Pour le bon motif/Texte entier

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. C-258).

6e mille


J. Meunier


albin michel, éditeur, 22, rue Huyghens, paris


POUR LE BON MOTIF















DU MÊME AUTEUR


À LA MÊME LIBRAIRIE




La Carrière amoureuse.

Pour la bagatelle.

La virginité de Mlle Thulette (en coll. avec Willy).

La Nièce de l’oncle Sam.

Trio d’amour.




La Maison Pascal. — Ollendorf.

Les Trois nuits de don Juan. — Calmann-Lévy.

Le Huitième péché. — Calmann-Lévy.

Nicole, courtisane. — Calmann-Lévy.

Amitié Allemande. — Fasquelle.


Jeanne MARAIS

POUR
LE BON MOTIF
ROMAN
PARIS
ALBIN MICHEL, Éditeur
22, rue Huyghens, 22


POUR LE BON MOTIF



I


— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura Marcel d’Arlaud avec stupeur, en commençant de lire la lettre qu’il venait de décacheter.

Sa figure exprima d’abord un étonnement indicible ; puis un sourire retroussa sa moustache ; enfin, il éclata de rire en s’écriant :

— Est-ce l’œuvre d’une farceuse… ou d’une ingénue ?

Il ajouta, ironique et perplexe :

— Est-ce une rouée de ma connaissance qui se moque de moi, ou une naïve inconnue qui ne craint pas que je me moque d’elle ?

Marcel d’Arlaud — le plus spirituel et le plus parisien de nos auteurs dramatiques — dépouillait son courrier matinal : cartons officiels, invitations mondaines, lettres de sollicitations ; le relevé du mois à la Société des Auteurs : le Mariage d’Yvette, sa pièce de la saison continuait de faire le maximum.

Il parcourait cette correspondance banale avec une nonchalance de quadragénaire blasé. Une dernière enveloppe tombait sous ses yeux — papier vergé, adresse rédigée à la machine — quelque prospectus, quelque circulaire sans doute… Il la déchirait négligemment. Or, la lettre qu’il en retirait, si inattendue, si bizarre, si cocasse, lui arrachait ces exclamations de surprise. Il la relut une seconde fois. À cette missive était jointe une photographie que Marcel d’Arlaud examina consciencieusement.

À la fin, il conclut en haussant les épaules :

— Parbleu ! Il s’agit d’une mystification : ce portrait… on dirait que c’est celui de Nelly Rosane !

Nelly Rosane était l’actrice qui interprétait le principal rôle du Mariage d’Yvette.

Il fourra lettre et photo dans sa poche en déclarant :

— On ne prend pas Marcel d’Arlaud au piège de la « réponse à une inconnue »…

L’écrivain se méfiait, d’instinct : riche, célèbre, encore jeune et séduisant, il avait tout pour être détesté. Ses comédies dépassaient couramment la centième : aussi lui reprochait-on d’avoir l’esprit facile. Il ripostait, du tac au tac : « Le propre de l’esprit facile est de déplaire aux sots difficiles. »

Or, ses envieux cherchaient fréquemment à lui jouer des tours.

— Monsieur, l’auto est à la porte.

L’entrée du valet de chambre interrompit ses réflexions. D’Arlaud songea : « C’est vrai : il faut que je passe chez le banquier. » Et, quittant le petit hôtel qu’il habitait, avenue Gourgaud, Marcel se fit conduire à la banque Salmon, rue Laffitte.

Il avait placé une grande partie de ses intérêts chez son ami, le riche financier Henry Salmon. Ce matin, il y venait déposer une quittance de deux mille francs à faire toucher pour son compte.

Tandis que le caissier préparait un reçu, Marcel, un peu fat, s’examinait à la dérobée dans le reflet du panneau vitré placé devant la caisse. La glace transparente lui renvoyait la silhouette d’un homme de quarante-cinq ans, élégant, d’allure jeune, rasé de frais, dont les yeux pétillants et la moustache légère avivaient la physionomie intelligente :

— Voici votre reçu, monsieur d’Arlaud ; dit le caissier.

L’écrivain prit le papier et vérifia d’un coup d’œil :

« Reçu… quittance… deux mille francs… Le caissier : Tardivet. »

Soudain, d’Arlaud tressaillit, s’attardant à déchiffrer la signature du caissier.

Il s’exclama :

— Comment ! Vous vous appelez Tardivet ?… Tardivet !… Je ne l’avais jamais remarqué.

— Mon nom n’a rien de remarquable, observa timidement le caissier.

Tapi à l’abri de son guichet, il lançait vers Marcel un regard furtif de lièvre au gîte. C’était un vieil homme d’aspect timoré à qui ce client célèbre pour son talent d’ironiste inspirait une sorte d’admiration craintive.

Marcel reprit :

— Monsieur Tardivet, croyez-vous aux coïncidences ?

Très honoré que l’écrivain daignât le consulter sur un sujet étranger aux affaires de Bourse, le caissier se souleva à demi et répondit d’un air avenant :

— Mon Dieu oui, monsieur d’Arlaud, je crois aux coïncidences… La vie est faite de rencontres. Ainsi, tenez, un jour, en 1914, un mois avant la guerre…

Marcel connaissait par expérience la verbosité des timides qui semblent se rattraper de leur silence dès qu’ils se sentent rassurés. Aussi coupa-t-il brusquement :

— Tardivet, avez-vous une fille ?

— J’en ai même trois, monsieur d’Arlaud.

— Fichtre ! Je n’en demandais pas tant…

Ahuri, le caissier considérait Marcel avec appréhension. L’écrivain poursuivit, imperturbable :

— Laquelle se nomme Suzanne ?

— C’est la plus jeune, celle qui a vingt ans.

— Elle est dactylographe, n’est-ce pas ?

— Ah ! pardon, monsieur d’Arlaud, vous confondez : c’est Denise, ma cadette, qui travaille pour une agence de copies… Elle a vingt-deux ans.

— Bon ! Voilà que ça s’embrouille ; gémit d’Arlaud. Aussi, pourquoi diable avez-vous plusieurs filles !… Au fait, nous allons être fixés.

Fouillant dans sa poche, Marcel en retira la photographie qu’il avait reçue tout à l’heure ; et, la tendant au caissier, il questionna :

— Ceci : est-ce mademoiselle Suzanne ou mademoiselle Denise ?

Regardant l’image, Tardivet s’écria :

— Mais c’est le portrait de Gilberte, ma fille aînée !

— Pour le coup, je n’y comprends plus rien !

Marcel d’Arlaud paraissait confondu. Le caissier ne l’était pas moins ; il demanda, avec l’autorité que lui conféraient ses droits paternels :

— Expliquez-moi, monsieur, comment il se fait que vous savez le nom de ma plus jeune fille, que vous connaissez la profession de la cadette, et que vous possédez la photographie de l’aînée ?

— Je serais enchanté de pouvoir vous fournir cette triple explication ; répliqua l’écrivain en riant. Ce serait le signe que je m’y retrouverais moi-même !

Mais s’apercevant tout à coup que les employés, intrigués par cette conversation prolongée, les épiaient curieusement des autres guichets, Marcel d’Arlaud, changeant de ton, proposa à brûle-pourpoint :

— Mon cher monsieur Tardivet, il est midi moins dix, la caisse va fermer dans quelques minutes… Voulez-vous me faire le plaisir de déjeûner avec moi ?

— Mais, monsieur d’Arlaud…

Abasourdi, désorienté, le caissier hésitait.

Alors, Marcel lui posa cette question imprévue :

— Mon cher, quel âge avez-vous ?

— Quarante-neuf ans, monsieur d’Arlaud.

— Et vous paraissez bien dix ans de plus que moi, qui en ai quatre de moins que vous… Vous êtes un brave homme ! Le monde est composé de gens qu’on estime et de gens qu’on envie : on ne leur témoigne jamais ces deux sentiments simultanément. Je vous estime donc, parce que je ne vous envie pas. Je vénère les pères de famille, parce que je suis célibataire. Et je veux vous prouver ma sympathie : monsieur Tardivet, je tiens à vous avertir que l’une de vos trois filles — sans pouvoir préciser laquelle — a commis une inconséquence dont son papa ne se doute guère… Voilà pourquoi vous devez déjeûner avec moi afin d’éclaircir ce mystère à table… Je vous attend en bas, dans ma voiture.

Une demi-heure plus tard, amollis par la brusque intimité que suggère l’action de manger ensemble, les deux hommes causaient familièrement, installés dans le fond d’un restaurant des grands boulevards. Sentant que le caissier bouillait d’avoir l’explication de son aventure, Marcel d’Arlaud commença :

— Je vais vous mettre au courant de l’incident en question… Quelques mots y suffiront… Ce matin, j’ai trouvé dans mon courrier une lettre, d’une inconnue ; — la lettre classique d’inconnue que reçoit tout homme connu… Mais cette fois, la missive sortait du ton ordinaire : ce n’était point la traditionnelle déclaration amoureuse de la dame hystérique en mal de roman. De plus, ces quatre pages écrites à la machine étaient signées, en toutes lettres, signées lisiblement d’une main assurée… Pourtant, je restais sceptique : il est facile de substituer à l’anonymat le mensonge d’un nom déguisé. Je croyais, donc à quelque plaisanterie jusqu’à l’instant où, pour la deuxième fois dans la matinée, ; ce nom s’est retrouvé sous mes yeux : Tardivet… Cette rencontre fortuite m’a fait penser : « Si mon inconnue a quelque lien de parenté avec le caissier de la banque Salmon, sa personnalité risque d’être authentique. » Or, la lettre est signée : Suzanne Tardivet…

— Suzanne !

— En vous interrogeant, j’ai acquis la certitude que ma correspondante est bien Mademoiselle Tardivet… Oui : mais laquelle, par exemple ?… Car la lettre signée Suzanne me décrit la situation de Denise et contient le portrait de Gilberte… Je suis très intrigué, à présent. Aidez-moi. Quelle est celle de vos filles qui peut m’écrire ceci ?

Et dépliant les feuillets de papier mince, Marcel lut à voix haute :


Maître,

« On prétend que le théâtre est le miroir de l’humanité. Moi, je pense que vous avez tourné ce miroir à l’envers : les jeunes filles trouvent toujours un mari dans vos pièces ; je vous assure qu’elles ont beaucoup plus de difficultés à en décrocher un dans la vie réelle.

« Que faut-il donc faire pour avoir la chance de vos héroïnes ?

« Excusez-moi si je prends la liberté de vous le demander. Quand j’étais petite, je croyais aux fées à force de lire les contes de Mme de Ségur. Depuis que je suis grande, je crois à la veine à force de lire les comédies de Marcel d’Arlaud. Et voilà pourquoi je viens vous consulter avec la même ferveur, Maître, vous qui mariez les ingénues comme d’un coup de baguette magique !

« Je suis Parisienne de naissance et dactylo de profession. Je suis jeune, pas laide, pas riche ; j’ai la passion du théâtre et l’horreur du célibat. J’ai cru longtemps que je resterais vieille fille ; le mari est une denrée rare, aujourd’hui : tous les budgets ne peuvent pas s’offrir ce luxe.

« Mais un jour, mon patron me donna à recopier le manuscrit d’une de vos pièces : ce fut pour moi une révélation…

« Quelle lecture attachante ! Quelles découvertes passionnantes !… Quoi : une jeune fille de mon âge, dans ma position, n’avait qu’à choisir un fiancé parmi les nombreux adorateurs qu’elle savait attirer ! Mais aussi, que d’habileté, que d’adresse de sa part…

« En recopiant le Mariage d’Yvette, je suivais avec un intérêt inexprimable l’aventure de cette heureuse Yvette, Parisienne (comme moi) ; dactylographe (comme moi) ; jolie et délurée (toujours comme moi) ; qui, partant au premier acte pour une petite ville de province où elle a obtenu la gérance d’un bureau de tabac ; fait, dès le second acte, la conquête des notables du cru, excite des rivalités entre le maire et le percepteur ; pour finir, au dénouement, par épouser un châtelain des environs.

« Maître, laissant toute fausse modestie de côté — la modestie, c’est comme un parapluie : il ne faut s’en couvrir qu’à bon escient ; — je vous certifie que je suis aussi spirituelle, fine et charmante que votre Yvette et que je pourrais également subjuguer le châtelain des comédies, si quelque ingénieuse « ficelle de métier » le plaçait en ma présence.

« Hélas ! Yvette a plus de chance que moi : elle est la fille de Marcel d’Arlaud. Son père s’entend à lui ménager d’heureuses rencontres.

« Mon papa, à moi, n’est qu’un simple employé — d’esprit peu inventif — incapable d’agencer des événements propices à l’établissement de sa progéniture.

« Alors…. Il m’est venu cette idée hardie de vous écrire. Ô Maître, vous possédez tant d’imagination !… et je ressemble tellement à vos héroïnes.

Maintenant que vous connaissez ma situation, voulez-vous me donner le moyen de trouver le fiancé rêvé ? Deux mots de vous… Un tout petit conseil… Vous devez savoir si bien manœuvrer les marionnettes humaines !


« Le secret du mariage, en somme, c’est une question de procédé scénique. Et si vous consentez à me dire comment une jeune fille doit s’y prendre pour se faire épouser, vous aurez réussi un 3e  acte de plus, — qui se jouera dans la coulisse, celui-là : il restera ignoré du gros public, il ne vous rapportera pas les bravos habituels, mais il vous vaudra la reconnaissance émue d’une petite admiratrice qui vous envoie son portrait afin que vous puissiez juger d’elle.

« Veuillez agréer, Maître, l’expression de mes sentiments respectueux. »

« Suzanne Tardivet. »
« poste restante, bureau 88. »


— Et voilà ! conclut Marcel d’Arlaud.

Tardivet semblait atterré. Il s’exclama :

— Oh ! C’est trop fort… Et elle veut se faire écrire poste restante… La petite effrontée !

— Oui, mais laquelle ? insinua l’écrivain.

— Je ne l’aurais jamais jugée capable d’une telle inconvenance !

— Qui ?… Suzanne ? Denise ? Gilberte ?

— Mais je ne sais pas, moi, monsieur d’Arlaud !

Et le caissier laissait tomber ses bras, d’un geste découragé. Il dit, en examinant la lettre :

— Cette signature est celle de Suzanne, en effet : je reconnais son écriture ; seulement, elle ne sait pas écrire à la machine : l’auteur de la lettre serait donc Denise… Et, sapristi, ce portrait de Gilberte ? C’est ma fille aînée qui vous envoie son portrait : il n’y a pas de confusion possible, car elle ne ressemble guère à ses sœurs…

— On ne peut cependant pas les incriminer toutes les trois. Écartons l’aînée : il est possible qu’on lui ait chipé une photo à son insu. Restent les deux autres… Moi, il me semble qu’à votre place, je serais guidé par un indice… Rien que cette lettre : elle n’est pas banale, que diable ! Vous devriez distinguer votre fille à travers les lignes… Le style, c’est la femme.

Le pauvre Tardivet dit d’un air désolé :

— Non. Je vous avoue que rien ne m’indique la coupable… Elles sont si gentilles, toutes les trois… Je les ai si bien élevées, en vraies demoiselles : on les trouve très supérieures à leur milieu ; c’est cela même, peut-être, qui les empêche de se marier… Gilberte a vingt-cinq ans : c’est une beauté ; elle chante à ravir et donne des leçons de solfège… Non, ce n’est pas Gilberte : elle a trop de fierté pour se livrer à ces aveux épistolaires. Ce n’est pas Denise : ma cadette est si sérieuse pour son âge, si peu romanesque ; elle aime tant le travail… Et quant à Suzanne : une vraie gosse, ma petite Suzette… Ce n’est pas elle non plus.

— Mais, nom d’un chien !… Vous n’avez pourtant pas une quatrième fille ?

— Eh ! Je le sais bien, monsieur d’Arlaud : cette lettre est de l’une des trois… Et pourtant, aucune n’est capable de l’avoir écrite, quand je prends chacune en particulier.

— Allons, décidément, il faut que je m’en mêle ! dit Marcel avec un regard de pitié.

Il appela :

— Garçon !… De quoi écrire.

Et lorsqu’on lui eut apporté le buvard, il prit une carte sur laquelle il traça quelques mots ; puis, la fit lire à M. Tardivet :

« Mademoiselle,

« J’accepte de vous donner la consultation délicate que vous me faites l’honneur de solliciter. Je serai chez moi demain jeudi, à 4 heures de l’après-midi.

« Daignez accueillir, Mademoiselle, mes respectueux hommages.

« Marcel d’Arlaud. »
« 6 bis, avenue Gourgaud. »

— L’adresse, à présent ; continua l’écrivain.

Il prit une enveloppe et griffonna :

Mademoiselle Suzanne Tardivet,
poste restante, bureau 88.

— Que faites-vous ? demanda le caissier, effaré.

— Vous le voyez : je fixe un rendez-vous à Mlle… X… Tardivet. Demain, vous prierez mon ami Salmon de vous donner congé pour quatre heures. Vous vous rendrez chez moi ; et nous attendrons de compagnie la visite de mademoiselle votre fille : lorsqu’elle sera là, vous aurez toute facilité de l’identifier ; et nous saurons enfin quelle est celle des petites Tardivet qui mérite d’être traitée d’écervelée.

— Et vous pensez que ma fille viendra ! protesta le caissier, révolté. À un rendez-vous chez un célibataire !

— D’abord, elle ignore que je le suis : son célibat la préoccupe évidemment plus que le mien. Ensuite… Ah ! mon pauvre Tardivet, je vous souhaite de mieux connaître le cœur de votre femme que celui de vos filles pour la sécurité de votre ménage !

— Je suis veuf ; répliqua sèchement le caissier.

— Comment pouvez-vous supposer qu’une jeune fille de vingt, vingt-deux ou vingt-cinq ans, résistera au désir de connaître Marcel d’Arlaud après en avoir reçu une lettre autographe ?

— Je parie que oui, monsieur d’Arlaud.

— Vous perdrez demain, mon cher Tardivet.

Tout en discutant, les deux hommes avaient quitté le restaurant et remontaient à pied dans la direction de la banque où le caissier allait reprendre son service.

En passant devant un bureau de poste, Marcel jeta sa lettre dans la boîte. Ce geste vers le lendemain fatidique acheva de navrer Tardivet. Il questionna, ébranlé :

— Alors, vous croyez vraiment qu’elle viendra ?

— Parbleu !

Ils étaient arrivés devant la banque. Au moment de se séparer, d’Arlaud précisa :

— Donc, à demain ?

— Entendu, monsieur d’Arlaud. Et si vous ne vous êtes pas trompé… Ah ! La petite misérable, elle aura affaire à son père !

— Voyons, mon bon Tardivet, n’exagérez point les choses… Au fond, cette histoire n’est pas bien terrible : il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

— Oui, mais il y a de quoi fesser une petite fille.



II


Un cabinet de travail très élégant ; installation moderne et mélange de styles ; bibliothèque avec bronzes ciselés ; sur une stèle, le buste en terre cuite de Marcel d’Arlaud. Sur la cheminée, sur le bureau, de grands vases avec des fleurs à longue tige, beaucoup de fleurs, une profusion de fleurs.

Inspectant le décor familier à ses yeux, Marcel observa d’une voix railleuse :

— Voilà de quoi exalter l’imagination d’une jeune personne qui ne serait point destinée à se retrouver en ce lieu face à face avec son papa.

Et il sourit à M. Tardivet qui le suivait dans cette promenade à travers l’hôtel.

Marcel décida, en s’installant devant la table de travail :

— Nous la recevrons ici. Mon cabinet n’est séparé de la galerie que par cette portière : à son entrée, vous vous tiendrez là, derrière la tenture, invisible et présent… Il est préférable qu’elle ne vous aperçoive pas immédiatement : il faudra commencer par faire jaser un peu cette enfant, afin de pouvoir mieux la gronder par la suite… Et j’espère que la leçon portera ses fruits.

Se renversant dans son fauteuil, l’écrivain poursuivit d’un ton rêveur :

— Hein ?… Qui se douterait que, sous ma légèreté apparente, je dissimule ces instinctifs préjugés d’un bourgeoisie native ! Il y a des hommes pour qui l’absence de principes n’est que le paravent de la vertu… Oui : je suis un auteur gai, je me plais à créer des coquettes sans mœurs et des ingénues émancipes : lorsqu’au dernier acte d’une de mes comédies la toile tombe sur un mariage, on devine qu’à ma prochaine pièce le rideau se lèvera sur un adultère… Tandis que, tout honteux, je cache au fond de moi-même un goût inavoué pour la morale et les bons penchants : la vertu, c’est mon vice secret. J’aime ce qui est sain et régulier. Hier, dès que j’ai su que c’était une vraie jeune fille, possédant un père honnête, qui m’écrivait ces billevesées, je fus pris du besoin spontané de me ranger du côté de Géronte, de corriger Agnès et de jouer au moraliste… Est-ce bête !

M. Tardivet répondit simplement :

— Monsieur, je n’oublierai pas votre grande obligeance et je vous en serai très reconnaissant…

Il ajouta, avec l’obstination de sa confiance paternelle :

— Même si l’abstention de ma fille doit la rendre inutile.

Et ses yeux désignaient la pendule qui marquait quatre heures moins cinq.

Au même instant, on entendit sonner le timbre de la porte d’entrée.

M. Tardivet réprima un mouvement de dépit, tandis que Marcel d’Arlaud faisait observer malicieusement :

— Vous voyez : sa curiosité est encore plus forte que sa coquetterie… Elle n’a même pas songé à être en retard.

Soulevant la portière qui les séparait de la galerie, l’écrivain poursuivit :

— Dépêchez-vous d’entrer là… J’ai donné l’ordre qu’on fît monter directement à mon bureau la personne qui s’annoncerait sous le nom de Mlle Tardivet.

Le caissier obéit machinalement. Resté seul, Marcel s’adossa à la cheminée. La porte de son cabinet s’ouvrit lentement, livrant passage à une jeune fille qu’il détailla avec un vif intérêt. Voilà Mlle Tardivet : Denise, Suzanne ou Gilberte ?… Grande, longue, souple, admirablement bâtie, elle se présentait avec l’assurance calme des beautés parfaites. Son visage au teint merveilleux, encadré de bandeaux châtain-roussi, attirait surtout par l’éclat des grands yeux mordorés, dont la lueur fauve semblait refléter l’or bruni des cheveux superbes.

« La splendide créature ! pensa Marcel. C’est à vous faire regretter que le père soit là… »

Ses bonnes résolutions fléchissaient en face de la pécheresse. Comment : c’était cette belle fille qui l’avait honoré de ses confidences sentimentales !… Il constata : « C’est étonnant, ce qu’elle ressemble à Nelly Rosane… encore plus que le portrait : alors, c’est Gilberte. »

Une surprise soudaine interrompit son examen : derrière la visiteuse, s’avançait plus timidement une seconde jeune fille : même toilette, mêmes bandeaux châtains ; mais la figure, moins régulièrement jolie, était éclairée par des yeux gris clair, pleins de douceur et de finesse. Et celle-ci, s’écartant un peu, découvrit une toute petite femme, une gamine rieuse, qui poussait les deux autres en avant, ses mains à leur taille, en penchant de côté sa frimousse brune aux boucles sombres, aux yeux de feu, noirs et brillants : son visage rond, aux pommettes saillantes, aux lèvres retroussées, avait une espièglerie faunesque.

Marcel, qui commençait à deviner, murmura avec un sourire :

— Pardon, mais… que signifie cela ? J’attendais une demoiselle…

Les deux premières se troublèrent. Mais la brunette, lui coupant hardiment la parole, expliqua :

— Voilà, monsieur… C’est que nous sommes trois !

« Ça devient très amusant » pensa Marcel.

Il n’eut pas loisir de poursuivre l’entretien. M. Tardivet, qui avait entendu la réponse de Suzanne, faisait irruption dans son bureau en s’exclamant :

— Oh ! Toutes les trois… Elles sont venues toutes les trois !

« Sacré maladroit ! songea Marcel. Maintenant qu’il est là, elles ne parleront pas. »

En effet, les jeunes personnes semblaient effarouchées à la vue de leur père ; le visage de la belle Gilberte s’empourprait ; elle recula instinctivement du côté de la porte. Denise, au contraire, restait clouée sur place, pétrifiée, ses yeux clairs fixés sur son père. Mais la petite Suzanne, qui s’avérait peu facile à déconcerter, s’écria drôlement en lançant un regard de rancune à l’écrivain :

— Ah ! zut… Ça, ce n’est pas de jeu : vous connaissiez papa !

Marcel d’Arlaud regrettait de plus en plus d’avoir servi la sagesse au préjudice de ces charmantes folles. D’autre part, il redoutait le désagrément d’une scène de famille à son domicile. Pour ces deux raisons, il jugea bon d’intervenir.

S’approchant du caissier, il lui fit remarquer à voix basse :

— Voyons ne leur reprochez pas d’être venues ensemble : l’imprudence de chacune s’atténue d’un tiers. La démarche n’est plus compromettante ni dangereuse… Où il y a trois petits Chaperons rouges, le loup perd ses droits.

M. Tardivet parut frappé de cette logique. Alors, s’adressant aux jeunes filles, d’Arlaud poursuivit :

— Mesdemoiselles, on ne prévoit jamais l’imprévu quand on forme une entreprise hasardeuse : on écrit à un inconnu sans aviser au cas où cet inconnu connaîtrait votre père… Et l’on se prend soi-même au piège d’une explication… Mon enfant, c’est vous qui m’avez adressé ceci ?

Et il présentait à Gilberte le portrait où elle souriait, de trois quarts. La jeune fille rougit excessivement ; et balbutia :

— Ce n’est pas moi, c’est Suzanne.

M. Tardivet, dans le même temps, interrogeait Denise :

— La lettre est de toi, pourtant ?

La jeune dactylographe baissa les yeux et répondit comme son aînée :

— Ce n’est pas moi, c’est Suzanne.

— Lâches… et lâcheuses ! murmura dédaigneusement l’accusée en toisant ses deux sœurs.

Elle ajouta :

— Voilà bien le sort de l’associée : étrangère au succès, mais responsable de l’échec.

Elle interpella sa sœur aînée :

— Est-ce moi qui me désole d’avoir coiffé Sainte-Catherine ?

Puis, impétueusement, se tourna vers la cadette :

— Est-ce moi qui travaille comme une enragée pour oublier mes peines de cœur ?

M. Tardivet considérait ses filles d’un air stupide. Il murmura :

— Moi qui les croyais si tranquilles… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Suzanne haussa les épaules en répliquant :

— Ça veut dire, papa, que tu ressembles bien à tous les pères… Quand vous étiez jeunes, vous ne songiez qu’au bonheur, au printemps, au soleil, aux douceurs de la vie à deux : c’est ce sentiment qui vous poussait à fonder une famille. Mais le jour où leurs fillettes deviennent grandes, les parents sont vieux : ils ont oublié tout ce qu’on désire à vingt ans ; ils ne se demandent pas s’il nous manque quelque chose… Pour eux, l’enfant fut le but de l’amour ; mais ils ne pensent pas que l’amour peut être le but de l’enfant. Tu n’as jamais réfléchi que Gilberte souffrait sans doute à l’idée de rester vieille fille ?

— Suzanne !

Gilberte, gênée, voulait l’arrêter. Marcel d’Arlaud qui éprouvait un intérêt de plus en plus vif pour cette jolie fille, questionna avec une nuance d’embarras :

— Il est impossible, Mademoiselle, que vous n’ayez pas rencontré… Enfin, c’est extraordinaire que personne n’ait jamais demandé votre main ?

Suzanne riposta pour sa sœur :

— Mon Dieu, monsieur, évidemment… Vous trouvez Gilberte ravissante et vous n’êtes pas le seul : sa beauté est incontestable… Elle a déjà vu, dans un tas d’endroits, des tas de gens qui lui ont fait un tas de remarques flatteuses sur ses yeux, sur sa taille, sur ses cheveux, sur sa bouche… Par malheur, il n’y a que sa main qui n’ait point attiré leur attention.

Puis s’adressant de nouveau à son père, elle reprit le fil de son discours :

— Tu ne t’es pas aperçu que notre propriétaire a un fils. Tu n’as pas soupçonné que ce fils croisait souvent Denise dans l’escalier ; qu’il se trouvait par hasard sur son chemin, quand elle revenait du bureau, pour la raccompagner à la maison. Et le jour où ce jeune héritier a épousé une héritière, tu ne t’es guère douté qu’il y avait dans Paris une dactylographe de plus qui venait de perdre ses illusions…

— Indiscrète ! cria Denise, les larmes aux yeux.

