Pour le Centenaire de Fromentin - Le Pèlerinage de « Dominique »
C’est dans un quartier bien cher à Fromentin, puisque c’est entre le Collège où il fit ses études et le Musée où sont exposés ses ouvrages, que s’élève à La Rochelle, à proximité de la vieille rue du Minage, ce temple désaffecté de l’Oratoire où Ferdinand Brunetière vint — il y a dix-sept ans, déjà ! — au nom de la Revue, évoquer le souvenir de l’écrivain qui publia ici même les principales de ses œuvres : Une année dans le Sahel, les Maîtres d’autrefois et ce Dominique auquel il ne travailla pas moins de deux années, qu’il remania tant de fois et qui demeure, après plus d’un demi-siècle, le miroir le plus fidèle et le plus touchant de sa jeunesse. Ce bâtiment de l’Oratoire, à la façade vénérable, aux pierres usées, fendillées, rongées çà et là par l’herbe, nous tenions à le voir d’abord ; c’est là en effet, sous ces voûtes spacieuses, que parla Ferdinand Brunetière ; c’est là qu’il rendit hommage à la mémoire du voyageur, du peintre, du descriptif auquel nous devons tant de pages vivantes et nuancées, sur « ces paysages et cette atmosphère du pays d’Aunis, » d’un charme rustique et d’une tranquille grandeur qui, chez Fromentin, servent de fond plus encore aux livres qu’aux tableaux.
En venant ici, le 29 octobre 1903, il avait bien choisi l’époque de l’année qui convient le mieux à la commémoration du sobre et frémissant maître qui a dit, au début de Dominique, qu’il était né « dans les brouillards d’octobre » et que ces brouillards avaient laissé sur son pinceau et dans son style quelque chose de leur voile brumeux. Afin de célébrer le centenaire de cette naissance (Fromentin est né le 24 octobre 1820), nous eussions aimé nous aussi, comme notre illustre prédécesseur, venir à La Rochelle en cet automne que Fromentin a nommé la « triste et fervente saison, » cette saison qui donne, à la campagne de cette région de France, une gravité de plus et qui était bien, tous ses livres, toutes ses lettres l’attestent, celle dont il recherchait le plus volontiers la mélancolie, enfin dont les aspects vastes et monotones, d’une riche désolation, étaient bien de ceux qui faisaient naître en lui, montant du sol natal, le plus de réminiscences.
Dans les Maîtres d’autrefois, ce livre où la sensibilité la plus aiguë se confond avec l’intelligence la plus avertie de la peinture, il est une page entre toutes expressive. C’est celle où Fromentin dit qu’il se fit conduire à Scheveningen dans les dunes de Hollande. « On traverse le village, dit-il. On a devant soi, plate, grise, fuyante et moutonnante, la mer du Nord. Qui n’est allé là ou n’a vu cela ? On pense à Ruysdaël, à Van Goyen, à Van de Velde. On retrouve aisément leur point de vue. Je vous dirais, comme si leur trace y restait imprimée depuis deux siècles, la place exacte où ils se sont assis : la mer… à gauche, la dune échelonnée à droite… » Cette page est un modèle ; elle témoigne du religieux respect avec lequel Fromentin s’approchait des lieux mémorables où avaient vécu ses devanciers. A notre tour, dans un même esprit, guidé par une même pensée, nous irons, dans un instant, visiter le village de Saint-Maurice, ce village dont la situation à proximité de la mer devait rappeler si bien, du vivant même de l’artiste, le village de Scheveningen. Et de Saint-Maurice, jusqu’à Laleu, jusqu’à Vaugoin, les hameaux proches, la mer à gauche, la dune à droite, nous pourrons, nous aussi, déterminer les endroits où Fromentin vint tant de fois s’attarder de préférence. Par notations brèves, ramassées, puis par touches larges, à grands traits, nous referons à notre tour les étapes de cette longue vie de labeur et d’amour, et ce sol qui dégage « l’on ne sait quoi de local et de persistant » nous fera, sur l’artiste et sur l’écrivain, les mêmes confidences que « l’herbe fade, la dune pâle, la grève incolore, la mer laiteuse, le ciel soyeux, nuageux, extraordinairement aérien » de la Hollande lui firent à lui-même jadis sur Ruysdaël et sur Van de Velde.
D’abord, avant toute autre étape aux habitations de campagne de Dominique, avant d’entreprendre cette visite aux quartiers de la cité que le meilleur de ses chroniqueurs appelle « la bonne ville[1], » nous nous rendrons rue Dupaty, à la maison natale de Fromentin. De cette maison, entièrement démolie et remplacée par une autre, il ne subsiste, hélas ! que le souvenir, et si nous voulons nous la représenter, cette maison, telle qu’elle fui au temps où le docteur Fromentin, père d’Eugène, la possédait, il nous faudra aller, au Musée municipal, la contempler dans le dessin aquarelle que Jules Jourdan, un artiste rochelais, en a laissé. Nous verrons alors que, suivant la tradition du pays, le logis des Fromentin, haut de trois étages, tout en saillie sur la rue, dominé d’un toit à lucarne, s’accotait selon l’usage sur les piliers de solides arcades. « A la mode d’autrefois, à chacun des piliers s’adossait une borne servant de montoir aux cavaliers, sous un anneau scellé pour attacher les bêtes. On entrait, sous l’arcade, dans une petite cour humide et surannée, suivie d’un jardin où l’on montait par trois marches[2]. » Il s’en fallait de beaucoup que ce jardin étroit, d’un jour avare, enclos entre de hauts murs, fût comparable au jardin de prestige et de féerie, au domaine d’un charme enveloppant, discret, dont Fromentin a parlé dans Dominique, le jardin dont il a laissé, dans un concert d’oiseaux et un froissement de feuilles mortes, la description d’une si insinuante grâce et d’une si douce intimité. Ce jardin-là, qui tient du conte lyrique et du récit de terroir, d’une saveur agreste, aux teintes d’automne, sur lequel passe en inclinant la cime des arbres le vent de la mer, il est à peine indiqué ici, dans le clos de cette maison, que l’aquarelle du peintre local ne laisse pas deviner, et pour en surprendre le bruissement et les murmures, en pénétrer l’ombre tiède et comme vivante, c’est moins ici qu’au jardin de Lafond d’abord, à celui de Saint-Maurice ensuite, qu’il nous faut aller.
Le petit domaine de Saint-Maurice, acquis en 1815 par Antoine-Toussaint, le grand-père paternel d’Eugène, constituait entre La Rochelle et le port actuel de La Pallice, où il existe toujours, en quelque sorte la résidence d’été, M. Pierre Blanchon dit fort agréablement la « borderie, » où la famille Fromentin venait, durant la belle saison et jusqu’aux vendanges, se reposer des soucis et des travaux des jours d’hiver ; quant à l’asile de Lafond, dont le docteur Fromentin avait été nommé le directeur en 1829 (il y resta jusqu’en 1858), le futur Dominique y passa, de même qu’à Saint-Maurice, une partie de son enfance frileuse, méditative, de garçonnet rêveur et délicat.
