elle expliqua :

« Elle est en train de réparer mon chapeau, dont le maudit chat de Blanche, en pension chez nous depuis quelques jours pour sa santé, a jugé à propos de dévorer la garniture : un oiseau des îles.

« Et Greg a dû vous le dire : mon fils nous envoie chercher. Ils donnent ce soir un dîner de cérémonie ; on ne veut pas que Gaby en soit privée… et… je n’ai qu’un chapeau, moi, cher monsieur. De mon temps, les femmes en usaient ainsi ; les choses n’en allaient pas plus mal : je crois même qu’elles allaient mieux ! Dans certains ménages, la toilette de madame devient une calamité.

« Mais Gabrielle aura vite fait de réparer la sottise du chat : elle est si adroite.

« Que me disiez-vous de mon neveu ? Revient-il bientôt ?

— J’espère qu’il le pourra », repartit Pierre, négligeant de baisser la voix ainsi qu’on l’en priait.

Et, faisant à bonne-maman un signe d’intelligence :

« Je vais vous lire sa lettre : elle attendrirait un rocher ! »

Le jeune homme avait compris que sa volonté le trahirait et que ses lèvres se refuseraient à prononcer les paroles menteuses qu’il eût été condamné à dire.

Au reste, quel plaidoyer eût valu cette lettre où Marc, ne parlant pas pour être entendu de Gabrielle, exprimait cependant les sentiments les plus propres à toucher la jeune fille.

Et Pierre lut à haute voix, s’interrompant de temps à autre, pour permettre à bonne-maman d’approuver, de s’exclamer à son aise.

Lorsqu’il eut achevé, il ajouta d’une voix blanche, où l’observateur, doué du sens le plus rudimentaire, eût deviné l’effort surhumain que coûtait cette phrase à celui qui la prononçait :

« Cher comte de Trop ! moi qui ai failli le tuer jadis, je voudrais que mon intervention d’aujourd’hui achevât de compenser tout ce que cet accident a eu pour lui de conséquences fâcheuses ; tant de dures années où sa mémoire affaiblie ne s’assimilait les choses qu’au prix d’un excès de travail : vous vous rappelez, madame, la peine qu’il a eue pour mener à bien ses études ; cela par ma faute… Aussi, je souhaite de tout mon cœur que ce mariage ait lieu, puisque Marc ne voit son bonheur que là.

— Oui, oui, sûrement, il est désirable que ma petite-fille consente à épouser son cousin ; Marie me l’a fait comprendre ; nous sommes tous d’accord à ce sujet maintenant, et je suis enchantée de voir que vous pensez comme nous. Mais mon neveu dit être aujourd’hui largement doté, observa bonne-maman ; qu’entend-il par là ?

— Il vous l’expliquera lui-même, madame. Sa situation a, en effet, subi une modification heureuse. M. Aubertin vient de rentrer dans une très forte créance, dont rien ne lui laissait prévoir le remboursement jusqu’à hier matin.

— Eh ! eh ! fit bonne maman, hochant la tête avec une satisfaction évidente ; voyez-vous cette petite qui va se trouver riche en entrant en ménage ! Oui, il pourra maintenant tenter l’examen, ce brave Marc. Je crois que cela sourira davantage à Gaby qu’il soit officier. Mais, que fait-elle donc ? Elle est plus leste que cela à exécuter les petits travaux de ce genre, d’ordinaire. Elle doit bien vous savoir là, cependant. »

Et, élevant la voix :

« Tu n’as pas fini, mignonne ? nous avons une visite. »

De très loin, des profondeurs du cabinet de toilette, cette réponse lui parvint :

« Je sais… Je viens tout de suite.

— Apporte mon chapeau, que je voie comment tu l’as orné. »

Une minute s’écoula encore. Enfin la jeune fille parut. Après avoir, remis le chapeau à bonne maman, elle vint tendre la main à Pierre, et, avec un sourire résigné :

« Vous avez fait un bon voyage ? demanda-t-elle ; vous êtes content du résultat ?

— Tout à fait », répondit-il, incliné devant elle, en effleurant de ses doigts frémissants la main tendue vers lui.

Gabrielle n’eut pas le loisir de le questionner à nouveau : sa grand’mère l’appelait.

« Gaby ! ma chère ! s’exclamait la bonne dame, consternée ; tu as donc laissé tomber ces plumes dans l’eau ? Elles sont complêtement défrisées ; ce chapeau n’est plus mettable. Me voilà bien !… »

Pauvre Gaby !… en les posant, elle avait pleuré dessus… Elle n’était pas coupable d’autre chose…