— Il s’agit bien de ça ! continua Suzanne. Si tu crois que c’est en se taisant, ma chère, qu’on arrive à quelque chose… Si le silence est d’or, c’est de l’or brut ; mais la parole est d’argent monnayé : sa valeur augmente en circulation. Il faut bien que j’explique ma conduite à papa… et à Monsieur d’Arlaud. C’est très simple… J’ai réfléchi à notre situation. J’ai pensé : « Mes sœurs sont très malheureuses de monter en graine ; et moi j’en arriverai là, à mon tour… En ce temps-ci, neuf filles sur dix restent célibataires. Donc, si vingt-sept jeunes filles sur trente sont laissées pour compte, il y en a trois qui se marieront : pourquoi ne serions-nous pas ces trois-là ?… Il suffit de savoir s’y prendre. » Je me creusais la tête… Je cherchais des idées un peu partout, dans les livres, dans les journaux… Chaque semaine, Denise rapportait du travail à recopier : je lisais ainsi des masses de pièces de théâtre… Je suis tombée sur Yvette, de Monsieur Marcel d’Arlaud… Oh ! Quelle surprise… On aurait dit que l’auteur nous connaissait : chacune de nous possédait l’une des qualités de son héroïne. Gilberte est très jolie, Denise est intelligente ; moi, j’ai la malice et l’esprit du rôle. Aussitôt, j’ai compris ce qu’il fallait faire. J’ai dit : « Mettons nos qualités en commun : Gilberte est belle, mais irrésolue ; Denise est adroite, mais timide. Eh bien ! j’aurai de l’audace et de la décision pour elles. Séparément, nous n’arriverions à rien. À trois, nous pouvons tout entreprendre…

Marcel interrompit, sans rire :

— Vous avez dû lire aussi les œuvres d’Alexandre Dumas père ?

Suzanne repartit, de même :

— Oui, monsieur ; mais celui-là, il m’était impossible de lui demander conseil puisqu’il est mort, alors je me suis rabattue sur le successeur de Dumas fils… J’ai proposé à mes sœurs : « Si nous écrivions à Marcel d’Arlaud, l’illustre auteur dramatique ?… Nous le supplierons de nous indiquer les différentes méthodes par lesquelles trois jeunes filles comme nous peuvent captiver les épouseurs. » Et puis, j’ai pensé : « Trois à la fois, ça pourrait l’effrayer… c’est trop. » Et je me suis bornée à lui décrire une jeune fille imaginaire résumant nos qualités respectives. C’était commencer déjà à réaliser notre association : j’ai dicté et signé la lettre ; Denise l’a mise au point ; et Gilberte étant la plus jolie de nous trois, j’ai jugé que c’est son portrait qui produirait la meilleure impression sur notre destinataire et qui nous vaudrait peut-être une réponse. Car nous ne comptions que sur une réponse… Patatras : M. d’Arlaud nous fixe un rendez-vous ! Quel embarras pour nous : que faire ? Je voulais que Gilberte se présentât seule… mais elle n’aurait jamais osé. Je me résignai : « Eh bien ! c’est moi qui me dévouerai : si je n’ai pas un physique éblouissant, du moins je sais m’expliquer. » C’est alors que Denise, la prudente de la bande, émit cette idée : « Pourquoi n’irions-nous pas ensemble ? Nous ne connaissons pas M. Marcel d’Arlaud. Quelle réception ménage-t-il à sa visiteuse inconnue ?… Ce que nous lui demandons au nom du mariage, en somme, c’est une simple leçon de coquetterie ! Méfions-nous du tête-à-tête avec un professeur qui n’a sans doute rien de pédagogique. Tandis qu’en venant à trois, nous lui inspirerons le respect du nombre. » J’approuvai la pensée de Denise ; pouvais-je deviner que ce rendez-vous n’était qu’un guet-apens où papa allait nous pincer ?

Et Suzanne regardait l’écrivain d’un air dépité.

Marcel d’Arlaud se mit à rire. L’aplomb et le bagout de cette petite l’amusaient. Denise aussi l’intéressait, par sa réserve énigmatique de timide intelligente. Quant à Gilberte, il n’osait approfondir les sentiments qu’elle lui inspirait. Sentiments complexes : la ressemblance frappante de cette enfant ingénue avec Nelly Rosane, l’experte comédienne qui jouait Yvette, le troublait étrangement : la bouche pure de Gilberte souriait avec les lèvres savantes de Nelly ; le regard candide de la vierge évoquait la fausse candeur des prunelles de l’actrice ; l’innocence se faisait le sosie du péché : piment raffiné pour Marcel. L’écrivain s’était cru amoureux de Nelly ; un auteur se croit toujours un peu amoureux de son interprète : ce qu’il aime en elle, c’est le reflet du rôle qu’elle incarne. Il voit sa pensée prendre corps, il a l’espoir d’étreindre son rêve ; et Pygmalion tombe aux pieds de sa statue vivante. Or, Mlle Rosane avait repoussé son auteur. Marcel était vindicatif : son imagination et son cœur travaillaient en face de Gilberte… Le cerveau fertile de l’écrivain élaborait déjà des péripéties, devant cette vengeance blonde et rose qui semblait s’offrir à lui.

Il s’écria :

— Monsieur Tardivet, vos filles sont délicieuses… Elles ont des sentiments honnêtes, et du caractère… Ne les blâmez plus d’avoir risqué cette démarche parfaitement convenable quant à l’intention — ou je me fais leur avocat. Que veulent-elles ? Se marier. C’est excessivement louable. Elles ont pensé qu’elles n’y parviendraient point seules : cela dénote de la modestie. Elles ont invoqué le proverbe : aide-toi, le ciel t’aidera. Mais dans la vie pratique, l’intervention divine doit emprunter une forme terrestre. Le ciel va vous aider, mesdemoiselles.

Et Marcel affirma :

— Ma foi, oui : j’en prends l’engagement… Cette petite famille est trop gentille… Et puis, cela n’amusera de tenter l’expérience : jusqu’ici mon talent consistait à donner des scènes de la vie privée au théâtre ; me sera-t-il aussi facile d’introduire des scènes de théâtre dans la vie privée ? Je vais me divertir à faire une comédie avec des personnages de chair et d’os. J’ai déjà mes trois premiers rôles et j’entrevois le scénario… Chaque héroïne agissant suivant ses moyens, placée dans un décor ad hoc…

Il ajouta :

— Le mariage est une carrière comme une autre : pour y réussir, il faut connaître son métier, et c’est le seul qu’on n’apprenne point aux jeunes filles. L’instinct des mieux douées y supplée, mais insuffisamment. Ce défaut d’éducation est une des causes de la faillite du mariage d’inclination. Il y a là une lacune ; et c’est bien à un auteur dramatique qu’il convient de la combler. Je veux essayer de mettre en pratique trois théories amoureuses : l’union Gilberte, l’union Denise, l’union Suzanne — destinées à servir d’exemple aux apprenties-fiancées. Mais vous semblez tout ébahis ?… C’est comme cela que vous me remerciez, lorsque j’accepte de faire ce qu’on m’a demandé ?

M. Tardivet fut le premier à répondre :

— Que voulez-vous que je dise !… Depuis hier, il me semble que je suis transporté dans un monde imaginaire ! Il y a des jours où la vie devient invraisemblable… Je fais la connaissance d’un homme ultra-fantaisiste et je ne reconnais plus mes filles… C’est insensé… Je nage en pleine aventure : j’ai l’impression que ma raison s’y noie… Est-ce sérieux, monsieur d’Arlaud : vous allez vous occuper de l’avenir des petites ?… Mais pourquoi ?

— Parce qu’elles sont charmantes… Parce que j’aime ce qui sort un peu de l’existence banale… Et parce qu’il ne me déplaira pas de tresser la corde qui servira à pendre mon voisin… Sadisme de dilettante.

Le caissier objecta timidement :

— Mais… (Oh ! j’ai confiance en vous, monsieur d’Arlaud !)… Cependant, j’ai peur que vos projets ne soient peut-être scabreux ?

— N’ayez crainte : ma pièce pourra être jouée par des jeunes filles…

Marcel d’Arlaud regarda Gilberte :

— J’ai déjà un rôle pour l’aînée… Elle chante, m’avez-vous dit ?… et donne des leçons de solfège… dans des milieux bourgeois, n’est-ce pas… je vois ça d’ici : cachet médiocre, élèves anémiques, salons à housses… Mlle Gilberte n’a jamais été vue ailleurs… Le Tout-Paris l’ignore : quelle chance inespérée ! Vous comprendrez plus tard…

L’écrivain jouissait de la stupéfaction de son auditoire. Les trois sœurs le considéraient en silence, avec une visible émotion. Il insista en riant :

— Eh bien !… On ne dit rien… Pas même vous, Mademoiselle Suzanne ?… Regrettez-vous à présent que votre plan réussisse au-delà de vos prévisions ? Vous trouvez que la fiancée est trop belle ?

Suzanne s’efforça de rattraper son aplomb et répliqua d’une voix mal assurée :

— Non, mais… vous allez nous faire débuter : alors, nous avons le trac !

Marcel dit :

— Il faut vous en corriger, car je passe maintenant à l’interrogatoire indispensable… En somme, moi, je ne connais pas vos goûts, mes enfants… Figurez-vous un moment que je possède cette baguette magique dont m’a gratifié ma correspondante à trois visages, et confiez-moi vos désirs… Ce n’est pas tout de trouver un mari, j’aimerais, autant que possible, vous le fabriquer sur mesure. Voyons : vous, Gilberte, comment le voulez-vous ?

Les jeunes filles pouffaient de rire. Le rire est une forme du courage. Enhardie, Gilberte leva ses grands yeux sur l’écrivain et répondit d’un air franc :

— Mon Dieu, je n’ai pas de préférence en ce qui concerne l’âge, la couleur des yeux, ou le caractère… Mais je voudrais qu’il fût riche. Puisque les filles sans dot effrayent même le prétendant le plus pauvre, leur revanche, lorsqu’elles se marient, consiste à séduire le plus fortuné.

— Vous raisonnez parfaitement. Et ce désir s’accorde à merveille avec mes projets, d’ailleurs… Adjugé : un époux millionnaire au N° 1. Songeons au N° 2-Qu’est-ce qu’il souhaite le N°2 ?

Denise eut son sourire de Joconde, bizarre, perfide, un peu cruel. Elle murmura :

— Je voudrais le tromper…

— Ah ! mais, ça, c’est pour après ! protesta Marcel. Vous placez l’épilogue avant l’épithalame, mademoiselle. On commence par l’épouser d’abord.

— Vous ne saisissez pas ma pensée. Je déteste les hommes. Je veux leur rendre par le mensonge le mal que m’a causé le mensonge d’un homme. Ce qui me plaît, dans votre proposition romanesque, c’est la comédie qu’elle comporte. Oh ! Faites-moi jouer un rôle, monsieur, faites-moi mentir… Faites-moi tromper celui que vous me choisirez… J’éprouverais une joie intense à me dire en le regardant : « Tu n’as eu que le masque de l’amour, et c’est tout ce que mérite l’homme ! »

« Eh bien ! J’avais raison de présumer que cette petite personne n’était pas banale ! » pensa Marcel, estomaqué par cette explosion d’amertume. Il dit tout haut :

— C’est convenu : vous serez ma grande coquette. Nous vous découvrions quelque Alceste propre à vêtir l’habit de Georges Dandin.

Puis, s’adressant à Suzanne, il reprit sur un ton léger :

— À vous, la dernière… Définissez votre idéal ?

La petite riposta d’une voix décidée :

— Moi, je voudrais être amoureuse de mon mari.

— C’est une opinion, ce n’est pas une définition. J’attends la description de l’objet rêvé ?

Suzanne considéra longuement l’écrivain. Son visage d’enfant moqueuse prit une expression pensive. Elle déclara, en haussant les épaules : — Est-ce qu’on pose de ces questions-là… Ça ne se décrit pas l’amour, ça s’éprouve… Dès qu’on a seize ans, on vit dans l’attente de la rencontre. Comment sera-t-il ? On ne sait pas. On sent qu’on l’aimera tel quel, jeune ou non, beau ou laid, riche ou pauvre… Vous le dépeindre ? Je ne peux pas, puisque je ne l’ai pas encore vu. Vous le devinerez peut-être, vous : c’est votre métier d’écrivain d’assortir des sentiments, comme un peintre assortit des tonalités… et c’est à vous de déterminer la couleur de mon amour.

— Je le vois bleu ; décréta Marcel. Dire que ces petites bonnes femmes rieuses sont presque toujours des sentimentales !… Vous êtes la plus difficile des trois, mon enfant… Vos sœurs exigent beaucoup moins : un polichinelle aux grelots d’or et un pantin à berner, je connais des adresses où l’on me fournira ces joujoux-là… Mais un véritable amoureux : fichtre ! ça complique mon programme. Je m’occuperai de ça plus tard. Vous, vous avez le temps d’attendre… Commençons par marier l’aînée.

M. Tardivet répéta :

— Alors, vraiment, monsieur d’Arlaud, ce n’est pas une plaisanterie ? On dirait que vous cachez une arrière-pensée… un but secret…

Marcel parut étonné de se voir deviné par cet homme simple. Il répondit :

— Si je vous donne trop d’explications vous risquez de compromettre mon entreprise par quelque indiscrétion involontaire, car l’époux éventuel que je destine à l’aînée vous touche de très près… Sachez simplement que Mlle Gilberte ressemble extraordinairement à la plus jolie femme de Paris… Que cette jolie femme m’a joué un vilain tour, et que j’entends le lui rendre en faisant, par la même occasion, le bonheur de votre charmante fille. Puisque la démarche de mesdemoiselles Tardivet m’aide fortuitement à satisfaire une vieille rancune, en revanche, je m’engage à favoriser leurs projets d’avenir : mettons que ce soit un pacte… Soyez donc tranquille et ne vous inquiétez pas des moyens : la fin les justifiera. M. Tardivet, vous avez perdu votre premier pari contre moi. Voulez-vous en tenir un second ? Je vous parie qu’avant l’année prochaine, vos trois filles seront mariées, — grâce à moi.

Le caissier balbutia :

— C’est que… Vous assumez une responsabilité… Je suis très occupé… Je ne puis pas accompagner mes filles… Alors, les introduire sans moi dans un nouveau milieu, c’est vous obliger à les couvrir d’une égide presque paternelle… Vous êtes encore jeune pour un chaperon respectable… Les médisances du monde…

Marcel interrompit doucement :

— Si je n’ai pas un âge respectable, du moins je sais me faire respecter. N’ayez donc aucun souci, mon cher Tardivet : ces demoiselles ne s’émanciperont que pour le bon motif.

L’écrivain se leva lentement en jetant un coup d’œil discret vers la pendule. Tandis que M. Tardivet se disposait à prendre congé, Suzanne, se glissant près de son père, conclut l’entretien en affirmant à demi-voix, avec un accent bizarre :

— Quant aux convenances, rassure-toi, papa… C’est moi qui m’en charge !



III


« Je sais fort bien ce que je vais faire de cette jolie Gilberte, mais je ne sais pas du tout ce qu’elle va faire de moi ? » se demandait Marcel dans la voiture qui ascensionnait lentement la rue La Fayette derrière une file de lourds camions obstruant la chaussée.

L’écrivain commençait à redouter le charme qui l’attirait vers cette belle fille. Il savait quel rôle dangereux joue la réminiscence en amour : désirer une femme pour sa ressemblance avec une autre, c’est tenir à la fois l’ombre et la proie. Marcel craignait de se laisser prendre à ce jeu. Il réfléchissait : « J’ai bien promis de marier cette enfant, — mais pas avec moi. Je connais déjà l’imbécile que je lui destine. Or, elle semble honnête. Une Parisienne de vingt-cinq ans, qui a cette figure-là et qui est restée pauvre, mérite en principe un brevet de vertu… Si elle me plaît trop, qu’adviendra-t-il ? Bah ! on ne sait jamais… »

Il était arrivé à destination. M. Tardivet habitait à l’angle du boulevard Denain. Devant la porte, Marcel d’Arlaud s’arrêta, incertain. On hésite toujours devant certaines portes. C’est l’hésitation de Pandore : elle aboutit régulièrement au geste qui déchaîne les sottises. Marcel s’engagea sous la voûte en songeant : « J’ai prévenu cette petite de ma visite : maintenant, il est trop tard pour reculer. » Et cette mauvaise excuse donnée à lui-même, il savoura la fièvre légère, l’agréable frisson à fleur de peau qui aiguillonnaient ses quarante-cinq ans : faire une bêtise qui n’est plus de votre âge, c’est rajeunir momentanément. Marcel ressentait une sorte d’inquiétude guillerette.

— Première cour, escalier B, entresol à gauche ! avait crié la concierge.

Marcel s’orienta malaisément. Le caissier de la banque Salmon occupait un modeste appartement sur cour dans un important quadrilatère de maisons neuves. Ses fenêtres s’ouvraient sur la monotonie de trois murailles blanches.

— Triste cage ! murmura d’Artaud. Les oiseaux n’y chanteraient pas, mais il paraît que les jolies filles peuvent y rêver.

Son impression s’accentua, dès qu’on l’introduisit dans l’antichambre. La matrone qui lui avait ouvert la porte le dévisageait avec une curiosité si naïve qu’il devina immédiatement la femme de ménage gardée, par exception, pour la journée entière en l’honneur du visiteur insolite.

Le petit salon propret, vieillot, et coquet, — orgueil probable de la famille Tardivet — apitoya Marcel. Il éprouvait une émotion mélancolique, résultant d’un sentiment très faux et propre aux hommes qui vivent dans la société habituelle des filles entretenues : une femme belle, qui ne tarife point sa beauté, leur apparaît comme un prodige d’honnêteté. Et Marcel s’attendrissait devant la médiocrité de Gilberte.

— Bonjour, monsieur.

L’entrée de Suzanne le distrayait de ses réflexions. Il pensa : « Elle vient me tenir compagnie pendant que Gilberte s’apprête ».

Il la regarda : celle-ci n’avait pas grands frais à faire pour recevoir ; on sentait que ses cheveux bouclés se coiffaient d’un coup de brosse, que ses blouses s’adaptaient d’elles-mêmes à sa taille nerveuse. Elle devait rester simple et hardie dans toutes les circonstances de sa vie.

C’était une de ces créatures garçonnières que les hommes traitent, dès l’abord, en camarades.

Marcel lui demanda tout de suite :

— Comment se porte Mademoiselle votre sœur ?

— Très bien, merci… Elle va venir dans un instant.

— Elle a bien reçu ma lettre ?

— Où vous lui annoncez que vous allez l’emmener faire une démarche… Parfaitement.

Marcel se tut, attendant. Suzanne l’observait, en dessous. Elle ajouta, après un silence :

— Denise est sortie et père est à son bureau : ils vont très bien aussi, je vous remercie.

L’écrivain leva la tête, étonné. Il pensa : « Tiens : tu es rosse — ou jalouse, toi. »

Et riposta, à voix haute :

— Il faut être méthodique pour réussir : aujourd’hui, je ne songe qu’à Gilberte parce qu’elle représente mon premier acte.

— Monsieur, n’oubliez pas que vous vous êtes engagé pour toutes les trois !

— Mais ma comédie comportera trois actes. Votre cadette jouera le second et vous, le dernier… Chacune à son tour, par ordre d’âge.

— Une chance que cela ait coïncidé avec vos préférences personnelles… Le premier acte risque d’être bien long !

— Oh ! mais vous avez l’air d’une mauvaise langue…

— C’est par amour de l’antithèse que vous me gardez pour la bonne bouche ?

— Quelle impatience !… Vous êtes donc si pressée de vous marier ?

Suzanne ébaucha une moue dubitative. Sa figure drôlette devint sérieuse ; et, sous les bruns sourcils froncés, les yeux noirs jetèrent une flamme qui fit passer sur son visage de petit faune une expression d’ardeur pathétique. Elle se mordit la lèvre et murmura, songeuse :

— Non… Je ne sais pas…

Mais d’Arlaud n’écoutait plus : Gilberte était entrée. Il constata : « Elle est encore plus jolie que l’autre jour. » La jeune fille était simplement vêtue d’un costume tailleur quelconque. Elle possédait cette coquetterie raffinée qui ne s’attache qu’aux charmes naturels : la recherche de la coiffure faisait valoir ses cheveux d’or sombre ; le col échancré dégageait sa gorge blanche et ronde de chanteuse. Et dans ce petit salon bourgeois, la beauté de Gilberte produisait un effet de contraste, la sensation d’une chose de luxe qui n’est pas à sa place.

— Êtes-vous prête à sortir ? questionna Marcel avec empressement. Vous avez pris tout ce qu’il vous faut ?

Gilberte demanda :

— Que me faut-il ?

— Un peu de musique et beaucoup d’aplomb… Je vous conduis chez un de mes amis à qui vous allez accorder une audition… Ça fait partie de mon programme. Surtout, soyez brave : pas de timidité intempestive !

La jeune fille rougissait déjà. Elle s’écria :

— Ah ! Mon Dieu ! chanter devant quelqu’un d’autre que mes élèves ou leurs parents…

Ce monsieur, c’est un compositeur sans doute ? Il doit s’y connaître…

— En musique ? pas du tout.

— Mais… alors… qui est-ce ?

— C’est Pick.

— Pick ?

— Pick me up, alias Jacques Dupuis… Son nom ne vous dit rien ?

— Non.

— Il faut venir sur le dixième arrondissement pour rencontrer une jolie femme qui ne connaît pas Pick !

Et Marcel d’Arlaud reprit d’une voix gouailleuse :

— Jacques Dupuis, dit « Pick me up » qui, sous le pseudonyme de Jack Pick, égratigne, cingle et cravache nos plus notoires contemporains, nos moins vertueuses contemporaines, vous ne connaissez pas Jack Pick, le revuiste à la mode ? Mais vous n’allez donc jamais au théâtre, ma chère enfant ?

— Hélas !

— Vous vous rattraperez bientôt. Si je vous mène chez Pick, c’est… enfin, j’aime mieux vous développer mon plan au fur et à mesure… Partons.

Gilberte, docile, se dirigeait vers l’antichambre.

— Attends ! cria Suzanne. Je vais mettre mon chapeau.

— Comment : vous venez avec nous ? laissa échapper Marcel, d’un accent désappointé.

Suzanne lui coula une œillade narquoise en ripostant :

— Pardon, monsieur : j’ai promis à papa de sauvegarder les convenances. Alors j’accompagnerai Gilberte chaque fois qu’elle sortira avec vous.

Marcel se dit in petto : « C’est bien fait pour toi, mon ami : de quoi te plains-tu ? On comble tes vœux : tu craignais de t’emballer ; la petite sœur va servir de frein. »

Et, prenant philosophiquement son parti, il approuva : — Eh bien ! C’est ça : allez mettre votre chapeau.

Rue Chauveau-Lagarde. Un salon d’un luxe douillet et cocasse ; meubles baroques, tentures claires ; aux murs, des originaux d’Abel Faivre et de Fabiano. Suzanne et Gilberte, ostensiblement correctes, s’efforçaient de dissimuler leur curiosité tout en lançant des regards fureteurs à la dérobée. Marcel dit à l’aînée :

— Enlevez votre jaquette ; dégagez-vous un peu… Faites bouffer vos cheveux…

Tandis que la jeune fille se recoiffait devant une glace, un grand jeune homme entra en coup de vent et serra la main de Marcel d’Arlaud avec effusion. L’écrivain présenta :

— Mon ami Jack Pick.

Les deux sœurs le jaugeaient d’un coup d’œil furtif, puis baissaient modestement les paupières en inclinant la tête : elles avaient eu le temps de détailler ce visage plaisant de blondin joli garçon, au sourire faussement naïf démenti par l’expression spirituelle des yeux perçants et moqueurs.

Marcel, prenant Gilberte par la main, l’amena devant la fenêtre, en pleine lumière, et dit à son ami :

— Voilà ma trouvaille.

Jack Pick, après l’avoir dévisagée avec insistance, s’exclama :

— C’est épatant !

Gilberte, interloquée, perdait contenance. D’Arlaud la rassura :

— Ne vous effrayez pas, mon enfant. Et veuillez nous donner un aperçu de votre talent…

Il la conduisait au piano. La jeune fille dépliait son rouleau à musique d’une main hésitante.

— Chante ça ; conseilla Suzanne avec autorité en plaçant un morceau devant sa sœur.

Gilberte commença les premières phrases d’une voix tremblante ; peu à peu, son ton s’affermit ; elle nuançait son chant avec un goût sûr et mesuré, une expression très juste.

Suzanne, sagace, lui avait choisi une romance d’exécution flatteuse. Charmés, les deux hommes écoutaient la chanteuse avec un plaisir visible. Lorsqu’elle eut fini, Pick s’écria enthousiasmé :

— Mon cher, elle dira le couplet à merveille… Tu m’as fourni un clou !

Suzanne demanda vivement :

— Auriez-vous l’intention de la faire débuter ?

— Oui, mademoiselle.

Les deux sœurs échangèrent un sourire ravi. Gilberte murmura :

— Entrer au théâtre… Quel bonheur !

Marcel chuchotât à l’oreille de son ami :

— Peut-on nier que nous ne descendions du singe, quand on constate quelle prédilection unanime manifestent les femmes pour les arts d’imitation ? À quoi rêvent les jeunes filles…

— À monter sur les planches ; riposta Jack Pick.

Il continuait d’examiner Gilberte avec une attention minutieuse. Il lui demanda gravement :

— Voulez-vous évoluer un peu… marcher à pas lents… Voulez-vous rire, à présent ?

La jeune fille eut un franc éclat de rire. Beaucoup moins gênée — car elle sentait autant d’admiration que de curiosité dans le regard de Jack — elle se soumettait avec amusement à cette épreuve, souriant, saluant, marchant ; abandonnant son individualité aux mains de ce joyeux garçon qui la traitait ainsi qu’une vivante automate. Sa nature un peu molle de belle fille sans volonté trouvait une sorte de plaisir voluptueux dans cette abdication de sa personnalité. Elle obéissait au revuiste comme elle avait suivi l’impulsion de Suzanne, comme elle répéterait demain la leçon qu’on lui soufflerait. Ces blondes d’humeur douce ont une âme de cire.

Jack Pick semblait prendre goût à animer cette exquise marionnette. Un peu agacé par ce manège, Marcel d’Arlaud taquinait sa moustache d’une main distraite ; enfin, n’y tenant plus, il brusqua l’entrevue et emmena les deux jeunes filles, après avoir quitté son ami sur cet adieu soudain : « Eh bien ! maintenant, nous te laissons… Nous t’avons assez empêché de travailler. » Sans écouter les protestations étonnées de Jack, sans vouloir remarquer sa surprise ni la mine déçue de Gilberte, ennuyée de partir si vite, ni la raillerie silencieuse des regards lucides de Suzanne qui l’observait avec délices.

Dans la voiture, Marcel parla d’abondance afin de dissiper son embarras :

— Vous devinez tout, mes enfants ?… Gilberte est le portrait vivant de Nelly Rosane… Le Mariage d’Yvette est l’évènement théâtral de la saison : toutes les scènes à côté jouent des parodies de ma Petite Buraliste. Dans sa revue de l’année, Pick va intercaler une scène sur ma pièce : Yvette et ses amis… Gilberte répète le rôle en grand secret : d’ici là, nous la conduirons au théâtre, pour qu’elle voie jouer Nelly et copie ses manières…. Le jour de la première de Pick, on annonce les débuts d’une inconnue mystérieuse dans la parodie d’Yvette : et Tout-Paris stupéfait, abusé un instant, croira voir apparaître la véritable Yvette : Nelly Rosane en personne qui, pourtant, jouera le même soir le Mariage d’Yvette aux Variétés. Ces coups de surprise décident de la vogue… On ne parlera que de cette ressemblance prodigieuse pendant une semaine et vous serez lancée, ma chère enfant. Le snobisme s’en mêlera… Alors commencera seulement, — oui, seulement — l’aventure nuptiale qui servira ma rancune contre Nelly. Vous devenez la rivale de cette blonde enfant. Après lui avoir pris son visage, vous lui prenez…

— Son amoureux ? interrompit Suzanne.

— Naturellement.

— Lequel ? demanda Suzanne avec une ingénuité ambiguë.

— Le seul qui en vaille la peine ; riposta Marcel avec la même ironie voilée. L’amant en titre, le protecteur… Par exemple, pour concourir à la réussite, il faut que Mlle Gilberte observe une attitude rigide envers tous les autres, qu’elle repousse les hommages : pas de flirt, pas de coquetterie… Vous entendez, Mlle Suzanne : vous qui vous faites le Cerbère de notre héroïne, voilà une besogne qui absorbera toute votre vigilance !

— Savoir ! murmura Suzanne, énigmatique. J’aurai peut-être des raisons d’accepter le gâteau de miel

La passive Gilberte regarda tour à tour avec inquiétude Marcel sourdement irrité, Suzanne sournoisement agressive : ces deux associés de sa fortune lui semblaient devenir adversaires. Alors lequel devrait-elle écouter, dorénavant ?



IV


— Henry ?… C’est un mufle. Non, mais regardez cette tête de mufle !

Les voisins regardaient — naturellement, — et s’amusaient.

C’était à la Bodéga. Une jolie femme était attablée avec trois messieurs corrects. Elle ne cessait de mordre dans sa brioche, de boire une gorgée de porto, de tirer une bouffée de sa cigarette, que pour invectiver contre celui de ses compagnons qui paraissait être son seigneur et valet.

— Henry est un mufle !

L’épithète, décidément, lui agréait. Elle la répétait d’une voix sifflante, arrondissant sa bouche menue frottée de carmin, fronçant d’épais sourcils qui demeuraient résolument noirs sous la frange dorée d’une chevelure vénitienne.

L’interpellé manifestait son mécontentement par une froideur gourmée, sans répondre ; et cependant, il abhorrait ces algarades tapageuses. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, soigné, chic et quelconque, d’une banalité étudiée : ses sentiments ne devaient pas faire plus de plis que ses vêtements, son âme et sa figure avaient cette netteté désolante des surfaces lisses. Il était poncé et poncif.

