Pour le Centenaire de Leconte de Lisle

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Pour le centenaire de Leconte de Lisle
René Pichon

Revue des Deux Mondes tome 47, 1918



POUR LE CENTENAIRE
DE
LECONTE DE LISLE





Voici bientôt cent ans que naissait à l’île Bourbon, au sein de ces paysages éclatants dont la splendeur devait si souvent illuminer ses rêves et consoler ses désespoirs, celui qui était destiné à devenir le rénovateur de la poésie française. — L’heure n’est pas très propice, sans doute, à la commémoration recueillie d’un tel souvenir : il y faudrait plus de loisir, et plus de silence. Entre les évocations des âges disparus qui remplissent les œuvres de Leconte de Lisle, et les angoisses trop pressantes qui étreignent nos cœurs aujourd’hui, l’abîme paraît infranchissable. — Pourtant, c’est le privilège du génie de n’être jamais « inactuel. » Dans une page au moins, l’auteur des Poèmes tragiques a exprimé par avance les sentiments qui nous émeuvent le plus à la minute présente. Il nous suffit d’élargir un peu la portée de son Sacre de Paris, d’étendre à toute la France ce qu’il disait de la « Ville auguste, » pour que semblent écrits d’hier ces vers où respire tant de mâle pitié pour les victimes, et tant de haine insultante pour les bourreaux :

Dans l’étroite tranchée, entre les parois froides,
         Le givre étreint de ses plis blancs
L’œil inerte, le front blême, les membres roides,
         La chair dure des morts sanglants.

Les balles du Barbare ont troué ces poitrines
         Et rompu ces cœurs généreux.
La rage du combat gonfle encor leurs narines,
         Ils dorment là, serrés entre eux.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tous les loups d’outre-Rhin ont mêlé leurs espèces :
         Vandale, Germain et Teuton,
Ils sont tous là, hurlant de leurs gueules épaisses
         Sous la lanière et le bâton.

Ils brûlent la forêt, rasent la citadelle,
         Changent les villes en charnier ;
Et l’essaim des corbeaux retourne à tire-d’aile
         Pour être venu le dernier.


Au surplus, quand même Leconte de Lisle n’aurait point si pieusement vénéré le martyre de la France, nous n’en aurions pas moins le devoir de nous arrêter quelques instants, en un jour d’anniversaire, devant une gloire qui fait partie de notre richesse nationale. Si « exotique » qu’il soit par son origine et par quelques-uns de ses dons de peintre, Leconte de Lisle est bien Français aussi : son génie fait de haute raison, de volonté lucide, de netteté harmonieuse et modérée, l’apparente, plus qu’il ne le croyait lui-même, à nos grands classiques. Sans doute est-ce pour cela qu’après les folies et les avortements d’un romantisme hypertrophié, nos poètes ont si volontiers « reconnu » sa doctrine et accepté sa maîtrise. Les plus différents, les plus opposés, se sont trouvés d’accord pour proclamer ce qu’ils lui devaient : le fantaisiste Verlaine n’en a pas parlé avec moins de respect que l’impeccable Heredia, ni des psychologues comme Sully Prudhomme ou M. Paul Bourget avec moins de reconnaissance qu’un réaliste comme François Coppée. Son autorité, moins triomphale que celle de Victor Hugo, n’a pas été moins efficace ni peut-être moins féconde : sans lui, un demi-siècle de poésie française n’aurait pas été ce qu’il a été, et c’est sans doute de quoi justifier un souvenir et un hommage.

Dans certains cultes anciens, les prêtres avaient coutume, aux fêtes solennelles, de laver l’effigie divine pour l’offrir toute neuve, toute jeune, à la piété des fidèles. C’est de la même façon qu’il conviendrait de célébrer la mémoire des grands hommes, non point par des harangues sonores ni par des inaugurations pompeuses de statues, mais en s’appliquant à ôter la poussière dont le temps a terni leurs images, ou les fausses couleurs dont l’erreur les a bariolées. Nous craignons que, pour Leconte de Lisle, l’entreprise ne soit pas tout à fait superflue, qu’il ne soit aujourd’hui plus admiré que vraiment compris. Car enfin, quels sont, sur son œuvre et son rôle, les jugements de monnaie courante ? Les uns, captivés par la perfection magistrale de sa forme d’art, le vantent si fort de ce mérite qu’ils négligent de chercher si cette forme enveloppe quelque pensée, et qu’ils en parlent comme si elle se suffisait à elle-même. D’autres frappés, — ou effrayés, — de ce qu’il y a d’érudition dans les Poèmes antiques et les Poèmes barbares, en concluent que cet admirable historien des races mortes n’a vécu lui-même que d’une vie semblable à la mort, sans rien mettre dans ses œuvres d’humain ni de personnel. D’autres enfin, l’entendant dénoncer avec son âpre force l’éternelle Illusion, et appeler de sa voix robuste la « Divine Mort où tout rentre et s’efface, » le rangent, pêle-mêle avec Leopardi et Schopenhauer, parmi les contempteurs de la Vie. « Ciseleur, » « impassible, » « pessimiste, » ce sont bien, n’est-il pas vrai ? les épithètes le plus communément accolées au nom de Leconte de Lisle. Or, de ces trois épithètes, la première est plus fausse que vraie, il a toujours repoussé la seconde avec horreur, et la dernière elle-même appelle plus d’une réserve. Nous voudrions ici, en nous aidant du livre très richement documenté que M. Marius-Ary Leblond a publié sur son illustre compatriote, en nous rappelant aussi les confidences recueillies par une fervente admiratrice du maître, mais surtout en laissant parler le poète, essayer de retrouver un Leconte de Lisle moins uniquement artiste et érudit qu’on ne se l’imagine, plus vivant, plus passionné, et par là plus près de nous.


