Pour la terre/11

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L’Évangéline (p. 63-68).


« J’en ai par-dessus la tête. »



« J’ai fini avec cette vie des chantiers ! C’est mon dernier hiver, m’entendez-vous, dussé-je, pour cela, brûler mes sleds, mon camp et toute la forêt. Ce n’est pas un métier, ça, c’est un esclavage ! Vivre, durant des mois, enfoncé dans le bois comme un animal sauvage, travailler à suer sang et eau pour arriver à quoi ?… À la ruine de tout : de la santé, de son avenir et souvent de son âme par-dessus le marché… Et devient-on plus riche avec tout cela ? Toujours au même point. Ce que l’on prend là-bas, on le perd ici sur la terre. Tenez, j’en ai par-dessus la tête avec cette vie de lumberman.

J’envoie tout cela au diable, et… les compagnies avec. Je me donne à la terre pour tout de bon. »

J’avalai toute cette tirade sans broncher avec un petit air d’incrédulité qui ne disait rien qui vaille. Hélas ! J’en avais tant entendu de ces gens maudire la vie des bois, pour les voir ensuite, à l’automne, les premiers à courir en quête de jobs.

— « Qu’en pensez-vous. » me dit enfin mon faiseur de billots ?

— « Je pense… je pense comme toi, Arthur, et je t’approuve… mais… »

— « Mais quoi, reprit-il, vous n’êtes pas convaincu ? »

— « Comment ! pas convaincu, moi, que le chantier paralyse et ruine l’agriculture ! »

« Pas convaincu, moi, que le chantier affaiblit et brise les santés les plus robustes !

« Pas convaincu, moi, que le chantier entrave et compromet l’avenir de nos jeunes gens !

« Pas convaincu, moi, que le chantier démoralise la jeunesse, le foyer, la famille !

« Allons donc ! je ne le sais malheureusement que trop ! Ce que je redoute ce que je crains, Arthur, c’est que malgré toute ta bonne volonté présente, tu ne fasses rien de tout ce que tu viens de me dire. Toi quitter la vie de chantiers ? Mais le pourras-tu seulement ? »

— « Ah ! vous ne me croyez pas ? Eh bien ! attendez l’hiver prochain et vous serez obligé de me croire… »

J’attendis l’autre hiver et, hélas ! je vis de nouveau le départ d’Arthur pour le chantier. Le printemps venu, il me fit entendre la même chanson : l’hiver suivant, je le vis encore reprendre le chemin de la forêt.

Je ne l’accuse pas. Non ! Je le pleins seulement de tout mon cœur, comme je plains tous ces nombreux jeunes gens, habitués par leurs parents, dès leurs plus tendres années, à cette malheureuse vie des bois…

Ce n’est pas le foyer qui les a vus grandir, c’est la forêt. Et voilà comment l’habitude est devenue, chez eux, une seconde nature.

Comment les empêcher, maintenant, de courir la forêt ? Tout les y attire : la neige et la poudrerie les grisent à les rendre fous ; le vent qui souffle et fouette dans les grands sapins verts les enlève, tout comme l’onde bleue et les vagues agitées enlèvent les matelots, ces vieux loups de mer. Pour ceux-ci, le mot magique est : la mer ! Pour ceux-là, le mot qui remue toutes les fibres de l’âme est : la forêt !

Les longues courses au grand air, sous ce ciel si pur et si brillant de nos hivers canadiens, l’écho répercuté au loin des coups de hache sur le bois gelé, le bruit des grands arbres qui tombent en sourds mugissements ou en fracas terribles,… tout les enivre de joie et d’enthousiasme.

Et c’est ainsi que cette voix séduisante de la forêt, petit à petit et inconsciemment, a fait taire en eux cette autre voix douce et plaintive de la terre qui meurt.

Mais ce n’est plus une plainte qui s’élève, à cette heure, du sol délaissé, c’est un cri de détresse…

Le cri de la misère qui va s’étendre sur le pays.

Le cri de la famine qui guette le monde.

Arthur l’entendra-t-il ce suprême appel ? Il m’a juré que oui, en étendant la main sur sa terre, comme pour prendre à témoin ses labours d’automne.

Et cette fois, je le crois…

Pourtant, il y a des moments où je tremble et il me semble, que je tremblerai tant que la neige d’un nouvel hiver, haute de dix pieds, n’aura pas obstrué complètement ses chemins de portage et la porte de son camp.