Ce personnage représentait pourtant l’une des énergies les plus productives de la haute finance : le nom du banquier Henry Salmon est universellement connu. Mais il laissait sa personnalité dans son bureau comme un veston de travail que l’on quitte, la besogne finie. En dehors de ses affaires, c’était le snob le plus terne et le plus élégant du monde, rivalisant de nullité avec les oisifs aristocratiques qu’il avait la faiblesse d’envier : cette faiblesse, commune à la plupart des israélites, est le défaut de la cuirasse juive.

Ce soir, il eût jugé très divertissant ce goûter chez Bodéga en compagnie de la belle actrice dont il assurait l’existence fastueuse, si Nelly Rosanne n’avait eu la fâcheuse habitude de le houspiller en public. À côté de lui, son frère Abel, malingre et chétif avorton de quarante ans, d’une laideur remarquable, se ratatinait sur sa chaise dans la posture ramassée d’un singe accroupi. En face des frères Salmon, Marcel d’Arlaud, silencieux contre sa coutume, fumait un havane odorant en contemplant Nelly d’un air rêveur.

Abel Salmon dit lentement :

— D’Arlaud, vous qui êtes un psychologue, expliquez-moi donc quelle sorte de plaisir peut trouver un homme de bonne compagnie dans la société d’une amie fantasque, irascible et indifférente, qui lui tient des propos désagréables pour se désennuyer de le subir ?… Les petits enfants sont plus favorisés que les grands : leurs poupées ont, du moins l’avantage d’être muettes.

Nelly Rosane toisa le frère de son amant avec mépris et s’écria :

— Oh ! Vous, mon cher, votre opinion ne compte pas : vous êtes un eunuque !

Les trois hommes sourirent. Abel riposta sans se fâcher :

— Mon baptiseur ne s’est pas porté à ces extrémités.

Nelly continua, tout en inspectant sa jolie frimousse dans le miroir ovale de son sac à main :

— Enfin, que doit-on penser d’une homme comme Abel, qui ne s’est pas marié, qui a toujours vécu seul, sans afficher de liaison ; et qui pourtant n’a pas de goûts hors nature… Un monsieur qui n’a ni vice, ni maîtresse ?

Abel répondit flegmatiquement :

— On doit penser que ce monsieur n’est pas une poire, voilà tout. Ça pourrait se conter à la manière de Perrault. La bonne fée qu’on avait invitée le jour de ma naissance a jeté la fortune dans mon berceau ; mais la mauvaise fée — celle qu’on oublie toujours — s’est amenée derrière l’autre et m’a gratifié de la tête que vous me voyez. Alors, comment croire à la sincérité des femmes dans ces conditions-là ?… Chaque fois qu’une fillette m’a fait les doux yeux, je me retenais de lui dire : « Non, mais tu ne m’as pas regardé ! »

— On peut plaire sans être beau ; objecta Nelly, avec l’instinct flagorneur des courtisanes, qui succédait à ses accès d’humeur.

— Je vous croirais peut-être, si j’étais joli garçon ! gouailla Abel. Être aimé pour moi-même !… … Mais j’ai tenté dix fois l’expérience, ma mignonne… J’allais passer l’été dans un joli petit trou pas cher, sous un nom d’emprunt, dans un hôtel à cent sous par jour… Je courtisais les petites grues de l’endroit ; blackboulé, je me rabattais sur les jeunes filles à marier… Je me faisais passer pour un petit fonctionnaire en vacances… Quelle veste, mes amours ! Je n’ai jamais eu de succès que dans le monde où l’on sait que je possède quelques millions, en train de faire des petits dans la banque fraternelle… Voilà pourquoi je n’ai pas voulu me marier avec une ingénue qui m’eût trompé ; ni faire l’imbécile, comme mon frère Henry, avec de jolies maîtresses qui m’eussent ridiculisé…

Henry Salmon déclara avec une indulgente rosserie :

— La douce manie d’Abel consiste à démontrer, qu’en toute circonstance, il reste le Français né malin que personne ne saura rouler… Heureux frangin, bénis le sort qui me fit ton banquier : il n’y a que les gogos, pour se prétendre ce flair infaillible !

Abel haussa les épaules ; il poursuivit :

— Si j’avais rencontré, au cours de mes villégiatures romanesques, une enfant qui se fût réellement attachée à moi, je t’assure bien que j’aurais discerné sa véracité sans craindre une méprise… Et celle-là — celle qui m’eût accueilli sans vénalité, sans hypocrisie, sans être secrètement rebutée par mon physique de richard laid, — je l’aurais aimée… Ah ! Je crois que j’aurais été capable de l’épouser quelle qu’elle fût… Mais cette femme-là n’existe pas.

Marcel d’Arlaud lâcha son cigare pour rétorquer d’une voix posée :

— Vous exagérez… Moi, j’en connais une.

— Où donc, que j’y coure ? goguenarda Abel.

— Chez moi.

— Chez vous ? s’étonna Abel. Qui est-ce ?

— Ma secrétaire.

Abel, curieux, attendait l’anecdote. Henry Salmon et Nelly Rosane se penchaient, attentifs. Marcel commença :

— Fine, gentille, fraîche et toute jeune — une vingtaine d’années — je l’avais prise à mon service sans la remarquer beaucoup, mais je la remarquai fatalement du jour où elle fut à mon service… Vous savez quel charme se dégage d’une petite figure studieuse penchée sur votre travail. Malgré soi, tout en dictant, on détaille la ligne délicate d’une nuque frêle, les traits fuyant en profil perdu… On s’approche plus qu’il n’est nécessaire pour vérifier sa copie, tout en respirant le parfum d’une chevelure soyeuse… Bref, un jour, je risquai la proposition galante. Et j’eus la stupeur d’entendre la petite me répondre : « C’est inutile… Je serais incapable de vous aimer parce que vous êtes trop heureux, trop riche, trop au-dessus de moi. Je sens que, si jamais je m’éprends de quelqu’un, ce sera d’un homme qui aura besoin d’appui ou de consolation ; un garçon dédaigné, pauvre et malchanceux, que j’aiderai à lutter contre son sort. Moi, j’ai besoin de plaindre un peu ceux que j’aime. » Et cette déclaration faite, ma jeune secrétaire sut rétablir les distances avec une dignité déférente qui faucha mon désir en herbe. Voilà. C’est tout. Vous le voyez, mon histoire est courte. Elle vous prouve, mon cher Abel, que, parmi nos petites Parisiennes sensibles et romanesques qui exigent du cinéma pathétique et des lectures émouvantes, il en est plus d’une qui choisira Gringoire aux dépens de Crésus… Celle-là, si vous ne l’avez pas rencontrée, c’est que vous aviez le tort de la chercher dans la petite bourgeoisie mesquine ou dans la petite galanterie cupide…

— Voudriez-vous me présenter à mademoiselle votre secrétaire ? dit Abel en souriant.

— Ce serait assez déplacé ; et puis, il n’est pas dit que vous lui plairiez.

Nelly Rosane remarqua malicieusement :

— C’est un refus évasif, mais c’est un refus… D’Arlaud est jaloux.

— Oh ! si nous parlions d’autre chose ? proposa Marcel d’un air excédé.

Un silence succéda à cette phrase. L’actrice dégustait son vin cuit ; Henry tournait deux chalumeaux dans un mélange rose. Soudain, Abel questionna :

— Est-ce qu’elle est jolie ?

— Qui ? demanda Nelly.

— Ben, la secrétaire de d’Arlaud !

Marcel se leva en déclarant :

— Puisque ça recommence, j’aime mieux m’en aller.

Il ajouta avec bonhomie :

— Sérieusement, il faut que je vous quitte ; j’ai une course à faire.

— De quel côté, sans indiscrétion ? interrogea Henry Salmon.

— Gare du Nord.

— J’y vais aussi, dit le banquier. Voulez-vous que je vous y conduise ?

— Avec plaisir.

Henry Salmon tendit une main molle à l’actrice, en disant froidement à son frère :

— Tu auras l’obligeance de raccompagner Nelly.

Et il suivit Marcel d’Arlaud qui montait dans l’auto du banquier.

Tandis qu’ils roulaient vers l’Opéra, Marcel questionna :

— Est-ce que vous êtes en froid avec Nelly ?

— Mon ami, j’aime beaucoup les paons. J’en possède plusieurs dans mon jardin. C’est une véritable jouissance pour moi que d’arrêter mes yeux sur ce plumage aux tonalités exquises, aux bleus de pierreries qui font scintiller ces vivants éventails. Mais que cet oiseau des mille et une nuits pousse son cri, et je me sauve horripilé. Voilà mes relations avec Nelly. Elle est délicieuse, enivrante, admirable, je ne peux pas me passer de sa beauté ; mais ses manières m’exaspèrent : ce goût de grossièretés, cette vulgarité… Il y a des jours où je suis écœuré.

— Quittez-là.

— À quoi bon ?… Prendre une autre maîtresse, peut-être moins jolie et tout aussi commune ? À moins qu’elle ne joue — poupée prétentieuse — à la fausse distinction, ce qui serait pire ! Non. Autant garder Nelly… Je ne puis rester seul.

— Mariez-vous.

— À mon âge ? Quelle idée !… Et puis, franchement, entre nous, convenez que les belles filles se rencontrent rarement dans le beau monde. Notre société surmenée, intoxiquée, suralimentée, épuisée par les veilles et congestionnée par la bonne chère, produit de vilains enfants : fillettes obèses menacées par la couperose maternelle ; adolescentes déjà fanées, au teint gâté par le régime malsain… Me voyez-vous épousant ça ?… Ou bien l’une de ces solides gamines sportives, saines, fraîches, éclatantes, qui golfent toute la journée et qui ne tomberaient dans mon lit que pour y dormir à poings fermés ?… Non, mon palais est habitué à des mets plus raffinés. Ah !… Ces jolie filles qu’affina une enfance pauvre, ces attaches frêles qui rappellent les privations d’antan, ces membres souples entraînés de longue date à plier sous les taraudées ; et cette chair étonnante, blanche, douce, ferme, intacte, sur laquelle tout glisse — même les taches… Voyez-vous, ce qu’il me faudrait, C’est une Nelly qui aurait de la tenue.

— Vous demandez l’impossible !

L’auto tournait l’angle de la rue La Fayette et prenait le boulevard de Denain, se dirigeant vers la gare du Nord.

— Vous permettez ? reprit Marcel en appuyant sur le bouton électrique qui donnait le signal d’arrêt. C’est ici que j’ai affaire.

Il descendit, Henry Salmon se pencha à la portière en disant de sa voix caustique :

— Au revoir, cher ami… Et pardon de vous avoir rasé avec mes doléances… Ma « crise cardiaque » est le dernier de vos soucis, je comprends ça !

— Ingrat ! murmura plaisamment Marcel en regardant l’auto s’éloigner. Il me dit cela juste devant la porte de Gilberte !



V


Marcel monta jusqu’à l’entresol qu’habitait la famille Tardivet. Cette fois, il n’avait pas annoncé sa visite ; et il était six heures du soir.

À son coup de sonnette, ce fut Suzanne qui vint ouvrir. Elle était rouge et affairée, les yeux légèrement injectés et les cheveux ébouriffés ; elle frottait ses petites paumes contre son tablier bleu duquel s’exhalait une vague odeur d’oignons.

— Ah ! fit-elle, interdite, en reconnaissant Marcel d’Arlaud.

Elle devint cramoisie et parut si gênée que l’écrivain se sentit tout apitoyé. Il murmura :

— Je vous demande pardon… J’arrive en intrus, mais il s’agit d’une chose urgente.

— C’est moi qui vous demande pardon ; répondit Suzanne, qui expliqua avec sa simplicité habituelle : mes sœurs se rendent utiles en travaillant au dehors ; moi qui n’ai pas de métier, je me suis attribué les fonctions de cuisinière.

Marcel la considérait avec une sympathie toute nouvelle. Il dit :

— Vous êtes très cultivée, puisque vous connaissez la mythologie grecque et le vaudeville français… Quand j’évoque ce qu’on appelle une femme cultivée, — c’est-à-dire une dame quadragénaire et fortunée qui tient salon littéraire et vous convie à déguster des repas délectables aggravés de récitations détestables… Quand j’évoque ces poétesses rigides qui sont de vieilles filles, ou ces lettreuses cyniques qui sont des filles vieilles…

Il s’arrêta pour regarder Suzanne et conclut galamment :

— J’estime que rien n’est plus charmant qu’une intellectuelle en tablier de cuisine.

La jeune fille eut un sourire où se mêlaient la satisfaction et la confusion. Marcel n’avait jamais été si aimable à son égard. Elle voulut lui marquer sa gratitude et dit d’un ton de regret :

— Gilberte est sortie.

Au grand étonnement de Suzanne, d’Arlaud accueillit cette nouvelle avec indifférence, fl écoutait un bruit sourd et régulier qui traversait la cloison voisine. Tendant un doigt dans la direction d’où partait ce pianotement martelé, il demanda :

— Et Mlle Denise ? Elle est là ?

— Oui : elle travaille.

— Bon. Ma chère enfant, il m’arrive une chose qui n’a rien d’exceptionnel dans la vie d’un auteur dramatique : je me vois forcé de mettre mon second acte sur pied avant d’avoir commencé le premier. Cette intervention m’est imposée par les circonstances. Autrement dit, j’ai découvert tout-à-l’heure le fiancé qui convient à votre cadette ; et c’est à Denise que je désire parler ce soir.

Le visage de Suzanne s’éclaira. Elle battit des mains en s’écriant :

— Vraiment ?… Que c’est amusant !… Entrez par ici.

Marcel se trouva dans la salle à manger où Denise, assise devant sa machine à écrire, tapotait fébrilement le clavier en suivant des yeux la minute placée à côté d’elle.

À l’entrée du visiteur, elle leva la tête et sourit gracieusement. Ses yeux clairs et ses dents blanches donnaient un éclat de jeunesse lumineuse à sa figure pâlotte dont l’ovale correct s’allongeait entre deux bandeaux de cheveux cendrés. D’un geste de peintre, le pouce haut, Marcel dessina à travers l’air la silhouette de Denise et déclara, enchanté :

— Parfait !… C’est bien le charme en demi-teinte qu’exige cette sorte de rôle… Le gris doit être votre couleur, gente demoiselle Denise : c’est la couleur du chinchilla, de la souris ; et de maintes petites créatures rongeuses qui s’entendent à grignoter les plus gros morceaux sans avoir l’air d’y toucher…

— Que voulez-vous dire, monsieur ? fit Denise.

— Qu’il est temps de mettre votre dessein à exécution… Voltaire définit ainsi l’amour : « l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée. » Ne souhaitiez-vous pas de peindre cette étoffe de fausses couleurs et de la recouvrir en simili-soie ?… Vous en sentez-vous pratiquement capable : il ne faudrait pas que votre broderie fût cousue de fil blanc ?

— Oh ! Je crois que je serai une brodeuse experte ; répondit Denise sans hésiter. L’art du mensonge naît de l’expérience ; l’expérience naît de la déception ; et plus la déception fut précoce, plus ses effets sont durables.

— Eh bien, alors, écoutez-moi.

Et Marcel lui répéta la conversation qu’il avait eue avec Abel Salmon une heure auparavant. Il continua :

— Abel Salmon a la laideur et l’esprit du chimpanzé. Sa laideur le décourage, sa richesse l’obsède, son esprit l’inquiète : il se défie avec angoisse de toutes les affections qui s’adressent à lui. Le doute est la maladie des millionnaires intelligents. La première épreuve que j’ai tentée flatte mon orgueil : je me suis révélé aussi persuasif dans la vie réelle qu’aux feux de la rampe : et, grâce à mon conte, Abel est déjà un peu épris de ma secrétaire imaginaire. Il s’agit maintenant d’en remplir le moule : je vous prends comme dactylo, Mlle Denise ; vous viendrez chez moi tous les jours, de deux à six. Je vous confierai mes papiers, mon courrier ; — oh ! mais, je vous ferai travailler pour de bon ; vous allez abandonner vos autres occupations ; je vous donne deux cents francs d’appointements. Une fois chez moi, il vous suffira de rester presque naturelle pour bien jouer votre rôle. Par exemple, surveillez les visiteurs qui se présenteront sous un prétexte, en mon absence, et s’efforceront de vous parler : ce cher Abel est de complexion romanesque. Je lui ai paru peu enclin à favoriser son désir de vous connaître. Ce désir contrarié va devenir un caprice obstiné. Abel cherchera à le satisfaire malgré moi. Il guettera, ou fera guetter mes sorties pour venir à mon domicile, et voir ma secrétaire sous un motif quelconque. Il vous donnera un faux-nom, bien entendu, afin de passer pour un pauvre diable. À vous de savoir lui manifester savamment une réserve aimable, une sympathie discrète qui se changera en un intérêt progressif suivi d’un attachement grandissant ; et notre Abel deviendra l’heureuse dupe de cette fausse idylle. Il y a trois cent mille livres de rente à la clé et un misanthrope à berner : dites que je n’exauce pas vos vœux, mademoiselle Célimène ?

Le visage de Denise exprima une gaieté sardonique : le sourire amer d’une femme de trente ans se dessina soudain sur ses lèvres juvéniles. Elle dit, avec une accent voilé :

— Il ne faut pas me croire mauvaise. Mais j’ai souffert, et je souffre toujours… J’avais cru rencontrer le fiancé rêvé ; aujourd’hui, j’y pense encore, malgré moi, bien que je le sache oublieux et marié ailleurs : on a honte d’avouer ces choses… Le souvenir de la première illusion, c’est si tenace et si pénible ! Alors, je médite une dure revanche ; si je dois me payer sur un autre, tant pis !… À mon tour, je me servirai de l’amour comme d’un miroir à… moineaux.

Marcel sentit une douleur sincère sous cette âpreté. Il en fut embarrassé.

Nous sommes tellement accoutumés à la convention des paroles mensongères et des sentiments factices que le contact inusité du vrai nous cause une impression de gêne et de malaise. Afin de chasser cette contrainte, l’écrivain s’adressa à Suzanne en plaisantant :

— Et vous, petit chaperon familial, cela ne va-t-il pas vous déranger d’accompagner votre sœur Denise quand elle viendra chez moi tous les jours ?… Et vos devoirs culinaires ? Comment comptez-vous cumuler les fonctions d’ange gardien et celles d’ange du foyer ?

— Mais je n’accompagnerai pas Denise : elle est assez grande pour sortir seule ! répliqua Suzanne en riant.

— Alors, pourquoi… lorsque c’est Gilberte ?…

— Ce n’est pas la même chose ! interrompit vivement Suzanne. Gilberte, elle… Gilberte n’a aucune raison d’être seule avec vous : le tête-à-tête peut la compromettre aux yeux du monde… Tandis que Denise sera votre employée.

— Votre logique me confond d’admiration ; fit ironiquement l’écrivain.

Il ajouta, avec une étourderie feinte :

— Au fait, où donc est-elle, Mlle Gilberte ?

— Elle est allée répéter.

— Et où cela ?

— Chez Jack Pick ; répondit tranquillement Suzanne. Vous savez bien qu’il est convenu que les répétitions de la nouvelle scène de la Revue du Music-Hall auront lieu chez l’auteur ; et que ma sœur ne répétera sur le plateau que les deux dernières, pour éviter les indiscrétions…

— Oui, je sais ! coupa nerveusement d’Arlaud.

Il reprit, en déguisant son énervement sous un air de raillerie :

— N’importe : votre surveillance se relâche, jeune Suzanne… Pick est encore plus compromettant que moi : il n’a que vingt-neuf ans !

— Oui, mais c’est son auteur… Il est tout naturel qu’une actrice rende visite à son auteur pour raison professionnelle.

« Voilà une petite rouée qui se moque de moi ; monologuait Marcel en retournant chez lui. Elle ne se soucie de la réputation de ses sœurs qu’en ce qui me concerne : mes rapports avec Denise ne l’inquiètent guère ; elle s’est aperçue que j’aime Gilberte. D’autre part, elle a bien vu que Pick trouvait sa sœur très suggestive et elle n’en prend pas ombrage… Elle estime donc qu’il n’y a de danger qu’à mon endroit. Pourquoi cette Suzanne si futée ne se méfie-t-elle qu’à mon sujet ? Pourquoi ?… Est-ce que, par hasard, la belle Gilberte aurait un penchant pour moi ? La conduite de la petite sœur ne s’expliquerait pas autrement. »

Devenu rêveur à cette pensée agréablement troublante, l’écrivain arrivait à sa porte. Dès le seuil, son valet de chambre qui le guettait, l’avertit :

— Il y a une dame qui attend monsieur, au salon.

— Ah ! s’exclama d’Arlaud, contrarié d’être dérangé au milieu de ses réflexions. — A-t-elle dit son nom ?

— Mlle Gilberte Tardivet.

— Ah ! répéta Marcel, sur un ton tout différent.



VI


C’était la première fois qu’il allait pouvoir lui parler en tête-à-tête. Ému de la coïncidence qui amenait la jeune fille ici, juste à cette minute, Marcel eut un mouvement pour s’élancer vers le salon. Au moment d’entrer, il se ravisa ; et, revenant dans la galerie, il s’approcha de l’une des hautes glaces qui ornaient les panneaux muraux. Il rajusta sa cravate et redressa, de l’index, sa moustache en brosse, avec une coquetterie puérile qui le fit ricaner soudain.

Il appuya sa main au-dessus de la poche gauche de son gilet et murmura : « Ce n’est pas le tic-tac de ma montre, ça… Les cœurs n’ont pas la mémoire des dates : il ne sait plus son âge, celui-là ! » Mais ses regards retournaient vers la glace, quêtant une approbation ; et ils lui disaient : « Va donc tu n’es pas sincère… Tu le trouves encore très bien, ce svelte quadragénaire aux tempes argentées ; c’est un homme célèbre de surcroît… D’ailleurs, pourquoi vient-elle chez toi, ce soir ?… Qu’en penserait la jeune Suzanne ! »

Il entra dans le salon avec empressement, Gilberte se tenait debout, au centre de la pièce ; son visage, si calme d’ordinaire, s’embellissait d’une fièvre qui avivait ses yeux et fardait ses pommettes.

Marcel comprit qu’il se passait quelque chose d’insolite. Une arrière-pensée d’espérance amoureuse l’agita intimement. Il prit les mains de Gilberte dans les siennes et la fit asseoir à son côté, sur un tête-à-tête Louis XVI ; puis, il questionna d’une voix onctueuse :

— Que vous arrive-tril, ma chère enfant ?… Vous paraissez bouleversée !

La jeune fille rectifia en souriant :

— Bouleversée : non, pas précisément… mais très troublée, très perplexe… Une circonstance imprévue m’oblige à vous demander conseil. Je suis prise au dépourvu, quand vous n’êtes pas là pour me guider…

Elle le regardait franchement, avec une confiance ingénue. Marcel se sentait tout doucement grisé par le parfum capiteux qui émanait de cette chevelure d’or foncé. Il interrogea :

— S’agit-il d’une question, à laquelle je suis intéressé ?

— Oui.

— Est-ce de moi… directement ?

— Non.

Un peu déçu, Marcel se mordit la lèvre inférieure. Tout à coup, il s’écria :

— Est-ce à propos de Pick ?

— Oh ! non, monsieur. C’est en revenant de chez lui que cette aventure m’est arrivée…

Marcel posa sa main sur le genou de Gilberte, et dit :

— Ma chère amie, permettez-moi de vous interrompre : mais puisque vous sollicitez mes conseils, laissez-moi vous en donner un. Faites-vous donc accompagner par l’une de vos sœurs lorsque vous allez chez Jack. Vous n’avez pas oublié mes avertissements : si vous tenez au beau mariage, restez inaccessible et distante — bref, inattaquable… Jack Pick possède une très mauvaise — ou trop bonne réputation à l’égard des dames : il justifie son surnom…

Gilberte devint toute rouge et bredouilla précipitamment :

— Mais, je vous assure… Il est parfaitement convenable avec moi…

— Je l’espère bien. À présent, racontez-moi votre histoire.

Gilberte commença :

— Il y a une heure environ, je rentrais à la maison, à pied, remontant la rue La Fayette ; quand, tout à coup, sautant d’une automobile qui longeait le trottoir, un monsieur a couru vers moi et m’a saisie par le bras. Effrayée, j’allais pousser un cri, lorsqu’il m’a dit : « Nelly !… Tu n’es donc pas rentrée avec Abel ?… » Puis, s’interrompant pour examiner ma toilette, mon chapeau, et revenir à mon visage qu’il fixait d’un air stupide, il s’excusa : « Madame, je vous demande pardon : je vous prenais pour une autre personne… Cette ressemblance est vraiment prodigieuse ! » Comme il s’était décidé à me lâcher le bras, je me suis éloignée en saluant sans répondre. Après être resté un instant à la même place, il a dû presser le pas pour me rejoindre car, sans tourner la tête, j’entendais galoper derrière moi. Au moment où j’atteignais le boulevard, il m’a dépassée ; alors, ralentissant son allure, il a marché à ma droite en cherchant à amorcer une conversation : « C’est extraordinaire, madame, ce que vous ressemblez à Mlle Nelly Rosane, l’actrice bien connue… On ne vous l’a jamais dit ?… C’est une amie à moi… L’avez-vous déjà vue ? » etc… etc… Je me sauvais, sans souffler mot. Vous pensez, monsieur d’Arlaud, si j’ai l’habitude d’être suivie dans la rue depuis le temps que je sors seule pour donner mes leçons ! Aussi, je n’éprouvais pas cette surprise effrayée des novices ; mais j’avais peur, ne sachant que faire et me doutant bien — à son aspect, à son auto qui le suivait au pas, le chauffeur imperturbable épiant cette scène du coin de l’œil — que ce monsieur était l’ami de Nelly Rosane, le protecteur dont vous m’aviez parlé… De quelle manière agir, maintenant que cette rencontre inopinée s’interposait entre vos combinaisons ? Si Suzanne avait été là, elle m’aurait dit ce qu’il fallait faire. Moi, toute seule, j’étais désemparée… Devais-je laisser ce monsieur me suivre jusqu’à ma porte et découvrir ainsi mon adresse ? Devais-je répondre ? Je n’aurais su. J’ai craint de gaffer, livrée à moi-même. Alors, comme je connais, au coin du boulevard, une maison qui a deux issues, je m’y suis introduite par l’entrée de service, je suis ressortie par la porte qui se trouve face à la gare du Nord ; et là, ayant dépisté mon suiveur, j’ai pris le métro et suis venue chez vous pour vous raconter tout…

Marcel, secrètement flatté de cette docilité naïve, approuva :

— Mais c’est parfait, ma chère enfant et vous vous calomniez : vous savez fort bien improviser devant l’imprévu… C’est bien Henry Salmon qui s’est trouvé en votre présence — un peu par mon fait : s’il était dans votre quartier, c’est qu’il m’avait conduit jusqu’à votre porte ; car j’étais chez vous, alors que vous veniez chez moi…

Il s’interrompit ; enveloppant Gilberte d’un regard plein d’acuité, il interrogea avec une curiosité insidieuse :

— Puisque le hasard vous a fait rencontrer celui que je vous destine… Dites-moi… Qu’avez-vous ressenti, en face de lui ? Étiez-vous troublée, émue ?

— J’étais surtout très embarrassée ; répondit simplement Gilberte.

— Mais qu’avez-vous éprouvé, en le voyant ?… Vous savez que c’est un homme auquel je souhaite vous marier… Votre beauté, ainsi que je l’avais supposé, a excité son désir… Quel était votre sentiment, à la pensée d’être à lui : en aviez-vous du plaisir ou de la répulsion ?… En un mot, vous a-t-il plu ?

— Non.

Gilberte avait dit cela nettement, d’un accent décidé qui tranchait avec son hésitation habituelle. Marcel ne put réprimer un sourire de satisfaction qui épanouit sa physionomie. La jeune fille l’observait d’un air réfléchi. Elle osa remarquer :

— On croirait que cela vous est agréable que mon futur mari me déplaise ?

— Un mari n’est pas fait pour plaire… cela bouleverserait les règles de l’art dramatique. Mais expliquez-moi, chère enfant…

Et Marcel, penché vers elle, plongeait ses yeux dans les siens :

— Expliquez-moi vos raisons… Pour que votre petite âme incertaine exprime avec une telle certitude son antipathie à l’égard d’Henry, serait-ce donc qu’un autre aurait su déjà la conquérir ?

Gilherte rougit violemment et murmura :

— Je n’aime personne.

Marcel continuait de fixer sur elle ses yeux inquisiteurs et caressants. Il insista, incrédule :

— Alors, pourquoi Salmon vous semble-t-il, comme cela, à première vue, incapable de vous séduire ?

Gilberte répliqua ingénument :

— Mais parce qu’il est vieux… Il a, au moins, cinquante ans !

Marcel d’Arlaud reçut un choc : il évoqua, en un éclair, la silhouette sèche et droite du banquier, sa verdeur de quinquagénaire alerte. Il répéta, sur un autre ton :

— C’est vrai… Il n’a que cinquante ans !

En continuant intérieurement sa phrase : « Et moi, j’ai quarante-cinq ans : nous portons tous deux notre âge avec une légèreté pareille. Henry n’est pas sensiblement mon aîné… Alors, lui paraîtrais-je vieux, à cette jolie Gilberte ? »

Il la regardait, saisi d’une vague anxiété. À ce moment, la jeune fille ajouta avec une finesse inattendue :

— Vous comprenez, je ne suis plus assez jeune pour aimer les hommes âgés ; c’est à dix-huit ans que nous subissons cette sorte d’attraction : le prestige de leur passé…

— Dois-je en conclure que vous renoncez aux projets que j’avais formés ?