C’est à une bonne lieue de La Rochelle, à l’extrémité d’un faubourg bordé de jardinets, de maisons basses, de petites fabriques de sabots d’aspect tout rural, qu’est situé le grand établissement fondé par le savant père du peintre ; nous nous y dirigeons d’abord, et c’est pour nous, en même temps que le prétexte à rendre hommage à un grand nom, une occasion nouvelle de saluer au passage quelques-unes de ces pierres vétustés, quelques-uns de ces graves et beaux monuments dont M. André Hallays a dit que les vieux Rochelais, sensibles au passé de leur ville, aiment à parler « avec une tendresse mélangée de fierté. » Sans être, par son ensemble assez lourd et qui surprend de la part de l’architecte Gabriel, l’un de ces témoins les plus caractéristiques d’autrefois, la cathédrale Notre-Dame n’en offre pas moins, à l’intérieur, l’une des surprises les plus heureuses que nous ayons éprouvées en ce voyage. Nous voulons parler de cette chapelle des marins d’un caractère si touchant, et sur les murs de laquelle sont disposés, en façon d’ex-voto, de nombreux tableaux de style naïf offerts, en remerciement et reconnaissance, à la Vierge protectrice des navigateurs. J’imagine que le petit Eugène Fromentin accompagna plus d’une fois dans ce sanctuaire si touchant, en venant de la rue Dupaty, cette bonne et pieuse mère qui, de tous ses parents, resta bien toujours et jusqu’à la fin l’être le plus près de son cœur. Avec quel sentiment de vive admiration ce petit bonhomme, dont l’imagination était déjà éveillée, dut considérer ces panneaux peints de manière si gauche et sur lesquels sont représentés, sur la mer en tempête et sous un ciel d’orage, de malheureux marins, menacés de périr, en appelant à Dieu et à Notre Dame. Et là, devant ces cadres dédorés, aux tableaux craquelés, usés par le temps, comme l’esprit de l’enfant, nourri déjà de chimère, dut vagabonder plus d’une fois à la vue de ces épisodes de nos annales maritimes : le dogre l’Aimable-Louise ou le navire la Gloire, perdus par gros temps loin du port ; le Bel-Amy, la frégate la Louise du Canada s’ouvrant mâts brisés sur les flots en furie ; enfin dans un appareil vraiment tragique, le trois-mâts le Saphir de La Rochelle, revenant de Saint-Domingue et tout près de sombrer avec son équipage. La première rencontre du petit Eugène avec l’Océan, cet Océan que, plus tard, dans Dominique, il semblera défier du sommet si élevé d’un phare, nous ne doutons pas qu’elle ne soit ici, dans cette chapelle, plus encore peut-être que sur ces quais du port au-devant desquels de lentes et paresseuses embarcations aux voiles bigarrées, rappelant par leurs harmonieuses couleurs celles qu’il admira longtemps après sur le Nil, vinrent un peu plus tard éveiller en lui le désir des voyages, le goût du désert et faire naître enfin dans son cœur ce « spleen lumineux de l’Orient » dont Théophile Gautier dit qu’il subit si complètement un jour la domination.
Par une heureuse fortune, l’aspect de l’établissement de Lafond, la façade de son bâtiment central d’une grande simplicité, les plantations qui en précèdent l’accès, l’ombre des vieux arbres, le recueillement, surtout le repos qui apporte tant d’apaisement à ces maux de l’intelligence dont c’est ici le refuge, rien de tout cela n’a changé depuis ces lointains jours où l’enfant qui devait être Dominique, quittant l’habitation de la rue Dupaty, abandonna La Rochelle pour venir résider avec ses parents dans cette grande demeure. En ce temps-là, — 1829, — le petit Eugène n’était encore que le bambin heureux occupé, avec les petits paysans du voisinage, à tendre des pièges aux oiseaux. Tandis que, retenu par les soins de sa charge, le docteur Fromentin se renfermait dans ses études cliniques (un pavillon de Lafond, de nos jours, porte encore son nom) et que Mme Fromentin, de son côté, se tenait confinée chez elle, l’enfant, par une sorte de contraste que soulignaient encore la délicatesse de sa nature et la recherche de ses manières, se laissait aller déjà à ces jeux violents mais surtout à ces courses vagabondes auxquelles, plus tard, il céda tant de fois et qui devaient, dans la maturité de sa vie, le conduire jusqu’au seuil brûlant du désert.
« A dix ans, exposera plus tard Dominique à son confident, je ressemblais à tous les enfants de Villeneuve ; j’en savais autant qu’eux, j’en savais un peu moins que leurs pères : mais il y avait entre eux et moi une différence imperceptible alors et qui se détermina tout à coup : c’est que déjà je tirais de l’existence et des faits qui nous étaient communs des sensations qui toutes paraissaient leur être étrangères. » Ainsi, de son père le savant, celui que sa spécialité limitait à l’ordre cérébral, le jeune Fromentin tenait déjà ce goût si aigu de l’analyse qui devait se manifester plus tard dans Dominique et communiquer à cette étude des sentiments un caractère si frémissant et tout moderne ; mais de sa mère, cette mère dont il dira qu’elle avait une « âme exquise, » il tenait cette haute mesure, ces qualités de cœur et cette finesse de sensation qui devaient le disposer si bien à subir un jour les joies et les inquiétudes de l’art, enfin ces rudes orages que la passion éveille avec tous ses tourments chez les êtres d’essence supérieure. « Tout dissipé que je fusse, et coudoyé et tutoyé par des camaraderies de village, au fond j’étais seul, dit-il encore, seul de ma race, seul de mon rang, et dans des désaccords sans nombre avec l’avenir qui m’attendait. » Ces désaccords, surtout ceux qui naquirent entre le père et le fils à propos du choix de la profession embrassée par Eugène, nous savons qu’ils commencèrent à se manifester dans cette demeure et que c’est ici, à Lafond, que le docteur Fromentin exprima maintes fois cette réprobation dont Eugène souffrit tant et dont, dès l’automne de 1848, dans une lettre à son cher Armand du Mesnil, il disait, en pensant à l’opposition tenace qui lui était faite : « Je te l’ai dit, ils m’ont hébété, ils m’ont pétrifié, on m’a tué ! »
Durant que nous songeons aux réminiscences d’un tel passé, tout à coup, entre les charmilles, nous apercevons la longue robe bleue, la croix d’argent et la haute coiffe blanche des religieuses qui sont, à Lafond, les gardiennes des pires misères morales ; malgré nous, nous pensons alors à ce goût de la retraite, à cet appel du cloître que Fromentin, après la mort de Madeleine, l’héroïne de son livre et de sa vie, ressentit un moment à l’exemple de son maître, le paysagiste Cabat.
Dans un beau portrait qu’il a tracé plus tard du grand écrivain et peintre orientaliste, M. Louis Gonse écrit, de Fromentin, que sa physionomie avait pris avec le temps « un caractère très remarquable » et paraissait animée d’un regard scintillant et comme intérieur. « Quelque chose du cuit et de l’émacié des races du désert » semblait, dit-il, avoir donné à son visage un peu du durcissement monastique. Ce durcissement des traits, du visage assez anguleux et tel que nous pourrons le contempler dans le buste par Ternois exposé au musée de la Rochelle, ne se manifestera que par la suite, avec les années. « Une nature exquise, à en juger par son triste et souffrant visage, » voilà comment, dans les Maîtres d’autrefois, Fromentin, de son côté, décrit Potter jeune homme, ce Paul Potter au talent simple et robuste auquel il rendit si bien justice dans son livre. Appliquée à lui-même, cette image, par plus d’un détail, pourrait convenir plus qu’on ne suppose à Fromentin. Sa nature, comme celle de Potier, était vraiment exquise et « le vif penchant pour la vie champêtre » qu’il souligne chez le peintre rustique, était encore un rapport par lequel se ressemblent deux artistes si considérables ; toutefois, le « triste et souffrant visage » n’apparaît pas plus ici encore, sous les traits du garçonnet qui grandit dans le recueillement grave et concentré de cette grande demeure que dans ceux de l’adolescent qui devait vivre, à peu d’années de là, sous les tilleuls ombreux de Saint-Maurice, de si poignantes heures de détresse, de travail opiniâtre et de résignation.
