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Comment on meurt aux colonies

I

Étranges trépas. — révélations surprenantes des explorateurs

Comme je rentrais d’Alger, à la fin du mois de mai de l’année dernière[1], j’avais été invité à mon passage à Marseille, par le Club nautico-agricole de la colonisation pratique, à faire une conférence sur les mœurs électorales en Algérie.

Je m’étais exécuté de bonne grâce et après avoir parlé pendant une heure 45 minutes sur les mœurs de cannibales des compagnons de Drumont et exhibé les traces noires de nombreux horizons, on s’était mis, suivant la mode de la province, toujours à la piste d’une occasion de rigolade légitime aux yeux des épouses, à sabler gaîment le champagne.

Pour mon compte, je ferai remarquer en passant que je bus le mien, en me refusant énergiquement à le sabler, pensant qu’il était fort désagréable de trouver du sable et des petits cailloux plein le fond de son verre. — Comme il y a de drôles de coutumes tout de même ! Un de mes voisins m’a dit que c’était au figuré et alors je n’y ai plus rien compris du tout, mais passons.

Un des joyeux convives de ce petit ambigu improvisé, se tournant brusquement vers moi me dit aimablement :

« Nous avons lu avec plaisir, vos morts étranges vraiment aussi curieuses et en tout cas plus amusantes que les morts bizarres de Richepin, mais ce que vous avez oublié ce sont les morts coloniales qui sont tout à la fois étranges et bizarres ; nous ne parlons pas bien entendu des morts bêtes produites par la peste, le choléra ou le vomito negro, mais des belles morts, savoureuses comme l’on dit aujourd’hui, qui se produisent si souvent aux pays chauds et intertropicaux, pour la joie de l’observateur qui trouve ainsi à occuper la monotonie de sa vie ou, si vous aimez mieux, à la briser — la dite monotonie.

« Et tenez dit-il, s’animant par degrés, nous sommes ici une réunion d’hommes sérieux, armateurs, colons retirés, explorateurs, anciens soldats de l’infanterie de marine : ayant tous beaucoup bourlingué à travers les mers et si vous voulez, nous pouvons, en sablant cette dernière bouteille, vous conter les morts les plus curieuses que nous avons vues de nos propres yeux aux colonies, car, attention, vous savez, mon bon, vous n’êtes pas venu ici dans une assemblée de blagueurs. »

Je fis un signe d’assentiment et il s’écria, en désignant un gros homme rouge comme une tomate et blanc de cheveux comme un cygne, une tête signée vingt ans d’Afrique, quoi : à toi Marius !

Donc la bouche qui appartenait à cette tête s’ouvrit lentement, et il en sortit ce qui suit :

— Je ne vous rappellerai pas les centaines de morts étranges, bizarres ou épatantes que j’ai vues aux colonies, car notre hôte serait encore ici dans huit jours, je ne rappellerai pas davantage la mort de ce pauvre Kunckel d’Herculay, si bien rongé par les fourmis que son squelette était blanc et poli comme de l’ivoire au bout d’une heure et que l’on ne le reconnaissait qu’à sa cravate d’Alfa, respectée par les voraces hyménoptères, parce qu’il paraît que le fait était heureusement controuvé.

Je proposerai même de ne citer chacun qu’une mort coloniale vraiment épatante.

— Adopté, crièrent vingt voix.

— Parfait, dit Marius, je continue : or ça un jour que j’étais parti en colonne vers El Goléa, au-delà de Ouargla, je m’étais aventuré à chasser en dehors du campement, de grand matin, avec un jeune adjudant, un copain épatant qui était né natif du quartier Mouffetard à Paris, tandis que moi je suis né dans la rue de la Pierre qui rage à Marseille ; suffit, je continue. Mon copain fatigué me dit : Je vais me reposer un quart d’heure sous ce bouquet de palmiers. Quand Je revins quinze minutes plus tard, il était mort la tête fracassée. Une autruche était arrivée du désert pendant ce temps-là, et ayant vu la tête prématurément chauve de mon pauvre ami, l’avait prise, sans aucun doute, pour un œuf. Aussi, elle s’était accroupie sur lui et ayant pondu un œuf, cet œuf lui avait fendu le crâne en deux. Je courus au campement, on enterra vivement mon ami sous trois grosses dalles d’un marabout en ruine, par crainte des chacals et des hyènes. Et quelle omelette nous fîmes avec l’œuf de l’autruche meurtrière sans le savoir, je ne vous dis que ça, mais à défaut de truffes, elle fut arrosée de larmes.

— Si ça avait été seulement un œuf de Moa ou d’Epiornis, dit un explorateur qui voulait faire montre de sa science.

Mais Marius, saisissant la balle au bond :

— J’ai vu des œufs des premiers au Musée de Melbourne ou de Sydney, je ne sais plus au juste. Si un de ces oiseaux s’était mis à pondre — étant femelle bien entendu — sur une escouade endormie, il aurait écrasé au moins trois hommes !…

Je partis d’un grand éclat de rire :

— Pardon, Messieurs, il est deux heures 41 du matin, allons nous coucher et si vous voulez me faire l’honneur de venir déjeuner demain matin avec moi à midi 17 minutes chez Roubion, tout en mangeant une bonne bouillabaisse, nous continûrons à écouter comment l’on meurt aux colonies, car M.  Marius m’a déjà fort charmé.

— Vous êtes trop indulgent, demain la parole sera donnée à mon ami Castagnat qui explora Madagascar presque en même temps que Grandidier lui-même.

Et l’on se sépara pour aller dormir quelques heures.



  1. Après ma candidature et ma campagne contre Drumont.