Pour la terre/04

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L’Évangéline (p. 22-25).


La croix de guerre pour ceux d’en arrière.



— Bonjour Lazare.

— Tu as battu ton grain, à ce que je vois. Tu en as les yeux, les oreilles et les cheveux remplis de bales.

Le grain a-t-il rendu au moins ?

— Oh ! je n’ai pas à me plaindre. Savez-vous, de ces quatre minots de blé jetés dans mon brûlis d’en arrière ?

— Oui, eh bien ?

— Eh bien, j’en ai eu 82 minots bien comptés. On va-t-y en manger du bon pain de famille ! Les marmots vont-ils se régaler un peu !! Et puis, sans compter, j’en aurai à vendre ; la première fois que ça m’arrive. Monsieur…

— Te voilà marchand de farine, alors ?

— Presque, ma foi ; mais ce sera mieux encore l’an prochain, car ce n’est pas quatre minots, mais vingt minots que je me propose de semer au printemps.

Mon jeune homme caressait sa moustache d’un air décidé. Puis, dans ses yeux noirs qui lançaient des éclairs, ma foi, je croyais voir déjà ce beau champ où de grands épis dorés se balançaient mollement sous le souffle du zéphyr.

Sans se douter, ce jeune homme venait de donner à sa famille, à la société l’aide la plus pratique et la plus efficace dans cette crise universelle que nous subissons depuis trois longues années.

On ne parlerait pas de ration, de faim, de famine, si tous nos jeunes agissaient de même.

— Lazare, dis-je, je te félicite, continue.

Tu as un frère tué à l’ennemi, là-bas dans les Flandres, n’est-ce-pas ?

— Hélas ! oui, dit-il. Que n’est-il avec nous ! Ce serait un aide.

— Oh ! ce n’est pas là que je veux en venir. Le bon Dieu qui a des couronnes pour les martyrs de la religion, en possède aussi pour les martyrs de la patrie. Mais sais-tu une chose ? Ce que tu viens de faire là, ce que tu veux faire encore, eh bien ! crois-moi, n’est pas moins grand, n’est pas moins sublime. Que d’hommes, que de pauvres orphelins qui n’auraient pas la bouchée demain, si toi, si un autre, si plusieurs ne récoltaient pas ce beau blé qui fait le pain de chaque jour, la nourriture, la vie par conséquent.

— C’est pourtant vrai, reprit mon jeune ami, songeur.

— Oui, et pour cette raison, laisse-moi te dire, Lazare, s’il y a des croix de guerre pour nos gars du front, il devrait y en avoir aussi pour ceux qui en arrière conservent, entretiennent et font vivre.

— Je t’en promets une pour l’an prochain et… bien plus :

En repos
De nos travaux,
Près du Maître de toutes choses,
Là-Haut, nous aurons
Autour de nos fronts
Couronnes de lys et de roses ! »