Pour venir à Saint-Maurice, nous eussions préféré, à tout l’épanouissement de l’été, l’un de ces après-midi de septembre qui succédaient jadis, dans cette contrée de vignobles, à l’époque des vendanges. Alors M. Dominique, le fusil sur l’épaule, précédé de ses chiens, s’en allait tantôt seul, tantôt avec le vieil André, du côté de la mer, le long des marais, chasser la bécasse et la perdrix. L’une de ces tièdes et discrètes journées d’automne, d’une si douce coloration, comme il en est tant dans cette contrée, donnait à ce moment tout son prix au paysage, et c’était pour Dominique déjà vieilli, revenu de bien des regrets et marqué par bien des souffrances, un plaisir supérieur de contempler une fois de plus ce « grand pays plat, » « nullement boisé, à peine onduleux, » dont il a parlé avec tant d’amour, et de se livrer, tandis que sur le ciel gris se rassemblaient de petites compagnies de tourterelles, à ce jeu des souvenirs dont il était possédé au point qu’il n’y avait pas pour lui, dans ces vastes terres, un guéret, une haie de tamaris ou de prunelliers, une levée dans les marécages, la flèche d’un colombier ou d’un moulin, qui ne fussent à ses yeux autant de témoins d’un passé que rien ne pouvait l’empêcher de revivre.
Au lieu de cela, de cette sourde magie de l’automne et de sa grande mélancolie, c’est la brûlante ardeur d’un été torride, l’air surchauffé, cette poussière de simoun et ce bleu du ciel en fusion que l’hôte disparu de cette campagne a connu jadis à Biskra ou à El Aghouat. Cette rue d’El Aghouat, qu’il a peinte une fois d’un pinceau chargé de toutes les vives teintes de l’Orient et qu’il décrit « étroite, raboteuse, glissante, pavée de blanc et flamboyante au soleil, » nous pouvons imaginer un instant que c’est cette rue du village de Saint-Maurice, longue, pénible, serrée entre de petites cours, des habitations étroites et dont les épaisses masses rousses des vignes disparues ne forment plus la limite.
« La Rochelle, située en plein pays de vignobles, » dit une vieille ordonnance du temps de Charles VII. Ah ! que cela est loin ! Si Dominique venait de nouveau habiter son vieux logis des Trembles, il ne pourrait plus espérer achever ses jours à Saint-Maurice, « maire de sa commune et vigneron ; » la dévastation de l’industrie a passé ici ; elle a desséché les marais, tracé des routes, corrigé le paysage, et ce petit buisson de la colline avec le chemin creux qui n’était rien, mais qui était tout, puisqu’en passant il faisait penser à Ruysdaël, tout cela a disparu dans une sorte de grand cataclysme niveleur et désastreux ; et pour le pressoir, ce pressoir dont Fromentin, au début de son ouvrage, a parlé comme d’un être vivant, composé de « charpentes, de madriers, de cabestans, de roues, » de treuils gémissant dans « la moiteur des raisins pressés, la chaude exhalaison des vins qui fermentent, » nous apprendrons tout à l’heure qu’il s’en est allé, lui aussi, de la maison de Saint-Maurice, pièce à pièce et morceau à morceau, avec les souvenirs.
« Amie, ma divine et sainte amie, écrivait Eugène Fromentin durant l’été de 1844, après la mort de celle qu’il avait nommée Madeleine, je veux et vais écrire notre histoire commune, depuis le premier jour jusqu’au dernier. » cette « histoire » que le poète a portée en lui si longtemps, puisqu’il ne la réalisa dans le roman que près de vingt ans plus tard, « cette histoire toute simple, tout intérieure, » comme dit Sainte-Beuve, nous savons que c’est ici dans cette maison de Saint-Maurice, que Fromentin en a vécu quelques-unes des phases principales, qu’à l’aide de ses souvenirs d’enfance, des rappels de sa jeunesse, il l’a méditée, et que, le cœur pacifié, revenu de bien des affres et de bien des deuils, il en a mené à bien le long travail.
L’une des hautes fortunes littéraires du siècle, Dominique, ce grand beau livre qu’aimait George Sand, que Sainte-Beuve a loué, que Flaubert assure avoir lu « tout d’un trait, » dont Edmond Scherer a déclaré qu’il était de ceux qu’il relisait « une fois tous les ans, » ce livre-là n’a pas, comme René, reçu son inspiration du site grandiose et tourmenté, du décor féodal d’un manoir ancien. Rien ici de Combourg, de son âpre grandeur, du fracas de ses légendes ; mais, bien au contraire, la rusticité, la simplicité même avec, dans l’ensemble de la construction à un rez-de-chaussée, quelque chose de cet aspect agreste, voire rural, que peuvent présenter à Milly la maison de Lamartine, celle de Mistral à Maillane, au Cayla la demeure paysanne d’Eugénie de Guérin.
« Un logis campagnard dont les bâtiments bas, blanchis à la chaux, séparent une cour d’entrée d’un vaste jardin, » voilà comment M. Blanchon a vu la maison de Fromentin à Saint-Maurice et comment cette maison se présente réellement. La cour d’entrée est un vaste quadrilatère flanqué de communs à droite et à gauche, et dans sa nudité, sous le jour éclatant, donne tout à fait l’impression de ces cours silencieuses, envahies de soleil, des mas provençaux. Nous saluons, dès l’entrée, un figuier noueux, robuste, aux feuilles épaisses, dont, nous dit-on, Fromentin goûta des figues.
Des hirondelles en troupe pressée, poussées par le vent qui vient de la mer, font entendre de petits cris joyeux, et tandis qu’elles se posent, en secouant leurs fines ailes au long des gouttières, le cœur battant, nous songeons à ces lignes du Sahel, belles comme une élégie, et que Fromentin composa loin de la France, sous les palmiers de la caravane : « Connais-tu, ai-je dit à l’oiseau, sur une côte où j’aurais pu te voir, un village blanc dans un pays pâle, où l’absinthe amère croît jusqu’au bord des champs d’avoine ? Connais-tu une maison silencieuse et souvent fermée, une allée de tilleuls où l’on marche peu, des sentiers sous un bois grêle, où les feuilles mortes s’amassent de bonne heure ?… »
Etrange rencontre des mêmes pensées, retour immuable des saisons ! Le.« village blanc, » le voilà dans sa tiédeur d’été ; la « maison silencieuse et souvent fermée, » elle vient de s’ouvrir devant nos pas ! Nous en franchissons le seuil et bientôt, par un étroit corridor qui relie la cour d’entrée au parc situé du côté de la mer, nous pénétrons dans l’allée de ces tilleuls toujours les mêmes, toujours épais, toujours ombreux, qui partage à peu près le grand jardin mélancolique au désordre charmant. Çà et là, des deux côtés de cette grande allée médiane, des sentiers jonchés des feuilles de la dernière saison, serpentent autour des plates-bandes bordées de buis, où se dessèchent, faute de pluie, de petits buissons de pivoines ; et, sur chacun de ces côtés. je reconnais les « frênes emmaillotés de lierre, les grands ormeaux chargés de lichens jaunes » dont Fromentin parle dans l’une de ses lettres ferventes à Armand du Mesnil. Un peu plus en retrait, devant la façade de l’habitation, toute surannée, toute vieillotte, nous reconnaissons la terrasse « ombragée de vigne, » cette fameuse terrasse où le petit Dominique, le front moite, les tempes battantes, des larmes aux yeux, vint composer une fois sur Annibal. Les vieilles marches branlantes et moussues de cette terrasse, nous ne tardons pas à les gravir ; bientôt, nous sommes sous la tonnelle enveloppée de pampres, de grappes, de feuilles déjà rousses. « Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles, » dit-il. C’était donc que ce jour était un jour semblable à celui que nous vivons en ce moment, un jour privilégié, l’un de ceux où de grands souvenirs et de grandes actions s’imposent à l’âme qui pense, au cœur qui bat, avec un même pouvoir d’évocation.
