Pour le centenaire de Flaubert - Discours à la nation africaine

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Pour le centenaire de Flaubert - Discours à la nation africaine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 481-495).
POUR LE CENTENAIRE DE FLAUBERT

DISCOURS À LA NATION AFRICAINE


« In eâdem mecum Africa geniti… »
(Tite-Live, xxx-11).


À l’occasion du centenaire de Gustave Flaubert, des personnalités tunisiennes m’avaient demandé de prendre la parole à Carthage, aux lieux mêmes qu’a décrits l’immortel auteur de Salammbô, sur cette colline de Byrsa que le génie latin a conquise à la fois par les armes et par la poésie, la colline de Scipion de Virgile, de saint Cyprien et de saint Augustin, de saint Louis de France, de Flaubert et de Lavigerie. Pour des raisons que j’ignore, ou que je n’ai point à apprécier ici, ce projet n’a pas eu de suite. Je le regrette, — et cela sans la moindre arrière-pensée personnelle, — uniquement parce que c’était une circonstance insigne et particulièrement propice pour faire entendre aux indigènes, aussi bien qu’aux colons des métropoles latines, des paroles de concorde, et pour les conviera célébrer avec nous un passé, dont le culte doit nous être commun.

Quoi qu’il en soit, voici le discours que j’aurais prononcé à Byrsa et que les lecteurs de la Revue me permettront de soumettre à leur bienveillante attention.

L. B.

Hommes Africains,

Je n’ignore point certes que nous ne sommes pas encore, — et même, que nous n’avons jamais été, — une nation. Mais il sied de parler beaucoup et souvent de ce qui n’est pas encore, ou de ce qui n’est plus, ne fut-ce que pour le faire naître ou renaître. Et je dis : nous, car vous me pardonnerez, je l’espère, si je me compte parmi les vôtres, et si je me considère comme un Africain d’adoption. Dix années, qui furent les plus actives et les plus fécondes de ma jeunesse, dix années passées sur cette terre d’Afrique font peut-être de moi autre chose qu’un simple passant en ce pays. Sans doute, je ne puis pas dire comme Sophonisbe la Carthaginoise, la fille des colons de Tyr, à Massinissa, le cavalier numide, le descendant des rois indigènes : « Nous sommes deux Africains. Moi aussi, comme toi, je suis née sur cette terre ! » Pourtant, s’il suffit d’avoir donné son cœur à un pays, de lui avoir consacré le meilleur de ses actions et de ses pensées, pour être sien, peut-être ne suis-je pas trop indigne de ce beau nom d’Africain.

Et j’entends par ce mot ce qu’entendaient nos pères latins, les ancêtres et les fondateurs de la civilisation occidentale. Il n’y a pas d’autre Afrique que la nôtre, l’Africa de Salluste, de Virgile et de saint Augustin, celle qui commence aux jardins de Cyrène et aux plages désolées de la Grande Syrie et qui finit, par-delà les colonnes d’Hercule, aux rivages de Volubilis la maurétanienne. Repoussons, de tout notre cœur de Latins, cette appellation sacrilège d’ « Afrique du Nord », qui fut inventée par des géographes germains, comme si les autres Afriques pouvaient prendre rang à côté de la nôtre ! Nos anciens distinguaient soigneusement l’Egypte et même la Libye, le pays des Garamantes et celui des Grands Singes, les profondeurs obscures et barbares de la Nigritie, de l’Afrique proprement dite. Que les autres contrées, celles des Nègres et celles des Grands Singes, prennent, si bon leur semble, des qualificatifs ou des épithètes distinctives ! Nous autres, nous sommes l’Afrique, tout court.

Mais, non seulement nous ne sommes pas encore une nation, nous avons perdu jusqu’à ce sentiment de solidarité et d’affinité profondes qui groupait tous les habitants de l’antique Africa, qui en faisait une famille à part et vigoureusement caractérisée parmi les autres grandes familles de l’Empire latin. Eh bien ! si quelqu’un a contribué à raviver ce sentiment, si quelqu’un a tenté de ressusciter l’image glorieuse d’un grand empire africain, en l’illustrant par une œuvre exemplaire et durable comme une Enéide, c’est l’auteur de Salammbô, c’est le grand écrivain, dont nous commémorons aujourd’hui, ce 12 décembre 1921, l’anniversaire de naissance.



