Pour la Bagatelle/11

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Albin Michel (p. 169-192).



XI


Les coudes posés sur ses genoux, le menton posé sur ses poings, Camille de Francilly faisait son examen de cœur comme on fait son examen de conscience.

Combien de fois déjà, seule dans sa chambre, recueillie en un isolement volontaire, elle s’était interrogée au lendemain d’une aventure plus séduisante ou plus singulière de sa vie de fausse jeune femme, pensant avec sa curiosité de vraie jeune fille : « Et celui-là ? Pourrais-je l’aimer ? Est-il ce que j’espère ? »

La plupart du temps, sa courte effervescence sentimentale s’éteignait, tuée par une déception. Ses courtisans se montraient impuissants à l’émouvoir, capables tout au plus de l’amuser quelque temps. Elle se dégoûtait rapidement des hommes rencontrés sur sa route. Elle était trop lucide, peut-être, pour s’illusionner longtemps sur leur compte ; ils se ressemblaient tous et elle ne ressemblait à personne ; elle avait peine à se sentir agitée, animée, intéressée par les préoccupations insignifiantes qui retenaient leur attention.

Sans savoir pourquoi, elle éprouvait aujourd’hui cette fièvre inquiète, cette irritation sourde et ce trouble de tendresse qui sont comme les prémices de l’amour.

Depuis qu’elle connaissait Romain Vérani, quelque chose l’attachait à lui — sans raison. Il n’avait point la valeur, les qualités, le prestige rêvés par elle. Il ne répondait en rien au type de l’époux idéal que son imagination avait créé. Et pourtant, il l’avait conquise insidieusement par une sorte d’attirance insoupçonnée. Elle s’abandonnait à un entraînement très agréable.

Après avoir longuement analysé ses impressions, Camille s’avouait sans détour : « Un soir, en me faisant une légère violence, un monsieur m’a embrassée sur les lèvres. Cela m’a causé une sensation de surprise… qui n’avait rien de pénible. Je me la suis rappelée sans repentir. Et lorsqu’une femme se rappelle cela sans regret, elle est bien près d’en souhaiter le retour… Oui, c’est cette toute petite chose physique qui a produit mon désordre moral : ce désir d’aimer inoculé au cœur par un baiser. »

Elle songeait à la première bêtise de Simone et constatait, impartiale :

— Nous sommes bien toutes les mêmes… Car, moi aussi, je suis en train de m’éprendre d’un homme que je ne connais guère.

Elle corrigea, avec sa gaieté gamine :

— Cependant, je possède une supériorité sur ma sœur… Je flirte, mais je n’épouse pas !

Elle cherchait, en plaisantant, à surmonter le malaise qui la lancinait de plus en plus, faible mais inquiétant, à la façon de ces douleurs sourdes, intermittentes, qui deviennent soudain une névralgie aiguë.

Mécontente, apeurée, impuissante, Camille souffrait d’être entraînée peu à peu vers le danger redouté. Le beau résultat d’une éducation indépendante : son instinct, malgré tout, la poussait à l’amour comme une enfant novice ; mais au lieu d’être grisée par les rêves de l’inexpérience, sa joie était gâtée par les hésitations, les craintes, les prévisions qui assaillent une fille experte.

Profitant de la liberté que lui assurait la morale maternelle, Camille allait cet après-midi à son premier rendez-vous chez Romain — comme jadis Simone avait suivi Lestrange.

La jeune fille se comparait ironiquement à sa sœur : élevées séparément au nom de principes contraires pour aboutir au même sort… Elle s’écriait, avec une emphase drôlatique : « Ô ! Fénelon… Ô ! Maintenon, Genlis, Diderot… Sinistres pions ou rêveurs utopiques, maîtres austères ou cyniques, vos écoles sont des châteaux de cartes que l’Amour renverse d’un coup d’aile. »

Et ses petits pas rapides la conduisaient trop vite vers le but de sa course. Elle traversait un joli Paris de juin, ensoleillé et verdoyant, tout frais, tout neuf, comme reverni de lumière. Des passants se retournaient, aguichés par son allure élégante et vive. Et ces désirs allumés au passage enhardissaient Camille, la baignaient de douceur et d’indulgence, atténuaient l’importance de son rendez-vous. L’univers, en somme, n’est qu’une grande chose amoureuse où les êtres, les plantes, les bêtes s’efforcent d’éterniser leur existence destructible en s’enlaçant les uns les autres. Chaque fois qu’un de nos actes est le mobile d’un instinct, l’exemple des lois naturelles se révèle supérieur à nos préjugés.