De cette rousse et chaude terrasse, d’aspect romain, où l’élève d’Augustin vint composer sur le grand capitaine défait à Zama, nous apercevons, juste au milieu de l’allée de tilleuls, sur un socle verdi, l’urne emblématique, d’une signification pleine de regrets et de deuil. Madeleine, la belle créole, qu’elle devait donc avoir de charme, sous « l’ombre bleue des grands arbres, » avec son teint mat, son écharpe lâche, cette séduction du rire et ce « regard foudroyant d’éclat » dont il a parlé et qu’offrent les filles des jeunes continents ! Le cher vieux logis paternel des Trembles, tout endormi, si tranquille, au pesant silence, comme il devait donc être surpris de tant d’ardeur, de vivacité, de jeunesse ! Cela, il n’était pas possible à Dominique de l’oublier : « Je vous montrerai, dit-il, tel coin du parc, tel escalier de la terrasse, tel endroit des champs, du village, de la falaise, où l’âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et le mien que, si je l’y cherchais encore, et Dieu m’en garde, je l’y retrouverais aussi reconnaissable qu’au lendemain de notre départ. » Et ce regret, qu’il ressent à se promener aux Trembles avec son héros, Fromentin ne l’éprouve pas moins que Dominique. « Ma première visite à Saint-Maurice, écrit-il à Paul Bataillard au printemps de 1847 en revenant au pays natal trois ans après la mort de la jeune femme, a été un religieux pèlerinage à travers tout mon passé. »
Ce « religieux pèlerinage, » nous l’accomplissons à notre tour aujourd’hui ; ainsi que l’auteur lui-même le confiait à Paul Bataillard, ce passé de Dominique nous venons « pièce à pièce » le recomposer ; à l’aide des « débris épars au pied de chacun de ces arbres, » nous nous efforçons de redonner la vie aux années mortes ! Fromentin, comme Ruysdaël, comme Hobbema, comme Théodore Rousseau, ce grand rival en peinture auquel il témoigna toujours tant d’estime, honorait et aimait les arbres. Aux prises avec les assauts les plus rudes de sa destinée, durant les jours des pires détresses, c’est à eux, à ces gardiens de son passé, qu’il faisait toujours appel, comme aux seuls confidents, aux seuls amis capables de l’entendre ! Ses arbres, — ses tilleuls surtout, — comme il les aimait ! Au printemps de 1842, quand il se fut aperçu que ces tilleuls avaient été taillés par la tête au printemps, » il en ressentit un grand chagrin. Cela, dit-il, « leur a ôté un grand charme et m’attriste beaucoup. » Aujourd’hui, et depuis tant d’années, les chers vieux tilleuls sont devenus encore plus touffus, plus noueux, plus vénérables, et quand, de la terrasse, nous gagnerons le petit tertre d’où l’on voit la mer, c’est à l’ombre adoucie de ces tilleuls centenaires, que nous atteindrons le fond du pair. De cette limite, il apparaît toujours, comme dans le récit du maître, le « double horizon plat de la campagne et des flots… d’une grandeur saisissante à force d’être vide ; » et l’horizon de la ville, La Rochelle avec « la ligne de ses boulevards et l’extrémité de ses clochers d’églises, » le vieil Ormesson du poète, c’est bien lui que nous devinons, par une ouverture pratiquée dans le mur latéral du parc, par-delà la brume et dans le lointain sombre.
De La Rochelle, qu’on a nommé un « classique nid de corsaires, » et qui le fut vraiment avec tout l’appareil de ses murailles dont les tours, — tours Saint-Nicolas, de la Lanterne, de la Chaîne, — semblent de nos jours encore, du côté de l’Océan, veiller sur sa défense, Eugène Fromentin, dans Dominique, a tracé le portrait tout en grisaille, assez maussade et dans lequel, à travers beaucoup d’amour, on perçoit bien du dépit. C’est que, dans cette « très petite ville, dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, ne menant nulle part, ne servant a rien, d’où la vie se retirait, chaque jour, que la campagne envahissait… » l’être sensible par excellence que devait devenir le futur écrivain et peintre ne reçut d’abord, surtout durant les longs hivers balayés de rafale, enveloppés de brouillard, que des impressions moroses, attristées, d’une grande désolation.
Épris comme il devait l’être plus tard de ce bleu céleste et délicat dont nous retrouverons, tout à l’heure, dans ses tableaux arabes, au musée de La Rochelle, les purs témoignages, le garçon rêveur que la solitude du milieu tout spécial de Lafond avait oppressé jusqu’à l’étouffement, demeura d’abord indifférent à ce recueillement de couvent, à cette paix de béguinage dont les vieux quartiers de la ville, éloignés du port, avec leurs rues mortes, leurs façades fermées et leurs longs corridors d’arcades donnaient, en ce temps-là, l’impression. « Le ciel sans nuages au-dessus du désert sans ombre, » voilà, selon l’un des passages les plus caractéristiques de son livre de notations sur le Sahara, ce qu’Eugène Fromentin souhaitait d’abord connaître, et lui qui rêva longtemps, jusqu’au point de le transposer sur la toile, de l’âge tout primitif où vivaient les Centaures, lui que grisèrent, sous le ciel d’Afrique, le tintamarre et le galop de la fantasia, comment se fût-il soumis sans souffrir jusqu’à l’intime de l’être, au silence absolu, au repliement claustral de ces grands hôtels habités par les ombres des Ligueurs et qui, contemporains des vieilles guerres religieuses, avaient dans leur aspect conservé quelque chose du caractère rigide, hostile, agressif de leurs habitants ?