Jusqu’à lui, — rappelez-vous, en effet, — le nom même de Carthage et celui de la colline où nous sommes, s’ils n’avaient pas complètement disparu de la mémoire, ne disaient plus rien à l’esprit ou à l’imagination, étaient presque vides de sens. Pendant les premières années du dernier siècle, Chateaubriand errant ici, après un terrible naufrage où il a failli périr, n’y trouve plus que des ruines informes et un prodigieux amas de marbres brisés. Il rappelle le vers du Tasse, si souvent répété depuis : « Ici gît la puissante Carthage, » — comme s’il voulait en faire l’épitaphe de la tombe à jamais close, où était ensevelie l’antique métropole romaine et punique.

Et puis Flaubert est venu en ces mêmes lieux voués à la mort et à l’oubli. Il y vint au printemps de 1858, avec l’intention bien arrêtée de « ressusciter Carthage : » projet dont lui-même n’entrevoyait que confusément toute la portée et dont il disait qu’il fallait être « fou et triplement frénétique, » pour le concevoir. Non ! pas si fou que cela ! et surtout pas si étrange, pas si paradoxal que cela ! Cette idée n’est point un caprice de dilettante et d’érudit. Elle n’est point sortie des bibliothèques mais de la vue immédiate de la réalité. Depuis longtemps, Flaubert portait ce sujet en lui : c’est le sujet unique sur lequel vit tout écrivain et dont il ne fait, dans la succession de ses œuvres, qu’illustrer les faces multiples. Ce fut d’abord, comme il l’écrit dans sa Correspondance,, « la femme qui est amoureuse du dieu, » — c’est-à-dire en somme, Emma Bovary amoureuse de l’irréel et de l’impossible, — ou plus exactement Flaubert lui-même qui disait : « Emma Bovary, c’est moi ! » — en définitive, l’âme romantique, chimérique et forcenée… Les années passèrent. Il voyagea en Égypte et en Orient. Ce germe de roman tout personnel, tout subjectif y trouva un terrain propice où s’épanouir. Le voyageur fût violemment frappé par ce qu’il avait sous les yeux. Il s’enthousiasma, il regarda avidement, il réfléchit sur ce qu’il avait vu, — et, de tout cela, sortit Salammbô. « La femme amoureuse du dieu » devint la fille des Suffètes de la mer. Le petit roman sentimental, auquel il avait pensé d’abord, devint la « représentation » de Carthage, de son empire maritime, de sa richesse, de ses entreprises et de sa pensée, de ses dieux, de sa civilisation tout entière.

Et voilà le miracle accompli par cette prodigieuse imagination de grand voyant. Flaubert, comme il le voulait, a ressuscité Carthage. Il l’a fait sortir de « l’ombre de la mort. » Là où il n’y avait plus rien, il a créé quelque chose. Là où les textes anciens se taisaient, il a suppléé à leur silence par ses divinations de poète, d’historien et d’archéologue. Pour les yeux d’innombrables lecteurs, il a dressé toute une ville, une ville plus magnifique, plus éclatante de couleur, plus nette en ses contours, et, en un certain sens, plus réelle que la moderne Tunis, qui a drapé sa misère dans la dépouille des temples et des palais de sa voisine. Aujourd’hui, les colombes qui volètent sur la terrasse des Pères Blancs, à Saint-Louis de Carthage, sont les colombes de Tanit.

Oh ! je sais bien les objections que soulève une telle œuvre ! On peut justement reprocher à Flaubert d’avoir fait une Carthage trop phénicienne, trop orientale. Mais on oublie que, de son temps, l’archéologie africaine était encore dans l’enfance. Quelques-unes des innombrables ruines antiques qui remplissent votre pays, ô hommes africains, et qui la décorent, n’avaient pas encore été exhumées. Les statues, les mosaïques, les débris de sculpture et d’architecture, les orfèvreries, les céramiques, les stèles funéraires, qui s’entassent aujourd’hui dans vos musées, n’avaient pas encore revu la lumière. On ignorait qu’à l’époque de Salammbô, Carthage et l’Afrique étaient complètement hellénisées et déjà latinisées dans les formes extérieures de leur civilisation et pour tout le matériel de la vie. C’est Tite-Live qui a raison, lorsqu’il nous représente une Carthage à peine différente de Rome et des autres contrées méditerranéennes. Enfin, si l’on ajoute à ces influences gréco-latines, l’influence toujours agissante de la vieille Égypte, on aura une idée assez exacte de la physionomie hybride et composite, entièrement dénuée d’originalité, de la Carthage punique, au temps de la Guerre inexpiable.