I

« Les Poèmes de Leconte de Lisle sont des œuvres un peu monotones, où il n’a pu ou voulu mettre que des effets de couleur, de relief et de rythme. » Cette sentence d’Émile Faguet résume assez exactement ce que la majorité des lecteurs pensent des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. Elle n’en est pas plus juste pour cela. Et, par exemple, pour n’en relever que ce seul mot, qu’y a-t-il donc de « monotone » dans cette œuvre où la souple variété du pittoresque rivalise avec l’infinie diversité de la nature et de l’histoire ? Est-il « monotone, » celui qui sait passer de la plus délicate fraîcheur (le Colibri) à l’horreur la plus tragique (le Paysage polaire), celui qui peint avec tant de grâce sensuelle le repos de Leïlah endormie, et avec tant de dureté sombre la veillée anxieuse de Magnus ? Mais surtout, pour ne voir dans cette poésie que « des effets de couleur, de relief et de rythme, » il faut s’arrêter de parti pris aux procédés d’art les plus extérieurs, négliger la recherche des intentions profondes ; — et pourtant, qui donc, en général, a su les mieux découvrir qu’Émile Faguet ?

Peut-être certaines déclarations du poète, si on les isole et qu’en les isolant on les exagère, sont-elles responsables de ce malentendu. Il est très vrai que Leconte de Lisle a vanté le prix de la forme, du travail attentif et patient ; il a mis à cette prédication d’autant plus d’éloquence, voire parfois de rudesse, que ses plus célèbres prédécesseurs avaient plus fâcheusement méconnu ces principes sacrés. Mais cela suffit-il pour l’ériger en panégyriste de la perfection vide, de la pure virtuosité ? Oui, il a trouvé que la langue de Jocelyn était « molle, efféminée et incorrecte, » et que son vers manquait « de muscles, de sang et de nerfs ; » oui, il a estimé « un peu fade » le charme de certains passages d’Éloa : mais est-il donc besoin, pour penser ainsi, d’être un partisan intraitable de la facture parnassienne ? À ce compte, que de gens seraient parnassiens sans le savoir ! D’ailleurs, en regard de ces jugements, on en peut mettre d’autres qui, moins connus, nous montrent en Leconte de Lisle tout autre chose qu’un virtuose. C’est ainsi que, dans un article sur Racine, il déclare n’apercevoir dans Phèdre et dans Athalie qu’une « prodigieuse puissance de forme, » et « rien de plus : » opinion singulière sans doute, peu intelligente même, si l’on veut, puisqu’elle ne tient nul compte de la psychologie de Racine, ni de son pathétique ; mais enfin ce « rien de plus » n’est pas d’un homme qui met au-dessus de tout la « puissance de forme. » De même, il reproche à André Chénier ce que la pure doctrine parnassienne devrait louer le plus en lui : il le blâme d’avoir été trop « antique. » De même encore, tout en plaçant très haut Théophile Gautier, il lui en veut d’avoir professé la théorie de l’art pour l’art. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de discuter le bien-fondé de ces appréciations : retenons-en seulement que, lorsque Leconte de Lisle fait de la critique, s’il est choqué jusque dans sa plus profonde sensibilité d’artiste par les négligences de la poésie soi-disant « inspirée, » à la façon de Lamartine, il n’est pas beaucoup plus indulgent pour la beauté strictement plastique des œuvres qui lui paraissent dépourvues de signification. Ni l’idée sans la forme, ni la forme sans l’idée, pourrait être la devise maîtresse de sa poétique.

N’est-ce pas celle qu’il applique constamment ? Toutes ses trouvailles musicales ou pittoresques, si curieuses en soi qu’elles puissent être, valent encore plus par l’heureuse ingéniosité avec laquelle elles soulignent tel aspect particulier de l’idée ou du sentiment. Les exemples en surabondent : nous accusera-t-on de pédantisme, si nous nous attardons à en cueillir deux ou trois entre des centaines ?