Camille se trouva soudain derrière l’église Saint-Augustin.

Elle ralentit le pas, impressionnée d’être si près de Romain, sous ses fenêtres mêmes… Elle avait tourné l’angle du boulevard Malesherbes et, devant elle, c’était la rue de la Bienfaisance tranquille et déserte.

Camille frissonnait d’appréhension à l’idée d’entrer chez Vérani. Elle sentait ses jambes s’alourdir, s’amollir, et sa gorge se serrer. La certitude qu’elle n’oserait pas monter chez lui l’agaçait et la soulageait tour à tour. Elle souriait légèrement à la pensée qu’il l’attendrait en vain, alors qu’elle allait rebrousser chemin…

— Bonjour, madame.

Camille tressaillit : Romain était devant elle et la saluait avec une galanterie un peu railleuse. Elle comprit : de sa fenêtre, il l’avait guettée, aperçue ; et, devinant son hésitation, il était descendu la rejoindre pour l’emmener doucement.

Il l’entraînait, en murmurant à son oreille ces niaiseries ardentes, vibrantes de tendresse passionnée. Camille le suivait docilement, avec une impression anxieuse d’étrange impuissance. Elle réfléchissait : « C’est stupide d’avoir accepté ce rendez-vous ; mais je ne puis plus reculer, à présent. Quelle raison lui donner ? Je suis venue ici de mon propre gré. »

Son excitation amoureuse était tombée : elle le suivait par fausse honte — sentiment féminin plus fréquent que l’on ne pense. Certaines femmes cèdent, non par folie, non par faiblesse, mais simplement parce qu’elles n’osent plus revenir sur leurs pas. Elles ont la loyauté de leur coquetterie.

Une curiosité ranima Camille, au seuil de ce petit logis de garçon. Dès l’entrée, une odeur agréable, légère et mélangée de tabac turc, de fleurs, de vinaigre aromatisé, la saisit et fixa en elle ce souvenir de l’odorat, si vif chez certains qu’un parfum respiré au vol suffit à évoquer aussitôt le rappel des scènes, des gestes, des événements déroulés dans une atmosphère où flottait ce même parfum.

La jeune fille s’assit machinalement sur une chaise tendue d’étoffe pourpre aux arabesques sombres, dans le minuscule salon meublé à l’orientale. Ses yeux s’attachaient sur les boiseries coloriées qui décoraient les murs d’une sorte de mosaïque.

Romain approcha un petit siège bas et s’assit tout près d’elle, presque à ses pieds.

— Je vous aime… Je vous remercie d’être venue.

Le jeune homme prononçait tendrement les banalités d’usage. Elle aussi obéissait au rite coutumier : elle lui abandonnait une de ses mains et l’écoutait avec un sourire vague. Mais elle n’était guère attentive…

Un sang-froid intempestif l’empêchait de goûter ce trouble exquis d’une aventure qui commence. Malgré elle, son esprit sans vertige examinait posément cet intérieur, sans oublier les détails, réfléchissant à mille petites choses étrangères à la chose qui avait déterminé sa présence en ce lieu.

Tout en répondant affectueusement aux pressions des doigts de Romain, Camille, de son autre main, jouait librement avec les papiers qui s’éparpillaient sur une table à sa portée. Son regard s’intéressait peu à peu à déchiffrer les mots qui se détachaient, plus ou moins lisibles, sur les feuillets plus ou moins froissés.

Tout à coup, elle aperçut une enveloppe où se lisait cette adresse moulée par une plume administrative :


Monsieur Romain Vérani
Députés des Bouches-du-Var.


Elle s’écria :

— Tiens, vous êtes député… Vous ne me l’aviez pas dit ?

Romain, qui s’efforçait sournoisement de dégrafer la broche qui arrêtait l’échancrure de son corsage, répondit distraitement.