Mais cela, encore une fois, ce n’était que l’extérieur, le décor de la ville et du pays. Sur le fond même, c’est-à-dire sur l’essentiel de son sujet, Flaubert ne s’est pas trompé. Il a bien vu que, dans cette Carthage sans unité réelle, la question des races dominait tout ; que Carthage, en somme, n’était qu’un lieu de passage, où se rencontrèrent l’Orient et l’Occident, mêlée de peuples d’origine diverse, chacun apportant ses coutumes, ses costumes, son mobilier et ses dieux, pays divisé et particulariste, où il a toujours fallu une autorité venue du dehors pour y assurer l’ordre et la paix. Et néanmoins cette contrée sans unité, cette grande cité déjà cosmopolite sont, dans leur cœur et leur âme, profondément africaines. Ce sentiment complexe et à peu près indéfinissable, mais vigoureux et profond, d’être des Africains, c’est là le lien entre des races qui semblent faites pour se haïr et s’entre-déchirer. Et ce culte secret de tout Africain pour l’Afrique, Flaubert l’a symbolisé dans la déesse Tanit, qui est l’âme de Carthage et du pays tout entier.

Ainsi l’Africain peut être Latin ou Grec pour tout l’extérieur des mœurs : pour tout le reste, il est intimement l’homme de sa terre et de son ciel. De ce fait il y a, en Afrique même, comme une illustration allégorique dans les très antiques sépultures des rois numides : le Médracen, près de Constantine, et le Tombeau de la Chrétienne, près d’Alger. De loin, les deux édifices, sous leur revêtement architectural de pilastres, de chapiteaux ioniques et de fausses portes moulurées, offrent des silhouettes entièrement classiques, d’aspect grec ou latin. Mais pénétrez dans le souterrain : vous y trouverez de vieux logis funéraires, du type le plus local et le plus ancien. La façade des deux édifices peut être grecque ou latine, le cœur en est resté profondément africain.

Voilà donc ce que Flaubert a bien vu, malgré des erreurs de détail assez graves. Ne craignons pas de le répéter : c’était là l’essentiel. Mais surtout, à une époque où nous avions complètement perdu la conscience de nos origines, ô hommes africains, il nous a offert une image vivante et splendide de notre passé, le passé le plus triomphal de notre histoire. Il a fait flotter devant nos imaginations le souvenir d’un grand empire africain, avec ses flottes, ses armées, ses richesses amoncelées, ses libres citoyens, ses sujets, ses esclaves, ses foules de mercenaires, stipendiés par son or, qui viennent travailler ou guerroyer pour lui…



Et cependant, par une contradiction inconsciente, mais qui s’explique par la persistance, en ce grand novateur, de vieux préjugés romantiques, — Flaubert nous a représenté ce passé, rendu si vivant par son génie, comme quelque chose de mort à tout jamais, d’unique et de singulier, que l’on ne reverra jamais plus. Et néanmoins c’est le même homme qui, guidée par un sûr instinct, a retrouvé dans les rues du Caire, de Tunis ou de Constantine, non seulement les types humains contemporains d’Hamilcar, mais les usages, les vêtements, le mobilier, les bijoux de ce temps-là et jusqu’aux parfums dont se servait Salammbô. Personne n’aura proclamé de façon plus éclatante à la fois la continuité et, si je puis dire, l’instantanéité de l’histoire.

En dépit de cette contradiction interne, son œuvre était si riche de vie et d’avenir, qu’elle a en quelque sorte ouvert la voie aux écrivains qui sont venus après lui. La descendance de Salammbô, déjà si brillante, n’est pas près de finir. L’étincelle animatrice de Flaubert s’est propagée, à travers la Thaïs d’Anatole France, l’Aphrodite de Pierre Louys, la Ville inconnue de Paul Adam, sans parler des livres d’un Jean Lombard ou d’un Robert Randau, jusqu’à l’Atlantide d’un Pierre Benoit. Tous n’ont fait que suivre les principes nouveaux posés par le maître : appliquer à l’antiquité les procédés du roman moderne, — considérer l’antiquité comme une réalité contemporaine et toujours vivante.