Dans la composition rythmique d’abord. Prenez la Vérandah, où le retour entre-croisé des vers et des strophes produit un si original effet de symétrie compliquée : est-ce simplement un tour de force « amusant, » comme on dit en langage d’atelier ? ou, bien plutôt, le poète n’a-t-il pas voulu rendre sensible, par le dessin savant de son petit tableau, ce qu’il y a de subtil, de minutieusement puéril, de lent aussi et de « fermé, » dans la civilisation voluptueuse de la Perse ? Prenez le Retour d’Adonis : est-ce que l’alternance des alexandrins et des octosyllabes, avec les rimes « embrassées, » ne traduit pas, par les molles ondulations de son balancement, la langueur du mysticisme asiatique ?

À l’abri du feuillage et des fleurs et des herbes,
         D’huile syrienne embaumé,
Il repose, le Dieu brillant, le Bien-Aimé,
         Le jeune Homme aux lèvres imberbes.

Voyez encore comment, dans Qaïn, Leconte de Lisle adapte l’instrument rythmique à la nature des visions qu’il évoque et des réflexions qu’il suggère. La strophe de Qaïn, c’est la strophe classique des quatre alexandrins à rimes croisées ; mais, avec un merveilleux sens musical, le poète l’a prolongée, alourdie et comme durcie, en y introduisant, au milieu, un cinquième vers masculin : cette forme pleine et pesante convient mieux que toute autre à la résurrection de la Ville des Forts, comme aux imprécations farouches du grand Rebelle… On pourrait prolonger cette recherche : toujours on verrait qu’en Leconte de Lisle l’artisan de mètres est certes prodigieux, mais qu’il n’existe jamais pour lui-même, qu’il se subordonne à l’historien et au penseur.

Pareillement l’artisan de mots. Les termes qu’il emploie peuvent bien l’avoir séduit par leur richesse de couleur ou par leur vigueur plastique, mais soyons sûrs qu’il ne les eût pas admis s’il n’avait senti qu’ils déclencheraient en nous toute une résonance d’impressions et d’idées. Lorsque, pour encadrer le repos de son pâtre grec, accoudé « sur le thym sauvage et l’épaisse mélisse, » il a besoin d’un horizon marin, il indique la Méditerranée qui étincelle au soleil,

Semblable au clair métal de la riche Korinthe,


et aussitôt c’est toute la vie hellénique qui s’étale devant nous, dans sa paix heureuse et son opulente sérénité. S’il veut faire tomber la neige sur la tour noire où songe le Runoïa, il l’appelle la neige « primitive, » et ce seul adjectif nous plonge dans un monde lointain, grandiose et mystérieux. L’agonie de Hialmar est éclairée par « la lune froide : » épithète de nature ? non, mais notation physique qui s’accorde avec la grandeur austère, et, si l’on peut dire, stoïquement glaciale, du courage Scandinave. Bref, s’il est excessif de prétendre que tous les détails matériels, chez Leconte de Lisle, ont un sens symbolique, tout au moins doit-on reconnaître que la plupart d’entre eux sont choisis parce qu’ils prouvent ou suggèrent quelque chose de plus qu’eux-mêmes, et qu’outre leur beauté propre ils sont comme chargés de pensée.

On s’y est bien souvent mépris. Le mérite technique de la peinture a, comme il arrive souvent, relégué dans l’ombre les intentions plus profondes de l’artiste. Devant ses portraits d’animaux ou devant ses scènes d’histoire, on s’est récrié sur l’exactitude du rendu, mais sur elle seule, comme si l’ambition de Leconte de Lisle se fût bornée à mettre en beaux vers un traité d’histoire naturelle ou un manuel d’archéologie. Impossible de se tromper plus lourdement. Qu’on relise la Panthère noire, le Rêve du jaguar, la Chasse de l’aigle, l’Aboma : il y a là tout autre chose que le savoir-faire magistral d’un animalier, occupé de saisir les attitudes et les mouvements de ses bêtes ; ici, les gestes révèlent les instincts essentiels de la vie ; la splendeur des formes ou la douceur caressante du paysage qui sert de cadre ne font que rendre plus frappante, plus tragique, la cruauté qui est la loi de tout le monde animé. Quelquefois le poète ne peut s’empêcher de crier son horreur devant la nécessité du meurtre :

Va, monstre, tu n’es pas autre que nous ne sommes,
Plus hideux, plus féroce ou plus désespéré…

Ou bien, pris de je ne sais quelle pitié, il médite sur la tristesse obscure des êtres inférieurs :

Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?


Mais, là même où il n’a pas pris la peine de formuler la « moralité » de ses descriptions, il faudrait que nous fussions bien maladroits pour ne pas la découvrir. Tout, dans ces peintures d’animaux, proclame les deux fatalités qui pèsent sur les êtres, celle de la douleur et celle de la férocité ; tout nous révèle la vie, dans ce qu’elle a de plus profond, et non pas seulement de plus extérieur ou de plus pittoresque ; tout est d’un naturaliste, si l’on y tient, mais d’un naturaliste à la façon de Darwin plutôt que de Daubenton ou de Guéneau de Montbéliard, d’un naturaliste en qui l’observateur se met sans cesse au service du philosophe.