Un jour viendra pourtant, un jour tout chargé d’espoir, où Dominique, retenu à sa ville natale par tant de fibres, par tant de liens du cœur et de l’intelligence, trouvera enfin à la cité de son enfance, au visage adouci, suranné d’aïeule, un peu de ce charme que nous découvrons aux très vieilles choses qui furent bulles, qui furent grandes et dont toute la splendeur n’a pas disparu avec le temps. Ce sera quand, devenu jeune homme, sur le décor des antiques maisons à pans de bois et à pignon, à travers le long dédale des rues envahies d’herbe où retombent le long des murs les grappes des glycines, le voile bleu de Madeleine, agité vers lui par le vent venu de la mer, se fera voir tout à coup ainsi que la promesse de ce bonheur auquel il aspire avec fièvre, avec tout l’élan de sa jeune raison. À ce moment de sa vie, soulevé par cette ivresse que connaissent tant de jeunes hommes bien doués et qu’anime un noble orgueil, Dominique, à l’exemple de l’Olivier d’Orsel du roman, jouera un instant au dandy, au jeune lion, et, comme Olivier le lui écrira une fois de Paris, se montrera même, jeune homme à la mode, « papillonnant sur le cours Richard. »
Ce Cours planté d’ormes, devenu avec le temps le Cours des Dames, et qui part, le long du bassin d’échouage, de la Tour de la Chaine pour aboutir à la rude et belle Tour de la Grosse-Horloge, toute une flottille d’embarcations aux voiles diaprées, une forêt de mâtures, les cheminées peintes en noir et en vermillon des vapeurs venus d’Espagne, en ferment désormais l’horizon. La belle promenade n’est plus animée comme au temps où le fils du docteur Fromentin y faisait parade de ses triomphes d’étudiant, de sa jeune gloire et, tout rêvant de René, d’Amaury, d’Adolphe, ses sombres modèles romantiques, s’y montrait vêtu avec une certaine recherche, et tel qu’un admirable dessin, très vivant, très beau, tracé par lui-même et donné dans ce temps-là à son ami Beltrémieux, nous le fait voir, avec ses grands yeux baignés de rêve, ses cheveux longs et bouclés retombant sur la haute cravate à la Devéria, et cet air prédestiné, fatal, qu’affectaient alors les jeunes gens un peu distingués férus des manières venues de Paris.
Du paisible quai Maubec, par la longue rue de Villeneuve, dont il semble avoir emprunté le nom pour le donner dans son livre au village de Saint-Maurice, nous avons suivi les pas de Dominique ; de la rue de Villeneuve, nous nous sommes engagé dans la rue Thiers (ancienne rue des Trois-Marteaux), celle où vécut Beltrémieux, l’ami, cher entre tous, l’ « âme juste, » l’ « esprit éminent » tant regretté, tant pleuré, dont il est question dans les lettres de la jeunesse du maître ; et par les très vieilles places, les très vieilles rues, un peu après la fontaine du Pilori, nous sommes parvenu à ce couvent des Carmélites, fermé, cloîtré, tellement muré et silencieux qu’il parait désert, et nous avons imaginé qu’ils devaient être situés à proximité, dans la rue du même nom, ce jardin et cet hôtel d’Orsel, aristocratiques, discrets, charmants, que le jeune externe qu’était alors Fromentin avait vite fait d’atteindre en sortant du collège.
Le Collège ! ce bon vieux collège provincial, qu’entourent, comme autant de châteaux du silence, les bâtiments de l’ancien évêché, du couvent du Carmel et du Muséum, nous n’avions, depuis notre arrivée à La Rochelle, cessé de penser à lui comme au témoin le plus vivant, le plus fidèle gardien, — avec le logis de Saint-Maurice, — de la mémoire de ces jeunes années durant lesquelles, selon sa propre expression, Dominique fut « un collégien de seconde, c’est-à-dire un peu moins qu’un homme, mais beaucoup plus qu’un enfant. » « Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les classes d’étude, avec une indifférence absolue pour ces sensations nouvelles… J’examinai mes nouveaux camarades, et me sentis parfaitement seul. La classe était sombre, il pleuvait. A travers la fenêtre à petits carreaux, je voyais des arbres agités par le vent et dont les rameaux trop à l’étroit se frottaient contre les murs noirâtres du préau… » Tout cela, qu’il a décrit avec tant de réserve, tant de pudeur et qui contraste, par la touche discrète et fine, avec l’arrivée du petit Chateaubriand au collège de Dol, insupportable, orgueilleux, luttant du pied et du poing contre le régent des études, il nous semblait vraiment que nous allions à notre tour l’éprouver en franchissant le seuil de cette vieille maison. Mais, de celle-ci, hélas ! il en a été comme des êtres ; et bien que la cour centrale en soit plantée de tilleuls, les salles d’études spacieuses et nues plus chichement meublées que celles de n’importe quelle école primaire de village, les dortoirs blancs et recueillis, tout l’ensemble d’un dépouillement et d’une austérité quasi jansénistes, cette grande construction noble et pauvre n’a plus rien de commun avec le vieux collège où, pour la première fois, le médecin de Lafond amena la cadet de ses deux fils.
Reconstruit en 1840, à une époque où le jeune Fromentin avait déjà vingt ans, devenu un lycée moderne, l’ancien immeuble scolaire n’a légué au nouveau que sa vieille chapelle au portail patiné par les âges, au plafond boisé comme la quille d’un vieux vaisseau royal, aux larges baies, aux bancs rustiques et dont le millésime : 1638, qui se lit encore sur le fronton extérieur, trahit l’âge vénérable. Fromentin, dans Dominique, nous confie que cette chapelle était, au moment de sa présence, abandonnée depuis longtemps. Ouverte et décorée une fois seulement par an, lors de la distribution des prix, elle « était, dit-il, située au fond de la grande cour du collège ; on y arrivait en passant sous la double rangée de tilleuls (ces tilleuls qui lui rappelaient tant Saint-Maurice ! ) dont la vaste verdure égayait un peu ce froid promenoir. » Ce promenoir, il a été refait à l’image de l’ancien, et ce n’est pas sans émotion, que nous nous figurons Dominique durant les longues heures de récréation, au milieu des jeux bruyants des élèves, se promenant ici avec Augustin, son Mentor, son Tiberge de plus tard, celui qu’il a nommé le « jeune maître d’étude du collège d’Ormesson » et dont il a écrit un jour qu’ « animé d’une droiture de sentiments, d’une rectitude d’esprit à toute épreuve, » il avait été pour lui le modèle le plus élevé, presque, stoïcien, du devoir et de l’honneur qu’il connut jamais.
M. Louis Gillet, au cours d’une étude pénétrante qui résume largement Fromentin dans son caractère et dans son art, a été amené à parler d’Augustin. « C’était, dit-il, un jeune philosophe, professeur au collège et qui rendit sa classe fanatique de lui. » Il se nommait Bardant et fut un héros des Trois-Glorieuses. M. Gabriel Audiat, qui a, lui aussi, consacré à Fromentin, son compatriote, une remarquable étude, n’a pas dessiné d’un trait aussi simple « cette ardente et inflexible physionomie » dont Dominique parle avec admiration. Selon lui, il y avait, dans l’image du jeune maître d’étude, « quelque chose de Léopold Délayant, qui fut à La Rochelle le professeur de Fromentin et corrigea ses premiers vers, » enfin d’Emile Beltrémieux, son ami, ce Beltrémieux qu’il continua de fréquenter à sa sortie du collège et qui, plus tard, lors de la crise, du grand souffle de passion qui faillit bien emporter Dominique, ne cessa de prodiguer à celui-ci ces conseils énergiques, virils à la façon de sentences, par lesquels Augustin avait accoutumé de se faire entendre de son élève. « Mon cher Dominique, si vous êtes malheureux au collège, confiait Augustin au jeune confident qui l’écoutait avec tant de trouble et de respect, songez que la discipline imposée n’est rien, quand on a le bon esprit de se l’imposera soi-même. »
Fromentin, comme Dominique, éprouva-t-il ce sentiment, auquel Augustin fait allusion ici, d’être « malheureux » au collège ? Sincèrement, nous ne le croyons pas. Tout à l’heure, à la Bibliothèque municipale, l’obligeant conservateur, M. Musset, nous donnera communication de la notice autographe, écrite par Délayant sur celui que le vieux maître considérait comme le meilleur de ses élèves. Eugène Fromentin, est-il dit dans les lignes de ce parchemin jauni par le temps, « ne se distinguait pas seulement par sa vive intelligence, mais par un talent plus rare chez un élève, celui d’écouter. » Ce talent, Léopold Délayant l’avait discerné à merveille chez le futur voyageur et peintre. Fromentin passa sa vie à écouter : à Saint-Maurice ou du haut du phare (phare de Laverdin devant La Rochelle, ou bien phare des Baleines à la pointe de l’Ile de Ré), c’était la voix de la mer ou le grondement du flot venu d’Amérique ; devant le Sahel ou dans le Sahara, c’était le silence du désert ; mais surtout, dans sa méditative et sérieuse jeunesse, c’était l’accent des poètes.