Moi-même, dès que je mis le pied en Afrique, je fus frappé de cette vérité : c’est que l’Afrique du passé vit toujours, ce qui se comprend assez et ce qui devait infailliblement arriver en un milieu où, dominées par un idéal religieux immobile, les mœurs ont très peu évolué depuis des millénaires. Cette constatation, je la lus tout de suite à travers les pages de Salammbô. Et ainsi cette œuvre immortelle devint mon livre de chevet. Flaubert me donna la clé du monde inconnu et plein de mystère qui s’ouvrait devant moi. Je compris que Tanit n’est pas seulement la déesse de Carthage, mais, qu’elle symbolise le mystère même de toutes les Afriques inconnues. L’attrait du Sud, cette fascination faite de curiosité intelligente, de chimère et de soif de la volupté, c’est le voile de la Déesse, le zaïmph bleuâtre et constellé, brodé de figures étranges et chargé de caractères indéchiffrables, le tissu d’illusion que l’on ne saurait voir sans en mourir. Comme les explorateurs d’aujourd’hui, perdus aux pays des mirages, Salammbô paie de sa vie le désir sacrilège de toucher au Voile insaisissable et sacré…

J’ose dire que j’étais le seul, en ce temps-là, et que je suis encore à peu près le seul à concevoir ainsi l’Afrique. Pour arriver à cette conception, il m’a fallu percer un mur épais de préjugés et d’ignorances. C’est en effet une chose qui stupéfiera l’avenir que notre ignorance et notre incompréhension de la terre et des choses africaines, lorsque nous débarquâmes à Sidi-Ferruch, au mois de juin 1830. Non seulement, ô hommes africains, ô vrais fils de la terre, vous-même aviez perdu conscience de vos origines, mais nous, qui aurions dû savoir, nous ne savions pas que nous rentrions ici dans une province perdue de la Latinité. Ces mots d’Arabes, d’Orient, de couleur locale, d’exotisme, nous troublaient la cervelle et nous égaraient. Nous ne comprenions point, ô hommes d’Afrique, que vous n’étiez pas plus des « Arabes » que, nous Français, nous ne sommes des Allemands, parce que, voilà quelques centaines de siècles, des hordes germaniques envahirent notre pays. De même que Fustel de Coulanges dut déchirer le voile d’erreurs tissé par les historiens romantiques autour de notre Gaule, je des arracher le faux masque appliqué sur le visage de l’Afrique par les amateurs de couleur locale.

Parmi eux des écrivains de grand talent comme Fromentin avaient encore contribué, par l’éclat de leurs peintures, à fortifier cette erreur initiale, erreur funeste, qui nous faisait considérer nous-mêmes comme des intrus en un pays détaché de notre patrimoine, et qui nous séparait d’hommes, momentanément nos ennemis, mais nos frères en traditions et en civilisation. En ne voyant et en n’étudiant que ce qu’il avait immédiatement sous les yeux, Fromentin créait ce préjugé que l’Afrique nous est radicalement hostile, qu’il n’y a rien de commun entre les Africains et nous et que nous sommes à tout jamais étrangers et fermés les uns aux autres.

Et ainsi je me trouvais pris entre deux conceptions de l’Afrique, qui semblaient également décourageantes : celle de Fromentin et celle de Flaubert. Le premier certes a conscience des origines africaines. Mais il est convaincu que cette Afrique du passé est morte, qu’il n’y a aucun lien entre elle et celle du présent. Le second, au contraire, ne voit que l’Afrique du présent, et il ne songe pas un seul instant à remonter jusqu’à ses origines. Pour moi, j’ai fait la synthèse du présent et du passé, — et j’ose prétendre que, cela, c’était toute une conception nouvelle non seulement de l’Afrique, mais du rôle que nous sommes appelés à y jouer.

Sans doute, le cardinal Lavigerie, dont on ne louera jamais assez le génie organisateur et divinateur, a été plus que quiconque obsédé par le souvenir de l’antiquité chrétienne africaine : il a eu la noble ambition de continuer l’œuvre apostolique de saint Cyprien et de saint Augustin. Mais cette antiquité même, à cause de la disette des documents archéologiques, dont on n’avait exhumé qu’une faible partie. — et parce que ni les Stéphane Gsell ni les Paul Monceaux n’avaient encore élaboré leurs grandes œuvres historiques, — cette antiquité, le cardinal ne s’en faisait qu’une idée confuse et très incomplète au prix de la réalité. Enfin, il croyait qu’il y avait eu interruption dans l’histoire, scission profonde dans la vie du pays, — et qu’il fallait, à travers d’innombrables siècles, renouer une tradition abolie.