— À quoi bon !… Cela n’avait rien d’intéressant pour vous.

Il ajouta :

— Je vous assure que, moi, cela m’est bien indifférent de savoir si vous êtes madame X. ou Z… S’il vous plaisait de mettre un mystère entre nous, je le respecterais scrupuleusement. Ce que je veux connaître de vous, c’est votre charme si particulier, votre esprit mordant, vos yeux gais qui sourient avec la même grâce que vos lèvres, votre corps souple, votre parfum… le reste m’est égal.

Et il parlait très sincèrement à cet instant, car Simone venait de le contrarier en se dérobant coup sur coup depuis quelques jours, un petit bleu arrivant à sa place à l’heure du rendez-vous.

Irrité contre cette blonde rebelle, peu disposé par nature à poursuivre les Galatées qui s’enfuient sous les saules, Romain préférait décidément cette brune qui possédait l’avantage de tenir sa parole.

Or, ayant choisi « sa » Mme Lestrange, le jeune homme ne se souciait plus de percer cette double personnalité, renonçant à l’ombre de l’énigme pour saisir la proie qui s’offrait.

Et il répétait avec conviction :

— Je ne désire connaître que votre personne, votre ravissante personne… le reste m’est égal !

Attristée, Camille songea : « Ah ! Comme il tient peu à moi… Comme c’est bien « pour la bagatelle » ! Ma vie intime ne lui importe guère… Il ne s’est jamais posé à mon sujet ces questions inquiètes, jalouses, amoureuses : « Que fait-elle, loin de moi ? Comment est son intérieur ? » Non : il a du goût pour la distraction de cinq à six que je représente à ses yeux… »

Elle conclut : « Ce n’est pas la première expérience qui me fasse toucher le fond d’un cœur ; mais c’est la première fois que mon expérience me touche le cœur. »

Camille se sentait chagrine et dépitée : elle l’aimait donc qu’elle souffrait de le découvrir superficiel et léger comme les autres ? Jadis, dès qu’elle constatait la duplicité, l’indifférence et l’égoïsme d’un faux adorateur, elle abandonnait immédiatement son flirt avec un petit rire de mépris en pensant : « Allons ! Ce n’est pas encore ce mari-là qui ferait mon bonheur. »

Aujourd’hui, elle reculait devant l’exécution : et pourtant, c’était la même chose…

Hélas ! On se prend toujours à son propre piège : malgré son subterfuge, Camille en arrivait néanmoins à aimer avant d’être aimée.

La voyant rêveuse, Romain lui demanda :

— Qu’avez-vous ? vous semblez triste.

Camille tressaillit et le considéra d’un regard pénétrant : par quel sortilège cet aimable blondin aux yeux verts m’avait-il séduite, si vite ?

— Qu’avez-vous ? reprenait Romain.

La jeune fille répondit machinalement :

— Je pense à ma sœur.

— Vous avez une sœur ?

Bizarrement impressionné, le jeune homme obéissait à une intuition confuse en l’interrogeant. Il poursuivit :

— Est-ce qu’elle vous ressemble ?

— Non. Elle est blonde.

Romain pensa : « Trouverais-je la clé de l’énigme à l’instant où je ne la cherchais plus ? »

Il dit tout haut :

— Est-elle mariée ?

Camille, qui commençait à s’étonner de cet interrogatoire, répliqua en riant :

— Auriez-vous l’intention de me demander sa main ?

Romain riposta par une autre question :

— Et pourquoi pensez-vous à elle, en ce moment ?

— Parce qu’elle a commis la sottise d’écouter les déclarations d’un monsieur qui ne l’aimait pas.

— Merci du rapprochement… Alors, vous croyez donc que je ne vous aime pas ?

Ramené à son rôle d’amant, le jeune homme négligeait sa curiosité au profit de son désir. Ses mains caressantes enveloppaient la taille cambrée, la jeune poitrine émue, dans une étreinte pleine de douceur, avec un tact insinuant qui laissait Camille sans défense.

Il murmura :

— Je ne vous aime pas ?

— Vous ne m’aimez pas sérieusement…

— Cristi ! Vous trouvez donc que c’est drôle, l’amour sérieux ?