Gilberte répondit avec la gravité expérimentée des filles pauvres :

— Oh ! non, monsieur, au contraire… Je suivrai le plan que vous me tracerez. Je tiens à faire ma vie.

Elle s’interrompit pour s’écrier, le doigt braqué vers la pendule :

— Sept heures et demie !… Nous qui dînons à sept heures ! Il faut que je rentre : on doit s’inquiéter chez moi.

— Écoutez, puisque vous êtes en retard… Le retard irrémédiable, c’est la première demi-heure de retard… Après, ça ne compte plus : l’effet est produit pour ceux qui vous attendent… Eh bien ! soyez gentille : restez ici et dînez avec moi.

Dans un élan irraisonné, Marcel risquait l’invitation. Gilberte, étonnée, balbutia :

— C’est impossible.

— Cela vous ennuierait ?

— Oh ! non, pas du tout… c’est si imprévu…

— Du moment que cela ne vous ennuie pas, C’est très possible… Un coup de téléphone chez vous, pour prévenir.

— Non… Suzanne me gronderait.

Ils échangèrent un regard complice. Et Marcel murmura, très vite :

— Après votre répétition, Jack Pick a jugé qu’il vous fallait étudier le jeu de Nelly, afin que l’imitation fût parfaite. Il a été décidé que nous passerions la soirée au théâtre ; il est venu me chercher ; nous avons dîné ensemble pour gagner du temps ; et je téléphone ces choses inexactes à votre famille en invitant vos petites sœurs et votre père à venir nous rejoindre aux Variétés, baignoire 7… Un autre coup de téléphone à Pick, pour l’alibi… Ça ira tout seul. Hein, qu’en dites-vous ?

Gilberte souriait, tentée. Marcel décrocha les récepteurs en remarquant :

Quelle belle invention que ce petit appareil… Graham Bell ne pouvait s’imaginer quelle mine de péripéties il découvrait aux auteurs et aux amants !

Ce dîner, en tête-à-tête, pimenté d’un goût d’escapade, ravissait Marcel d’Arlaud. Assise en face de lui, Gilberte s’amusait franchement, naïvement, à la façon des enfants qui sortent rarement ; tout la charmait secrètement : le luxe raffiné du service, la nouveauté des mets, l’élégance et la galanterie de cet hôte empressé. Lui, peu à peu, était enivré par la présence de cette belle fille souriante aux grands yeux envahis de douceur trouble, à la bouche humide et rouge… Il parlait, mis en verve, la voix un peu lointaine comme en rêve ; fouettant, fouaillant son esprit afin de trouver le mot spirituel qui ferait rire la jeune fille. Et, surexcité, égayé, l’œil pétillant, la voix vibrante, Marcel, passant une main légère sur ses tempes grisonnantes, songeait, rassuré : « Voyons… Il n’est pas possible qu’elle me trouve vieux ! »

D’ailleurs, il restait très respectueux, le cœur un peu serré ; nerveux, crispé, frémissant, il n’osait profiter de cette minute propice, enrageant intérieurement contre sa réserve intempestive ; intimidé par son désir même dès qu’il levait les yeux sur elle.

Et déjà, le trille du timbre annonçait l’arrivée de Jack Pick qui, prévenu, venait les chercher à huit heures et demie. Marcel maudissait, malgré lui, l’intrus indispensable. La présence du tiers — commode et incommode — le séparait de Gilberte. La jeune fille souriait trop souvent à Jack, elle n’écoutait plus si attentivement les mots de l’écrivain.

D’Arlaud eut un geste un peu fébrile pour faire appeler son chauffeur.

En auto, durant le trajet, tandis qu’il respirait le parfum de Gilberte en regardant Pick assis en face d’eux, Marcel réfléchissait profondément. La jeune fille avait des frissons brefs, une figure un peu exaltée, des rires en gammes aiguës qui trahissaient une émotion… L’écrivain pensait : « Est-ce moi qui l’ai troublée ? »

Sous le péristyle des Variétés, trois silhouettes noires piétinaient, guettant les voitures.

— Comment, ils sont arrivés avant nous ? dit Marcel, reconnaissant M. Tardivet et ses filles.

— Dame ! expliqua Gilberte. Un soir de théâtre, songez donc : on ne dîne pas, pour avoir le temps de mettre son corsage neuf — d’ailleurs, on a l’estomac serré — et on arrive un quart d’heure trop tôt, de peur de manquer le premier acte. Vous ne savez pas ce que c’est que d’aller au théâtre par extraordinaire !

— Si, je sais.

Et Marcel soupira pour lui-même : « Cette fraîcheur, cet enthousiasme, ces sensations neuves de fillettes sevrées de plaisir… Ils ne seront pas à plaindre, les maris de mes petites Tardivet ! Je commence à trouver que je leur fais la meilleure part ; qui sera Gros-Jean de l’aventure : les dupés — ou leur trompeur ? »

Sous l’influence de ces réflexions, Marcel, dans l’obscure baignoire où il se rencognait, assis derrière Gilberte et coude à coude avec Jack Pick, rêvait au moyen de préciser ses incertitudes. Il regardait les trois nuques blanches des trois jeunes filles appuyées au bord de la loge, immobiles et attentives. L’écrivain pensait : « En somme, c’est moi qui les tiens là, haletantes et crispées d’émotion ; c’est moi qui les fais rire et frissonner de plaisir ; c’est moi qu’elles applaudissent… » Les répliques des acteurs, en scène, lui arrivaient comme des crépitements de bataille : ces phrases, ces cris, ces exclamations, c’étaient l’œuvre de Marcel d’Arlaud, l’artillerie victorieuse qui enlevait le succès…

Enhardi, il se pencha, tâtonnant dans la nuit et sa main chercheuse effleura la taille de Gilberte, remonta lentement sous l’aisselle et vint presser doucement la forme tiède et frémissante d’un jeune sein renflé. La jeune fille ne résistait pas ; les ondes involontaires de sa chair trahissaient son adhésion. Marcel, grisé d’une joie rajeunissante, éprouvait l’émoi d’un collégien chiffonnant sa cousine. Il calculait la durée du premier acte, suivant de l’oreille les paroles finales qui lui annonceraient la chute du rideau et le retour de la lumière. Au dernier moment, une nervosité rendit l’étreinte de sa main plus impérieuse. Défaillante, Gilberte se rejeta en arrière ; et d’Arlaud l’entendit chuchoter distinctement, d’une voix étouffée : « Oh ! Jack… »

La salle se rallumait. Les occupants de la baignoire 7 se retrouvaient, corrects, à leur place. Marcel, un peu pâle, souriait vaguement aux phrases élogieuses du caissier, aux compliments de Denise, à la frimousse admirative de Suzanne, dont les yeux brillaient plus ardemment, avivés d’une lueur humide. Puis, il se tournait vers Gilberte qui, rougissante et congestionnée, glissait du côté de Pick assis derrière elle, un regard expressif et confus… révélant son erreur.

Alors Marcel, se mordant les lèvres, conclut : « Me voilà fixé… Bigre ! Mais ce n’est pas du tout ce rôle-là que j’entendais jouer dans ma comédie ! »



VII


Denise occupait depuis quelque temps ses nouvelles fonctions chez Marcel d’Arlaud. Elle s’en acquittait fort consciencieusement. Elle dépouillait le volumineux courrier du maître, typait les réponses sous la dictée ; et chaque jour lui apportait un surcroît de besogne et de responsabilité ; car Marcel, constatant son intelligence, lui laissait une large initiative, se déchargeant sur elle de ses corvées quotidiennes.

La jeune dactylographe commençait à s’impatienter. Très observatrice, comme la plupart des femmes concentrées, elle sentait que d’Arlaud, distrait, se désintéressait d’elle. Une préoccupation obsédante le tracassait visiblement. Il ne tenait pas en place. Il sortait beaucoup ; puis, à ses crises d’agitation succédaient des périodes de torpeur qui le jetaient, affalé, sur son divan, la cigarette aux lèvres, fumant silencieusement pendant des heures. Lorsque Denise, timidement, avait insinué : « Il ne se manifeste pas souvent, M. Abel Salmon. » Marcel, sursautant, lui répondait d’un ton détaché : « Attendez, attendez… Il ne faut rien brusquer. » Elle le sentait à cent lieues de la question. Elle se demandait : « Est-ce que M. d’Arlaud oublie qu’il ne m’a pas prise ici que pour me faire travailler à son service ?… Jusqu’à présent, j’ai seulement changé de patron. »

Néanmoins, elle se montrait zélée : en somme, son travail lui était payé et elle était d’une nature laborieuse. Mais son ambition s’irritait devant une épreuve décevante.

Un jour qu’elle était seule dans le bureau de Marcel, occupée à détacher d’une revue dramatique un article de critique sur l’œuvre de d’Arlaud, le valet de chambre entra et lui annonça :

— Mademoiselle, c’est le relieur qui vient présenter sa note… Monsieur étant absent, faut-il que je lui dise de repasser ?

— Non. Faîtes-le monter.

Denise, assaillie d’un pressentiment que décelait le sérieux soudain de son visage, attendait ce relieur inconnu. La volonté de réussir creusait un pli entre ses sourcils.

Le visiteur entra. Denise lui jeta un regard pénétrant ; elle reconnut, au signalement, le millionnaire malingre et chafouin qui cachait une âme de modiste sous son masque de singe malade. La jeune fille l’examinait avec une attention railleuse : outre le veston de confection et les chaussures fatiguées, il avait eu le soin de déguiser ses mains non gantées en mains de travailleur : ongles taillés ras et phalanges grisâtres.

— Asseyez-vous, monsieur ; et prenez la peine d’attendre M. d’Arlaud : il ne va pas tarder.

Denise avait modulé savamment les inflexions de sa voix chantante. Intérieurement, elle se disait avec une moue : « En effet, il est bien laid », mais sa raison ajoutait : « L’enjeu vaut le coup… Quelle belle partie : ces frères Salmon, dont le nom seul fait trembler leur personnel, se doutent-ils qu’un habile metteur en scène les amène tout doucement à épouser les filles inconnues de leur infime caissier ? » Son orgueil s’exaltait à cette pensée. Le cruel désir de jouer l’un de ces hommes haïs — elle, la fille pauvre, la fiancée trompée, — lui suggérait sa conduite.

Elle était de ces coquettes subtiles qui ont l’art d’attirer les regards sans en avoir l’air. Seraient-elles confondues au milieu de vingt femmes plus jolies et plus brillantes, que ces fines mouches sauraient quand même se faire remarquer par celui qu’elles visent comme si elles possédaient quelque aimant mystérieux.

Au bout de cinq minutes, le visiteur parut troublé par le charme discret de la jeune fille. Il engagea timidement la conversation ; se plaignit des temps difficiles préjudiciables aux commerces de luxe ; se raconta : d’abord employé chez Vaillant et Flammarion, il avait pu s’installer récemment à son compte ; et M. d’Arlaud avait eu la bienveillance de lui conserver sa clientèle.

Denise se mordait les lèvres pour réprimer une crise de fou rire. Mais lorsqu’il se tut, elle dit gravement, sur un ton d’émotion contenue :

— Si vous saviez combien l’effort — surtout l’effort malheureux — m’inspire d’estime et de sympathie !

Son interlocuteur leva les yeux sur elle : il y avait dans son regard une surprise émue, une fierté, une incertitude qui touchèrent Denise, en dépit de ses résolutions : une amertume de vingt-deux ans n’est jamais cimentée d’un mortier bien résistant ; à la première attaque, la façade s’effrite.

Ils causèrent. Dès cette première entrevue, Denise établit une ambiance de sourde intimité et de tendre intérêt. À son tour, il l’interrogeait ; il lui demanda son nom.

— Denise Tardivet.

Elle ajouta, en scrutant sa physionomie :

— Mon père est caissier à la banque Salmon.

Il ne broncha pas.

Denise, qui s’y connaissait en duplicité, jugea l’adversaire digne d’elle. Amusée, elle mit plus d’entrain à faire sa conquête. Encouragé, il commença de disserter sur les tristesses d’une vie solitaire.

« Le petit couplet sur l’âme sœur va venir », pensa Denise ; et elle se laissa prendre les mains.

Mais la portière du cabinet s’écartait : Marcel d’Arlaud rentrait, jetait ses gants et son chapeau sur la table ; et considérait d’un air surpris la scène qu’il avait sous les yeux. Il dit sèchement :

— Bonjour, Planchin. Vous venez pour votre facture ?

Paya et congédia le relieur ; puis, lorsqu’ils furent seuls, demanda à Denise :

— Ah ! ça… Qu’est-ce qui vous prend ?

La jeune fille, interdite, balbutia :

— Mais, monsieur, ce n’était donc pas… lui ?

Comprenant soudain, Marcel éclata d’un rire inextinguible ; il cherchait vainement à recouvrer son sang-froid ; chaque fois que ses yeux se posaient sur le visage penaud et mortifié de la jeune dactylographe, il s’esclaffait malgré lui. À la fin, il s’écria :

— Non, ce n’était pas lui, petite malheureuse !… Vous preniez ce garçon pour Abel déguisé ?

— Dame… Il est très laid.

D’Arlaud pouffa de nouveau. Denise, vexée, se taisait. Il la consola :

— Allons, il faut qu’on vous vienne en aide… Vous le méritez : vous m’avez fait rire dans un moment où je n’en ai guère envie… Savez-vous que votre sœur aînée me donne un mal inoui ; et ça m’ennuierait de perdre mon pari. Ça ne va pas, de son côté : elle est capable de manquer son mariage…

Denise étudiait l’écrivain. Elle murmura, d’un ton de doute perspicace :

— Ah ! C’est son mariage qui vous préoccupe…

— Oui, et vous devriez la gronder… Elle flirte bêtement, au lieu d’être sérieuse…

— Suzanne a plus d’influence que moi sur son caractère.

— Votre petite sœur ne se soucie guère de conseiller Gilberte, à présent ; alors je m’adresse à vous, qui êtes si raisonnable.

Denise parut réfléchir longuement ; et, tout à coup, vrillant son regard sagace dans les prunelles de l’écrivain, elle déclara :

— Monsieur, vous pouvez compter sur moi en tout et pour tout, si vous m’aidez ainsi que vous le dites… Je suis la plus ambitieuse des trois. Faites réussir mon mariage avec Abel Salmon… Pour ma part, je parlerai ce soir même à Gilberte.

Marcel dit avec effusion :

— Vous êtes gentille !… Quant à moi, je vais inviter ce cher Abel à déjeuner pour demain. Vous entrerez dans la salle à manger au milieu du repas sous prétexte de m’apporter une dépêche, des papiers urgents… et je me charge du reste. N’ayez aucune confusion en ce qui concerne votre erreur d’aujourd’hui : ç’a été, en somme, une répétition… Eh, eh ! vous alliez bien, mademoiselle, pour votre coup d’essai : mon relieur semblait subjugué.

— Pauvre garçon ! fit Denise avec un demi-sourire.

Le déjeuner tirait à sa fin. Souriant et verveux, Marcel faisait sabler le champagne à Abel Salmon en lui contant des anecdotes où son esprit, tourné et retourné en tous sens, scintillait de mille feux, tel un diamant dont on tourne et retourne chaque facette à la lumière.

Denise entra d’un pas discret. Elle présenta son profil fin, sa silhouette souple, son allure pleine de distinction sobre et contenue, aux regards d’Abel Salmon qu’elle ne sembla pas apercevoir ; et, se dirigeant rapidement vers Marcel, elle lui dit d’une voix brève :

— Je vous demande pardon, monsieur… mais c’est pour la signature du courrier… il y a des lettres pressées.

Marcel d’Arlaud — qui savait jouer la comédie aussi parfaitement qu’il l’écrivait — affecta une gravité significative pour signer des papiers insignifiants. Il sortait son stylo de sa poche tout en relisant, au fur et à mesure, les lettres qu’il parafait ; prolongeant à dessein cette petite cérémonie.

Denise, debout, toute droite, attendait impassible. Abel, la tête levée, l’examinait curieusement ; sa prunelle émoustillée détaillait la minceur élégante de la jeune fille, la transparence de son teint délicat ; le gris bleuté de ses yeux clairs, des yeux limpides couleur d’eau de source.

Quand la jeune fille eût quitté la pièce, Abel questionna avec vivacité :

— Est-ce là cette jeune personne dont vous m’aviez narré l’histoire ?

Parfaitement, fit Marcel en souriant.

— Elle est charmante… Alors, vraiment, c’est une fille honnête ?

— Vous voyez qu’on en rencontre encore.

Abel insista :

— Vous en êtes certain ?… Vous connaissez sa vie privée, sa famille ?

Marcel répliqua, d’un air indifférent :

— Mon cher, vous la connaissez vous-même… C’est une coïncidence assez curieuse… Cette petite se nomme Denise Tardivet ; il paraît que son père est employé chez votre frère.

— Mais, c’est exact… Notre caissier s’appelle Tardivet ; est-ce lui ?

— Très probablement.

La conversation se continua sur le même sujet. Adroitement attisé par les propos de Marcel, Abel finit par implorer avec une impatience nuancée d’enjouement :

— Mon cher, il faut que vous me rendiez un service… Présentez-moi à votre secrétaire sous le nom d’Abel Henry, homme de lettres ; laissez-moi passer à ses yeux pour un poète ignoré dont vous encouragez le talent méconnu… Que vos domestiques, stylés, soient de complicité pour ne pas trahir mon incognito.

— Vous êtes fou… Ah ! votre goût du romanesque vous jouera un vilain tour… Et puis, abuser cette pauvre enfant… Vous voulez me faire faire un joli métier.

— Pas du tout ! protesta Abel. Puisque vous certifiez la vertu de cette jeune fille, où est le mal ? Dans les deux cas, je ne lui cause aucun tort : si je lui déplais, elle m’envoie promener. Si, par hasard, je lui plaisais… Mais, mon ami, vous ne savez pas ce que j’éprouverais à me sentir préféré, choisi, aimé réellement, — sans mélange, sans intérêt vénal !… Je me soucie fort peu de sa situation et du monde, pourvu qu’elle soit honnête : mon cher, je serai homme à l’épouser. Et cette jolie surprise, quand elle apprendrait qui je suis…

— Alors, si c’est pour le bon motif !… fit d’Arlaud, avec un sourire malicieux.

Il n’acheva pas sa phrase ; mais, se levant, il conduisit Abel dans le bureau où Denise travaillait, aux aguets.

Marcel annonça ostensiblement :

— Mon cher Henry, si vous voulez écrire cette lettre dans mon cabinet, je vous laisse : j’ai à sortir… Mademoiselle, veuillez vous mettre à la disposition de M. Abel Henry, un écrivain de mes amis…

Denise se leva et salua, correcte.

Marcel quittait la pièce. Elle le suivit jusqu’au palier. Tout en commençant de descendre l’escalier, d’Arlaud chuchota :

— Préparez-vous : c’est l’instant de vaincre. Eh bien, comment le trouvez-vous ?

Denise répondit, de même :

— Ma foi, monsieur… Je le trouve moins laid que le relieur !



VIII


— Elle est étonnante !

— Merveilleuse d’exactitude.

— C’est Nelly elle-même…

C’était la générale d’Yvette et ses amis au New-Music-hall. Dans la salle, l’impression de stupeur admirative dominait. Des loges bourdonnantes, du promenoir grouillant, les réflexions se colportaient de groupe en groupe.

— Où Pick l’a-t-il dénichée ?

— Comment s’appelle-t-elle ?… Passez-moi donc le programme.

— Gilberte.

— Gilberte tout court ?

— C’est une mode de coulisses lancée par les divorcées, ces prénoms de théâtre… Simone, Colette, Gilberte…

— Oui, mais celle-ci a vingt-cinq ans de moins que celles-là : elle est trop jeunette pour être divorcée. C’est une débutante. D’où sort-elle ? Qui est son amant ?

Cette salle de filles galantes, d’actrices, de cercleux blasés, de femmes entretenues, s’animait, piquée de curiosité en face de l’énigmatique étoile qui se découvrait ce soir.

Sur la scène, Gilberte — une nouvelle Gilberte, transformée, corrigée, les cheveux avivés d’un or plus métallique, les yeux noisette mouillés de kohl, le sourire plus rouge et les dents plus blanches, — singeait à ravir la mimique de Nelly Rosane dans la principale scène de la pièce de d’Arlaud. La parodie prenait un attrait inédit grâce à cette ressemblance frappante que parachevait un maquillage identique. Mais le charme tout personnel de Gilberte, c’était la voix pure avec laquelle elle détaillait le couplet : son talent de chanteuse se révélait, mêlant l’art véritable à l’imitation comique.

Dissimulé à l’abri d’un portant, Marcel d’Arlaud la contemplait intensément. Il attardait ses yeux à la blancheur laiteuse et veinée d’un décolletage hardi qui dévoilait les beautés secrètes de la jeune fille. Le regard brutal, les lèvres crispées, les narines froncées, il contenait son violent désir.

Un courant d’air froid le chassait de sa place. Il ouvrait la porte de communication et passait dans la salle : dans une loge, M. Tardivet, la mine béate et ébaubie, ne quittait pas la scène des yeux ; Denise et Suzanne, assises à ses côtés, suivaient le jeu de leur sœur avec une émotion qui faisait trembler les muscles de leur face anxieuse. Marcel sourit à ce tableau familial.

Mais la toile tombait. Il se hâta de regagner les coulisses, traversant les couloirs obscurs où stagnaient des relents méphitiques mélangés d’une odeur de chair et de fards. Il entra dans le corridor où des petites portes numérotées s’entre-bâillaient sur des loges d’artistes.

Il allait pénétrer dans celle de Gilberte, lorsqu’il s’aperçut que la jeune fille s’y trouvait seule avec Pick ; son habilleuse était absente. Pris d’une curiosité malveillante et irrésistible, Marcel céda à son impulsion ; il poussa doucement la porte en s’appuyant contre le battant qui fit office de paravent ; et resta immobile sur le seuil, écoutant leur dialogue.

— Vous n’êtes qu’une coquette ! reprochait le revuiste sur un ton boudeur et câlin. Pourquoi m’accordez-vous des faveurs si doucement dangereuses pour mieux me décevoir la minute d’après ? Vous êtes une énigme indéchiffrable…

— Mais non, répondait mollement Gilberte, en enfonçant une épingle dans sa torsade blonde.

— Dans ma prochaine revue, je vous confierai le rôle de la Fortune…

— Pourquoi ?

— Parce que vous vous dérobez à l’instant où l’on croit vous saisir. Ma petite Gilberte, dans quel but vous montrez-vous si déroutante ?

— Jack, vous me faîtes de la peine…

— C’est vous qui vous plaignez !

— Vos questions me troublent affreusement… Vous me plaisez, je vous assure, mais je ne peux pas suivre mes inclinations personnelles… Ma vie est ailleurs… Et si vous saviez combien l’idée de lutter contre les autres, d’imposer ma volonté, de prendre des décisions, me rend malheureuse !

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne peux pas répondre : ce n’est pas mon secret… Ne me tourmentez plus.

Rêveur, Marcel se retira à pas feutrés et fila silencieusement le long du corridor. Il murmura : « Étrange fille ! Bizarre nature hésitante… Avec elle, il ne faut désespérer de rien : il suffit d’imprimer fortement son cachet sur cette âme de cire fondante. » Et sa main faisait le geste d’apposer énergiquement un cachet imaginaire.

Il retourna dans la salle, droit à la loge des Tardivet.

— Eh bien ! dit-il au caissier. Vous n’allez pas féliciter votre fille ? Venez… Je vous conduirai.

Il s’arrêta court, les yeux fixés sur un point de la salle : dans une loge qui leur faisait face se trouvaient les frères Salmon. Et tandis qu’Henry, se disposait à sortir, Abel, la lorgnette braquée dans leur direction, ne cessait d’examiner Denise et ses compagnons.

Laissant Suzanne suivre son père, Marcel appuya négligemment sa main sur l’épaule de Denise, en lui soufflant :

— Restez à votre place… Vous comprendrez pourquoi.

La jeune fille acquiesça, d’un mouvement imperceptible. Une fois seule, elle prit sa lorgnette, la posa au hasard devant ses yeux afin de dissimuler le regard circulaire dont elle embrassa la salle dégarnie et le promenoir vide. Elle aperçut bientôt Abel ; une vive rougeur colora ses pommettes, en dépit de ses efforts pour paraître indifférente. Se voyant reconnu, Abel Salmon quitta sa loge, fit le tour du promenoir et vint saluer Denise.

— Entrez donc, M. Henry ; dit la jeune fille en lui désignant une chaise à côté d’elle.

Depuis un mois que Marcel d’Arlaud les avait présentés l’un à l’autre, ils se rencontraient quotidiennement, par une convention tacite. Abel venait attendre chaque soir la dactylographe devant le petit hôtel de l’avenue Gourgaud, et la raccompagnait chez elle. Pour rendre vraisemblable son personnage d’écrivain sans fortune ; il n’osait proposer de voiture, et c’était tantôt à pied, tantôt en métro qu’ils regagnaient la rue La Fayette. La longueur du trajet prolongeait l’entretien sentimental ; et Abel s’amusait infiniment de cette comédie de médiocrité, tout en s’attachant chaque jour davantage à cette enfant modeste et sensible qui l’accueillait sans coquetterie et recevait ses déclarations avec une émotion attendrie.

— C’est M. d’Arlaud qui vous a offert sa loge ? questionna Abel pour commencer la conversation.

— Non, c’est celle de ma sœur. Nous sommes venues avec mon père…

— Oui, je l’ai reconnu, fit étourdiment Abel, qui avait vu souvent le caissier à la banque.

Denise feignit l’inattention ; et enchaîna :

— Nous sommes venus assister aux débuts de ma sœur Gilberte.

— Comment ! Cette jolie Gilberte est votre sœur ?

— Oui. Je ne vous avais jamais dit qu’elle quittait l’enseignement pour entrer au théâtre, sur les conseils de Marcel d’Arlaud ?

Abel, sa surprise passée, se mit à ricaner d’un air extrêmement moqueur. Comme Denise l’interrogeait du regard, il expliqua :

— C’est trop drôle… Figurez-vous que Nelly Rosane est la maîtresse de mon… du banquier Salmon que j’accompagne justement ici, ce soir… À l’entrée de cette Gilberte qui ressemble tellement à Nelly, Salmon a reçu le coup de foudre… Je m’en suis bien aperçu ; je le connais, ce cher Henry : ses mains en tremblaient sur le programme… Que pensez-vous de la chance de votre sœur qui fait du premier coup une conquête aussi enviable ?

— Il faut d’abord qu’il lui plaise, murmura doucement Denise.

Et elle ajouta, avec une nuance de hauteur :

— M. Salmon apprendra bientôt que Gilberte est la fille de son caissier. L’amour ne supporte point d’inégalité. C’est la réciprocité des sentiments qui doit racheter la différence des rangs. Vous concevez donc qu’un homme dans la position de M. Salmon ne pourrait se rapprocher de Gilberte qu’à la condition de s’en faire aimer.

Abel lui jeta un regard d’inexprimable gratitude. Tout à coup, une voix railleuse dit, derrière eux :

— Eh bien ! Voilà la première fois qu’on tient de pareils propos dans un pareil endroit !

Ils se retournèrent brusquement : Marcel d’Arlaud entrait dans leur loge, prouvant par sa réflexion qu’il avait surpris la dernière phrase de Denise. Après quelques mots, Abel prit congé : il tenait à se retirer avant le retour de M. Tardivet.

Demeuré seul avec Denise, Marcel laissa échapper un petit sifflement d’admiration :

— Mes compliments, ma chère élève… C’est un plaisir que d’être dans votre camp. Vous jouez avec une maîtrise !

— Ce n’est plus un jeu, M. d’Artaud, répondit sérieusement la jeune fille.

Elle reprit, avec un mélange de tristesse et de confusion :

— Il y a une puissance irrésistible dans l’élan d’un cœur défiant et craintif qui se livre enfin… Je n’avais pas prévu sa force : son bonheur m’a touchée, sa reconnaissance m’a remuée d’attendrissement et de honte. Comprenez-vous ? C’est moi-la plus faible, maintenant. Je crois que je l’aime… Je sens en face de lui cette émotion bouleversante qu’on éprouve à voir des larmes contenues humecter les yeux d’un homme ; car, il y a eu des larmes de joie dans ses yeux, certains jours… Et je suis sincère, à présent, quand je parle comme vous m’avez entendue parler… Et je hais mon mensonge des premiers temps… Je tremble d’avoir tenu entre mes mains cette arme dangereuse : la tromperie. Je ne souhaite plus de rendre à un autre le mal qu’on m’a fait. J’ai une peur terrible qu’il ne découvre notre supercherie : je souffre — si vous saviez — à cette idée !… Que deviendrais-je s’il apprenait la vérité qui n’est plus vraie aujourd’hui ; s’il acquérait la preuve de ma fausseté à l’instant où je suis sincère !

— Prenez garde : si vous devenez sincère vous serez beaucoup moins persuasive… En amour comme en politique, la franchise n’est jamais aussi convaincante que la fourberie.