J’ai essayé de montrer au contraire qu’il n’y avait pas eu d’interruption, que l’Afrique n’a jamais cessé d’être latine, même sous son costume musulman, — et qu’enfin ce que, dans les mœurs, les architectures, l’extérieur et le matériel de la vie, nous croyons « arabe » ou « oriental, » — c’est tout simplement du latin que nous ne connaissons plus.



hommes d’Afrique, il est d’un intérêt vital pour vous de répandre et de défendre ces idées. L’union de tous les Africains en dépend et, avec elle, l’avenir et la puissance de votre pays. Au lieu de cela, que voyons-nous, même chez ceux qui devraient avoir le plus grand souci de vos affaires ? Qu’il s’agisse de vos administrateurs, ou de ceux qui entreprennent d’attirer chez vous les visiteurs de la métropole et d’ailleurs, la plupart semblent s’évertuer à prouver au Français qui passe que, sur cette terre d’Afrique, il est à l’étranger, — dans un pays où tout doit le surprendre, l’étonner, le dérouter, où les mœurs, les idées, doivent être absolument différentes des siennes et, en quelque sorte, incompréhensibles pour lui ! tyrannie du préjugé romantique, fascination de « l’exotisme » et d’une couleur locale de pacotille, bonne tout au plus à être exploitée par des touring-clubs et des agences Cook !… Eh quoi ! à l’étranger !… Sur cette terre d’Afrique arrosée par le sang de milliers de martyrs chrétiens, et, depuis des millénaires, par celui des soldats de Rome, et, pendant un demi-siècle, un demi-siècle encore tout proche du nôtre, par le meilleur sang de France !…

Cela n’empêche point vos administrateurs et vos barnums de crier au voyageur par toutes les affiches de leurs réclames, par le tire-l’œil effronté de leurs bâtisses nouvelles : « Vous êtes ici à l’étranger, en plein exotisme ! Remplissez vos yeux, régalez-vous ! Voyez ces plâtras mauresques, ces arabesques, ces fioritures levantines. Admirez ces koubas, ces patios, ces faïences peintes ! Et voyez maintenant ces chameaux, ces fantasias, ces Fathmas en atours (lesquelles ne sont d’ailleurs que des Juives déguisées) !… Pâmez-vous devant ce bureau de poste, cette prison, cette préfecture, cette église ou cette cathédrale qui ressemblent à des bazars d’exposition universelle !… » — Oui, voilà ce qu’ils font : ils montrent au visiteur, et, ce qui est plus grave, au Français, tout ce qui semble le séparer de vous et rien de ce qui pourrait nous rapprocher les uns des autres. Pourtant, — vous le savez bien, — votre pays regorge de monuments, il est tout couvert de ruines qui attestent bien haut les origines communes de notre civilisation et même, pendant plusieurs siècles, de notre foi religieuse. À côté d’une Timgad, vous avez des centaines et des centaines de villes mortes, dont les colonnades brisées et les portes triomphales proclament que votre pays fut une province latine, qu’il connut, sous l’hégémonie de Rome, une prospérité et une splendeur jamais retrouvées depuis. Au lieu de montrer au visiteur la mosquée qui divise, que ne lui montrez-vous davantage l’arc de triomphe qui rapproche et qui unit ?

Et non seulement ce pays fut un pays latin, mais il n’a jamais cessé de l’être, mais il l’est encore ! Prenez le voyageur par la main, conduisez-le dans vos campagnes, dans vos villes et vos maisons, et faites-lui constater de ses yeux que, si les idées religieuses ont changé ici comme ailleurs, les mœurs, le matériel de la vie sont restés ce qu’ils étaient à l’époque d’Apulée, de Tertullien et de saint Augustin, et même dès les temps les plus reculés.

Ce couscouss, qui lui est servi sous la tente de ce grand chef du Sud, c’est la pultis punica des Carthaginois, leur mets national, dont, voici deux mille ans, le vieux Caton donnait déjà la recette aux cuisinières de Rome, — plat tellement national que Plaute, dans une de ses comédies, appelle un Africain pultifagus, « mangeur de couscouss. » Considérez maintenant ces deux caractéristiques essentielles du paysage africain, le bordj qui couronne les collines du Sahel ou les montagnes de l’Atlas, et la kouba qui surmonte les mosquées, les palais et les villas : les noms en sont latins ou latinisés. Cela s’appelait autrefois cupa et burgus. La prononciation arabe d’aujourd’hui déforme à peine le mot latin étymologique. Et ce n’est pas seulement la forme du mot, c’est la chose qui est latine. Voyez, dans les mosaïques de vos musées, ces reproductions de villas et de maisons rustiques : la kouba mauresque copie exactement la cupa romaine. Regardez après cela le burnous du cavalier indigène qui vous accompagne : ce manteau de laine bise, c’est le byrrhus que portait saint Augustin dans ses tournées pastorales. Voici, sur les épaules de ce cabaretier Mzabite, la dalmatique bariolée dont se couvraient, à la même époque, les chrétiens d’Afrique. Ces « orants « et ces « orantus » qui figurent sur les mosaïques funéraires du IVe et du Ve siècle sont vêtus comme les actuels marchands, dans les quartiers populaires de Constantine ou d’Alger. L’éventail qu’agite cette Mauresque strictement voilée, reconnaissez-le aux mains de cette Carthaginoise, que représente une mosaïque, vieille de dix-sept cents ans, récemment découverte à Carthage, au pied de la colline de Junon : même petit carré de sparterie, adapté, comme un drapeau, à un manche en bois de palmier et agrémenté de floches, de houpettes et de broderies multicolores…