Il en est des scènes historiques comme des scènes animales. Cette fois encore, Leconte de Lisle accumule les indications précises : architecture, mobilier, vêtements, rites, jeux ou danses, tout le décor de l’antiquité ou du moyen âge est restitué très exactement, et ce peut être un divertissement d’érudit d’en rechercher les « sources » littéraires ou figurées. Mais croirons-nous que le poète n’ait rien voulu voir au-delà de ce bric-à-brac ? le confondrons-nous avec tant d’écrivains consciencieux, — et ennuyeux, — qui, avant comme après lui, nous ont infligé tant d’assommantes antiquailles ? Comparons, pour bien comprendre son dessein, deux « intérieurs » copieusement décrits par lui, le palais d’Amphiôn dans Niobé et le château féodal de Magnus. Ici, les voûtes de marbre, les larges conques d’or, les longs tissus de lin, les sons amoureux des lyres ioniques, toutes les marques d’une somptuosité fière et joyeuse : or, cette joie va contraster avec la catastrophe lugubre toute proche, et cette fierté, en nourrissant l’orgueil de Niobé, expliquera son châtiment ; le décor est donc intimement lié au drame. Dans le château de Magnus, au contraire, les tourbillons farouches de fumée et de flamme, le lugubre effondrement de la neige, le hurlement sépulcral du vent, l’éclair haineux de l’œil du chien noir accroupi devant l’âtre, autant de signes extérieurs où se projette l’angoisse inapaisable du chevalier sacrilège et maudit. Qu’est-ce à dire, sinon que Leconte de Lisle, malgré sa curiosité d’artiste, ne s’arrête pas aux pierres et aux étoffes ? Les choses l’intéressent dans la mesure où elles traduisent des êtres, des parcelles de l’éternelle et décevante humanité. À ses yeux, comme aux yeux de son contemporain Fustel de Coulanges, l’histoire a pour principal objet d’étude l’âme humaine ; elle est avant tout psychologie, et non archéologie. On commet un faux sens sur tant de scènes bibliques, grecques, scandinaves ou médiévales, lorsqu’on n’en admire que la précision documentaire ou l’éclatant relief. L’évocation historique, telle que la comprend Leconte de Lisle, est une « résurrection » totale, une restitution des façons de penser et de sentir, et non seulement des façons de manger ou de s’habiller. Elle s’adresse à tout l’homme, à l’intelligence plus encore qu’aux oreilles ou aux yeux.


II

« Soit, diront ceux qui n’aiment pas beaucoup Leconte de Lisle, à l’intelligence, mais à l’intelligence seule, abstraite et impersonnelle, sans rien qui soit de notre monde et de notre temps, sans rien qui vienne du cœur du poète et qui parle au nôtre. » C’est là le second des reproches qu’on lui a adressés, et celui qui semble lui avoir causé le plus vif déplaisir. François Coppée, témoin du trouble qui le saisissait lorsqu’il récitait ses propres vers, dit qu’il méritait bien peu alors « ce nom d’impassible dont la critique l’accabla si souvent, et qui l’irritait si fort. » Si cela est vrai, il faut avouer que le poète dut être mis à une cruelle épreuve. Pour nul écrivain, croyons-nous, n’a été réédité plus fréquemment l’agaçant cliché de la « tour d’ivoire. » L’accusation d’indifférence est venue le poursuivre jusque dans son triomphe académique, lors de cette séance du 31 mars 1887 où Dumas fils, qui le recevait, montra si clairement, en le « blaguant, » qu’il ne le comprenait pas. « Vous avez, lui disait l’auteur de la Dame aux Camélias, immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. Vous avez voulu, dans votre œuvre, que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger-Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. »

Que Dumas, lancé à corps perdu dans le torrent des polémiques contemporaines, ait été l’homme le moins fait pour goûter cet art hautain et comme volontairement réservé, cela n’a rien de très surprenant ; mais aujourd’hui il faudrait plaindre ceux qui ne sauraient pas sentir ce qu’il y a de vie frémissante sous la fierté discrète des Poèmes antiques : ce serait signe qu’ils ne reconnaissent de personnalité que celle qui s’étale et de passion que celle qui bavarde, qu’ils confondent les richesses profondes de l’âme avec les exubérances extérieures de la sensiblerie. Leconte de Lisle s’est à dessein interdit celles-ci, mais, Dieu merci, il n’a pas ignoré celles-là.