Romain exagérait sa mine d’effarement burlesque. Il déclama, avec sa verve amusante et primesautière :

— Comment ! Vous auriez du goût pour la grande passion, les protestations ampoulées, les serments qu’on ne tient jamais, l’amour sans bornes et sans frein, menaces de mort et trémolo : « Simone, si vous ne vous donnez pas à moi, je me tue ! » De l’élégie de sentiment assaisonnée au revolver ? Non… Vrai… Ça vous plairait, ces fariboles à la Werther ? Ô chère et spirituelle Parisienne, si votre cœur est tenté quelquefois par ces lourdes amours funèbres, songez que dans la vie réelle les pistolets ne partent jamais et que le véritable Werther est mort à quatre-vingt-trois ans !… Allez, l’Éros tragique n’est pas plus sincère que le Cupidon folâtre, mais il est bigrement plus embêtant !

Il ajouta câlinement :

— Tandis que nos amours légères ressemblent à ces fines dentelles, si solides sous leur apparence fragile ; et quand nous croyons avoir badiné, sans plus, nous nous apercevons un beau jour que le lien presque impalpable nous attache l’un à l’autre comme un fil magique…

Camille l’écoutait avec émotion. Lorsqu’elle se sentit soudain enlacée par lui et qu’un baiser conquit sa bouche, elle se jugea perdue, sans force pour le repousser. Mais, tout à coup, d’un élan désespéré, elle se redressa, lutta, rompit le charme ; sans discerner d’où venait sa résistance instinctive, sans comprendre que c’était sa chair révoltée et rétractée, sa chair pure de vierge qui la défendait à cette minute.

Romain l’avait lâchée, interdit et déçu.

Camille, essoufflée, bouleversée, souriait nerveusement. Son corps tremblant s’appuyait contre la table. Sa main frémissante se crispait sur un papier bleu, rencontré au hasard sous ses doigts, et qu’elle froissait sans s’en apercevoir.

Ils se taisaient l’un et l’autre.

Par contenance, Camille jeta les yeux sur le papier que ses doigts chiffonnaient : une petite dépêche pneumatique…

L’écriture, qu’elle crut reconnaître, lui causa un battement de cœur : ces jambages allongés d’une cursive pointue lui rappelaient toute une correspondance familière. Les écritures ont une physionomie comme les visages : celle-ci était une intime de Camille ; elle la rencontrait fréquemment sous son regard : c’était une écriture amie.

Romain, qui avait suivi le manège de la jeune fille, se demanda : « Qu’est-ce qu’elle tient là ? On dirait qu’elle cherche à lire… »

Tout à coup, il se rappela : « Ah ! Nom d’un chien… C’est le pneu de l’autre… de la Simone qui se décommande toujours. »

Il aurait voulu pouvoir se jeter sur Camille et lui arracher la lettre des mains. Il n’osa pas, naturellement, faire le moindre geste de violence ; et se contenta de reprocher, sur un ton de gronderie affectueuse :

— Oh ! L’indiscrète !… Elle va brouiller toutes mes paperasses.

Il espéra qu’elle reposerait la lettre sur la table. Mais Camille questionnait brusquement :

— Vous n’avez pas de domestique : c’est votre concierge, sans doute, qui fait le ménage de l’appartement ?

Romain se méprenant sur l’opportunité de cette réflexion, répondit affirmativement en désignant, d’un geste circulaire, le désordre qui régnait en ce logis de garçon :

— Aussi, vous voyez, c’est très mal rangé !

— Et vous avez tort d’y laisser traîner des lettres de femme.

Camille se remémorait, avec une indignation douloureuse, la dénonciation anonyme qu’avait reçue son beau-frère : « Madame couche avec un monsieur qui est dans la politique… Le concierge a vu ses lettres dans la garçonnière… »

Donc, Simone était sa rivale sans le savoir ! Il fallait que son premier adultère se rencontrât avec le premier amour de Camille : le même homme les avait captivées toutes les deux.