Entrez dans les maisons, les boutiques, les cafés et les bains maures : voici l’étuve latine, avec tous ses accessoires et sa figuration, qui n’a pas bougé depuis vingt siècles : voici, armé de sa pelle, le chauffeur nègre préposé aux fourneaux, tel, ou à peu près, qu’il s’exhibe à nous dans une mosaïque de Timgad extraite des anciens thermes de cette ville morte. Ailleurs, le foulon pressant le linge de ses pieds nus, selon le rythme du tripudium noté par les auteurs latins. Voici à présent les gros cierges de cire coloriée, en forme d’obélisques, qui, aux siècles chrétiens, flanquaient l’image du mort sur les tombes africaines ; — et voici les cages de roseaux enfermant le rossignol ou le merle chanteur, ces cages rustiques, appendues, de temps immémorial, aux murs en pisé du laboureur africain…

Cette charrue que tient le paysan indigène, c’est celle que Virgile a décrite dans ses Géorgiques[1]. Cet instrument dont il se sert pour dépiquer son blé, c’est le plostellum punicum, mêmement décrit par Varron et noté par quelques autres écrivains latins. Les procédés d’irrigation, encore employés aujourd’hui dans les palmeraies du Sud, et dont on veut, je ne sais pourquoi, faire hommage aux Arabes, — ce sont ceux dont se servaient les colons latins et carthaginois. Les Arabes (qui n’ont jamais rien inventé) ne les ont pas plus apportés en Afrique qu’en Espagne, où les Carthaginois, longtemps avant eux, puis les Romains, les avaient introduits et généralisés. La culture des oasis est punique et latine : c’est un décor latin, — et non « arabe » ou « oriental, » comme le croient absurdement des imaginations ignorantes ou prévenues, — que nous offrent ces jardins désertiques, derniers refuges des méthodes appliquées par les élèves de Magon le Carthaginois, de Virgile, de Caton et de Columelle. Enfin, l’élevage des chevaux, — dont on veut encore faire honneur aux Arabes, à tel point que le cheval numide ou maurétanien s’appelle aujourd’hui un « cheval arabe, » — cet élevage, bien loin d’avoir été créé par eux, n’a fait que déchoir depuis leur domination en Afrique. Consultez encore à ce sujet les mosaïques de l’époque romaine, ou les textes des auteurs latins : vous y verrez que le cheval, comme le coureur africain, était fort apprécié à Rome. Et enfin, dans les mosaïques, à côté de la villa romaine, vous remarquerez toujours l’étalon d’Afrique, à la crinière et à la queue tressées de bandelettes, quelquefois avec une couronne de lauriers passée autour du col, — l’étalon, orgueil de la villa et du propriétaire africain…

Examinez, après cela, dans le plus petit détail, l’orfèvrerie indigène, le mobilier, l’ordonnance des maisons, la décoration extérieure, les images symboliques et traditionnelles, partout vous constaterez la survivance du prototype punique ou latin. Quoi de plus « arabe » en apparence que le « Croissant, » symbole de l’Islam tout entier ? C’est pourtant le croissant de Tanit, ou de la Virgo Cœlestis de l’époque romaine. Ces mains ouvertes, qui sont sculptées ou peintes sur les portes indigènes, elles l’étaient déjà sur les portes de Carthage, d’après lesquelles sont encore copiées celles de nos casbahs algériennes : la forme et l’ornementation en sont toujours punico-latines. Ces œufs d’autruche suspendus dans vos logis et vos mosquées, ou bien découpés et ciselés en forme de tasses et de calices, ils faisaient déjà les délices des dévots et des dames africaines, au temps de Sophonisbe et de sainte Monique… Quoi encore ? le mobilier et la figuration de vos cabarets se retrouvent trait pour trait dans les images de la « taberna » ou de la « popina » romaine. Vos divans, c’est le lit gréco-latin, le lit où l’on se reposait, où l’on mangeait et buvait.