Ce qu’il a condamné sans appel, c’est l’ostentation complaisante des aventures individuelles, le « gémissement continu » de l’élégiaque sur soi-même. Il l’a proscrit, notons-le bien, plus peut-être par souci de dignité morale que par scrupule esthétique, plus en stoïcien qu’en parnassien. « Il y a, écrivait-il en 1852, dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites. » Et, dans son fameux sonnet des Montreurs, c’est au nom du même idéal moral et littéraire à la fois qu’il refusait de se livrer à la foule.

Mais quoi ! n’y a-t-il donc rien d’intermédiaire entre la loquacité égoïste des « Confessions, » à la manière de Rousseau ou de Musset, et la contemplation inerte et froide ? N’existe-t-il pas des sentiments qui, pour n’être pas strictement personnels, n’en sont pas moins intenses, moins puissants, moins capables de remuer l’âme tout entière ? Le poète, en un mot, est-il condamné à se figer dans l’immobilité dès qu’il cesse de parler de lui ? Leconte de Lisle n’a jamais voulu l’admettre. Dès ses années de jeunesse, il s’est aperçu que de plus en plus il se détachait des individus « pour agir et pour vivre par la pensée avec la masse seulement. » Par un vieux reste de préjugé romantique, il se l’est reproché un instant : « Je m’efface, je me synthétise. C’est le tort, si c’en est un, de la poésie que j’affectionne entre toutes. » Mais très vite il s’est rassuré en se disant que les préoccupations collectives et générales de l’humanité pouvaient être tout aussi émouvantes que les « mesquines impressions personnelles, » et il a terminé ses confidences à son ami par cette très belle et très juste profession de foi : « Ne crois pas que cela tue le cœur parce que cela l’élargit. »

De fait, le pathétique, chez lui, ne se déverse pas sur les menus chagrins de la vie privée ; il ne se boursoufle pas non plus en adjurations emphatiques ou en tirades verbeuses : mais il existe quand même, parfois plus reconnaissable, parfois plus jalousement caché, invisible et présent, et d’autant plus efficace qu’il est plus concentré. Pour qui sait le sentir, il sort, singulièrement prenant, de la blessure d’une grande âme qui a médité, dans le silence et l’angoisse, sur les problèmes de la nature et de la destinée ; il jaillit, fort et généreux,

Comme d’un sein puissant tombe un suprême amour,


et il anime de sa flamme virile toutes les parties de l’œuvre du poète, même celles qui semblent les plus éloignées de notre pauvre et actuelle humanité.

Où donc est-il impassible, ce prétendu observateur désintéressé ? Est-ce, d’aventure, dans ses tableaux de la nature tropicale ? et, s’il se plaît tant à faire rayonner la chatoyante féerie de couleurs et de lumière dont s’enchanta son enfance, ne mêle-t-il pas à sa volupté d’artiste quelque chose de très humain et de très dramatique, l’effort éperdu pour prolonger par le souvenir l’existence de ce qu’il a jadis aimé, la joie enivrée lorsqu’il y croit réussir, et le désespoir lorsqu’il constate sa fatale impuissance ?

Et vous, joyeux soleils des naïves années,
Vous, éclatantes nuits de l’infini béant,
Qui versiez votre gloire aux mers illuminées,
L’esprit qui vous songea vous entraîne au néant…

La trouverons-nous, cette impassibilité tant de fois dénoncée, dans ses peintures d’animaux ? Mais nous avons déjà vu qu’elles sont toutes imprégnées d’une conception philosophique de la vie ; or, pour Leconte de Lisle comme pour Alfred de Vigny, « penser fait sentir, » alors que tant d’autres ne pensent que lorsqu’ils sentent. En réalité les mœurs de ses bêtes de proie ne lui sont ni de purs thèmes descriptifs, ni de simples prétextes à réflexion ; il vit et vibre avec elles. En communion, si l’on ose dire, avec sa panthère, son jaguar, son aigle ou son requin, il éprouve l’ardeur de la lutte, l’ivresse exaltée du meurtre, ou l’anxiété lamentable de la faim. D’avoir vu autrefois, sur quelque plage africaine, frissonner et claquer des dents les maigres chiens hurleurs, il a gardé une sensation d’horreur où se symbolise la conscience de l’universelle misère :

Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J’entends toujours, du fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages.

Quelle froideur chez ce peintre, n’est-il pas vrai ? et quelle indifférence dédaigneuse aux souffrances de ses modèles !