Dévorée de jalousie, la jeune fille pensa : « Est-il son amant ? » Et ses yeux, avidement, parcouraient le contenu du papier bleu :

« Cher Ami,

« Impossible de venir jeudi. Ne m’en veuillez pas : mon mari me surveille, il est si soupçonneux. À bientôt : je vous enverrai un mot.

« Simone Lestrange. »

Ce billet hâtivement rédigé ne disait rien ou disait tout, dans son laconisme.

Exaspérée par cette incertitude, Camille se retourna contre Romain. Elle cria, les larmes aux yeux :

— Ah ! vous êtes un joli monsieur !

— Que voulez-vous dire ?

Elle lui tendit le pneu d’un geste accusateur :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Romain se mordit la lèvre inférieure ; puis il sourit.

Habitué par profession à se tirer d’embarras grâce à ses improvisations oratoires, le jeune député, dominant son trouble, répliqua sans se démonter :

— Ça ?… Eh bien, c’est votre lettre.

— Ma lettre !

— Dame ! oui, votre lettre…

Camille s’exclama :

— Vous avez de l’aplomb !… Vous savez bien que cette lettre n’est pas de moi !

Romain Vérani réfuta, avec une logique narquoise :

— N’est-elle pas signée, en toutes lettres : « Simone Lestrange » ?…

Camille, interloquée, resta muette.

Le jeune homme l’épiait d’un œil moqueur, songeant : « Ma belle amie, je vous tiens : si vous esquivez l’explication, moi j’échappe à la scène de jalousie. Car, si vous voulez me faire une scène, il faut commencer par vous expliquer sur ce double état-civil. »

Et le jeune Vérani continuait de sourire en regardant Mlle de Francilly.

Frappée par la réplique de Romain, Camille réfléchissait seulement : « Mais il nous connaît l’une et l’autre sous le nom de Mme Lestrange… Et il n’a rien dit ! Il a eu la malice et la force de se taire !… Depuis combien de temps se joue-t-il de nous ? Laquelle suppose-t-il être la véritable femme d’Armand ? Il faut que j’essaye de le faire parler. »

Et, au moment où Romain s’attendait à recevoir une explication, ce fut Camille qui, par une tactique très féminine, en exigea une :

— Ah ! çà, monsieur, puisque vous saviez tout, pourquoi ne disiez-vous rien ? Je n’aime pas que l’on se moque de moi.

Son air offensé et son impudence amusèrent le jeune homme. Mais elle avait affaire à un adversaire qui ne se déconcertait pas facilement.

Il répondit, avec un naturel très bien imité :

— J’ai agi ainsi par tact : vous m’envoyez un pneu pour décommander un rendez-vous que je ne vous avais pas donné… J’ai supposé que vous vous étiez trompée de nom en libellant l’adresse et que cette dépêche était destinée à un autre qu’à moi… Comme je suis un galant homme peu jaloux, j’ai cru plus discret de ne pas vous parler de cette erreur.

Camille le considéra tristement. Comme il plaisantait avec sang-froid ! Quelle légèreté dans son mensonge ! Il jouait une scène de don Juan en apportant le même cynisme indifférent à jongler avec ses deux intrigues.

La jeune fille se leva sans un mot, rassemblant son courage pour sortir avec dignité. Elle éprouvait une telle détresse, un tel désarroi qu’elle ne se sentait point la force de le détester. Il ne lui inspirait pas cette haine qu’engendre le mépris de la déception. Elle était sans rancune et sans fierté : l’amour chasse l’amour-propre. Elle ne comprenait pas et n’essayait pas de comprendre cet étrange sentiment, engourdie par un chagrin irrésistible.

Et, tout à coup, laissant choir ses gants, son sac et sa dignité, Camille s’écroula sur un sopha et se mit à sangloter, le visage dans ses mains, éperdue de désespoir, de honte et de tendresse.

Romain, ébahi, bouleversé, ému comme tout homme à la vue des larmes, s’empressa, s’écria :

— Qu’avez-vous, dites ?… Qu’avez-vous ?

Camille balbutia naïvement :

— J’ai… J’ai que je crois… que je vous aime !

Et ramassant son sac, baissant sa voilette, elle se leva, lui échappa ; et se sauva malgré les supplications de Romain qui la tirait par sa robe, d’un geste enfantin et timide.