L’élève que fut Dominique, n’a-t-il pas dit qu’en ce collège dont nous évoquons ici le passé, tandis que les maigres rameaux des arbres venaient battre les vitres de l’étude, il ne pouvait lire Virgile ou les Tristes sans pleurer. L’aimable censeur qu’est M. Delahaye a tenu, à ce propos, à nous communiquer quelques-uns de ces vieux livres classiques à l’usage des maîtres provenant du vieux fonds de la maison et qui portent, — toujours croisées dans leurs marges, — les deux palmes du Collège royal. Ensemble nous avons cherché, dans la petite édition des Œuvres de P. Virgile Maro, prince des poètes latins, dans le vieux Tite-Live ou dans Cicéron, les notes marginales que cet élève d’élite aurait pu laisser ; nous ne les avons pas trouvées, non plus que dans les Œuvres diverses de M. Rousseau de Genève ou dans celles, complètes, de M. le vicomte de Chateaubriand, membre de l’Académie française, parues à Paris, chez Ledentu, en 1836.
1836 ! À cette date, Fromentin avait seize ans ; il était en rhétorique, et, par une variante du premier manuscrit de Dominique, nous savons à quel point il goûtait le génie antique : et non seulement Virgile, Homère, Sophocle les très grands, mais encore les plus ornés : Horace, Tibulle, Properce. Dans cette Apologie des lettres, que le brillant rhétoricien lut à la distribution des prix de 1837 et dont M. Blanchon dit qu’il eût été « piquant » de la retrouver, éclataient sans doute cette passion élevée du beau, cette noble ardeur, cette aspiration vers la perfection dont, à un âge encore précoce, il donnait déjà les marques. « L’émulation au collège, avait dit une fois Augustin à Dominique, est la forme ingénue d’une ambition que vous connaîtrez plus tard. » Cette émulation, légitime chez un jeune homme si doué, nous savons qu’elle se confondait dès ce moment dans son cœur avec le sentiment qu’il éprouvait pour Madeleine ; et c’est une page immortelle que celle où il a retracé, avec la chapelle du collège pour cadre, le spectacle de la distribution des prix. « Le temps, dit-il, était admirable ; c’était vers le milieu du mois d’août. » De nos jours, par un temps semblable, c’est dans la cour d’honneur du lycée, celle qui en suit immédiatement l’entrée et dont la galerie couverte qui circule autour du quadrilatère revêt des allures de cloître, qu’a lieu cette cérémonie ; mais, jadis (nous venons de rapprendre par Dominique) c’était dans cette chapelle si vieille, si vénérable qu’à dix années près, Richelieu, lors du fameux siège, eût pu venir prier et rendre grâces !
« De loin, écrit le triomphateur de ce beau jour, si gauche dans ces habits qu’il haïssait parce qu’ils le faisaient ressembler moins à un homme qu’à un écolier, de loin je vis entrer Madeleine en compagnie de plusieurs jeunes femmes de son monde en toilette d’été, habillées de couleurs claires avec des ombrelles tendues qui se diapraient d’ombre et de soleil. » Madeleine, à la façon créole, était enveloppée d’une longue écharpe de mousseline. « Elle passa riante, heureuse, le visage animé par la marche. » Le charmant tableau ! Qu’il est bien vu, bien exprimé par celui qui saura un jour en peindre de si parfaits ! Et pour cette écharpe enveloppant la jeune femme, qu’elle a de grâce, de mouvement, qu’on la voit bien ! Tout à l’heure, au musée, devant l’Adoration des bergers de Lesueur, à la vue de laquelle Eugène Fromentin, dit-on, ressentit sa première émotion d’art, à l’aspect du grand beau pli du manteau bleu de la Vierge, nous penserons, par un rapport curieux d’images, à cette écharpe. N’est-ce pas elle en effet, cette écharpe, comme celle d’Iris ou de Psyché, qui vint envelopper et saisir l’adolescent jusque dans le vieux préau d’école planté de tilleuls et qui, par de molles pentes, les frais détours dont Ovide et Virgile lui avaient enseigné le chemin et par lesquelles Madeleine le conduisait, le guida, drapeau charmant, vers les régions de l’art et de l’idéal ?
Dans cette calme et reposante habitation de Saint-Maurice, battue du vent de la mer et qui se trouve perdue là désormais au centre d’une nature, soucieuse et comme réduite, l’on ne peut, — comme par contraste, — s’empêcher de penser à ce passage des Maîtres d’autrefois où Fromentin, en présence du Vivier de La Haye, « lieu original, de grande solitude, » se souvient de « l’escorte des années joyeuses » qui l’a quitté.) Cher et poignant cortège, d’une image un peu convenue d’ordinaire mais si vraie ici, il nous, semble qu’il vient d’entrer sur nos pas, avec les premières feuilles tombées des tilleuls, dans cet intérieur tout entier intact, où rien n’a changé, ni les meubles, ni les tableaux, ni les livres, où tout, sous le verre des portraits, dans l’ombre des tentures, a conservé le caractère du passé, son recueillement et son silence. Ah ! régularité des anciens jours, repos de la province et sa douceur ! Rien, dans la quiétude de ce cadre atténué ne changeait jamais, tout demeurait immuable ! « Dieu merci, écrivait l’hôte de Saint-Maurice à Paul Bataillard, au cours de l’un de ces billets où il s’épanchait sans réserve, je retrouve chaque année les personnes et les choses à la même place et dans le même état. Nos domestiques sont les mêmes, notre chien de chasse est le même. »
Le chien de chasse. Etait-ce l’épagneul à poils fauves ou le braque a robe notre avec lequel, durant l’automne, Dominique battait les vignes jusqu’à la falaise et faisait, devant ses bonds, se lever des bécasses, des grives ou l’un de ces magnifiques coqs de perdrix rouges qui se rencontraient dans cet endroit ? Et parmi ces domestiques dont il a parlé ici, en parfait gentilhomme soucieux de l’ordre dans son domaine, n’y a-t-il pas comme un rappel du vieil André, le plus ancien de ses serviteurs, celui qui l’avait vu grandir et le suivait depuis le collège ? La retenue, la nuance même un peu lointaine de ces images du passé, voilà donc ce qu’on goûte ici, au crépuscule, dans cette vieille demeure dont Eugène Fromentin, comme un matelot qui se réserve toujours un havre au milieu des tempêtes, parmi les orages de la vie avait fait sa maison heureuse. En vain cherchons-nous en effet, dans ce salon démodé aux tentures sourdes, aux meubles de jadis, de ces inscriptions, de ces coups de canifs véhéments ou curieux dont Dominique, au cours de ses pensées, se plaisait à cribler les boiseries.