Marcel quitta le ton du persiflage pour dire, avec fermeté :

— Rassurez-vous : ne suis-je pas là ? Tant que j’en tiendrai les ficelles, mes marionnettes s’agiteront à ma guise… Et nous avons conclu un traité d’alliance, ma petite amie, vous en souvenez-vous ? Ayez confiance…

Il lui baisa la main avec une galanterie paternelle et sortit de la loge. Dans le promenoir, il fut rejoint par Henry Salmon.

— Je vous cherchais, dit le banquier, d’un air affairé.

« À l’autre pantin ! » pensa Marcel. Son mépris profond des hommes, dissimulé sous une ironie légère, trouvait son compte dans cette aventure où il expérimentait une fois de plus la crédulité de nos convoitises. Salmon reprit, avec précipitation :

— Mon cher, présentez-moi à elle… Pick raconte que c’est votre protégée… Imaginez-vous que je l’ai déjà rencontrée, oui ; il y a plus d’un mois, à la gare du Nord… J’ai été estomaqué par cette ressemblance ; ce jour-là, elle m’a filé entre les doigts : impossible de la rattraper… Depuis, j’y pensais souvent ; et je la retrouve ce soir, ici… Qui est-ce ? Dites, mon cher… Tout le monde se demande où vous l’avez trouvée ?

— Qui ? interrogea Marcel, avec un ahurissement bien imité.

— Mais, elle… Gilberte !

— Bigre ! Si vous en êtes déjà à dire : Elle, en parlant d’elle… Je diagnostique un cas de béguin instantané aigu : soignez-vous ; c’est parfois grave, chez les individus sanguins.

— Ne blaguez pas. Présentez-moi plutôt à votre petite amie, Marcel. J’ai bien essayé moi-même ; je lui ai fait passer ma carte ; on m’a répondu : « Mademoiselle ne reçoit personne dans sa loge : Mademoiselle s’habille. »

— Mademoiselle est une vraie demoiselle, Henry. Et ce n’est pas ma petite amie… Ça vous étonne, hein ? Son histoire est simple : c’est la sœur de ma dactylo ; elle donnait des leçons de chant ; je l’ai entendue un jour, par hasard… Frappé, ainsi que vous, par sa ressemblance avec Nelly, j’ai eu l’idée de cette scène de revue pour Pick ; et je l’ai aidée à débuter… Mais l’enfant est honnête, et vous perdriez votre temps : savezvous qui est dans sa loge, en ce moment ? Son papa et ses petites sœurs, qui s’apprêtent à la reconduire boulevard de Denain où elle habite avec sa famille. Mon cher, un bon conseil : allez rejoindre Nelly aux Variétés. Il est onze heures : vous avez le temps d’arriver pour le troisième acte.

— Vous m’embêtez. Présentez-moi : vous ne pouvez refuser ça à un vieil ami.

— Mais, son père…

— Bah ! Je sais ce que c’est qu’une vertu de théâtre. Ça fond aux premiers rayons… d’or. Ou le papa est gênant ; et l’on s’en débarrasse, — ou il est complaisant…

— À votre aise, mon cher. Seulement, vous vous rappellerez que vous m’avez forcé la main.

Et Marcel, riant sous cape, emmena le banquier jusqu’à la loge de Gilberte. Ils traversèrent les coulisses, aux sons lointains et sautillants de l’orchestre. L’entr’acte était terminé. Les deux hommes devaient se frayer passage à travers un troupeau de petites figurantes et de girls écourtées qui galopaient follement vers la scène. Heurtés, bousculés, ils défaillaient presque en respirant toutes ces odeurs entêtantes de fards, de parfumerie, de chair, de cheveux et d’aisselles.

D’Arlaud toqua à la porte de Gilberte ; se nomma ; et entra, suivi d’Henry Salmon.

Dans la petite loge toute en glaces, aveuglante de lumières que multipliaient les reflets des miroirs, le banquier aperçut tout d’abord une jeune fille inconnue qui s’extasiait devant les orchidées d’une corbeille enrubannée offerte par Pick ; puis, une blonde personne qui lui tournait le dos et dont il fit Gilberte. Comme il s’avançait vers elle, il avisa seulement dans un coin un bonhomme grisonnant qui portait un smoking démodé et en qui il eut la stupeur de reconnaître son caissier. Fort ennuyé de cette rencontre inopportune, Salmon s’exclama involontairement :

— Oh ! Tardivet… Qu’est-ce que vous fichez ici ?

Le caissier, s’inclinant respectueusement, répondit, la mine épanouie :

— J’ai voulu assister aux débuts de ma fille Gilberte… que je me permets de vous présenter, monsieur. Gilberte, viens saluer monsieur Henry Salmon.

La jeune fille s’approcha lentement ; et sourit au banquier avec une grâce indifférente.

Médusé, Salmon regardait toujours Tardivet. À la fin, il se décida à prendre la main de Gilberte et la lui baisa en lui adressant des éloges sur son talent. Puis, se tournant vers Marcel, il chuchota entre ses dents :

— Traître…

Profitant de l’entrée de Jack Pick qui absorbait un moment l’attention des Tardivet, Marcel d’Arlaud riposta à l’oreille de Salmon :

— Permettez, mon cher : je voulais vous avertir… C’est vous qui m’avez coupé la parole quand j’ai parlé du père.

Avec sa prévenance habituelle, d’Arlaud avait tenu à reconduire les Tardivet dans son auto. Blotties au fond de la voiture, les trois jeunes filles gardaient le silence, brisées de fatigue et surexcitées à la fois. Gilberte, de complexion moins nerveuse, commençait à somnoler.

Tout à coup, M. Tardivet s’écria, d’une voix véhémente :

— Non : ce n’est pas possible !

Ses compagnons sursautèrent. Il continua :

— Ce n’est pas possible, M. d’Arlaud… Un autre, je ne dis pas… Mais, M. Salmon !… Voyons, vous n’avez pu songer à M. Salmon pour Gilberte ?

— Et pourquoi non ? rétorqua Marcel. Dès le premier jour, je vous ai déclaré que l’époux éventuel que je destine à l’aînée vous touche de près…

— Ce projet-là, c’est invraisemblable !

— Qui vivra verra… Vous serez peut-être doublement étonné.

— Allons donc, c’est fou !… Ma fille, épouser…

Et le caissier acheva, avec un accent d’inimitable vénération :

— Le patron !

À la même heure, l’auto des frères Salmon les ramenait à l’hôtel particulier qu’ils habitaient, avenue Hoche. Abel, narquois, remarquait le mutisme de son frère. Il finit par risquer :

— Gentille, cette petite… C’est Nelly, en mieux… Une Nelly de bonne famille.

— De trop bonne famille, grogna Henry.

— Pourquoi, trop bonne ?… Je connais la sœur cadette, Denise, qui est charmante.

— Ah ! Tu connais la sœur ? dit Henry d’un air soupçonneux. C’est d’Arlaud qui te l’a présentée, je parie ? Il aurait pu s’en abstenir.

— Pourquoi ? insista Abel.

Henry Salmon déclara d’un ton maussade :

— Si tu juges correct d’être en relations suivies avec la famille Tardivet ! Eh bien, moi, je ne me soucie pas de me retrouver nez à nez avec mes employés dans le monde, — voire dans le demi-monde…

Et le banquier conclut avec humeur :

— On ne me verra guère au New-music-hall, tant que Mlle Gilberte, y tiendra l’affiche !



IX


— Enfin, voyons, qu’est-ce que c’est que cette fille-là ?

Marcel d’Arlaud et Jack Pick échangèrent un regard d’intelligence. Ils s’amusaient follement.

Nelly Rosane les avait invités à déjeuner, et les régalait d’un menu exotique : volailles à la tartare, légumes à l’italienne, fruits d’Amérique, liqueurs de Hollande.

Dans la grande salle à manger somptueusement décorée, les deux convives se détendaient, envahis de bien-être. L’actrice, dont l’ardente curiosité primait encore la rancune, leur pardonnait d’avoir lancé cette inconnue, de s’être faits les montreurs de cette nouvelle bête curieuse ; — du moment qu’ils se laissaient interroger, harceler de questions sur la rivale qu’elle détestait d’instinct, ulcérée de jalousie.

Et après avoir interpellé sèchement le maître d’hôtel :

— Armand, votre service… Le deuxième verre de M. d’Arlaud est vide !

Nelly reprenait, les lèvres pincées, avec une mine de dédain impayable :

— Vous trouvez qu’elle me ressemble vraiment, cette Gilberte ?

— Comme la parfaite copie d’une œuvre d’art, ripostait galamment d’Arlaud.

Il exultait intérieurement. Le dépit courroucé de Nelly Rosane le vengeait déjà amplement de la jolie femme. Elle l’avait évincé autrefois : il lui suscitait aujourd’hui une concurrente plus jolie, et plus jeune.

C’était une revanche savante, cruelle et raffinée. Or, comme il est très rare qu’un homme puisse se venger d’une femme sans muflerie, Marcel se félicitait d’avoir accompli ce tour de force.

Le repas s’achevait. Nelly se levait dans un flot de mousseline de soie, étirant son buste superbe et sa taille fuselée. Elle traversa la salle de son pas majestueux de théâtre, entra dans le salon, alla vers la table où le café était servi ; et s’activa, tripotant les tasses et le sucrier d’une main nerveuse, les doigts tremblants et malhabiles.

Jack Pick, qui se promenait de long en large, comme dépaysé, éprouvait l’impression que ressentent les intimes d’une maison, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’une chose manque à leurs habitudes de familiers. Il cherchait quoi, examinant le décor, les murs égayés de tableaux de genre, les bronzes précieux, les plantes vertes : tout était en place et soudain, il remarqua naïvement :

— Tiens ! Salmon n’est pas là, aujourd’hui ?

Nelly foudroya le jeune homme d’un regard furibond. Puis, changeant instantanément de figure par un effort de volonté, elle fit prendre à sa physionomie cabotine une expression de lassitude méprisante pour répondre d’un ton excédé :

— Et il n’y sera pas demain ! C’est bien fini, avec Salmon. Il m’ennuyait… Je l’ai congédié.

Pick, stupéfait, eut l’intuition confuse qu’il avait gaffé en voyant Marcel d’Arlaud accueillir d’un sourire discret la réplique de la comédienne.

— Le loyer de l’hôtel et le personnel de Nelly sont payés jusqu’à la fin du trimestre… Oh ! Salmon a bien fait les choses, mais c’est la rupture… Il s’est éclipsé depuis un mois. Cette délicieuse Rosane bluffe outrageusement quand elle parle de congé : le congé, c’est elle qui l’a reçu. Une femme ne quitte jamais volontairement un homme qui lui sert quatre cent louis par mois.

Et sur cet aphorisme plein de vérité, Marcel s’arrêta, jouissant de l’effet que ses révélations produisaient sur Pic.

Ils sortaient de l’hôtel qu’habitait l’actrice, rue d’Offémont, et descendaient à pas lents le boulevard Malesherbes.

Jack semblait contrarié, à l’annonce de cette nouvelle. Il commença :

— Je me demande…

Le son de sa voix émue, enrouée, comme fêlée, l’étonna lui-même. Il s’interrompit, alluma une cigarette, et reprit, avec une désinvolture étudiée :

— Je me demande, et je te demanda à toi qui sais tout, si cette rupture à quelque corrélation avec les succès de notre incomparable Gilberte ?

— Qui te fait supposer cela ?

— Mais Salmon vient tous les soirs au New-music-hall… Je ne peux pas entrer dans la loge de mon interprète sans l’y trouver installé… comme chez lui.

— Il est encore chez elle ; mais elle sera peut-être un jour chez lui.

Marcel jubilait, devant le dépit évident de Jack Pick. Il pensait avec une joie mauvaise : « Oui, mon cher : tu as beau lui plaire ; être un gentil blondin à la moustache fauve, fier de ses yeux bleus et de ses vingt-neuf ans ; c’est toi qui es battu par moi : la belle Gilberte m’obéit ; c’est mon autorité qu’elle écoute et c’est à mon instigation qu’elle agit. »

Il poursuivit tout haut :

— Tes présomptions sont fondées : Salmon délaisse Rosane au profit de Gilberte. C’est à ton serviteur que revient le mérite de cette conversion… de rentes et de sentiments. Ah ! cela m’a donné du mal… Figure-toi qu’en m’apercevant de l’impression extraordinaire qu’elle faisait sur Henry, le soir de ses débuts, j’ai eu l’idée de les rapprocher… Par malheur, notre banquier découvre — à peine présenté à elle — que Gilberte est la propre fille de son caissier. Gêne, malaise, réflexion : il répugne à toute aventure qui le mettrait à la merci de son personnel. Il disparaît donc, évitant l’occasion qui l’eût replacé en face de Gilberte. Il avait pris la ferme résolution d’oublier cette jolie fille. J’intervins, adroitement. Un soir, au cercle, j’entame les louanges de Gilberte ; je cite la liste de ses adorateurs : le prince de Tresve ; le grand-duc ; Fitz, l’Américain milliardaire… Et voilà mon Salmon repincé : allez donc oublier une actrice, aussi ! Le théâtre est un bon tremplin, propre à mettre en valeur tous les charmes enviables et disputés… La jalousie, l’émulation, le snobisme, ramènent Henry au New-music-hall…

— Marcel !

Pick interrompait malgré lui, la voix colère. Encore une fois, il se domina, et continua doucement :

— Mon vieux, ce n’est pas chic, ce que tu fais là ; ça ne te ressemble guère… Elle est convenable, cette petite : pourquoi la pousses-tu à dégringoler ?

Marcel darda sur son ami un regard malicieux et perspicace. Il s’exclama, d’une voix mordante :

O sancta simplicitas !… Pick-me-up qui s’avise de moraliser… Où vois-tu que je veuille perdre cette enfant : je cherche à l’établir royalement au contraire.

— Un mariage ? dit Pick, incrédule. Un vrai, avec le maire et le curé ?

— Oui, parbleu ! La fillette en est digne ; elle possède un atout de premier ordre : sa beauté adorable. Et, bien guidée, elle joue intelligemment la partie.

— Salmon est un vieux célibataire qui ne marchera jamais… Il ne veut pas se marier.

— Pas plus que toi, pas plus que moi… Aucun homme, en principe, ne veut se marier ; — à moins qu’il ne s’agisse d’aliéner sa liberté contre des compensations importantes : grosse dot, situation influente, grande famille bien apparentée… Et pourtant, retiens ceci : n’importe quel homme — toi, moi, Salmon, — sera conduit fatalement au mariage, — au plus inutile, au plus désintéressé des mariages, — s’il est dirigé habilement vers ce but par un démon ingénieux. Ma théorie est juste : j’espère te fournir des exemples à l’appui… Elle se résume en cette définition : le mariage est la satisfaction d’un instinct ; pour y pousser l’homme le plus réfractaire, il suffira donc de tenter son instinct dominant. Je livre mon secret aux méditations des jeunes filles astucieuses et des mères subtiles.

— Méfions-nous de notre instinct ! conclut gouailleusement Jack Pick.

D’Arlaud, qui l’observait d’un air narquois, reprit négligemment :

— Ainsi, une anecdote… la dernière en date… pour t’exposer la « manière », en ce qui concerne Salmon… Hier, Henry se présente chez Gilberte (désormais, il n’y rencontre plus le papa ; seule, la petite Suzanne accompagne sa sœur). Encouragé par l’accueil de plus en plus aimable qu’il y reçoit, il se croit autorisé à risquer le cadeau — le cadeau princier destiné à éblouir cette enfant qui porte encore le signe de l’honnêteté à la pointe de ses chaussures ressemelées et le parfum de la vertu dans l’odeur de benzine qu’exhalent ses gants nettoyés. La gerbe de fleurs qu’apporte Salmon recèle un écrin et l’écrin une admirable perle rose montée sur un fil d’or. Gilberte ouvre l’écrin, s’extasie devant la bague, la passe à l’annulaire… Salmon se rassure : l’offrande est agréée. Quand, soudain, Gilberte, tournant le chaton en dedans, tend vers le banquier sa blanche main où ne se voit plus qu’un anneau d’or ; et déclare, avec une mine de grande coquette : « Elle me va mieux, ainsi… On dirait presque une alliance. » Puis, retirant la bague de son doigt et la rendant au banquier, elle murmure finement : « Je ne puis l’accepter que si vous l’offrez sans la perle. » Voilà le ton qu’elle prend avec Henry. Il commence à perdre l’esprit. Je te dis qu’il finira par l’épouser… Salmon, c’est le type de l’homme riche, habitué à tout acheter, et qui se résignera à épouser une femme après avoir constaté qu’il n’y a pas moyen de l’acquérir autrement. Ils sont beaucoup, de ce modèle-là.

— Enfin, il ne l’a pas encore demandée ? cria Pick, exacerbé de jalousie.

— Non ; mais cela ne tardera guère.

Et Marcel, ayant suffisamment joui du dépit amoureux de son rival sans le savoir, quitta le jeune homme sur ces mots.

Jack Pick poursuivit son chemin, machinalement. Il se trouvait près de la rue Chauveau-Lagarde, à deux pas de son domicile ; mais il ne songeait pas à rentrer. À vrai dire, il ne songeait à rien qui pût nécessiter la manifestation d’une volonté ; sa faculté d’agir était annihilée. Il prenait le boulevard de la Madeleine sans s’en apercevoir, le regard vague, la pensée absente. Des passants connus le saluaient sans qu’il ripostât. Il ne voyait personne. Il s’absorbait en lui-même, consterné, navré par cette constatation désolante : il aimait… il aimait réellement pour la première fois de sa vie. Lui, le léger Parisien à l’âme sceptique, gamin déniaisé dès le collège, puis rimeur de revues libertines, frotté à tous les plaisirs de théâtre ; lui, le Pick-me-up choyé des jolies femmes, voilà qu’il était pris à son tour, par une de ces passions sentimentales qui vous mordent le cœur autant que la chair. Il ne pouvait supporter l’idée que Gilberte fût à un autre, dût-elle lui revenir ensuite. Il se sentait exclusif et jaloux. Il s’exclama avec désespoir : « Mais, ce n’est pas du désir, ça… C’est de l’amour ! » aussi effrayé que s’il se fût découvert une maladie dangereuse.

Il se trouvait maintenant à l’angle de la rue Laffitte. Ses yeux, levés par hasard vers la première maison, rencontrèrent le nom détesté de Salmon, inscrit en lettres d’or sur le balcon de la banque :

Crédit Financier. Salmon frères

Un léger battement de cœur l’oppressa. Il reprit sa marche, avec un geste brusque ; et bouscula quelqu’un, à côté de lui, qui s’écria cordialement :

— Ah ! Bonjour, monsieur Pick.

Jack regarda son interlocuteur et reconnut M. Tardivet. Son père… Le revuiste lui serra la main avec une énergie inaccoutumée. Puis, tout à coup, la voix fébrile :

— Monsieur Tardivet… Mon cher monsieur Tardivet, j’ai à vous parler !

Le caissier répondit d’un ton placide qui contrastait avec l’agitation du jeune homme :

— En ce cas, faites vite, monsieur… car je rentre justement à mon bureau et je ne voudrais pas me mettre en retard.

Jack dit tout d’un trait :

— Monsieur, vous connaissez déjà ma situation personnelle, mais voici des précisions : je m’appelle en réalité Jacques Dupuis ; je suis fils unique : mon père est un grand fabricant du Sentier qui me laissera plus tard un bel héritage ; quant à moi, je possède une certaine aisance ; je suis un garçon sérieux, sous mes allures de viveur ; je ne gaspille pas mes gains et le théâtre me rapporte beaucoup : nous passerons un jour à la Société des Auteurs, vous vérifierez…

— Mais, monsieur ?… fit le caissier d’un ton interrogateur, tout en consultant sa montre avec inquiétude.

Surprenant ce mouvement d’impatience, Jack acheva précipitamment :

— Monsieur, voulez-vous m’accorder la main de votre fille ? Je vous jure de la rendre heureuse.

— Ma fille… Laquelle ? questionna Tardivet, ahuri.

— Gilberte. Je l’aime et je crois que je ne lui déplais pas… Ne me repoussez point ; défiez-vous de ceux qui ont pu vous faire concevoir des espérances trop brillantes sur l’avenir de Gilberte. La vie de théâtre ne convient pas longtemps à une honnête fille : elle s’y trouve en fausse position si elle ne veut pas accepter une position fausse. Vous êtes un homme raisonnable, n’est-ce pas, nous nous comprenons : avec moi, votre fille aurait une existence honorable, facile, agréable ; et si elle désire continuer sa carrière théâtrale, combien la situation de son mari le lui permettrait alors sans inconvénient ! Et puis, nous sommes en rapport d’âges… Dites, monsieur, ne trouvez-vous pas que ce serait une union bien assortie ?

Le caissier examinait Jack d’un œil sympathique. Il répliqua avec effusion :

— Vous êtes un jeune homme très sage et très avisé : vos raisonnements se rapprochent beaucoup des miens. C’est vous dire, monsieur, que votre démarche me touche… Seulement, vous êtes un peu déconcertant… On ne demande pas, comme cela, à l’improviste, la main d’une jeune fille au milieu de la rue, surtout quand son père est attendu au bureau… Je ne peux pas vous répondre catégoriquement. D’abord, le lieu est mal choisi ; ensuite, me voilà en retard d’un quart d’heure : ça me met hors d’état de réfléchir… Je ferai part de vos intentions à Gilberte : laissez-nous quelques jours, pour décider… Tenez ! venez me voir dans une semaine.

— Mais je suis pressé, monsieur ! Si vous saviez…

— Eh bien, et moi donc !… Il est bientôt la demie !

Et, sans vouloir en entendre davantage, le caissier s’engouffra dans l’entrée de la banque.

— Monsieur Tardivet, le patron vous a fait demander à deux reprises…

— Voilà bien ma veine !

Le caissier se serait arraché les cheveux. Pour une fois qu’il était en retard, la fatalité voulait que M. Salmon eût besoin de lui. Être pris en faute, quand c’est l’unique faute… Tardivet monta quatre à quatre l’escalier intérieur qui conduisait au bureau du banquier. Il entra, tout essoufflé, M. Salmon le toisa d’un air de blâme ; et demanda, l’accent étonné :

— Que se passe-t-il donc, monsieur Tardivet ? Vous est-il arrivé quelque chose ?

Tout simple qu’il était, le caissier discerna bien, dans cette façon de lui reprocher son retard — fort anodine de la part d’un patron assez cassant d’ordinaire — une indulgence qui s’adressait au père de Gilberte. Et Tardivet, le moins, rusé des hommes, fut incité néanmoins par cette constatation à tenter une expérience qui le fixerait sur les sentiments du banquier.

Il répliqua d’un ton bonasse :

— Excusez-moi, monsieur. Les événements de ma vie privée ne doivent pas avoir de répercussion sur mon exactitude au bureau. Toutefois, l’exception d’enterrement ou de mariage…

— Vous avez perdu quelqu’un ?

— Non, monsieur, grâce à Dieu ! Mais j’ai été retenu tout à l’heure par un charmant jeune homme qui sollicitait la main de ma fille Gilberte.

Le banquier eut un tressaillement involontaire. Il s’oublia jusqu’à poser des questions incorrectes :

— Pourquoi mariez-vous votre fille ? Elle aime ce jeune homme ? Qui est-ce ?

Tardivet, frappé du désarroi secret que trahissait l’attitude de M. Salmon, répondit :

— À vrai dire, monsieur, Gilberte, après avoir souhaité faire sa carrière d’artiste, s’est vite aperçue que la vie de théâtre est pénible pour une fille vertueuse… Elle préfère se marier honnêtement avec un jeune homme qui l’adore…

Le mot « jeune homme » répété ainsi impressionnait désagréablement le banquier quinquagénaire. Il demanda encore, d’une voix sèche et brève :

— C’est décidé : vous l’avez fiancée ?

— Je réfléchis… Nous devons donner une réponse formelle dans huit jours.

Henry Salmon fronça les sourcils. Il hésita. Puis, brusquement :

— Monsieur Tardivet… Demain est dimanche, je crois… Vous restez chez vous, en famille… Eh bien !… Attendez ma visite.

Le caissier s’inclina et se retira en pensant : « Ah ! ça… Est-ce que Marcel d’Arlaud aurait raison ?… S’il y a de la folie en cette affaire, c’est monsieur Salmon qui a l’air de se toquer… »

Et il descendit à la banque, beaucoup moins enclin à accorder la main de sa fille à Jack Pick.

Avenue Hoche, chez les frères Salmon, Henry et Abel dînaient, par hasard, en tête-à-tête. Le banquier, pensif, méditait la résolution qu’il avait prise. Non qu’il revînt sur un parti irrévocable : le spectacle imaginaire de cette belle fille pâmée de plaisir entre les bras d’un jeune époux irritait si violemment ses sens qu’il était prêt à toutes les capitulations pour revendiquer la possession de Gilberte. Mais il cherchait un biais qui conciliât, aux yeux de son frère, la sottise d’un tel mariage avec son prestige d’aîné. L’ironie d’Abel l’agaçait. Il pensa qu’une tolérance mutuelle pour nos faiblesses réciproques renferme la sagesse suprême de notre philosophie familiale. Absoudre son cadet était le meilleur moyen de le gagner à sa cause : Denise serait la rançon de Gilberte.

Au dessert, Henry mit la conversation sur le chapitre de l’amour. Il hasarda cette opinion que le perfectionnement graduel des unions légitimes ne pouvait être dû qu’à l’inclination des conjoints. Le bonheur consistait dans les sentiments ; il serait absurde de le chercher ailleurs. Le banquier finit par s’embrouiller dans un discours qui n’avait rien de financier. Et il sauta vivement à la péroraison en conseillant à Abel :

— Si tu crois avoir rencontré la compagne de tes rêves, épouse-là sans te soucier du qu’en dira-t-on.

Abel bondit, à ces mots. Revenu de sa première surprise, il sourit finement et répliqua :

— Mon cher ami, je ne puis te remercier de ta bienveillance qu’en te souhaitant de mettre à profit pour toi-même ta propre sagesse — ce qui n’arrive pas toujours aux sages…

Il ajouta :

— Puisque je te trouve si favorable à mes projets, rends-moi un grand service… Je me suis fait aimer de Mlle TardiVet sous un faux nom. Au commencement, je m’étais réjoui à l’idée de lui révéler mon véritable état-civil, ainsi qu’un héros de conte bleu qui dépouille ses guenilles pour apparaître couvert d’or et de joyaux… Mais au fur et à mesure que j’ai pu apprécier la sincérité de cette délicieuse petite, j’ai honte de ce subterfuge… Je crains qu’elle ne se froisse d’une suspicion qu’elle ne méritait point… Je n’ose pas… Enfin, voudrais-tu parler à ma place à Denise ?

Le banquier haussa imperceptiblement les épaules et dit avec condescendance :

— Mais comment donc… Tiens : j’irai demain chez Tardivet tenter la démarche qui t’embarrasse.

Abel riposta malicieusement :

— Désires-tu, qu’en échange, je voie la belle Gilberte ?

Henry s’écria, non sans une certaine brutalité :

— Oh ! Inutile… Je n’ai pas de ces timidités à l’égard d’un objet que je paye aussi cher… Toi, tu épouses une femme parce que tu es persuadé qu’elle t’aime… Moi, tout au contraire, j’en prends une parce que je n’ai que cette manière de pouvoir l’aimer.

Il conclut, avec le flegme des esprits positifs :

— En somme, c’est moi le moins exigeant et le mieux avantagé : je suis sûr du marché conclu.

Le surlendemain, M. Tardivet, admis à prendre sa retraite, faisait ses adieux à ses collègues de la banque en leur annonçant fièrement les fiançailles de ses deux filles aînées avec MM. Salmon.



X


« Chère Gilberte,

« Communication urgente et confidentielle. Venez seule aujourd’hui chez moi, à trois heures, si vous souhaitez que demain réalise les promesses d’hier. Mes respectueux hommages.


Marcel d’Arlaud. »

Gilberte restait interdite, après avoir décacheté cette lettre. Elle murmura : « Je ne comprends pas. » Elle avait l’esprit paresseux et n’aimait pas à réfléchir. Mais, depuis deux jours, les cadeaux qui affluaient au logis et une visite avenue Hoche à son futur home avaient éveillé soudain en cette âme nonchalante le sens de l’ambition et l’appétit du luxe. La lettre de Marcel, ce matin, semblait receler quelque vague menace au sujet de cet avenir doré : d’Arlaud, magicien avisé, ne venait-il pas de découvrir une embûche susceptible de tout compromettre ? Il fallait éclaircir cela. La jeune fille résolut d’obéir à cette invitation mystérieuse.

À l’heure indiquée, elle se rendit chez l’écrivain.

Dès qu’elle fut entrée dans le cabinet, où Marcel l’attendait, Gilberte s’écria :

— Qu’y a-t-il donc, monsieur ? Votre lettre si laconique m’a presque inquiétée !

L’œil ironique et le sourire quelque peu impertinent, Marcel répondit :

— Et s’il n’y avait rien ?… Mettons que l’auteur de la Marche Nuptiale d’une Marionnette ait devancé l’heure où son héroïne eût songé toute seule à venir le féliciter d’un heureux dénouement…

Gilberte sentit confusément que Marcel se moquait d’elle ; il lui parut demi-hostile, avec je ne sais quel ton de galanterie insolente, de défi sournois. Elle lui jeta un regard timide, stupéfaite de prévoir un antagoniste sous cet ami de la veille.