Restent les poèmes historiques, de beaucoup les plus nombreux, et au premier abord il peut sembler qu’ils nous transportent en un monde avec lequel nous n’avons rien de commun. Leconte de Lisle s’est imposé un volontaire, — et salutaire, — effort de dépaysement. Çunacépa ou Thyoné, Komor ou Angantyr, Nurmahal et Djihan-Ara, tous ces gens-là n’ont pas l’air de nous toucher de très près. Mais, de l’exotisme des noms, conclure à l’insensibilité du poète, ce serait un bien enfantin sophisme, ou une bien grosse naïveté. Si reculée que soit la date de ses personnages, ou si étrange leur pays, cela ne l’empêche pas de s’y intéresser, ni de nous y intéresser. Au spectacle de leurs amours et de leurs haines, il s’émeut de toute son âme. Il est tour à tour, et intensément, chacun d’eux. Sans artifice, par un don de large et généreuse compréhension, il fait sienne la gaieté des Bucoliastes, la résignation chaste d’Hypatie, la bravoure de Hialmar, la férocité vindicative de Don Diego Lainez, la tristesse du Runoïa. C’est un pathétique comparable à celui des anciens auteurs d’épopées ou de tragédies, bien éloigné en tout cas de la sérénité glaciale dont ont parlé tant de critiques.

Mais il y a plus. Si, très souvent, Leconte de Lisle se donne les émotions de ses héros, fréquemment aussi il leur donne les siennes ; non pas qu’il en fasse ses simples truchements selon le procédé romantique, mais, en bien des endroits, sans qu’il en coûte rien à la vraisemblance légendaire, il fait exprimer par eux des sentiments si éternellement humains qu’ils sont aussi bien de notre temps que du leur. N’en prenons qu’un seul exemple, le dialogue de Khirôn et d’Orphée, l’un disant l’amertume de la jeunesse disparue, le sursaut de rébellion à l’approche de la décrépitude et de la mort,

OUi, j’étais jeune et fort…
Jamais, jamais mes pieds, fatigués de l’espace,
Ne suivront plus d’en bas le grand aigle qui passe ;


l’autre prêchant le renoncement à ces « indignes regrets. » C’est bien sans doute l’Orphée et le Khirôn de la tradition, mais ce sont aussi les deux aspects de l’âme humaine, l’aspect de révolte et celui de résignation, et, en quelque sorte, les deux moitiés, également sincères, de l’âme du poète.

Quelquefois même Leconte de Lisle va plus loin, introduit dans les scènes antiques ou barbares des éléments plus actuels, prête à ses personnages des sentiments qui l’intéressent d’une façon plus directe. Tout en évitant les anachronismes déplacés, il porte dans l’évocation des époques disparues les préoccupations de l’heure présente, et, entre toutes, celle qui lui tient le plus à cœur, celle de la lutte contre les croyances religieuses. Son habileté souple et sûre sait choisir dans les légendes anciennes les points où le contact peut s’établir entre les concepts archaïques et ses propres convictions. Son Qaïn est à la fois très biblique et très moderne ; l’essence du vieux judaïsme s’y condense en des vers d’une robuste plénitude :

J’ai heurté d’Iahvèh l’inévitable embûche…
Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face…


Mais, en même temps, la révolte du Maudit s’amplifie, s’épanouit ; elle devient la promesse de la grande rébellion qui dressera contre la divinité la pensée humaine :

Tu lui diras : Adore ! Elle répondra : Non…
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire ;
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.

Est-ce encore le Qaïn de la Genèse qui menace Iahvèh ? Ou n’est-ce pas le prototype de la libre pensée, du rationalisme positif ou scientifique, en qui Leconte de Lisle a mis sa haine furieuse des théologies oppressives ? Comme Jules Lemaître a eu raison de dire qu’un tel poème sonne bien l’heure où nous sommes ! Il aurait pu en dire autant de Niobé, du Runoïa, d’Hypatie… La Niobé de Leconte de Lisle est sans doute, très authentiquement, celle d’Homère, la pâle Tantalide rivale de Latone ; mais à ce mythe desséché le poète insuffle une vie nouvelle, toute brûlante, celle de son propre cœur passionné. Relisez l’admirable imprécation, de l’héroïne, rythmée et développée comme un largo de Beethoven, et voyez-en, de proche en proche, se révéler la vraie pensée. Bientôt l’antithèse n’est plus entre les Olympiens usurpateurs et les dieux déchus que déplore Niobé ; ces dieux, ces dieux heureux et sages, fils de la Terre, deviennent le symbole de la pensée humaine, jadis libre et maintenant écrasée sous le dur joug de la religion. Voici que Niobé prédit la chute de Zeus, puis celle du Christ, enfin la réconciliation suprême de la Terre et de l’antique Ouranos : n’entendez-vous pas, par sa voix, Leconte de Lisle annoncer la bonne nouvelle des théocraties vaincues et de la raison affranchie, avec autant de joie et d’emportement en vérité que Lucrèce jadis ?