De tant de violences, de tourments, de combats intérieurs, nous ne pouvons retrouver les traces, mais seulement, disposés comme au temps de l’hôte lointain, les muets témoins de ces années : d’abord la « double bibliothèque » dont il est parlé dans Dominique, et le « petit meuble enseveli dans la poussière contenant uniquement ses livres de collège, livres d’étude et livres de prix. » Les livres de prix, ces livres dont il reçut les plus beaux à la fameuse distribution de 1837, ont été dispersés. Hélas ! Quant aux volumes, aux reliures anciennes, aux titres bien un peu pâlis par le temps qui couvrent les rayons, la plupart, provenant du docteur Fromentin, le médecin de Lafond, sont d’ordre scientifique. Seuls, un Cicéron, un Plutarque, rappellent les prédilections du jeune rhétoricien, et le vieux choix d’ouvrages de campagne : les Voyages de Cook, les Ruines, le Magasin des demoiselles, le Traité des jardins ou le nouveau La Quintinie, trahissent le côté poétique, intime, en quelque sorte agreste de ce logis ancien.
Qui ne se rappelle le passage exquis, filial, dans lequel Fromentin, à propos de sa mère, écrit dans l’une de ses lettres (toujours à Paul Bataillard) : « Nous avons cueilli le raisin ensemble ! » Sans doute l’écrivain parle-t-il de la vigne de la terrasse mêlée à la glycine. Pour sa mère, cette mère adorable, la seule personne qui l’ait compris jamais dans sa famille, nous eussions été heureux de contempler son visage tel que son fils nous le dépeint si bien avec ses grands beaux yeux noyés de larmes ; mais le portrait du docteur Fromentin, père d’Eugène, seul nous a été montré, un portrait de jeunesse genre Empire, à la Boilly. Ce portrait, c’est le docteur Fromentin lui-même qui l’a peint, non sans talent d’ailleurs. Elève de Berlin, de Gros, de Gérard, Pierre-Samuel Fromentin avait, dans son art étroit, conservé l’empreinte du premier de ces maîtres. Ces fameuses Cascatelles du Mecenate dont nous verrons en sortant de la maison, dans le vestibule, la copie d’après Vernet et dont Eugène, par une curieuse coïncidence (les Maîtres d’autrefois) retrouvera plus tard l’original au musée de La Haye, appartiennent bien au goure de ce paysage historique que pratiquaient, au commencement du XIXe siècle, les élèves au style déjà poncif d’Hubert Robert et de Michallon.
Cependant, dans cette habitation de Saint-Maurice, outre les sépias (souvenirs d’Afrique rapportés par Fromentin) et qui sont placées à gauche de la cheminée de la bibliothèque, il est deux autres tableaux, au cadre de vieux bois, qui nous ont, dès le seuil, retenu par leur art charmant, leur crayon naïf ; ce sont les portraits d’Antoine-Toussaint Fromentin-Dupeux, le grand-père d’Eugène, avocat à La Rochelle, et de sa femme, costumés tous deux en habits Louis XVI. Ces portraits se trouvent bien ici à la bonne place, car c’est lui, Fromentin-Dupeux qui, — ne l’oublions pas, — se rendit acquéreur, en 1815, de cette « borderie » à l’aide de laquelle son petit-fils, avec quelques détails empruntés à la demeure de son ami Seignette, à Vaugoin, imagina ce logis des Trembles au nom élégiaque, harmonieux, chantant, que Dominique ne pouvait pas prononcer, par la suite, sans se montrer ému jusqu’aux larmes.
A partir de 1867, Eugène Fromentin, livré tout entier à son labeur d’artiste, vécut certes beaucoup plus dans le vaste atelier, bien aéré, qu’il s’était fait construire et qui se trouve installé au premier étage d’un second logis de famille situé non loin de là ; mais pour ce qui a trait à Dominique, à tout ce poignant et cher récit dont Sainte-Beuve admirait la trame, les résonances intérieures et toutes les fines nuances d’un art achevé, nous savons bien que c’est ici, et sauf quelques traits rappelant Laleu, Vaugoin, les villages proches, que Fromentin en a composé l’essentiel.
Huit années après cette date de 1861 que nous venons d’indiquer, moins d’un an avant la mort de l’artiste, il se passa à Saint-Maurice un fait singulier, qui tient trop à l’intimité de Dominique et qui en évoque trop toutes les phases pour que nous le passions sous silence. Nous voulons parler de cet étrange retour, de cette sorte de réapparition, survenue tout à coup, dans la maison des Trembles, de ce sceptique, élégant et railleur, Léon Mouliade, l’ancien condisciple de Fromentin au collège de La Rochelle, celui dont l’écrivain, dans son roman, avait fait le modèle d’Olivier. « Imaginez, écrit Fromentin qui fait part à un ami après vingt-sept années de séparation de ce retour imprévu, qu’hier j’ai revu ici, chez moi, entrant comme un revenant, mon vieil ami de jeunesse, l’Olivier de Dominique. » Olivier, ou plutôt Mouliade, a quitté la Vendée pour la Bretagne. Fromentin apprend que, dans ce nouveau gîte, « auquel il laissa son nom celtique et son titre de manoir, » Olivier ne vit pas tout à fait seul. « Il n’a, dit-il, jamais été tout à fait seul, mon Olivier. Toujours le même ; mais c’est la même solitude morale. Au fond, le même ennui, la même douceur élégante et désabusée. Il est devenu gourmet, il a la goutte, ne monte plus guère à cheval et tire des bécasses dans son parc, une béquille d’une main, un fusil de l’autre. » Ce fantôme du passé, cette ombre des anciens jours, par quel jeu singulier des circonstances reparaissait-il tout d’un coup, après tant d’années, et sous cette forme vieillie, presque dérisoire, au seuil de cette maison des Trembles que le dandy de jadis avait animée tant de fois de ses sarcasmes, fait retentir de ses railleries et dont l’être simple, l’artiste parfait que Fromentin était devenu en dépouillant Dominique, ne se souvenait plus que pour le plaindre ?
C’est le 27 août 1876, après une courte maladie, que l’homme dont nous évoquons ici le passé d’art et de belles-lettres, quittant sa maison, fut conduit au cimetière de Saint-Maurice. Ah ! le chemin à parcourir, pour aller de l’une à l’autre, n’était pas long ! Une petite rue, d’où l’on aperçoit la mer en se retournant, la rue Quatrefages, y conduit entre deux rangées de maisons basses, blanchies à la chaux et que le soleil fait éblouissantes. Sans doute le berger kabyle qui ramène son troupeau, le soir, à l’entrée du douar, passe, dans une même saison, par un chemin semblable. Et c’est bien cette image, cette silhouette d’aspect biblique, pauvre et drapée noblement, à laquelle il convient de penser au seuil de la tombe de l’écrivain qui avait dit, dans le Sahel, à l’une de ces heures d’apaisement qui succédaient en lui aux grandes crises de l’âme, aux orages du cœur : « Pourquoi la vie humaine ne finit-elle pas comme les automnes d’Afrique par un ciel clair, avec des vents tièdes, sans décrépitude ni pressentiments ? » Ce ciel clair, ces vents tièdes dont il a parlé aussi dans le Sahara et dont il a dit qu’ils « formaient de légers murmures autour des joncs des marais, » devant d’autres marais, sous ce ciel d’Aunis, en été, est-ce que nous n’en éprouvons pas, nous aussi, la douceur ?