Désorientée, elle balbutia :

— Mais je ne suis pas une ingrate… J’avais bien l’intention de vous remercier, de vous prouver ma reconnaissance.

— Comment ?

Marcel avait un ton bizarre. Gilberte le regarda avec stupeur. De plus en plus déconcertée, elle répéta :

— Comment… comment ?

Il n’est pas de déception plus embarrassante que d’apercevoir sur un visage dont on ne connaissait que l’expression bienveillante, de nouvelles expressions inconnues et perfides. Gilberte s’était confiée à d’Arlaud comme à un ami ; elle avait maintenant en face d’elle un effrayant étranger dont elle ignorait tout. Une terreur panique troubla soudain sa faible raison.

Marcel suivait sur sa physionomie parlante toutes les appréhensions qui s’y peignaient, et il paraissait y goûter un étrange plaisir. Prenant la jeune fille par la taille, d’un geste protecteur et caressant, il dit d’une voix insinuante :

— Comment me récompenser… Par un petit compliment bien tourné ? Alors vous croyez que les paroles suffisent ? Voyons, voyons, pas d’enfantillage : cessons de vivre dans la fiction… Récapitulons les événements : un jour, un honnête célibataire qui ne songeait pas à mal (ce qui ne signifie point qu’il souhaitât faire le bien) reçut la visite de trois sémillantes personnes qui le firent juge de leurs tourments psychologiques et physiologiques, comme pour l’induire en tentation… Jadis, dans une situation analogue, le héros Pâris s’en tira à l’aide d’une pomme… Votre supériorité plastique sur vos sœurs vous désigne de droit au rôle de Vénus. Vous ne serez donc pas surprise, Gilberte, que ce soit à vous que j’offre la pomme, c’est-à-dire que je pose la condition de votre bonheur. Avouez que vous êtes venue me trouver de votre plein gré : je n’étais pas allé vous chercher. Je me suis intéressé à votre avenir avec un dévouement de tuteur ; pourtant, qu’étiez-vous pour moi : une étrangère, une inconnue… Et vous pensez que vous serez quitte envers votre serviteur avec un gentil merci donné verbalement ? Nous sommes loin de compte, ma chère. Me prenez-vous pour un niais, — ou pour un dyspepsique : j’aurais préparé le festin de Lucullus sans avoir envie d’en goûter les hors-d’œuvre ? Mon estomac a plus d’exigence. Vous allez crier que je me comporte comme un mufle ; mais un homme est toujours mufle en amour… et je vous aime. Oh ! Pas à la façon de Pick ou de Salmon : eux sont bien pris, cœur et chair. Chez moi, le cœur est resté froid : ma lucidité l’a calmé ainsi qu’une douche glaciale. Je vous aime, mais je vous juge. Vous avez une âme trop malléable pour être digne d’une passion platonique : peut-on chérir profondément le doux miroir inconscient qui reflète la pensée de chaque passant ? Aussi, ne craignez point mon importunité : je sais que vous ne m’aimez pas, ça m’est égal ; et je ne m’imposerai pas à vous bien longtemps. Avez-vous compris ma condition ?… Une seule fois, si vous voulez que notre devise soit : « Point de lendemain »… Moyennant cette… préface, je ne changerai pas l’épilogue de votre roman… sinon, je puis défaire ce que j’ai fait. Réfléchissez… En somme, c’est mon droit secret que je réclame pour prix de mes bons offices… Au temps jadis où les Français appartenaient à leurs seigneurs, on lui donnait le joli nom de… jambage.

— Monsieur, vous êtes fou !

Gilberte se levait, frémissante, indignée, d’un jet brusque qui semblait la grandir ; ses seins dressés tendaient l’étoffe de sa robe ; sa tête se renversait en arrière, les cils battant mollement sur la soudaine pâleur de sa face.

— Bravo : le mouvement est admirable ! déclara flegmatiquement d’Arlaud.

Les yeux levés vers elle, il l’appréciait en connaisseur.

— Vous êtes odieux ! dit Gilberte.

— Mais non, je suis logique. Dans ce bas monde, l’on n’a rien pour rien. Or, ma proposition s’adresse à celle qui la mérite ; à la demoiselle éminemment pratique qui, désirée par un jeune homme qui lui plaît, sacrifie ce sentiment réciproque au veau d’or amoureux. Où puisez-vous la force de jeter la première pierre à votre troisième larron ma douce Gilberte ? Nos péchés sont équivalents. Et qui sait si vous repousseriez vertueusement cette convention de… jambage, si c’était l’ami Pick qui fût à ma place ?

Gilberte mit une certaine énergie à réfuter :

— Eh bien ! Justement : puisque, maintenant, vous savez que je vous déteste… que, si je préférais un autre qu’Henry Salmon, ce ne serait jamais vous, en tout cas !… Vous ne pouvez pas persister à vous imposer à moi ; sachant quelle aversion, quelle horreur j’aurais à…

Elle s’arrêtait, suffoquée de répulsion. Marcel protestait d’une voix lente :

— Pourquoi ? Au contraire…

Il expliqua, en traînant un peu sur les mots :

— Ah ! que vous connaissez peu les hommes et que c’est exquis, cette fraîcheur d’ignorance !… Je vous adore, ainsi furieuse et révoltée, enfin secouée de votre apathie. Mais, mon amie, l’homme intellectuel — ce blasé des sens si curieux d’esprit ; — l’écrivain est perpétuellement en quête de sensations neuves et surtout d’une originalité vraie — non simulée… Il est indifférent qu’une femme vous exprime le comble de la joie ou le comble de la haine, pourvu qu’on la sente au summum de la sensation provoquée par soi ; — et même sa haine, en ce cas, est un sentiment d’une sincérité plus certaine… qui vous procure une volupté plus raffinée.

Les prunelles dilatées d’effarement, Gilberte attachait un regard intrigué sur Marcel. Elle devinait une chose dont elle ne soupçonnait pas l’existence : un sentiment masculin un peu abominable se précisait devant son imagination féminine tout étonnée.

Elle s’efforça d’attendrir cet homme redoutable qu’elle respectait presque à présent, pour tout le mystère un tantinet sadique pressenti en lui.

Elle balbutia d’une voix touchante :

— Il me semble que vous m’aimiez tout autrement. J’aurais cru à plus d’affection de votre part… dans le temps.

— Dans le temps où vous feigniez de l’ignorer, n’est-ce pas ?

Marcel ajoutait, persifleur :

— Et vous ne supposez pas un instant que votre dédain même ait pu modifier la nature de mes sentiments ? Vraiment, je n’ai pas la mansuétude qu’il faudrait…

— Enfin, je n’ai jamais été coquette avec vous : ce n’est pas ma faute, si vous m’aimez !

D’Arlaud lui jeta une œillade terrible et répliqua d’une voix caustique :

— Ah ! Vous avez l’art des phrases cruelles… Vous êtes juste, mais sévère.

Gilberte continua, suivant sa pensée :

— Alors, c’est pour cela qu’aujourd’hui vous êtes avec moi si brutal et si dur ?

— Je suis homme.

Il compléta sa réflexion :

— Et, voyez-vous, ma chère enfant, entre homme et femme, on se pardonne tout — hormis le grief de s’être fait refuser… ce que vous m’accorderez demain.

— Jamais !

— Allons, soyez belle joueuse : je suis un vilain tricheur… cela fera compensation. Vous êtes à ma merci ; j’en profite inflexiblement. Ne soyez pas enfant ; agissez raisonnablement. Vous ne voudrez pas gâcher toutes les heures qui vous restent à vivre, quand il suffit de m’en consacrer une seule — celle du berger… Si vous ne le faites pour vous-même, immolez-vous par dévouement fraternel : l’intérêt de votre sœur est lié au vôtre… Ne me répondez pas… Allez d’abord consulter Denise, petite Gilberte irrésolue ; confiez-lui tout bas, à l’oreille, mon ultimatum : vous serez la charmante rançon de vos deux destins… Si vous renoncez à Satan, à ses pompes et à Salmon, je la prive du même coup de son Abel en désabusant ce crédule méfiant…

Gilberte était anéantie. Sa fierté restait muette : elle ne lui inspira pas une belle colère vengeresse. Elle n’eut pas d’insulte aux lèvres, pas un geste de courroux qui levât sa main pour châtier…

Mais désarmée, implorante, — indécise — elle supplia :

— Ah ! mon Dieu !… Qu’est-ce que je vais devenir !… C’est affreux !

— Je ne suis pas si terrible, puisque je vous accorde le délai de réflexion. J’ai, tout au moins, la galanterie de l’hôte : vous êtes sous mon toit ; remarquez que je vous laisse partir sans avoir essayé d’abuser de notre tête-à-tête…

Et la reconduisant jusqu’au seuil de la porte, Marcel ajouta avec un mépris caressant :

— Allez… Allez vous faire modeler par les fines mains de Denise, petite âme de glaise mouillée !



XI


— Suzanne ! Denise ! Papa n’est pas ici ?

— Il vient de sortir.

— Ah ! Tant mieux… Vite… Mon Dieu !

— Mais qu’est-ce que tu as, Gilberte ; tu es malade ?

Gilberte rentrait. Elle tombait sur un fauteuil, défaillante, les jambes fauchées. Ses sœurs s’empressaient, l’interrogeaient. Alors, tout d’un trait, elle leur racontait son entrevue avec Marcel d’Arlaud, sans omettre un détail.

Denise, outrée, s’écria :

— Oh ! Il a eu le front de te proposer une transaction pareille !

Ses yeux s’embrumaient : par un sentiment très égoïste et très humain, elle pensait d’abord à son propre risque ; et soupirait :

— Hélas ! Abel va savoir… J’avais raison de trembler ! Mais par quelle aberration monsieur d’Arlaud peut-il être capable d’une méchanceté aussi infernale… lui, si bon envers nous ? Il y a là une contradiction !

Suzanne avait écouté le récit de Gilberte avec une rage sourde qui crispait sa figure tourmentée. Elle dit :

— Eh bien, moi, ça ne me surprend pas : je m’étais toujours attendue à un coup de ce genre… n’y a pas de contradiction dans les agissements de Marcel d’Arlaud, quand on y songe. Pourquoi s’est-il occupé de nous avec ce zèle : le prenez-vous pour un bienfaiteur de l’humanité ? Non. Dès le début, Gilberte avait fait impression sur lui. Il affecta de nous adopter toutes les trois pour endormir la méfiance possible de notre confiant papa. Mais c’est Gilberte qui l’attire, qui l’occupe, qui l’absorbe. Il est furieux que je sois en tiers ; il devient jaloux de Jack Pick. Mais c’est un célibataire de vocation qui ne se soucie du mariage que pour en faire le sujet de ses pièces : alors, il combine cyniquement les fiançailles de Gilberte ; et il spécule sur sa reconnaissance probable. S’il vient de le lui dire si brutalement, c’est dans l’excès même de son dépit jaloux : il sait qu’elle ne l’aime pas ; il ne peut lui faire la cour. Alors il se soulage en la bousculant…

Elle conclut violemment, en s’adressant à Gilberte :

— Ah ! Il t’aime, va !… Il t’aime mal, — mais il t’aime bien !

Après une pause, Suzanne reprit, plus calme :

— Et qu’as-tu répondu à son ignoble proposition ?

— Rien.

— Rien… Qu’est-ce que ça signifie ? Tu ne lui as pas craché à la face ton mépris et ton refus ?

Gilberte regarda sa sœur, avec la confusion d’une petite fille grondée. Elle répondit à voix basse :

— Si, pour commencer… Mais ensuite, j’étais pétrifiée… Je me sentais devenir folle. Il insistait, avec sa voix enveloppante qui profère si courtoisement les pires énormités… Je ne crois pas que j’aie répliqué de façon catégorique.

Suzanne bondit :

— Eh bien, c’est propre !… Ainsi, par ton défaut de présence d’esprit, ce monsieur est peut-être en train de supposer, qu’après tout, en définitive, il est possible que tu viennes un jour à récipiscence… Tu ne comprends pas que tu te laisses avilir moralement, en n’ayant pas dissipé du premier coup, toute équivoque !…

Gilberte lança un regard craintif à Suzanne ; un regard interrogateur à Denise.

Suzanne, véhémente et surexcitée, ne l’encourageait guère à répondre suivant sa pensée ; mais Denise, pâle et songeuse, avait une expression navrée qui n’incitait point aux rigueurs stoïques.

Alors Gilberte murmura timidement, en se tournant vers sa cadette :

— Il aurait fallu d’abord savoir quel parti prendre… Tu comprends, je pense aussi à notre bonheur gâché ; à nos mariages ratés, après tant d’espoir… C’est vexant d’échouer à deux pas du but… Je n’ai pas voulu décider, toute seule, l’irrémédiable… J’ai songé à Suzanne, si ingénieuse ; je me suis figuré qu’elle saurait éviter l’écueil, en louvoyant…

— Tout ça, ce sont des mots pour rien ! interrompit rudement Suzanne.

Ne se sentant aucun appui de ce côté-là, Gilberte implora Denise :

— Et toi ?… À ton avis, que dois-je faire ?

La jeune dactylographe coula une œillade prudente dans la direction de Suzanne ; puis, affermissant sa voix, elle dit à Gilberte :

— Bien que mon sort dépende du tien, je m’empresse de te déclarer que ton droit le plus sacré est de rester inexorable dans une question qui, si intimement, ne touche que toi… Demeure invincible : je m’inclinerai devant la noble attitude que tu adopteras. Mais puisque je possède l’avantage de délibérer en toute liberté d’esprit, moi qui ne suis pas condamnée au honteux rachat qu’on t’impose, je pense te rendre service en t’exprimant mes idées nettes et lucides qui résument ainsi la situation : ta réputation est à la veille de crouler ; rien ne pourra changer la résolution de Marcel d’Arlaud. De plus, de la part d’un monsieur aussi inventif et vindicatif, que peut-on attendre dans l’avenir ? Son premier procédé nous en donne un avant-goût.

Gilberte, consternée, levait ses grands yeux terrifiés sur Denise.

— On dirait que tu cherches à l’affoler, remarqua sèchement Suzanne.

— Non, rétorqua la cadette. Je lui expose les faits, tels quels, dans son intérêt.

Gilberte soupira douloureusement :

— Alors, tu es sûre qu’il n’y a pas un moyen terme de nous sauver — que cet horrible moyen… ou bien, nous perdre ?

Denise reprit avec ardeur :

— Ah ! sois bien persuadée que si je te savais une grande passion pour quelqu’un, je n’oserais même pas te conseiller de peser un instant le pour ou le contre… Mais cette hypothèse n’influe pas sur la conduite : tu n’as eu qu’un faible passager à l’égard de Jack Pick, puisque tu as choisi Henry Salmon ; et tu n’aimes pas Henry puisque tu l’épouses froidement afin d’acquérir une position brillante.

Et la tentatrice ajouta insidieusement, d’une voix assourdie, comme gênée des paroles qu’elle prononçait :

— Étant donné cela, que sacrifierais-tu à notre repos commun ?… Un supplice de quelques minutes, atroces certes — mais pas plus atroce que ne sera celui de ta nuit de noces avec un mari nullement aimé. En somme, d’Arlaud ne te déplaît pas plus que Salmon ?

Gilberte, rêveuse, méditait ces propos qui lui présentaient la question sous un nouveau jour, Denise chuchota :

— Il l’a dit : c’est une fantaisie d’un instant. Un moment à passer et nous sommes délivrées, libérées, heureuses !

Suzanne dit tout à coup ?

— Eh bien, vrai… Vous n’avez pas peur ! Elle s’était plantée en face de ses sœurs, les bras croisés, l’allure batailleuse, l’œil brillant, les narines vibrantes. Elle reprit, gouailleuse :

— Vrai, c’est à mettre dans un livre de morale à l’usage des jeunes filles du monde : Dialogue de deux chastes fiancées, à la veille de se marier ; échange de pensées édifiantes, pures et virginales… Mais vous ne vous rendez donc pas compte : toi, Denise, des horreurs que tu débites ; toi, Gilberte, du cynisme ingénu avec lequel tu les écoutes ? Vous êtes toquées, ma parole !

Elle atténua, persuasive :

— Ou plutôt, vous parlez sans discernement. Les mots que vous prononcez n’évoquent aucune image précise devant vos yeux parce que, justement, nous sommes des jeunes filles et que nous pouvons parler de cette chose avec d’autant plus d’impudeur que notre pudeur l’ignore. Mais essaye de te figurer un instant, Denise, la réalisation matérielle de ce que tu lui suggères… Cette action que tu préconises — avec la même assurance que s’il s’agissait d’une opération chez le dentiste : crac ! la dent arrachée, vous ne souffrirez plus ; — tâche de te la représenter, en exécution…

Suzanne s’agenouilla devant Gilberte, d’un geste câlin ; et, lui entourant la taille de ses liras, elle la pressa contre elle en continuant :

— Et toi, ma chérie, comprends que tu faisais fausse route en rêvant d’un mariage d’argent ; comprends-le, rien qu’à l’hésitation monstrueuse qui t’empêche de savoir à cet instant lequel te répugne le plus, de l’homme que tu veux ou de l’homme que tu repousses, de ton fiancé ou de Marcel d’Arlaud… N’est-ce pas que tu viens d’apercevoir, en un éclair, la hideur de l’acte d’amour — commis sans amour… Vois-tu ce sont les romanesques et les sentimentales comme moi qui ont l’instinct de la vérité : il faut qu’une fille honnête soit éprise de tout son cœur pour subir la première possession sans y trouver d’abjection. Il était dit que Marcel d’Arlaud te découvrirait le mari rêvé — seulement, ce n’est pas celui qu’il pensait… Gilberte, tu le connais, le mari auquel tu pourras appartenir sans regret, sans dégoût, sans calcul, — proprement… Celui qui t’embrassait dans les coins, pendant vos répétitions, quand je tournais la tête pour ne rien voir : Il t’a demandée en mariage la semaine dernière, et il ignore encore tes fiançailles avec Henry… Il va venir après-demain chercher naïvement la réponse que père lui a promise… Gilberte, n’attends pas que d’Arlaud te force la main, va au-devant de la rupture avec Salmon… Songe à l’autre qui t’aime et que tu aimes. Ne fais pas de peine à Jack : c’est un brave garçon qui t’affectionne, mieux que tu ne le mérites… N’est-ce pas qu’il est encore temps de réparer ces bévues, et que tout s’arrange ? Que le titre de banquière millionnaire ne vaut pas la douceur des désirs partagés ?

— Oui, peut-être ; murmura Gilberte, déjà ébranlée.

Denise voulut objecter :

— Mais…

Suzanne lui coupa la parole, en disant sévèrement :

— Tu n’as pas honte ?

Brusquement, Denise changea d’attitude. Sa douceur naturelle, son calme habituel, sa pondération habile étaient emportés dans une explosion de passion soudaine.

Elle s’écria, avec une franchise douloureuse et brutale :

— Eh bien, non !… Je n’ai pas honte. Je défends mon amour, moi aussi ! Entends-tu, j’accepte toutes les compromissions, toutes les lâchetés, toutes les fautes, pour rester innocente aux yeux d’Abel !… Je l’aime, à présent, tu le sais… Je ne pourrais pas supporter l’idée qu’on lui révélât le subterfuge grâce auquel je l’ai séduit. Tu le connais : si ombrageux, si méfiant, il en serait désenchanté du coup ; il me mépriserait, sans vouloir ajouter foi à mes protestations, maintenant que je ne lui mens plus… Ce serait trop intolérable… J’en mourrais. Gilberte, je ne te parle plus de toi, ni de ton intérêt… C’est à ta pitié, à ta générosité, que je fais appel : sauve-moi de cette torture !… Quelle injustice… En somme, c’est nous deux seulement que frappe le dénouement d’une aventure dont Suzanne, indemne elle, est uniquement responsable : ironie du hasard ! C’est elle qui nous a précipitées dans l’abîme ; c’est sa faute si d’Arlaud t’a connue, si je suis entraînée, à ta suite, à subir les conséquences de son inconséquence. Et tandis que nous nous débattons au fond du trou, blessées, meurtries, déchirées vives, Suzanne intacte, en sûreté sur les bords, se penche vers notre détresse et nous fait un beau sermon sur les devoirs humains au lieu de nous laisser saisir notre seule chance de salut… Ah ! On peut être vertueux à bon compte, quand on n’a rien à y perdre !

Suzanne haussa les épaules :

— Tu m’exaspères avec tes sophismes ! Je peux les retourner contre toi-même : si je suis en sûreté, hors de cause, c’est donc ce qui me permet de raisonner de sang-froid, avec sens, en restant impartiale.

Gilberte, aussi perplexe, que l’âne de Buridan, considérait tour à tour les deux adversaires, toute remuée par les propos de l’une, tout émue par le désespoir de l’autre. Denise, surprenant ce mouvement d’incertitude, chercha de nouveaux arguments. Employant le procédé de dubitation, elle répliqua à Suzanne :

— Impartiale… Es-tu si certaine de l’être ?

La petite riposta :

— Dame !… C’est toi qui l’as constaté, à la minute.

— Par discrétion.

— Comment : par discrétion ?… Explique-toi, je te prie.

Denise avait recouvré sa finesse, fertile en raisonnements fallacieux. Elle déclara, avec une modération perfide :

— Tu es libre de tes sentiments. Aussi, n’avais-je pas jugé opportun de te témoigner que je m’apercevais parfaitement — d’abord, de ton admiration fanatique pour les œuvres de Marcel d’Arlaud ; ensuite, lorsque tu le connus personnellement, de ton engouement secret, — oh ! bien soigneusement dissimulé — à l’égard de l’élégant, spirituel et séduisant dramaturge ; de la surveillance alarmée que tu exerças sur Gilberte dès que tu sentis qu’elle lui plaisait ; de l’indulgence avec laquelle — pour le même motif, peut-être — tu favorisas le flirt de Pick… Ces observations successives — puis, tout à l’heure le petit cours très documenté que tu nous as fait sur le dépit amoureux, ses excès et ses manifestations ; — m’inclinent à douter de ta bonne foi, quand tu te prétends impartiale… Et j’ose me demander, lorsque tu adjures Gilberte de refuser les propositions de d’Arlaud, si ton indignation est noblement vertueuse… ou simplement jalouse !

Suzanne, interloquée, ne sut répliquer immédiatement.

— C’est vrai, remarqua Gilberte, — qui, ainsi que la plupart des gens d’esprit lent, avait la mémoire des faits lointains ; — c’est vrai, ce que dit Denise… Je m’en étais aperçue un jour, en voiture : Suzanne et d’Arlaud se disputaient à mon sujet ; elle lui répondait avec une âpreté…

— Ah ! Pâte molle, pâte molle ! cria Suzanne. C’est toujours le dernier qui parle qui te façonne… Oui ou non, qu’as-tu décidé ?

Tiraillée entre ses deux sœurs, visiblement déprimée, Gilberte dit d’une voix mourante :

— Écoutez, je ferai ce que vous voudrez ; mais commencez par vous mettra d’accord !…

Suzanne, énigmatique, lui jeta comme une menace :

— Il faudra donc qu’on te sauve malgré toi, grande lâche !… Oh ! Je t’empêcherai bien d’être la proie de ce misérable d’Arlaud !

— Parce que tu aimes ce misérable ! fit doucereusement Denise.

Suzanne trépigna, furieuse :

— Moi… Moi… Je le déteste !

— C’est bien ce que je disais ; conclut froidement Denise, tandis que Suzanne sortait en claquant les portes.



XII


Suzanne était rentrée dans sa chambre, exaspérée contre ses sœurs ; maudissant la passivité de l’une, l’opiniâtreté de l’autre ; sentant Gilberte à demi-vaincue par les raisons spécieuses de sa cadette, et comme magnétisée par le fluide de volonté qui émanait de cette Denise enragée à garantir son bonheur, coûte que coûte.

L’affection fraternelle est le plus superficiel de tous les sentiments de famille. Alors que les parents ou les enfants se montrent rarement dénaturés dans leurs rapports réciproques, les frères et sœurs sont bien souvent ennemis. Ce partage légal du cœur paternel, des soins maternels, des héritages, des dots, divise perpétuellement les enfants entre eux en les plaçant sur ce pied d’égalité qui crée les rivalités.

À l’état apparent, les frères et sœurs se manifestent, dans le cours monotone de la vie quotidienne, cette familiarité amicale, cet attachement d’habitude résultant d’une enfance commune. Mais que se produise un conflit mettant leurs intérêts en présence, et la haine latente éclate ; et l’ancestral Caïn se révèle soudain, rappelant aux fils des hommes que le premier crime fut un fratricide.

À cet instant, Suzanne détestait ses sœurs. Elle s’abandonnait d’autant plus volontiers à la violence de ses impressions qu’elle avait la conviction que le bon droit, la justice et l’honnêteté se trouvaient de son côté.

Gilberte allait se déshonorer par faiblesse, par ambition et par amoralité. Denise la poussait à cette turpitude, perdant la notion du bien dans son désarroi d’amoureuse.

Suzanne, elle, avait la certitude d’agir au nom des principes. Seule, elle pouvait garder la tête haute, sans rougir de sa conduite. Cette supériorité sur ses sœurs la rendait implacable ; quoi qu’elle décrétât, quel que fût le mobile occulte de ses actes, elle faisait son devoir.

Le tumulte de ses réflexions l’agitait jusqu’en son corps : elle marchait de long en large à travers sa chambre dans une frénésie de mouvement, un bouillonnement de tout l’être. Chez les nerveux, cet état de trépidation fébrile développe une étrange inspiration : leur imagination entre en ébullition, leurs idées se précipitent ; une lucidité particulière illumine ce désordre et le coordonne. C’est dans ce moment de surexcitation passagère que l’esprit improvise ses grands desseins.

Suzanne conçut tout à coup un plan clair, simple et décisif.

Elle monologua, tout en cherchant son chapeau et ses gants : « Gilberte oscille comme un pendule ; sa raison balance de droite à gauche ; elle finira par tomber du côté où l’enverra la dernière impulsion. Ce qu’il faut, c’est commettre l’irréparable avant elle — pour l’en empêcher. »

Cette nécessité de devancer Gilberte actionna encore Suzanne qui s’habilla avec une prestesse rare. Avant de sortir, elle consulta sa montre :

— Sept heures… Bon : il doit être rentré chez lui.

Elle dégringola l’escalier, courut dans la rue jusqu’au métro. Elle prit sa place, suivit son chemin, se mêla à la foule des voyageurs, en exécutant tous ces gestes mécaniquement, machinalement, l’esprit ailleurs emporté par une sorte d’hallucination qui évoquait la scène imminente qu’elle allait provoquer.

Suzanne quitta le métro à la station de l’Étoile. Lorsqu’elle fut remontée, elle s’orienta un instant devant ce carrefour d’avenues obscures. Son cœur battait à se décrocher entre ses côtes, lui coupant la respiration ; elle se sentait la langue sèche et les tempes chaudes, émotionnée par la gravité de la démarche qu’elle voulait risquer.

Mais réagissant contre cette appréhension vague, la petite secoua son hésitation et dit fermement : « Allons ! »

Elle s’engagea dans l’avenue Hoche et sonna résolument à la porte de l’hôtel Salmon.

— Je désire parler à monsieur Henry Salmon… Annoncez-lui mademoiselle Suzanne Tardivet.

Dans le salon où on l’avait fait entrer, Suzanne, en attendant le banquier, rassemblait toutes ses forces pour l’entretien qu’elle allait engager ; elle s’enhardissait à la vue du luxe qui l’entourait ; le projet désintéressé qu’elle avait formé lui apparaissait ici dans tout son mérite. Elle eut un sourire d’orgueil en toisant cette richesse qu’elle répudiait pour ses sœurs — et pour elle-même, par ricochet.

Henry Salmon entra vivement ; son visage flegmatique ne reflétait rien de la surprise profonde où le plongeait cette visite imprévue.

Il questionna, d’un ton amical qui déguisait sa curiosité :

— Qu’y a-t-il donc, ma future petite belle-sœur ? Vous voulez sans doute me parler en particulier, pour venir me voir une heure avant que j’aille passer la soirée chez vous ?

— Vous n’irez pas chez nous ce soir, monsieur Salmon. Vous n’irez plus… jamais.

Le banquier fronça les sourcils, inquiet ; il interrogea :

— Qu’arrive-t-il ?… Un accident… Gilberte ?…

Suzanne prit un air sombre. Elle murmura d’une voix rauque :

— Monsieur, j’ai une communication très grave à vous faire.

Henry Salmon, assez affecté, l’invita du geste à s’expliquer. Suzanne continua :

— Avez-vous vu jouer la Petite Mariée ?

Le banquier sursauta et la regarda avec stupeur. Suzanne ajouta candidement :

— Une ancienne opérette… de Lecocq…

Salmon sourit, en répondant :

— Oh ! Je connais la Petite Mariée… Vous avez la bonté d’oublier que j’ai trente ans de plus que vous, mon enfant.

Il reprit :

— Seulement, si c’est ça, votre communication très grave… je la trouve joviale !

— An ! Je suis sérieuse, monsieur, je vous le jure ! s’écria Suzanne, les larmes aux yeux.

Le banquier parut douter de l’état mental de sa jeune interlocutrice.

