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La voie fleurie

Pour remplacer le tunnel sous et le pont dessus la Manche. — Nouveau moyen de la traverser a pieds secs. — La « Victoria Regia ! »

On sait comment les anglais, dans leur chauvinisme un peu puéril et craintif, ne veulent pas nous laisser percer un tunnel sous la Manche ou élever un pont au-dessus de ses eaux — pas même de bateaux, — car ils prétendent qu’ils ne veulent pas s’en laisser monter.

Eh bien, moi, modeste économiste, j’ai la prétention grande et le légitime orgueil d’avoir trouvé la solution et de pouvoir indiquer le moyen de nous réunir à nos bons amis les anglais, de leur tendre une main fraternelle, sans leur porter ombrage le moins du monde, et c’est ce que je vais avoir l’honneur de vous exposer en quelques mots. Ceci dit, je pense qu’il est inutile d’insister sur le côté éminemment pratique et civilisateur de mon entreprise, que je prendrai même la permission de qualifier d’auguste et sereine !

Toutes les personnes qui ont voyagé dans l’Amérique du Sud, connaissent bien la Victoria Regia, plante phénoménale qui se trouve sur la rivière des

Amazones et qui appartient à la grande famille des Nymphéacées. Ses feuilles de forme pellée, rondes et plates comme une table, à bords relevés, atteignent des dimensions vraiment extraordinaires, soit plusieurs mètres de diamètre !

D’un vert foncé en dessus et roussâtres en dessous, elles sont garnies de grosses nervures qui en forment comme la charpente, comme la puissante ossature.

Lorsqu’elles sont encore jeunes, ces feuilles sont roulées sur elles-mêmes et sont portées par de gros pédoncules qui s’allongent, suivant la profondeur, souvent considérable, des eaux dans lesquelles vit la plante.

En réalité cette plante est un immense nénuphar, à feuilles et à fleurs colossales. Ces dernières n’ont pas moins de trente à trente-cinq centimètres de diamètre, à cépales d’un rouge foncé, à pétales extérieurs blancs, larges, diminuant en se rapprochant du centre et se colorant de rouge carmin.

Entièrement épanouies, les étamines se montrent au centre, où elles forment une jolie couronne jaune et rouge.

Ces fleurs ont une durée de deux à trois jours seulement et ne s’épanouissent que la nuit, de sorte que pour bien les admirer, il faut se munir de lanternes à verres rouges dont se servent les photographes, ou leurs légères et lumineuses amies, des coucouilles, c’est-à-dire des puissantes lucioles des tropiques, qui sont en somme de gros insectes volants et lumineux comme des phares vivants !

Leur odeur est celle du magnolia et les fruits sont très gros ; la plante s’enfonce dans l’eau pour murir ses graines.

Maintenant vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi mon système est non-seulement pratique, mais encore plein d’une délicate attention pour nos excellents voisins : le genre Victoria, créé par Lindley, a été dédié à la seine d’Angleterre.

La Victoria regia, Victoria royale, avait été appelée Nymphæa Victoria par le botaniste danois Schumacker, mais il y a lieu de lui conserver le premier nom, surtout si je veux obtenir ma concession.

À l’heure présente cette plante merveilleuse, qui n’est plus cultivée cependant au Fleuriste de la Ville de Paris, au Parc des Princes, se cultive facilement dans un vaste aquarium, chauffé articiellement. Il suffit de maintenir l’eau dans le bassin à la température de 20 à 30 degrés centigrades, suivant l’époque de la végétation.

Maintenant, pour ceux qui n’ont pas été voir sur les Amazones, à son lieu d’origine, ou dans les serres d’un grand seigneur, la fameuse Victoria Regia, je leur rappellerai qu’ils l’ont vue et admirée, sans le savoir, au Nouveau Cirque, dans un ballet aquatique, où chacune de ses feuilles soutenait une jeune et jolie danseuse. Mais alors elles étaient en zinc ! Cependant l’illusion était complète ; néanmoins, ces feuilles étaient si vastes que beaucoup de spectateurs, sans se douter de la fidélité de la reconstitution, les croyaient tout simplement de Marseille !

Eh bien la chose apparaît maintenant simple et lumineuse. De Calais à Douvres, je sème, je plante ou je repique – c’est à voir — des graines, des racines ou des boutures — c’est encore à voir — au fond de la Manche, de Victoria Regia, de manière à avoir une belle double rangée de feuilles parallèles, deux pour les piétons qui passent en Angleterre, deux pour les piétons qui rentrent en France. Pour que la plante vive à sa température normale, je chauffe l’eau de la mer, de distance en distance, par de puissants calorifères électriques ; c’est simple comme tout.

Et pour ne pas porter ombrage à l’Angleterre, j’établis un système qui pourrait faucher toutes mes feuilles d’un seul coup et dont le bouton électrique serait toujours dans la main de sa très gracieuse Majesté. De plus, elle est décidée, paraît-il, à créer encore, par dessus le marché, un corps spécial de faucheurs, en cas de difficultés diplomatiques. De la sorte rien à craindre pour la pudique Albion !

Voici mon projet, je le crois simplement génial. On a vu comment ces feuilles immenses, de plusieurs mètres de diamètre, sont à bords relevés. On aura donc la certitude de n’avoir jamais les pieds mouillés, ce qui permettra au prince de Galles de venir voisiner souvent chez nous, en pantoufles[1].

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que j’aurai de la sorte, travaillé pour la paix universelle beaucoup plus utilement que le Congrès de La Haye.

Enfin aussitôt ce premier essai sur pieds et bien réussi — ce qui n’est point douteux — je compte monter une société au capital de 1 500 millions, tout comme Panama, pour installer mon chemin de fleurs, du Havre à New-York, à travers l’océan Atlantique.

Ce qui me coûtera fort cher, je ne me le dissimule pas, ce sera de chauffer l’océan sur une grande partie du parcours. Mais cette traversée ainsi comprise, sera charmante et évitera le mal de mer. Pour les bons marcheurs ce sera une promenade ravissante et pour les autres, j’ai pensé à tout : d’abord, de distance en distance, il y aura, ancrés à demeure, de vastes navires hôtel — café-restaurant, où l’on trouvera tout le confort désirable pour boire, dormir, manger et se reposer et enfin, dernier perfectionnement, qui me paraît appelé au plus grand succès, deux rangées des feuilles de la Victoria Regia seront recouvertes de légères voliges pour permettre aux bicyclistes de pouvoir franchir. l’Atlantique.

Si ça marche comme j’ai tout lieu de le supposer, si je m’en rapporte à l’enthousiasme des quelques personnes qui seules connaissent mes projets, mon premier acte, pour inaugurer cette voie aussi magistrale que poètique et qui enfoncera la voie lactée elle-même dans l’imagination des faibles mortels, sera d’organiser en bicyclette une course internationale, Le Havre-New-York sur ma piste fleurie, sur ma route embaumée et enivrante, à travers l’océan !

All Right !



  1. Depuis, hélas, je ne connais pas les dispositions d’Édouard à l’encontre de mon projet !