Enfin il n’est pas jusqu’à vos pratiques religieuses, celles qui paraissent tenir le plus intimement à vos dogmes et par conséquent être venues d’ailleurs, il n’est pas jusqu’à ces pratiques qui ne trahissent une origine punique ou latine : l’usage du vin était prohibé chez les Carthaginois, et Platon, dans un de ses traités, a soin de le noter à la louange de ses législateurs. Saint Augustin a passé toute sa vie de prêtre et d’évêque à lutter contre l’ivrognerie de ses paroissiens d’Hippone et à leur prêcher l’abstinence du vin. En outre, la viande de porc était également prohibée à Carthage. Cette coutume peut avoir des racines orientales et sémitiques : si elle s’est à la longue acclimatée en Afrique, c’est que le milieu africain était tout préparé pour la recevoir. Il y a mieux : la mèche de cheveux que portent, au sommet du crâne, les dévots musulmans de ce pays, c’est encore une survivance latine et chrétienne. Une mosaïque de Sfax nous représente des pugilistes de l’amphithéâtre avec une mèche toute semblable derrière la tête. Or, vous vous souvenez que les donatistes africains, qui se donnaient pour les Chrétiens les plus orthodoxes, pour les purs d’entre les purs, aimaient à s’intituler les lutteurs ou les athlètes du Christ. Quoi d’étonnant, si avec la matraque, ces saints d’un nouveau genre portaient aussi la mèche de cheveux qui distinguait les athlètes de l’amphithéâtre ? Et c’est ainsi que les Africains s’accoutumèrent peu à peu à considérer le port de cette mèche comme la marque extérieure de la sainteté ou de la piété fervente.

Quant à votre architecture religieuse, ô hommes d’Afrique, il est de toute évidence que ce ne sont pas les Arabes qui vous l’ont apportée. L’Arabe, peuple nomade et vivant sous la tente, n’était point un bâtisseur. En arrivant ici, il s’est borné à chasser des basiliques le Dieu de l’Afrique chrétienne pour y installer le sien. La mosquée, c’est la basilique désaffectée et appropriée à un culte nouveau. Etudiez, par exemple, la grande église de Tébessa, — ce vaste et si curieux ensemble de ruines, dont la valeur documentaire est de premier ordre et que vous devriez conserver et entretenir pieusement comme un des plus éloquents témoignages de votre passé, — étudiez cette église et vous y découvrirez un des prototypes probables des grandes mosquées de l’Islam occidental, entre autres de la mosquée de Cordoue. Devant la basilique de Tébessa, vous retrouverez en effet la cour dallée, rafraîchie par des bassins et des jets d’eau, entourée de portiques et sans doute plantée d’arbres fruitiers, qui est devenue plus tard, dans l’Afrique et l’Espagne musulmanes, le traditionnel « patio des orangers, » partie intégrante des vieilles constructions mauresques. Et, comme à la mosquée d’El Ahzar, au Caire, vous verrez, attenant à la basilique de Tébessa, toute une suite de bâtiments sans doute destinés aux prêtres, aux catéchistes, aux étudiants en théologie, peut-être des chambrettes pour les écoliers pauvres. À côté de cela, des écuries pour les montures des pèlerins et des ordinaires voyageurs. Pénétrez maintenant dans le sanctuaire proprement dit, voici, dès le seuil, la vasque des ablutions qui figure encore aujourd’hui à l’entrée de toutes vos mosquées, puis la chaire de l’évêque qui est devenue le mimbar, et, au fond de l’abside, le siège épiscopal, dans sa niche tournée vers l’Orient, qui est devenue le mihrab. Enfin, tout autour de la basilique, le foisonnement des petites chapelles, des memoriæ, contenant les reliques ou le corps tout entier d’un martyr ou d’un saint personnage, — et c’est ce que vous appelez communément un marabout. Ainsi les organes essentiels de la mosquée ne font que reproduire les organes essentiels de la basilique chrétienne.