Par des échappées au-dessus du mur du cimetière, du côté du fort, non loin d’un carré de vignes, nous l’apercevrons, tout à l’heure, à nouveau, le grand paysage de chasse où Dominique vint, tant de fois, faire des battues avec M. de Nièvres. Au loin, nous reverrons les chars attelés de bœufs passer dans la campagne ; par les éclaircies, entre les haies vives, nous devinerons Laleu, enfin Vaugoin, le village où Fromentin avait aperçu tant de fois Madeleine jeune fille, où il vint un jour peindre fervemment l’une de ses très rares toiles inspirées par le site natal : Une ferme aux environs de La Rochelle ; et tout le paysage assez dépouillé, très sobre, aux grandes lignes, comme ramassé, comme cuit sous le soleil, c’est bien celui qui convient autour du tombeau du voyageur, à qui un simple tas d’herbes, allumé dans la brousse par des enfants arabes, et dont la fumée montait vers le ciel bleu, avait suffi une fois à rappeler l’image de cette campagne du pays où il repose.
Au sein de ce cimetière de Saint-Maurice, d’un touchant désordre de rosiers, de géraniums et d’herbes folles, à l’ombre de celle rangée de cyprès, dont les cônes affectent un accent italien, Eugène Fromentin, de tous les hôtes un peu hautains du logis des Trembles, n’est pas seul à reposer ; mais encore on peut dire que, par une sorte de rapprochement suprême, il y est avec tous les siens : sa femme, née Cavellet de Beaumont ; son père, le médecin de Lafond ; sa tendre mère, née Françoise-Jenny Billotte ; enfin, son frère Charles. Et puis, il est ici, bien un peu éloigné des précédents, à l’écart, comme il convient aux plus hautes pudeurs, aux plus grands deuils, le tombeau d’une autre morte, de celle qui fut Madeleine de Nièvres.
De Saint-Maurice, le mercredi soir 11 septembre 1844, Eugène Fromentin, deux mois après la mort de celle qui avait été l’héroïne de son œuvre vivante, écrivait, le cœur déchiré, à Paul Bataillard : « Je vais assidûment visiter le tombeau de ma pauvre amie. Vous comprenez à quel point Saint-Maurice m’est cher ! Je vous reparlerai longuement, de ces douces et pieuses visites. » Ah ! pauvre Dominique, malheureux héros ! Comme l’épilogue était venu, tout à coup, achever prématurément le roman de sa jeunesse ! Au mois de juin 1844, ce mois dont il a dit plus d’une fois qu’il aimait tant le retour, celle qui avait été pour lui le modèle de Madeleine avait dû, sans tarder, s’arrachant à son mari et à ses enfants, se rendre à Paris pour y subir, de la part des chirurgiens, une intervention dont le dénouement fut fatal. Et c’est ici que Dominique avait connu le calvaire ! Introduit dans l’appartement de Madeleine, il avait une fois encore été autorisé à contempler, par une vitre de la chambre, le visage amaigri de celle qui avait été toute sa joie, tout son bonheur, de celle qu’il avait si chastement aimée au-delà du possible. Puis brusquement c’avait été la mort, à vingt-sept ans, de celle dont « le parfait souvenir » le hantait toujours ; enfin, une explosion de douleur, un chagrin sombre et concentré, se traduisant par un abattement affreux, des plaintes sourdes dont l’accent faisait peur.
« Tout mon passé, écrit-il à ce moment tragique, m’a traversé la mémoire, depuis mes lointaines rêveries dans mon allée verte de Saint-Maurice… » En, quelques secondes, comme cela se produit aux instants de grande déroute morale, il revit les jours anciens, les joies mortes, Madeleine depuis dix ans déjà mariée à celui qui fut le modèle du comte Alfred de Nièvres, M. X… en réalité simple surnuméraire des contributions, devenu, par la suite, agent de change à La Rochelle. « Je pense à toi qui dors là-bas, sous l’herbe mouillée, pauvre tête si belle, aux yeux si doux, au teint si blanc, aux yeux si noirs ! » Voilà ce qu’écrivait à un ami, après la mort de Madeleine, Fromentin souffrant de toutes les souffrances de Dominique.
En ce jour d’août, d’une vive lumière, d’un chaud soleil, l’herbe n’est pas mouillée comme en son temps ; il y a des papillons, il y a des fleurs, et « ces oiseaux qui chantaient avec un accent qui remuait jusqu’au fond du cœur » et dont il a parlé avec poésie, nous les entendons, dans les arbres, pépier- et s’ébattre au-dessus du tombeau de Madeleine. Pauvre tombeau, d’ailleurs bien simple : une dalle inclinée qu’entourent des orties et l’herbe sauvage, une haute et longue pierre où doivent, dans les jours sombres, quand l’Océan est déchaîné, venir gémir les vents, et sans laisser de trace glisser les larmes de la pluie. Et là, pas une fleur, pas une couronne, mais seulement gravés, encore distincts, au-dessus de la dépouille de celle qui fut toute séduction, tout charme, qui se montra si belle et si inaccessible, ces simples mots d’état civil : Ci-gît Jenny Caroline Léocadie Ch… épouse de M. Emile B. décédée à Paris le 4 juillet 1814, dans sa 28e année ; enfin ces courtes lignes d’un regret presque officiel : Sa mort priva sa bonne mère d’une fille chérie, son mari d’une épouse bien-aimée et ses trois petits enfants d’une tendre mère. La « mère chérie, » née le 14 mars 1783, décédée le 9 avril 1863, c’est elle qui dort, un peu à côté de sa fille, dans les ronces du cimetière, et les enfants pour lesquels Fromentin, dans un lointain poème, avait rêvé d’ « airs byroniens, » de grâce et de beauté à l’image de Madeleine, c’était bien ceux dont il devait dire dans son billet déchirant du 11 septembre, adressé à Paul Bataillard, peu après la mort de la jeune femme : « Je vois souvent les enfants et je les adore. »
Ceux qui ont lu attentivement Dominique et ont été sensibles à tout ce que ce livre contient de tragique et de fier dans son mouvement, se rappellent toute la fin orageuse, digne des maîtres, l’épisode du châle au soir dans le vieux château, la séparation et enfin ces mots prononcés par Dominique : « Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus, ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais. » Le lendemain, le héros de cette belle et rude histoire, d’un arôme délicat et pénétrant, dit que — comme un animal blessé qui perd du sang et rentre au gite — prenant par un chemin de traverse, il arriva en vue de Villeneuve.
Villeneuve, nous savons que c’est Saint-Maurice, et ce chemin traversant le marais, ce chemin dont l’argile conserva si longtemps l’empreinte du talon de la jeune femme, il nous eût été précieux de le retrouver. Mais ce chemin même, quel est-il ? Le temps a tout mêlé, tout recouvert et enseveli sous sa cendre. « En amour, a dit le héros de cette histoire, l’une des plus poignantes qu’aient vécues les hommes, la dette des âmes fidèles est la résignation. » Cette dette des âmes fidèles, nous savons que les deux êtres qui reposent ici l’ont payée au-delà des forces humaines, et c’est à cela, au déclin de ce beau jour, que, parvenu au terme de ce pèlerinage, nous pensons longtemps encore en regagnant la mer, cette mer qui fut comme le miroir mouvant où se penchèrent tant de fois les âmes inquiètes et torturées de Madeleine et de Dominique.
EDMOND PILON.