Qu’on ne s’étonne point de ce rapprochement. Rien, par la forme, ne diffère plus du De rerum natura que les Poèmes antiques, mais rien n’y ressemble plus par l’esprit. Comme Lucrèce, Leconte de Lisle veut travailler au bonheur de l’humanité en la déliant des superstitions qui entravent son libre essor. Absolu dans ses opinions laïques, démocratiques et révolutionnaires, il ne saurait ni ne voudrait séparer en lui le poète du citoyen, ni celui-ci du libre-penseur. En particulier, il est persuadé que le christianisme est le pire ennemi du progrès philosophique et social, et si l’on n’oserait affirmer qu’il n’écrit que pour le combattre, du moins n’écrit-il jamais sans le combattre. Par-là s’expliquent et ses enthousiasmes et ses haines, sa vénération pour les religions que le christianisme a détruites, paganisme grec ou paganisme Scandinave, et au contraire sa colère foudroyante contre les «  siècles maudits » du moyen âge. On peut aimer ou n’aimer pas la thèse qu’il soutient, mais on ne peut nier qu’il soutienne une thèse, que la poésie et l’histoire soient des armes entre ses mains tout comme entre les mains de Victor Hugo ou de Voltaire. Toutes ces civilisations, toutes ces croyances, dont il suit d’un œil anxieux l’efflorescence ou la mort, ce sont autant de péripéties de la grande bataille séculaire qui n’est point encore terminée, où lui-même s’est jeté de toute sa personne, et dont l’issue incertaine l’agite et l’enfièvre. Comment cet âpre lutteur, violent jusqu’à la brutalité parfois et jusqu’à l’injustice, pourrait-il être le spectateur paisible, le dilettante indifférent qu’on a voulu voir en lui ?


III

On nous dira peut-être qu’il y a entre lui et les Voltaire ou les Victor Hugo une différence capitale : ceux-ci croyaient au progrès ; la lutte, pour eux, avait un sens, puisqu’elle devait avoir un résultat favorable ; leur optimisme justifiait leur ardeur combative, au lieu qu’un désabusé comme Leconte de Lisle, un chantre du néant, ne peut pas s’attacher d’une étreinte bien solide à ce qu’il sait illusoire. Nous voici donc ramenés à la délicate question du pessimisme ou du nihilisme de Leconte de Lisle. Peut-être n’est-elle pas aussi simple qu’on le croit d’ordinaire.

À coup sûr, il serait enfantin de contester que son œuvre porte la marque d’une puissante, d’une terrible inspiration pessimiste. Aucun poète parmi nous n’a plus rudement dénoncé les cruautés de la destinée, les tortures du désir, les mensonges de l’espérance, l’indifférence superbe de la nature ; aucun n’a, d’un plus vif élan, appelé l’anéantissement total :

Ô lugubres troupeaux des morts, je vous envie…

Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants…

Ton enfer va s’éteindre, et la noire marée
Va te verser l’oubli de son ombre sacrée…

Que ne puis-je finir le songe de ma vie !…

Comme un Dieu plein d’ennui qui déserte l’autel,
Rentre et disperse-toi dans l’immense matière.

Tant de cris furieux, tant de lamentations découragées, qui nous reviennent invinciblement à la mémoire aux minutes sombres, disent assez quelle défiance, quel dégoût, quelle haine l’auteur de Fiat nox a eus pour la vie.

Mais il s’en faut que le pessimisme ait été primitif chez lui, il s’en faut même qu’il ait été définitif. Sa conception des choses n’a pas été fixée ne varietur ; elle a eu des changements, des retours, des combats, qui composent une histoire poignante.

Ses lettres de jeunesse le montrent plein d’espoir et d’assurance. Il croit au pouvoir de la poésie, de la raison, de la liberté, à l’avenir glorieux de l’espèce humaine. Il adhère avec empressement aux utopies fouriéristes ; il les met en vers, — en vers déjà amples et sonores, — dans ses poésies de 1845 et de 1846, dans Architecture, dans les Épis, dans la Recherche de Dieu :

Le temple harmonieux en qui le monde espère
Se dresse lentement en l’horizon prospère.

Ne désespérez point de la lutte sublime,
Épis sacrés ! un jour de vos sillons bénis
Vous vous multiplierez dans les champs rajeunis.

La justice et l’amour transfigurent le monde.


Ces affirmations robustes ne sont certes pas d’un négateur du progrès, d’un contempteur de la vie humaine. Elles ne laissent guère prévoir le désenchantement de Dies iræ et de Solvet sectum. Même Niobé, dans une première version, se terminait par une conclusion optimiste qui peut surprendre les lecteurs actuels. À l’interrogation si belle et si douloureuse (Niobé, Niobé ! souffriras-tu toujours ? ), le poète osait répondre : Non. Il osait promettre à l’humanité, dont la « mère de détresse » est ici le transparent symbole, qu’un jour, à force de science et de volonté, elle secouera la dure enveloppe qui l’étreint.