Suzanne poursuivit avec la même émotion :

— Ce que j’ai à vous apprendre est si pénible… si scabreux… qu’il me faut employer des circonlocutions… Vous vous rappelez la donnée de la Petite Mariée ; un podestat, jadis supplanté dans les faveurs d’une belle par son ami, imagine de lui rendre la pareille ; et le jour même où se marie cet ami, il lui enlève sa femme…

Suzanne acheva, tout à trac :

— Eh ! bien, Marcel d’Arlaud est en train de vous faire le coup du podestat… avec cette variante que d’Arlaud, lui, irait jusqu’au bout.

Henry Salmon réfléchissait. Son visage prit un ton grisâtre, ce qui est la façon de pâlir des bilieux. Il déclara froidement :

— Je commence à comprendre, mais ça n’est guère plus clair… Vos propos exigent un commentaire.

— Bien entendu, monsieur. Voici : Marcel d’Arlaud fut jadis amoureux de son interprète Nelly Rosane, qui était votre amie et vous resta fidèle. Dépité, d’Arlaud, habitué à plus de succès auprès des femmes, jura de se venger de cet affront. (Tout cela m’a été raconté, en partie, par lui-même ; et j’ai deviné le reste.) D’Arlaud commença par vous détacher habilement de votre amie ; puis, ayant rencontré Gilberte, il tabla sur sa ressemblance avec Rosane pour vous intriguer et vous rendre amoureux d’elle. De son côté, ma sœur était suggestionnée par Marcel d’Arlaud qui lui dépeignait tous les avantages d’un mariage inespéré… Et enfin, le jour où il vient de réussir à vous fiancer, il propose à ma sœur cette ignominie : ou il fera manquer son mariage (en vous dessillant les yeux, sans doute) ou bien… Gilberte lui accordera, auparavant, le droit du seigneur… Dans ces conditions, ma sœur ne peut plus vous épouser. Il vaut mieux vous avouer la vérité. Et je me suis empressée de vous prévenir.

— Pourquoi ? demanda tranquillement le banquier.

Suzanne le contempla avec stupéfaction. Salmon, qui avait recouvré son sang-froid, continuait d’une voix calme :

— Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de me prévenir ? Voilà ce que je ne comprends pas, dans cette histoire ; et j’aime à comprendre le but de chaque action ; car toute action comporte un calcul et tout calcul m’intéresse. Du moment que Gilberte déclinait l’estimable proposition de Marcel, il vous suffisait d’attendre qu’il accomplît sa menace et de voir ce qui s’ensuivrait. Je vous le répète, votre but m’échappe… M’avertir ? Pourquoi ? Nous n’invoquerons point le prétexte d’une loyauté… tardive, n’est-ce pas ? Même spontanée, la loyauté est un sentiment auquel je ne crois plus beaucoup chez mes semblables ; à plus forte raison, dans cette circonstance… Alors ?… Pourquoi avez-vous cru indispensable cette petite confession qui n’a rien d’agréable, ni pour celle qui la récite, ni pour celui qui l’écoute ?

Le banquier étudiait Suzanne, de son fin regard d’homme d’affaires. Il s’imaginait qu’elle lui tendait un piège. Aussi éprouva-t-il un grand étonnement, quand la jeune fille répliqua avec une franchise indéniable :

— Ah ! monsieur… J’ai honte de vous dévoiler mon arrière-pensée… Mais je ne suis pas encore très sûre que Gilberte refusera… ce que lui offre Marcel d’Arlaud. Et c’est pour la contraindre de rester irréprochable que j’ai imaginé de mettre moi-même un obstacle à son mariage en vous révélant le complot tramé contre vous. Ma sœur est honnête — mais si faible de caractère… et la tentation est forte : vous êtes si riche !

Suzanne compléta :

— D’ailleurs, Gilberte ne vous aime pas. Je lui rends service en agissant ainsi. Elle aime Jack Pick, qui l’a demandée avant vous et qu’elle aurait tort d’évincer.

Sous ces coups répétés, Henry Salmon offrait le visage embarrassé d’un homme qui rencontre la Vérité au sortir du puits et qui ne sait s’il doit admirer cette belle femme nue, ou bien se choquer de cette nudité impudique.

Il sentait l’obligation de remercier Suzanne de sa sincère probité, mais les mots lui venaient malaisément. Sa colère chagrine contre Gilberte lui inspira cette réflexion :

— Vous êtes une nature très droite… Votre aînée aurait dû prendre exemple sur vous.

À ces mots, Suzanne fondit en larmes et bégaya :

— Non, non ! Je ne vaux pas mieux qu’elle allez !

Confondu par l’effet inattendu que produisaient ses paroles, le banquier maugréa entre ses dents : « Ah ! ça, mais c’est une boîte à surprises que cette petite fille ! »

Très gêné par ces larmes intempestives, il lui tapotait gauchement les mains en répétant :

— Voyons, voyons !… Qu’est-ce qu’il y a, encore !… Pourquoi pleurez-vous ?

— J’ai perdu Denise ! balbutia Suzanne d’une voix indistincte.

— Vous avez perdu quoi ?

À présent qu’elle était rassurée sur le sort de sa démarche, Suzanne n’éprouvait plus de rancune à l’égard de ses sœurs ; et si elle ne plaignait nullement Gilberte d’être ruinée dans ses espérances pécuniaires, elle se désolait maintenant à la pensée que Denise allait souffrir.

Essuyant ses yeux, elle expliqua au banquier :

— Monsieur, ma sœur Denise ne ressemble pas du tout à Gilberte, ni physiquement, ni moralement. C’est une fille décidée, stricte, énergique et laborieuse, qui a toujours eu de l’ambition — mais non pas cette fausse ambition qui consiste à rêver d’une existence dorée… Capable de se suffire à elle-même, Denise n’a jamais tenu à l’argent ; mais elle souhaitait ardemment réussir dans la vie par son effort personnel. Tandis que Marcel d’Arlaud lançait Gilberte au théâtre afin de la mettre en vue, à votre intention, Denise occupait chez lui les fonctions de dactylographe. Un jour, votre frère Abel, qui déjeunait chez d’Arlaud, remarqua ma sœur et conçut la fantaisie de flirter avec elle sous un nom d’emprunt afin de lui laisser ignorer sa haute position. Je vous confierai tout de suite, monsieur, que, le soir-même, ma sœur fut mise au courant de la vérité par monsieur d’Arlaud qui l’engagea en riant à se prêter à cette comédie. Denise commença donc par tromper votre frère en lui laissant croire qu’elle l’aimait comme un pauvre garçon. Mais, peu à peu, en voyant quelle passion reconnaissante, quelle gratitude éperdue elle inspirait à Abel, Denise fut émue d’une grande émotion vraie ; et, à son tour, prise dans ses propres filets, elle ressentit pour lui un profond et mélancolique amour qui s’effrayait sans cesse à la pensée que sa supercherie première fût découverte un jour et lui retirât la confiance de ce cœur si défiant. Ce jour est arrivé, monsieur. Quelle que soit la sincérité de ma sœur, les apparences sont contre elle. En renversant l’abominable plan de Marcel d’Arlaud, j’ai brisé du même coup l’avenir de Denise. Demain, averti par vous, sinon par d’Arlaud, du rôle qu’elle a joué, Abel rompra brutalement avec elle. Car, vous l’assimilerez à Gilberte ; et vous confondrez pareillement la duplicité des deux sœurs.

Suzanne conclut avec une fierté désespérée :

— Je vous dis ces choses parce que je les sais d’ores et d’avance inutiles : je ne plaide pas une cause perdue ; mais j’ai voulu simplement vous expliquer ces larmes bêtes qui m’ont vaincue malgré moi quand j’ai pensé que Denise connaîtrait une grande douleur, par ma faute ! Je suis coupable…

— Vous exagérez : vous n’avez fait que votre devoir.

— Si, je suis coupable…

— Vous avez donc un intérêt personnel en cette affaire ? interrogea le perspicace banquier.

— Peut-être…

Suzanne acheva à voix basse :

— Ma haine envers Marcel d’Arlaud. Je le déteste tellement de nous avoir trompées que je ne sais plus si j’ai agi par devoir ou par besoin de lui faire du mal, à lui… Dans ce cas, j’aurais sacrifié Denise à mes sentiments vindicatifs.

Henry Salmon observait profondément Suzanne. Il dit, d’un ton de raillerie hautaine :

— Oh ! Voilà qui est d’une psychologie bien subtile… et trop complexe. Quant à moi, je conclus tout bonnement ceci : vous m’avez arrêté, à l’instant où j’allais épouser une…

Il se reprit, pour dire courtoisement :

— Une fort jolie personne. Le mari d’une femme de beauté remarquable n’est pas toujours heureux en ménage. Vous m’avez donc rendu service… À charge de revanche. Et puis, n’ayez point de scrupules : vous avez agi poussée par le sentiment de l’honneur familial… sans plus. Sur ce, ma chère enfant, je ne voudrais pas vous chasser, mais je vous ferai observer qu’il est neuf heures du soir : et maintenant que vous n’êtes plus ma belle-sœur, votre présence chez moi, à cette heure tardive, risque de devenir compromettante en se prolongeant…

Et il la congédiait doucement, avec sa politesse narquoise.



XIII


Neuf heures du soir : Suzanne n’avait pas encore dîné ; elle n’y songeait guère, ne sentant pas la faim. Immobile, sur le trottoir de l’avenue Hoche, elle restait foudroyée par sa prompte victoire. Le résultat désiré était obtenu : le mariage de Gilberte se trouvait rompu et d’Arlaud désarmé. À l’audace inouïe dont elle avait fait preuve en face du banquier, succédait maintenant une étrange dépression. Elle demeurait inerte, veule, comme engourdie, avec une sensation de fatigue écrasante.

Un chauffeur qui remontait lentement l’avenue, apercevant cette ombre postée au bord de la chaussée, s’y trompa, la crut en quête d’une voiture et vint se ranger devant elle.

Suzanne fut rappelée à la réalité par cet incident. Ainsi que les gens habitués à sortir sans beaucoup d’argent en poche, elle calcula approximativement le contenu de son porte-monnaie : cinq francs cinquante ou six francs… Elle avait de quoi payer le taxi. Elle monta et se jeta lourdement sur la banquette.

— Quelle adresse ? demanda le chauffeur en refermant la portière.

Suzanne eut un petit frisson à l’idée de rentrer chez elle : en songeant à la réception qui l’attendait : son père la harcèlerait de questions sur son absence inusitée. Gilberte et Denise l’accableraient de reproches, lorsqu’elles sauraient… Suzanne souhaitait reculer l’échéance de cette scène inévitable. Par une association d’idées, la pensée de ses sœurs évoqua celle de Marcel d’Arlaud : « Et lui… sera-t-il assez furieux, lorsqu’il saura que je l’ai trahi ! » Mais la colère prévue de d’Arlaud n’effrayait pas Suzanne, au contraire : elle eût voulu en jouir, s’en délecter, la provoquer et la braver !…

Le chauffeur s’impatientait. Suzanne lui cria :

— 6 bis, avenue Gourgaud !

Tant pis. Alea jacta est… Obéissant à une impulsion irrésistible, Suzanne voulait voir d’Arlaud sur le moment même et se targuer de son succès devant cet homme abhorré. « Pourvu qu’il soit chez lui, mon Dieu ! » murmurait Suzanne avec une inquiétude fébrile. Elle faillit le manquer d’une seconde. À l’instant où l’auto stoppait devant son hôtel, Marcel en sortait et s’éloignait avec une allure nonchalante de noctambule flâneur.

— Monsieur d’Arlaud ! appela Suzanne, anxieuse.

L’écrivain revint sur ses pas ; et chercha curieusement cette femme qui le hélait dans l’obscurité.

— Tiens ! c’est vous ; dit-il simplement en reconnaissant Suzanne.

Il eut la vanité de faire bonne contenance : à la vue de la petite sœur, il avait immédiatement soupçonné l’échec de son chantage amoureux. Il crut que Suzanne lui était envoyée par Gilberte : la nature du message se devinait rien qu’au caractère de la messagère.

« Décidément — songea Marcel — la vie n’est pas assez artificielle… Dans une pièce de théâtre, mon moyen eût obtenu beaucoup d’effet… dans la réalité, il rate piteusement. Ton expérience est concluante, mon cher : on ne peut pas agencer une intrigue avec des personnages de chair et d’os ; les ficelles cassent, et les pantins démantibulés refusent d’obéir à la main qui les actionnait. »

Il ouvrait la porte ; et s’effaçait devant Suzanne :

— Entrez, Mademoiselle.

Dans le noir, à tâtons, elle se dirigea à droite, vers le salon qu’elle connaissait bien. L’électricité jaillit. Suzanne, un peu étourdie par cette brusque lumière, se retourna. Marcel lui vit une figure farouche et bizarre ; il fut surpris de l’altération de ses traits ; de l’émotion qui se lisait sur ses lèvres palpitantes, dans ses yeux foncés qu’assombrissait la barre rageuse des sourcils rejoints. Elle eut un geste, pour relever une mèche de ses cheveux bouclés qui lui chatouillait le front, un geste énervé qui découvrit le tremblement convulsif dont ses mains étaient agitées.

— Eh bien ? murmura Marcel, indécis.

Leurs regards se heurtèrent. Suzanne éclata d’un rire nerveux. Elle martela ses mots, avec un air de défi :

— Eh bien, vous êtes battu, monsieur d’Arlaud !… Gilberte vous échappe, et définitivement, grâce, à moi.

Marcel affecta l’ignorance :

— Je ne comprends pas… Vous venez de sa part ?

Suzanne haussa les épaules. Une colère contenue grondait dans sa voix :

— Évidemment non… Puisque je vous répète que c’est grâce à moi. Ah ! vous lui avez proposé de jolies choses, cet après-midi !… Et vous vous étiez figuré que cela pourrait s’accomplir, comme cela ?… Que ma sœur resterait sans défense ?… Vous ne me connaissez guère… J’ai bien autant d’aplomb et d’imagination que vous, monsieur Marcel d’Arlaud : j’ai appris à vivre en lisant vos pièces. Et je vous admirais, dans ce temps-là — ou plutôt, j’admirais votre talent… Je m’étais si bien imprégnée de votre esprit, de vos conceptions, de vos opinions, que j’arrivais à employer vos tournures de phrases en causant ; à ressembler inconsciemment à vos héroïnes… J’en rêvais… Je vivais dans cet état de demi-rêve — vous savez — après une lecture obsédante où, sous l’effet d’une suggestion ensorcelante, on se crée un monde chimérique dans lequel on existe, on parle, on agit comme un personnage de Marcel d’Arlaud…

Marcel l’écoutait avec stupeur, se disant d’abord : « En voilà une drôle de façon de me quereller ! » puis, soudain, illuminé d’une clarté subite : « Ah ! Diable… Et moi qui ne m’en étais jamais douté… mais ça saute aux yeux ! » Il éprouvait cet étonnement ingénu des psychologues professionnels — souvent si mauvais psychologues en ce qui les touche personnellement.

Suzanne continuait, le visage tendu et les yeux durs :

— J’aurais pu devenir votre alliée, j’en étais capable ; mais vous m’avez éliminée dès le début… J’étais gênante… Vous me jugiez assez clairvoyante pour m’apercevoir des mobiles secrets qui vous déterminaient… Vous avez préféré me traiter en fâcheuse, en adversaire négligeable : soit ; je suis aujourd’hui votre ennemie, — mais pas négligeable, je vous l’affirme ! J’ai retourné contre vous l’entregent, la hardiesse, l’imagination que j’avais gagnés au contact de votre esprit. Savez-vous ce que j’ai osé, pour creuser un fossé entre Gilberte et vous ? Je suis allée trouver Henry Salmon, tout à l’heure ; je lui ai tout raconté, entendez-vous, tout… Vous n’aurez plus rien à lui apprendre… Vous vouliez perdre les petites Tardivet : elles se sont perdues avant vous, volontairement, par une Gribouillerie héroïque… Vous ne pourrez plus menacer Gilberte d’une délation inutile, à présent… Je l’ai sauvée de vous, en prévenant Henry.

— Vous n’avez pas fait ça ? protesta d’Arlaud, révolté.

— Moi ? ricana Suzanne. Je sors de chez lui…

— Oh !

Il dut se contraindre pour ne pas la brutaliser. Une bouffée de sang le congestionnait soudain à l’évocation de cet entretien de Suzanne avec Salmon, des répliques échangées ; de son rôle, à lui, demain ; de son rôle humiliant en face de l’ami bafoué qui se vengerait sans doute… Cependant, Marcel réfrénait la folle colère qui l’envahissait, par condescendance envers la femme, envers la frêle ennemie amoureuse…

Suzanne en profita pour continuer d’un ton exaspéré :

— Oui, j’ai fait cela. Et c’était mon droit, je pense, de défendre ma sœur contre votre influence immorale… Vous êtes furieux ; soyez furieux : bien, tant mieux, j’en suis enchantée, j’en exulte de joie ! Et je serais heureuse de vous faire encore plus de mal ; de vous nuire, même sans raison, pour le plaisir… Vous ne sentez donc pas que je vous hais… Oui ! Je vous exècre, entendez-vous, je vous déteste…

Elle s’arrêta, à bout de force ; balbutiant, d’une voix inarticulée, des mots sans suite. Ses yeux chaviraient, ses jambes vacillaient. Elle chancela, prête à tomber. Marcel s’élança pour la soutenir. Il la saisit dans ses bras ; elle se débattit ; machinalement, il resserra son étreinte ; et, ce geste d’amour commencé, Marcel perdit la tête, ému par la chaleur de ce jeune corps, par le contact de cette poitrine haletante dont le cœur battait d’amour pour lui. Il chercha ces lèvres frémissantes, qui l’insultaient l’instant d’avant ; et qui, maintenant, lui rendaient son baiser, éperdument, avec une soumission involontaire… Trop troublé par le désir pour avoir la force de réfléchir, il inclina les genoux et tomba sur le tapis avec l’enfant consentante écrasée dans ses bras.

La possession dégrisa Marcel. À peine accompli, l’acte pesa sur lui comme un fardeau insoutenable. Il jura intérieurement : « Nom d’un chien !… Est-ce assez idiot d’avoir fait ça ! »

Pour la première fois, il possédait une femme qui n’était pas celle d’un autre, qui n’était point une courtisane, qui n’appartenait à aucune des catégories de faciles maîtresses qu’il avait aimées jusqu’ici… Une femme qui n’avait été à personne, — qu’à lui. L’instinct de propriété ne lui inspira qu’un bref sentiment de triomphe vite effacé par le souci d’une responsabilité désagréable.

L’homme est un animal assez laid à analyser post… La générosité de son âme s’éteint en même temps que la courte flambée qui incendia son corps. Exténué, il n’éprouve plus qu’un ennui lourd de la compagne encombrante qui s’attache à son flanc.

Marcel traversait cette phase d’égoïsme physique et moral.

Suzanne eut l’intuition de cette tristesse morne qui prostrait l’écrivain. Dans cet instant où la pauvre petite avait un tel besoin de tendresses apaisantes pour son âme bouleversée, de caresses douces pour sa chair endolorie, elle subissait l’épreuve effrayante de s’être donnée pour rien. Elle constata : « Il ne m’aime pas. » Pourquoi alors, tout-à-l’heure, la prenait-il comme une proie ? L’éternel mystère des sexes angoissait cette enfant de vingt ans incapable encore de comprendre le désir sans amour. Ce fut la sensation d’un désastre, d’un effondrement ; une de ces souffrances atroces où quelque chose meurt en vous-même. Atterrée, elle se répétait : « Il ne m’aime pas » et ses yeux hallucinés contemplaient ce décor qu’ils n’oublieraient plus, revoyaient la scène qui s’était passée ; et revenaient se poser sur l’amant, qui détournait les siens.

Tout à coup, le trille aigu d’une sonnerie, dans la pièce même, les fit sursauter.

— C’est le téléphone ; dit Marcel en souriant, soulagé par cette diversion qui rompait le silence.

Il décrocha le récepteur ; mais aussitôt, son visage se contracta ; posant un doigt sur ses lèvres, il faisait signe à Suzanne d’approcher et lui tendait l’autre récepteur.

Dans l’appareil, on entendait la voix de M. Tardivet qui demandait avec inquiétude :

— Allô… Est-ce que vous avez vu Suzanne ?… Elle est sortie ce soir à sept heures et n’est pas rentrée dîner… Elle n’est pas encore là… Elle n’avait pas dit où elle allait… Je téléphone à toutes les personnes de notre connaissance, susceptibles de l’avoir vue… Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé : nous sommes dans un état !… Vous ne savez pas où elle peut être ?

— Non ; fit Marcel en raccrochant brusquement.

Les dents de la roue commençaient de le déchirer : il se sentait pris dans l’engrenage de sa faute.

Suzanne, qui le scrutait d’un regard pénétrant, murmura d’une voix blanche :

— Il n’est que dix heures… Je vais rentrer chez papa ; j’inventerai une histoire.

Une joie immense inonda le cœur de Marcel : la charmante petite créancière, qui ne songeait qu’à lui renouveler son billet… Il se sentit délivré d’un poids ; à cet instant, il l’aima véritablement d’être si discrète, si arrangeante. Son égoïsme se fondit en reconnaissance ; il dit avec empressement :

— Quelle bonne idée, ma chérie… Oui, vous allez rentrer.

Il l’étreignit fougueusement ; et l’embrassa avec un plaisir sans mélange.

Oh ! Que ce baiser fit mal à Suzanne…

— Voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à la station de voitures ? reprit d’Arlaud.

— Oh ! ce n’est pas la peine de vous déranger ; répondit la jeune fille avec une ironie qui trahissait son amertume infinie.

Il l’avait laissée partir…

Une sensation de vide effroyable ; un froid intérieur, des frissons par tout le corps ; une brûlure cuisante qui pique les yeux sans larmes ; une boule qui vous étrangle à la gorge… Suzanne éprouvait cet étouffement, ce dégoût, cette lassitude de vivre en allant machinalement vers la place Pereire. Elle avançait comme une somnambule ; inconsciente, sans frayeur dans ce quartier désert ; ne s’apercevant même pas que l’ombre d’un homme s’était attachée à ses pas et la suivait obstinément.

Elle balbutiait, presque à demi-voix : « Mon Dieu… Il ne m’aime pas… Et je me suis donnée sans résistance, la première fois que je suis seule avec lui ; et il n’a pas pu comprendre que c’est parce que je l’aime depuis si longtemps ; et que, lorsque l’amour est si fort, on n’a plus ni prudence, ni pudeur, ni coquetterie… on n’a que le geste de tendre ses bras ! Que doit-il penser de moi ? Comme il doit me mépriser… »

Le souvenir cru des petits détails de la possession augmenta son horreur : « Oh ! J’ai honte… » Une sueur d’agonie coulait lentement sur son front, collant ses cheveux à ses tempes : « Oh ! que je souffre… »

Elle errait au hasard, comme une bête blessée. Rentrer chez son père ? Ah !… non. Elle ne pourrait jamais affronter cet interrogatoire affolé d’un brave homme si bon, si affectueux, si confiant… rougir devant ses sœurs innocentes à présent qu’elle était fautive… Alors, où aller ? Marcel avait dû pousser un soupir de satisfaction, après son départ.

Elle cria presque : « Oh ! Je voudrais mourir… Je suis toute seule… Je voudrais mourir. »

Elle était arrivée auprès de la grille du chemin de fer. Elle restait accoudée là. Un train passa, lui crachant son jet de fumée âcre. Elle respira cela, en confondant son écœurement physique avec cet écœurement de vivre qui la faisait aspirer à la mort. La vie, c’était ça : un peu de fumée sale qu’il fallait respirer malgré soi, avec un goût de cendre dans la bouche.

Elle se penchait vers la voie. Ce trou noir l’attirait. Elle songeait vaguement au prochain passage de train ; calculait : « Est-ce que je pourrais sauter ? » en mesurant la hauteur des barreaux.

Elle savait qu’elle ne supporterait pas de vivre avec le souvenir lancinant de Marcel d’Arlaud et de cette abominable soirée…

Elle continuait à se pencher, cédant au vertige délicieux, en répétant : « Oh ! Je voudrais mourir… » La grille était assez basse ; et, en se soulevant sur les poignets, d’un rétablissement agile…

Tout à coup, une main se posa sur son épaule ; et une voix métallique dit railleusement :

— Allons, allons, pas de bêtise… Nous ne sommes pas devant la Seine, ici… Défense de plonger !



XIV


Après la singulière visite de Suzanne, Henry Salmon, à rebours de ses habitudes, avait renoncé à sortir et passait la soirée chez lui, méditant sur les étranges confidences qu’il avait reçues malgré lui.

Le banquier subissait un mélange d’impressions diffuses qui le laissaient indécis : Était-il malheureux ? Était-il satisfait ? Si étonnant que cela paraisse, un soulagement inattendu palliait sa grosse déception. Il avait éprouvé ce sentiment de contentement envers le hasard chaque fois, qu’en Bourse, son flair, son intuition, ou simplement sa chance l’empêchaient de conclure une mauvaise affaire.

Ce soir encore, son bonheur négatif avait évité la mauvaise affaire. Ce désir brutal, cette émulation de snob qui veut posséder la pouliche à la mode son achat dût-il le ruiner ; cette envie effrénée de Gilberte qui l’amenait jusqu’au mariage — un mariage qu’il eût consommé à contre-cœur, estimant qu’il payait un peu cher son irrésistible caprice… Tout cela, c’était le passé. C’était fini.

Une voix argentine, pleine de vérités cruelles, avait rompu l’enchantement. Une petite main bourrue avait tranché le nœud gordien. Henry Salmon, rejeté de force dans le célibat libérateur était comme un prisonnier qu’on délivre en le précipitant par la fenêtre de son cachot : il n’aurait pas osé sauter tout seul ; il se relève moulu, brisé, courbaturé, — mais néanmoins réconforté par l’ivresse de l’évasion.

Le danger d’une sotte union, clairement démontré, corrigeait instantanément Salmon de sa passionnette. Gilberte lui devenait lointaine, étrangère. Cette belle créature insignifiante subjuguait surtout le regard ; c’était une image sans légende : nulle séduction morale ne renforçait sa beauté. Absente, on l’oubliait vite.

Une rancune spirituelle, une vraie rancune de Parisien, excitait Salmon contre d’Arlaud. Sa première pensée fut : « Comment lui rendre le tour qu’il m’a joué ? » Un éclat serait grotesque. Une colère, ridicule. Il s’agissait de trouver quelque méchanceté inédite et piquante. Henry, flegmatique et réfléchi, remettait à plus tard le soin d’élaborer une vengeance savante.

Toutes réflexions faites, les acteurs de ce drame l’occupaient médiocrement : un ami qui vous trompe, une femme qui vous ment : est-il rien de plus banal ?

La dénonciation ne l’absorbait pas longtemps. C’était maintenant la dénonciatrice qui l’intéressait.

« Je n’avais pas encore rencontré ça ! » l’exclamation admiratrice de tous les blasés.

Henry Salmon, rompu à toutes les politesses hypocrites des civilisés circonspects, n’avait jamais rencontré un interlocuteur qui dît si rudement la vérité avec un cynisme de jeune sauvage.

Le premier mauvais moment passé, il appréciait la saveur de cette nouveauté. Suzanne lui inspirait une certaine sympathie. Il pensa : « C’est une nature originale, au moins… Primesautière, naturelle et passionnée… J’aime cette audace combative. »

À l’instant où la figure de Suzanne se présentait à l’esprit de Salmon dans toute sa valeur, M. Tardivet, anxieux de la disparition de sa fille, téléphonait, à l’instigation de Gilberte et de Denise — anxieuses également, mais d’une façon bien différente — d’abord au domicile de Marcel d’Arlaud, puis chez Salmon. Celui-ci, arraché à ses réflexions par l’appel téléphonique, eut un mouvement de défiance en entendant M. Tardivet lui demander :

— Avez-vous vu Suzanne ?… Elle n’est pas encore rentrée.

Le banquier riposta, sur ses gardes :

— Elle vous avait dit qu’elle venait chez moi ?

— Hélas, non ! Je ne sais rien… Où est-elle allée ? J’ai peur qu’il ne lui soit arrivé un accident. Je m’informe partout ; j’ai déjà téléphoné à d’Arlaud, mais il n’a pu me renseigner, on a coupé brusquement… Alors, Gilberte a songé que vous lui aviez promis votre visite, ce soir, et que votre absence coïncide avec celle de Suzanne…

Le banquier consulta sa montre : dix heures. Suzanne l’avait quitté à neuf heures ; elle n’était donc pas rentrée directement.

Il dit :

— Mademoiselle Suzanne est ici, ne vous inquiétez pas. Elle est venue me faire une communication intéressante : notre conversation s’est prolongée ; nous avons perdu la notion du temps… Excusez-nous de vous avoir alarmé par notre oubli… Je la reconduis chez vous dans quelques minutes et je vous fournirai des explications.

Le banquier sonna :

— La voiture… Je sors.

Tandis qu’on lui passait son pardessus, il songea : « Si ma supposition n’est pas fondée, je serai bien embarrassé en face de son père. après… Bah ! » Il haussait les épaules, persuadé de l’exactitude de ses déductions. Il se savait dépourvu d’imagination, doué en revanche d’un esprit mathématique : par conséquent, ses raisonnements s’appuyaient sur une base précise : Suzanne était venue le trouver à l’insu de sa famille, sous l’empire d’une idée fixe. Qu’avait-elle fait depuis une heure, sinon continué d’obéir à cette idée fixe : Marcel d’Arlaud. Celui-ci, interrogé par Tardivet, avait interrompu la communication en reconnaissant le père de Suzanne. Suzanne était donc chez l’écrivain.

