Pour la terre/09

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L’Évangéline (p. 52-55).


« Ils jouent aux chantiers… »



Je m’adressais à un individu sur la route.

— Mais, dites donc, l’ami, que font là-bas ces gamins sur la neige ?

— Ils jouent aux chantiers. Monsieur, voyez-vous cette cabane ? Ça c’est leur camp ; regardez plus loin ces branches coupées et bien tassées les unes sur les autres ; voilà autant de billots.

Je n’en pouvais croire mes yeux.

Pourtant, je dus me rendre à l’évidence. Oui, c’était bien là des enfants de dix et douze ans, des petits garçons, qui jouaient aux chantiers, tout comme les petites filles jouent quelque fois à la poupée ou à la dînette… Deux chiens attelés sur de petits traîneaux charroyaient toutes ces branches coupées vers un ruisseau qui devait, sans doute, les transporter au printemps vers le moulin imaginaire…

J’entends des cris : dia ! hue ! puis tous les termes usités dans ce genre de travail : on halait off, on mettait sur les yards, on swampait des chemins, puis on parlait de driver toutes ces logs au printemps. Quel idiome, grands dieux !

J’étais là, debout et bouche bée.

Il ne manque qu’une chose, me dis-je, et ce serait complet : les sacres et les jurons. Mais bah ! ça viendra plus tard avec le vêtement, la nourriture et le reste.

Je sentis une véritable angoisse me pénétrer jusqu’au plus profond de l’âme. C’est bien cela, le proverbe dira toujours vrai : tel père, tel fils. Mais devrait-il s’appliquer à cet état de choses dans une paroisse agricole comme celle-ci ? À qui la faute ? Quelqu’un doit ici en assumer la responsabilité. Comment expliquer autrement ce mépris de la jeune génération pour le travail de la terre ? Peut-on parler efficacement ensuite des joies pures et honnêtes que donnent infailliblement la culture du sol et des profits sérieux qu’il rapporte, à des âmes empoignées si jeunes par cette vie aventureuse et démoralisante des chantiers ?

Autant de pensées qui se pressaient et se heurtaient dans mon pauvre cerveau qui faisait mal.

Ces enfants avaient toute ma pitié et leurs parents toute ma colère.

Que j’aurais voulu voir, à l’été, ces petits bonshommes occupés plutôt à défricher un lopin de terre, à travailler un coin du jardin, ou bien encore à garder brebis, poulains ou génisses !

À ces petits j’aurais dit : Vous serez demain des fervents de la terre. Vous deviendrez des citoyens intègres et des chrétiens solides, car la terre fait tout cela, tandis que, hélas ! vous marchez inconsciemment vers la ruine en voulant suivre les traces de vos grands frères, les coureurs de forêts d’aujourd’hui. Pierre qui roule…