Il n’est pas douteux que la conclusion actuelle, dans son inconsolée tristesse, ne soit plus austèrement et farouchement grandiose. Mais ce n’est pas, croyons-nous, par souci d’artiste que Leconte de Lisle a retranché après coup sa péroraison réconfortante. C’est qu’entre la rédaction primitive et l’édition définitive, il s’était passé bien des choses, une surtout qui avait profondément déçu et déchiré le poète : l’avortement des espérances de 1848. Il avait beaucoup attendu de la République, qui avait été « le rêve sacré de sa vie : » tombant de si haut, il s’effondra plus douloureusement. Plus encore que de voir l’échec d’une politique, il souffrit de constater l’inertie veule et lâche de la foule : « Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance ! que le peuple est stupide ! c’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi ne sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais pour notre idéal sacré. » Leconte de Lisle n’a point en effet cessé de combattre, nous le rappelions tout à l’heure, mais il a combattu sans foi et sans joie, la mort dans l’âme, avec l’intrépidité sombre de ceux qui n’attendent plus rien. C’est dans cette désillusion politique et sociale, bien plus que dans les difficultés ou les malheurs de sa vie privée, qu’il faut chercher la source de son pessimisme, mais ce pessimisme n’est si acre que parce qu’il succède aux espérances les plus enivrantes.

Quand on a commencé par aimer la vie et par croire en elle, on peut bien, après avoir été meurtri par elle, la maudire et la blasphémer : il est plus rare que l’on s’en déprenne vraiment. Les imprécations de Leconte de Lisle contre l’existence sont comme les injures des amants ; elles cachent mal un tenace amour. Il a beau professer, avec les brahmanes de Bhagavat, qu’il faut se libérer du désir amer, du souvenir amer, du doute amer, que créer en soi, dès cette vie, un nirvana moral, en attendant d’être à jamais annihilé, est la sagesse suprême ; il le répétera souvent, très éloquemment, d’autant plus éloquemment qu’il voudra se convaincre tout le premier : y réussira-t-il jamais ? De temps en temps des aveux lui échappent, et nous avertissent que l’œuvre de mort n’est pas aussi parfaite en lui qu’il s’en flatte. Tantôt il se gourmande d’un ton courroucé :

Ô cœur toujours en proie à la rébellion,
Qui tournes, haletant, dans la cage du monde,
Lâche, que ne fais-tu comme a fait ce lion ?


Tantôt, en comparant la perpétuité du soleil à la brève durée de l’homme, il confesse ingénument sa répugnance à cesser d’aimer et de sentir :

Meurs donc, tu renaîtras ! l’espérance en est sûre.
Mais qui rendra la vie et la flamme et la voix
Au cœur qui s’est brisé pour la dernière fois ?


Où le conflit éclate le mieux entre sa doctrine nihiliste et le désir qui persiste invincible, c’est dans la merveilleuse Illusion suprême, aussi dramatique en vérité que la Nuit d’octobre par la complexité morale et l’alternance des sentiments qui luttent entre eux. D’abord, le plaisir douloureux que le poète éprouve à faire renaître les visions qui ont charmé ses yeux adolescents, — une surtout, la plus douce et la plus fragile. Puis, le regret que tout cela ne soit plus, que le souvenir même en doive périr avec lui, et, progressivement élargie, avec une ampleur infiniment pathétique, la protestation de la pauvre humanité éphémère :

Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel ?


Puis, par un magistral effort sur soi, le retour à la morne sagesse de Bhagavat, le renoncement lugubre et orgueilleux : toutes les choses humaines

Ne valent pas la paix impassible des morts.


Une fois encore, le nihilisme a la victoire, mais à quel prix ? et après quels combats ?

Peut-être certains admirateurs de Leconte de Lisle estimeront-ils qu’on le rabaisse en signalant ses faiblesses et ses contradictions ? Nous pensons exactement le contraire. Nous l’aimons mieux ainsi, hésitant, souffrant, luttant contre ses instincts rebelles, que glorieusement endormi dans sa méditation imperturbable. Il est possible que sa philosophie y perde en unité, en cohérence ; mais sa figure morale devient plus vraie, plus attachante aussi. C’est réellement l’un de nous, et non quelque ascète extra-humain.

Il y a, dans son œuvre, aussi bien que dans son caractère, plus de nuances que n’en reconnaît une interprétation superficielle, plus de contrastes même, une vie plus pleine et plus riche. Artiste sans doute, et artiste minutieux, mais penseur passionné, — érudit et historien, mais polémiste ardent, — pessimiste, mais avec des ressauts brusques de désir et d’espoir, — il est de ceux qui, sous de fières apparences, recèlent au fond d’eux-mêmes tous les tourments, tous les frémissements de l’humanité douloureuse. Et puisque l’épithète de « marmoréen » est, avec celle d’« impassible, » celle qui lui a été le plus souvent décernée, acceptons-la, mais en sachant bien que le marbre n’est qu’à la surface, que la vie palpite là-dessous, et que nous pouvons dire à sa Muse ce que lui-même disait à Niobé :

Tu vis, tu vis encor ! Sous ta robe insensible
Ton cœur est dévoré d’un songe indestructible.


René Pichon.