Mû par l’intérêt que lui inspirait cette enfant — et par une vague prescience que cet incident allait peut-être lui procurer des armes contre d’Arlaud, Henry Salmon se faisait conduire avenue Gourgaud.

Là, comme il hésitait sur la manière dont se manifesterait son intervention, il avait vu Suzanne sortir du petit hôtel de Marcel. Alors, descendant de voiture, il suivait la jeune fille d’abord à distance, puis sur ses talons. Il la devinait en proie à une émotion intense : elle titubait en marchant et parlait toute seule, à demi-voix. Il surprenait quelques phrases qui le renseignaient suffisamment. Une compassion envahissait malgré lui cet homme froid ; il s’apitoyait en frôlant cette grande douleur. À la fin, posant sa main sur l’épaule de la désespérée, il l’arrachait à la tentation de mourir.

Suzanne ne parut même pas étonnée en reconnaissant le banquier. Elle ne chercha pas à comprendre pourquoi il se trouvait à cet endroit. Elle essaya seulement de se dégager en murmurant :

— Laissez-moi, monsieur Salmon.

— Ah ! non, par exemple !

— Si vous saviez…

— Je sais.

Il l’empoigna solidement sous le bras et l’entraîna doucement en lui parlant sur un ton paternel :

— Vous avez fait une bêtise, la plus grosse bêtise que puisse faire une jeune fille ; mais ce n’est pas une raison pour en commettre une seconde… Je vous ai dit tout à l’heure : « Vous m’avez rendu service : à charge de revanche. »… Le moment est venu : Votre père vous attend. dans les transes… Je vais vous aider à rentrer chez vous en justifiant très adroitement votre équipée.

Suzanne, médusée, suivait sans résistance cet homme extraordinaire qui était au courant de toute son aventure. Comment ? Avait-il le don de divination ?

Elle monta en voiture avec lui. Il continua :

— Reprenez courage. Le temps passe si vite qu’il emporte même nos malheurs ; et tout s’arrange.

— Ce n’est pas possible !

Suzanne hochait la tête avec désespoir. À ce confident imprévu qui possédait son secret sans qu’elle le lui eût confié, elle déclara — avec l’impression qu’elle poursuivait un aveu commencé :

— Mareel ne m’aime pas.

Salmon comprit. Il l’avait entendue prononcer des paroles explicites au cours de son soliloque affolé, tout à l’heure. Il répliqua froidement :

— Vous vous trompez… Il vous aime, et vous le prouvera. D’abord, qui vous fait supposer le contraire ?

— Si vous aviez vu sa froideur ennuyée… après… son attitude, en me quittant…

— Demain, il sera avide de vous revoir.

— Comment pouvez-vous penser cela ? cria Suzanne, incrédule.

Henry eut un sourire équivoque ; il dit avec gêne :

— C’est très difficile d’expliquer ces choses à une jeune fille… mais il faut bien vous rassurer et j’espère que vous me saisirez à demi-mot… Il s’agit d’un phénomène — peu rare — mais il se passait pour la première fois sous vos yeux : je conçois qu’il vous ait inquiétée, puisque vous n’aviez aucun élément de comparaison… Enfin, suivez-moi attentivement : il vous est arrivé, ma chère enfant, d’entreprendre avec allégresse une excursion délicieuse, pleine d’attraits ; l’air vous grisait, le paysage vous enchantait : vous ne sentiez pas la longueur de la route. Mais une fois de retour, la fatigue s’abattait tout d’un coup sur vous, comme un coup de massue, ne vous laissant de votre course charmante qu’une impression pénible d’écrasante lassitude… Cependant, le lendemain, après un repos réparateur, vous êtes assaillie soudain par les souvenirs exquis de cette promenade ; et vous sentez naître en vous le désir de la recommencer. Voilà l’état d’âme de d’Arlaud, mademoiselle. Songez que, de surcroît, Marcel n’a plus ses jambes de vingt ans ; à son âge, on s’essouffle assez rapidement… Je suis confus de vous dévoiler ces matérialités ; mais, sachez-le : rien n’est plus matériel que l’acte épuré, éthérisé, divinisé par les poètes. Ne doutez pas des sentiments de Marcel, cessez de vous chagriner : ce n’est pas un mufle, c’est un quadragénaire ; ce soir, il est simplement fatigué et il n’a pas eu la force de vous le dissimuler… Si je le défends à vos yeux, après le tour qu’il me préparait, c’est que j’ai l’esprit de justice.

— Vous avez surtout l’intention de me consoler ; murmura Suzanne.

Elle crispa brusquement ses mains contre sa poitrine avec un geste de souffrance.

— Qu’avez-vous ? demanda Salmon.

— Une crampe… Je crois… Je crois que j’ai faim : j’ai oublié de dîner.

— Vous n’avez pas dîné et vous prétendez raisonner ? Alors, je ne m’étonne plus que vous soyez si pessimiste… La philosophie, c’est une question d’estomac.

L’auto s’arrêtait devant la maison de M. Tardivet.

— Allons ! reprit Salmon. Plus d’enfantillage, à présent… Vous allez tâcher de rasséréner cette frimousse-là. Et laissez-moi parler à votre père ; dites comme moi, ne vous étonnez de rien… J’ai comme un vague pressentiment que nous allons trouver là-haut une jeune personne encore plus bouleversée que vous : j’ai tenu, il y a une demi-heure, une conversation téléphonique qui a dû quelque peu déconcerter mademoiselle Gilberte…

Suzanne l’interrogeait du regard. Il ricana :

— Dame !… Je ne suis pas un saint. La vengeance me reste…

Suzanne eut un élan vers lui :

— Ah ! monsieur, puisque vous avez eu pitié de moi qui suis coupable… Laissez-moi espérer qu’au moins, vous épargnerez Denise qui aime si sincèrement Abel, je vous le jure… Je ne mens jamais… Vous êtes bon, vous me l’avez prouvé : et Denise est plus digne que moi de votre générosité…

Salmon dit évasivement :

— Je vous promets que je n’influencerai point mon frère. C’est lui qui décidera.

— Mais…

— Chut !

Ils entraient chez M. Tardivet. Le caissier se précipita sur sa fille en criant :

— Enfin ! La voilà… Mais qu’as-tu fait ? Que se passe-t-il ?

Suzanne regarda Salmon. M. Tardivet, qui éprouvait toujours un sentiment de déférente terreur en face de son ex-patron, lui dit respectueusement :

— Je vous demande pardon, monsieur, mais j’ai vécu dans une telle angoisse, depuis deux heures !… La petite qui ne rentrait pas : je la voyais déjà écrasée par une auto, écrabouillée sous un métro…

Le banquier objecta, imperturbable :

— Je m’étonne que Mademoiselle Gilberte ne vous ait pas rassurée… Elle n’a pas osé, sans doute… Elle savait pourtant où était sa sœur, puisque c’est elle qui me l’avait envoyée…

Denise et Gilberte échangèrent un regard inquiet. Henry ajouta, s’adressant à l’aînée :

— Allons ! Embrassez votre petite sœur… Elle le mérite bien : elle a accompli sa mission délicate suivant vos désirs.

Et il poussait Suzanne dans les bras de Gilberte interdite.

Il reprit, en se tournant vers le caissier :

— Mon cher Tardivet, il paraît que vous êtes un père redoutable ?… J’ai peine à le croire, mais à l’âge de ces jeunes filles, on s’effarouche facilement… Bref, voici ce qui arrive : lorsque je vous ai demandé la main de Gilberte, je savais vaguement qu’un autre prétendant s’était mis sur les rangs, avant moi… Mais j’ignorais que ce prétendant avait la préférence de votre fille. Gilberte est timide ; elle eut peur d’exciter votre colère en refusant mon alliance. Elle se laissa fiancer, la mort dans l’âme ; heureusement qu’elle eut l’excellente idée d’ouvrir son cœur à Suzanne. Celle-ci, prenant une résolution énergique, est venue me trouver ce soir pour me dissuader d’épouser sa sœur…

M. Tardivet interrompit avec une stupéfaction innocente :

— Pourquoi m’ont-elles caché cela ?… Je n’ai jamais eu la pensée de marier mes filles contre leur volonté !

D’un regard pénétrant, Henry Salmon étudia le visage naïf du brave homme ; et fut convaincu de sa simplicité. Il considéra un instant la figure tourmentée de Denise. Ses observations corroboraient les dires de Suzanne : « Ceux-là sont Sincères », pensa-t-il.

Alors, il dit à Gilberte qui baissait le front, penaude et déçue :

— Vous voyez bien que vous aviez tort de prendre votre père pour un Géronte et votre fiancé pour un Arnolphe… Nous ne sommes pas si terribles — ni si nigauds…

Suzanne fut seule à comprendre son ironie voilée…

Gilberte et Denise croyaient pertinemment à la fable inventée par Salmon.

Denise s’approcha de Suzanne et lui dit tout bas :

— Ah ; Tu es très forte… Mes compliments : c’est bien imaginé. Tu as atteint ton but sans éveiller les soupçons d’Henry… Tu as su me ménager… Mais, d’Arlaud ?… S’il allait se venger sur moi ?… As-tu pensé à d’Arlaud ?

Suzanne rougit violemment ; et répondit, en détournant les yeux :

— Oh ! lui… sois tranquille. Il ne parlera pas.



XV


Crédit Financier
Salmon Fres
Monsieur,

« Voulez-vous avoir l’obligeance de passer à nos bureaux. On nous a présenté un billet à ordre souscrit par vous ; et nous désirons vous consulter avant d’accepter l’endos.

Veuillez agréer, etc…
Salmon frères.
Monsieur Marcel d’Arlaud.

Marcel d’Anlaud parcourut cette lettre avec un geste d’agacement :

— Allons, bon ! Encore une erreur. Je n’ai fait de billet à personne.

Horripilé, comme tous les artistes, par ces petits tracas de la vie pratique qui viennent compliquer l’existence intellectuelle, Marcel s’énervait. Il ajouta, avec un demi-sourire qui s’adressait au luxe raffiné de son intérieur :

— Je ne suis plus au temps où je souscrivais des billets !

Il décida de se débarrasser immédiatement de cette préoccupation. En se rendant à la banque, il songeait : « Pourvu que je ne rencontre pas Salmon ; je n’ai aucune envie de me trouver en sa présence. »

Lorsqu’il entra dans les bureaux de la rue Laffitte, il se remémora la scène qui s’y était déroulée quelques mois auparavant… Ce jour-là, également, il avait reçu une lettre énigmatique… Pourquoi diable avait-il remarqué ce nom de Tardivet et questionné le caissier ? À quoi tient la destinée… Si M. Tardivet avait eu une signature illisible, d’Arlaud continuait d’ignorer ses filles, de mériter l’estime des frères Salmon ; et passait à côté de l’aventure dans laquelle il jouait maintenant le vilain rôle.

« J’avais raison, ce matin-là, de me plaindre qu’elles fussent trois ; se dit Marcel. Le père Tardivet eût bien mieux fait de n’avoir qu’une fille. »

Oui, mais laquelle ?… Marcel hésitait à choisir. Une voix ardente bourdonnait à son oreille : « Je m’étais imprégnée de votre esprit, de vos conceptions, de vos opinions ; j’employais vos tournures de phrases ; je ressemblais inconsciemment à vos héroïnes… » Il constatait :

« Il est indiscutable qu’elle sait m’apprécier. »

L’esprit flatté, la chair parlait à son tour : le souvenir d’un jeune corps vibrant, écrasé contre le sien, éveillait son désir…

« Elle m’aime, celle-là, et elle a vingt ans… » Ces avantages valaient bien la perfection esthétique de la belle — de la rebelle Gilberte.

M. Tardivet aurait dû n’avoir qu’une fille unique : Suzanne.

Avec son imagination d’auteur, Marcel recommençait le scénario en supprimant deux personnages. Suzanne lui écrivait pour son propre compte. Il s’amusait à creuser la nature de cette gamine originale, expansive et spirituelle. Et puis…

— Et puis, il faut que j’éclaircisse cette histoire de billet à ordre ! conclut Marcel, chassant la rêverie dangereuse.

Il s’approcha du guichet derrière lequel se tenait le successeur de M. Tardivet.

Une réflexion l’égaya : « Il est probable que je n’inviterai pas le caissier à déjeuner aujourd’hui. » Puis, la préoccupation ennuyeuse de ce billet — était-ce un faux ou une dette ancienne, oubliée ? — lui inspira ces paroles dites à voix haute :

— Que signifie ceci : n’a-t-on pas commis une erreur de nom ?

Il tendait sa lettre au caissier. L’employé, après avoir jeté les yeux dessus, répliqua :

— Adressez-vous au directeur, monsieur… Moi, je ne suis pas au courant.

Immédiatement, Marcel flaira le piège. La lettre d’affaires (ignorée du personnel !) était un prétexte.

« Tiens, tiens, tiens… Ce cher Henry marche sur mes brisées : il emploie un stratagème de comédie pour m’attirer… Craint-il donc que je ne me dérobe devant une franche demande d’explication ? »

Une bravade d’orgueil le redressa : « Il va voir. » Si Marcel doutait de sa conduite, il ne doutait pas de son esprit. Il se tirerait toujours d’un entretien où il aurait des mots — sinon le dernier.

Il frappa à la porte du cabinet directorial et entra avec assurance.

— Ah ! Bonjour, mon cher ! dit aimablement Henry Salmon en lui tendant la main.

Une dactylographe travaillait, installée à côté du bureau ; le banquier la congédia :

— Laissez-nous, Marguerite.

Lorsqu’ils furent seuls, Salmon reprit avec sa gracieuseté indifférente :

— Quel bon vent vous amène ?

D’un coup d’œil aigu, Marcel inspecta la physionomie du banquier. L’écrivain pensa : « Pas mal joué : on jurerait qu’il ne sait rien. Que cache cette tranquillité ? »

Il répondit d’un air dégagé :

— Je viens au sujet de votre lettre… Qu’est-ce que cette histoire de billet ?

Henry Salmon s’absorba dans l’examen d’un coupe-papier de jade qui traînait sur son bureau. Tout en palpant l’objet, il répliqua négligemment :

— Ah ! oui… C’est une dette qui concerne mon ancien caissier, monsieur Tardivet…

— Je ne comprends pas.

(Marcel se hâtait de ne point vouloir comprendre ce qu’il croyait comprendre.)

Salmon leva les yeux sur lui :

— Vraiment, mon cher d’Arlaud, vous ne vous rappelez pas avoir souscrit un engagement envers monsieur Tardivet ?… Voyons… Rassemblez vos souvenirs… Ça ne date pas de longtemps… Pas même vingt-quatre heures ! N’est-ce pas la nuit dernière, avant dix heures du soir, que vous avez donné votre signature ?

Les deux partners s’observaient, se demandant comment allait tourner la partie.

Carrément, Marcel d’Arlaud prit l’offensive :

Dédaignant les ruses ou les allusions, il attaqua délibérément :

— Mon cher, vous m’étonnez : je supposais que vous étiez au courant de vos propres affaires ; mais je serais curieux de savoir comment vous avez appris les miennes… À quel titre Suzanne Tardivet vous a-t-elle choisi comme confesseur ?

— Mais à titre de futur beau-frère, j’imagine ; dit tout naturellement Salmon.

Il songeait in petto : « Eh bien, mon petit d’Arlaud, vous ne manquez pas d’aplomb ! »

D’Arlaud, incertain, ne savait que penser. Le banquier poursuivit, affable :

— C’est vrai, au fait : vous ignorez une partie des événements qui ont resserré mon intimité avec cette charmante enfant… Il paraît que monsieur Tardivet s’apprêtait à marier Gilberte avec notre ami Jack Pick, lorsque je me suis présenté — emballé par la beauté de la jeune personne… Tardivet, obéissant à divers mobiles — intérêt, gloriole, considération — exerça une pression regrettable sur sa fille pour la contraindre de m’accueillir. Hein ! Cette pauvre petite Gilberte : modèle de déférence filiale, elle se désolait à la pensée de perdre son cher Jack… On a le goût des mariages d’amour dans cette famille, décidément. Voyez Denise, avec mon frère… Et, quant à Suzanne : adhuc sub judice lis est

Le banquier, reprit après une pause :

— Figurez-vous qu’elle est venue chez moi, hier, plaider la cause de sa sœur aînée avec une sensibilité, un charme, une force de persuasion qui m’ont vaincu, littéralement… Enfin, cette petite Suzanne mit tant de gentillesse à me prier de retirer ma candidature à la main de Gilberte ; elle dépeignit avec une flamme si sincère les douleurs d’un amour contrarié, que je me sentis ému d’une vraie sympathie à son égard… Nous conclûmes un pacte d’amitié.

Marcel d’Arlaud pensa : « Il se fiche de moi. »

Salmon acheva :

— Alors, vous comprenez maintenant qu’elle soit venue m’avouer ce coup de folie dont vous êtes l’éditeur responsable… Un ami peut absoudre plus facilement qu’un père, tout en protégeant paternellement. Mon intervention auprès de vous s’explique : je suis fondé à vous réclamer la réparation que vous devez à cette enfant… Et puis, n’est-ce pas, mon cher, on éprouve toujours un certain plaisir pervers à marier ses amis.

Salmon n’eut garde d’appuyer sur ces derniers mots. Marcel se mordit la lèvre. L’un venait de se venger, en une phrase ; l’autre était réduit au silence. Ce fut tout. Ces deux hommes d’esprit s’étaient compris.

Marcel d’Arlaud se leva ; et dit avec une fermeté souriante :

— Votre intervention était néanmoins inutile… Mes sentiments sont parfaitement d’accord avec votre desideratum.

Salmon répondit, sur le seuil de la porte :

— Je ne vous ai pas fait l’injure d’en douter une seconde. Un honnête homme a le sentiment de son devoir.

Il ajouta finement :

— Et personne n’a de raison de douter que vous ne soyez un honnête homme.

Tandis qu’en son for intérieur, chacun des deux adversaires exprimait son opinion en un style plus familier.

Marcel pensait : « Il m’a eu… et il a été étonnant de chic ! »

Salmon songeait : « Ma petite Suzanne m’a fourni l’œil et la dent de la loi de Moïse : c’est moi qui ai pendu d’Arlaud avec la corde qu’il m’avait préparée. »

Au déjeuner, Henry Salmon dit à son frère :

— Sais-tu ce qu’on raconte, à propos de ton mariage ?

— Qui : on ?

— Mais l’universel On : l’opinion publique, le monde, le bruit général… On : la voix qui chuchote à l’oreille de Polichinelle… On prétend que, victime similaire, tu subis le même sort que tel autre grand banquier parisien dont Jean Lorrain nous conta la mésaventure, il y a quelque vingt ans : ce naïf financier se présenta sous le nom du savetier à la belle qu’il rêvait de conquérir ; mais la maligne enfant, voyant un tortil de baron sur le portefeuille de son soupirant, eut vite fait de percer sa véritable personnalité et lui joua la comédie de l’amour désintéressé… Moralité : c’est en demandant la chaumière qu’on obtient le château. Et ce sont ces petites farces qui amènent un Abel Salmon à convoler avec une Denise Tardivet.

Abel considéra son frère avec une pitié condescendante :

— Mon pauvre Henry… C’est dur à digérer, le bonheur du voisin, quand on a l’estomac chargé par le brouet de la déconvenue… Tu voudrais m’insinuer de vilains soupçons sur ma fiancée, sous prétexte que la tienne t’a plaqué… Mais la conduite de l’une est la justification de celle de l’autre : Gilberte, ainsi que Denise, agit selon son cœur. Seulement, que veux-tu, tout homme n’a pas la chance d’être aimé pour lui-même…

Cette commisération inopportune tua tout intérêt fraternel dans l’âme d’Henry. Amusé et piqué, il riposta ironiquement :

— Tu es un mortel favorisé ; tu seras heureux en ménage : les maris confiants sont rarement trompés…

Il reprit :

— Je te plains moins que ton beau-frère… Car, mon cher, te voilà apparenté à Jack Pick. La vie est une chose assez comique par ses détails, si son ensemble comporte du drame : Dieu procède de Shakespeare, c’est indéniable…

— Pourquoi plains-tu Jack Pick ?

— Parce que Jack va devenir l’époux envié, sinon enviable, d’une jolie, docile et nonchalante créature livrée d’avance à toutes les entreprises par défaut d’initiative : une de ces femmes qui pèchent par paresse plus que par volupté ; et dont la fainéantise charnelle n’oppose qu’une molle résistance… Gilberte ne se donnera pas, mais elle se laissera prendre.

Il conclut, saisi d’une idée drôlatique :

— Tiens, veux-tu parier qu’avant le dernier quartier de leur lune de miel, je trompe ton beau-frère avec la sœur de ta femme ?

Abel se leva de table ; et, voyant son frère prêt à sortir, lui demanda en riant :

— De quel côté vas-tu, graine d’Atride ?

Le banquier répliqua :

— Pas du tien, certainement. Tu te diriges à droite ; moi, je retourne à gauche.

Et Henry Salmon, lorsqu’il monta en auto, ordonna à son chauffeur :

— Rue d’Offémont !

Somme toute, Nelly Rosane avait du bon.



XVI


« La pénitence est douce… » fredonnait Marcel d’Arlaud en sonnant chez M. Tardivet.

En sa qualité d’auteur dramatique, Marcel professait l’optimisme, ayant constaté que les dénouements heureux font les pièces à succès.

Cette doctrine, étayée d’abord sur le mercantilisme pur et simple, avait pénétré peu à peu l’écrivain qui s’était mis à croire sincèrement à la veine, à partir du jour où il avait réussi.

Son talent sympathique, son esprit pétillant, sa bonhomie appréciée des spectateurs qui ont payé leur place, lui valaient une célébrité fructueuse.

Le fiel des confrères jaloux ne parvenait pas à troubler sa fortune persistante : dans cette absinthe, il avait l’art de butiner son miel.

Il tournait les difficultés qu’on lui suscitait, avec une confiance acharnée en son étoile : à force d’y croire, il attirait le bonheur.

Cette faculté précieuse d’appliquer à soi-même les préceptes d’une philosophie primitivement destinée à autrui, Marcel l’exerçait à cette minute.

Proclamant sa conviction : « Il ne peut rien m’arriver de désagréable », il se délectait à la pensée d’aliéner sa liberté : « Puisque ce mariage est inévitable, il doit fatalement me réussir. »

Et il en récapitulait tous les avantages : à ce tournant périlleux de la quarante-cinquième année où l’homme commence insensiblement à vieillir en conservant toutes les apparences d’une jeunesse factice, il avait la chance de séduire une jeune fille — pas assez ignorante pour être inquiétante ; assez honnête pour s’être fait à elle-même sa morale ; trop jeune pour sortir des régions tempérées où l’entretiendrait la prudence d’un époux quadragénaire ; — bref, la compagne idéale destinée à lui ménager une fin honorable, la femme rêvée pour un amant sur le retour qui se retire après bonnes fortunes faites.

Si bien qu’au moment où on l’introduisait dans le salon des Tardivet, Marcel opinait : « Je suis très épris. »

Il avait demandé, correctement, à voir son père. Ce fut Suzanne qui entra brusquement et referma soigneusement la porte derrière elle.

Marcel s’élança :

— Chère petite…

Il s’arrêta net, devant l’attitude de Suzanne.

Les yeux tristes, les traits crispés, l’air ému, faisant un visible effort sur elle-même pour affronter la présence de Marcel, la jeune fille disait rapidement, à voix basse :

— Ne m’interrompez pas… Je veux me dépêcher de vous parler avant que mon gère vous reçoive… Il s’habille.

Suzanne rassembla tout son courage ; et poursuivit :

— Monsieur d’Arlaud, je me doute de ce que vous venez faire ici… du moment, qu’après la scène d’hier, vous voulez voir papa… Eh bien, je vous déclare que votre démarche est inutile… Si vous y êtes poussé par des scrupules, je vous en délie ; par des regrets, je vous en fais grâce ; par de la pitié : je vous défends d’en éprouver à mon endroit… Vos scrupules, vos regrets, votre pitié, c’est autant de poignards que vous m’enfoncez dans le cœur. Et je ne veux pas…

— Vous ne voulez pas que je vous aime ?

Suzanne se roidit contre son émotion pour balbutier, d’une voix enrouée :

— Vous ne m’aimez pas.

Elle insista, avec une rancune douloureuse :

— C’est Gilberte que vous aimiez.

Marcel, qui jouissait profondément, en sensuel sentimental, de cette crise de passion blessée, répliqua avec une douceur railleuse :

— Oh ! certes… Et j’ai désiré Nelly Rosane, aussi ; et j’ai désiré bien d’autres femmes avant de vous chérir, ma chère petite innocente. J’ai le double de votre âge, hélas ! et vous possédez sur moi cette rare supériorité de n’avoir gravé qu’un seul nom sur le socle de votre idéal. Mais je ne connais que vous, aujourd’hui.

Incrédule, Suzanne insista :

— Pourtant, vous aimiez Gilberte hier ?

— Je le croyais. Mais j’étais, sans m’en douter, sous votre influence. L’amour attire l’amour. Quoi qu’en puissent prétendre les coquettes, c’est bien plus en aimant qu’en se laissant aimer qu’une femme parvient à se faire désirer d’un désir ardent. Que m’importe, à présent, cette Gilberte insensible et glacée ? J’ai éprouvé l’attendrissement délicieux de provoquer l’explosion d’une passion jeune et Vibrante… Une seule femme existe à mes yeux : c’est la fillette exquise qui s’est jetée dans mes bras !

Suzanne eut envie de répliquer : « Vous ne disiez pas cela, l’autre soir. » Mais elle se rappela les éclaircissements du banquier sur cette question délicate ; et se tut, songeuse, avec une petite moue qui signifiait : « Est-ce que cela sera toujours pareil ? »

Mais d’Arlaud l’attirait sur sa poitrine ; elle défaillit au contact de l’homme aimé et lui tendit ses lèvres.

— Eh bien !… Eh bien ! s’exclamait, stupéfait, M. Tardivet qui venait d’entrer.

Marcel d’Arlaud se donna la satisfaction de triompher quand même aux yeux de cet homme simple.

Il déclara d’un ton vainqueur :

— Eh bien, mon cher Tardivet, j’ai gagné mon pari : grâce à moi, vos trois filles seront mariées avant l’année prochaine… Je suis en train d’écrire le mot : fin… sur la joue de ma dernière page. La pièce est terminée. La répétition générale aura lieu à la mairie du Xe arrondissement ; et la première sera donnée, le lendemain, à l’église. Il n’y aura pas de service de seconde…


Paris, septembre 1916-mai 1917.


FIN




Imp. de l’édition, 104, rue Didot, Paris (xive).



ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, rue Huyghens, PARIS


ADAM (Marcelle)

Dans l’ombre d’une femme…

Moune, femme d’artiste

Jim et Jo


BARE (Marcel de)

La Maîtresse insoumise 1

Lucette figurante 1


BRINGER (Rodolphe)

Le Mari de C Biir . 1

M. le Vicomte et son pote I

M. Florestan. nouveau pauvre..,. I


BRIVES (René)

Mémoires d’un Dingo 1


CARCO (Francis)

Bob et Bobette s’amusent


CHAUMONT (Magdeleine)

L’Éveil

La vie libre

Le baiser suprême

Mon bien


FABRICE (Delphi)

L’homme de joie


DOLLÉ (André)

Brin d’Amour, gars de Paris 1

Les ronds de cuir bleu horizon 1


DUPLAY (Maurice)

La valse ardente

Les mutilés


FOUCHARDIÉRE (G de la) et R. BRINGER

L’homme qui réveille les morts


HOCHE (Jules)

Filles d’Alsace


LANDRE (Jeanne)

L’école des Marraine

Loin des balles

Bob et Bobette, enfants perdus

Madame Poche où la Parfaite Éducatrice


LORDE (André de) et MARSÈLE (Jean)

Le Mari malgré lui

Aloyse ou la Mourgeniso pervertie


MARAIS (Jeanne)

Pour la bagatelle

La Nièce de l’Oncle Tom

Trio d’Amour


MATHIEX (Paul)

La folio d’aimer


MAURIÈRE (Gabriel)

Au Burlingue, roman des Bureaux militaires


NADAUD (Marcel)

Chignole 1

Les derniers Mousquetaires

Frangipane et Cie

Ma petite femme


OFFEL (Horace Van)

Suzanne et son vieillard

Le Don Juan ridicule

Le tatouage bleu

Nuits de garde

L’oiseau de Paradis


ROUQUETTE (Louis-Frédéric)

Notre-Dame des voluptés sans nombre

La Cité des vieilles


SCHURMANN (Jos.) et GUILLOT de SAIX

Marius Manfouty premier prix du conservatoire

Marius Manfouty, comédien français

L’illustre Manfouty


SIMART (Maurice)

Pouette, modiste rue de Berne


SWARTE (Madeleine de)

Les Caprices d’Odette


WALY (Jean)

Cadillon (illustrations de Paul Carrère) 1


WILLY

Lélie fumeuse d’opium.

L’implaquable Siska

Les amis de Siska

Sombre histoire

Do Dièze

Ginette la rêveuse


WILLY et MARAIS (Jeanne)

La virginité de Mlle Thulette

Chaque volume 4 fr. 90 net, sans autre majoration


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