La conclusion de tout cela, c’est que, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, il n’y a pas de pays où la vie antique, la vie helléno-latine, se soit conservée plus intacte et, si j’ose le dire, plus vivante que dans notre Afrique. Ce qui fait le charme non pareil de vos ruines romaines ou puniques, c’est qu’elles s’accordent encore avec l’essentiel de vos mœurs, restées à peu près les mêmes qu’aux temps où vos ancêtres et les nôtres bâtissaient les temples, les thermes et les arcs de triomphe de vos villes. Les Grecs d’aujourd’hui, dans le costume étriqué imposé par nos modes actuelles, sont des étrangers sur l’Acropole d’Athènes, devant le sanctuaire de leur Déesse protectrice. Un Africain d’aujourd’hui, drapé dans la laine blanche de son burnous, est l’hôte naturel de vos villes mortes. Il ne fait pas tache sous le péristyle du temple de Dougga ou sur le capitole de Timgad. Il est le vrai descendant des citoyens en toge ou en pallium, qui élevèrent ces colonnes et qui sculptèrent ces architraves.

Et c’est pourquoi il faut que, tous, nous nous mettions d’accord pour sauver et pour restaurer, dans la mesure du possible, ce qui reste de ces vénérables monuments de votre passé. Il ne s’agit pas de rejeter ceci ou cela dans votre héritage, de sacrifier la mosquée au temple ou à la basilique, la villa mauresque à la villa romaine : tout cela d’ailleurs s’est fait avec nous, quelquefois chez nous, avec nos ouvriers, nos sculpteurs, nos peintres et nos architectes latins. Il s’agit encore moins de persécuter une tradition religieuse au nom d’une autre. Il s’agit uniquement d’une œuvre de beauté et de concorde, à laquelle il faut que vos gouvernants s’intéressent, parce que c’est une œuvre vitale.

Et d’abord, vous ne pouvez rien faire de mieux pour l’embellissement de votre terre que d’y ressusciter d’un bout à l’autre le magnifique décor monumental dressé par vos ancêtres latins, — et cela, en relevant et en restaurant tout ce qui mérite de l’être, en arrachant à leur linceul de sable et de décombres le peuple de villes mortes, qui jalonnent votre pays, de Volubilis la marocaine à Giglhi la tunisienne, et qui s’avancent jusqu’au bord de vos régions désertiques. Et vous ne pouvez rien faire non plus qui importe davantage à la concorde et à la paix de l’Afrique future. Chercher, entre les nouveaux venus et les anciens habitants du sol, un terrain d’entente dans le domaine religieux ou philosophique est une tentative extrêmement délicate, sinon fort périlleuse. Au contraire, nous pouvons nous unir dans le culte de nos antiquités communes, dans le souvenir des grandes choses accomplies ensemble. Jamais l’Afrique n’a été plus prospère, ni plus glorieuse qu’à l’époque où vos ancêtres latins et les nôtres étaient unis. Que l’exemple paternel nous excite à renouveler et à resserrer toujours davantage cette alliance si profitable.

J’ajoute que cette œuvre de résurrection serait une source de richesse pour le pays tout entier. Elle attirerait en Afrique les milliers de voyageurs qui, chaque année, se déversent sur l’Egypte, la Grèce, l’Italie, les pays du Levant. Où trouver, en effet, dans n’importe quelle contrée de la Méditerranée, un plus riche et un plus vaste ensemble de ruines romaines ? Comme je l’écrivais naguère, il dépend de vous de faire de votre Afrique, — outre le grenier d’abondance qu’elle commence à redevenir, — un immense musée en plein air.



Hommes africains, il vous semble peut-être que, pour vous dire cela, je me suis écarté de mon sujet, qui était la commémoration du grand Latin que fut Gustave Flaubert. Je ne m’en suis éloigné qu’en apparence. Ce que j’ai voulu montrer, à travers toutes ces considérations, c’est l’importance de son livre africain, c’est ce que j’appelle la fécondité de Salammbô. Non seulement il a été le premier qui nous ait rendu conscience de notre passé et qui ait tourné nos yeux vers nos origines, mais, encore une fois, il a illustré l’image d’une grandeur africaine qui, demain, peut renaître, si nous le voulons. Enfin, en dressant une ville imaginaire là où il n’y avait plus rien que des débris informes, il nous a rappris le chemin de la ville morte et il a rappelé la vie dans ses ruines. Si, aujourd’hui, une Carthage neuve est sur le point de surgir à la place de l’ancienne, c’est en partie au prestige poétique, dont il a environné le souvenir de la grande métropole africaine, que nous le devrons.

Jadis nos ancêtres avaient voué une véritable piété nationale à Virgile, pour avoir chanté la colline de Didon. Nos descendants, pour une raison pareille, honoreront Flaubert et lui consacreront des statues, comme au fondateur idéal, au héros éponyme de Carthage ressuscitée.


Louis Bertrand.


  1. Pour tous ces détails, cf. Stéphane Gsell : Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, t. IV.