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Histoire de Bêtes


Le chien pisteur

Où l’on voit un chien qui a l’instinct des affaires

Il y a une nouvelle de Ludovic Halévy, je crois, à moins que ce ne soit de Meilhac, qui raconte comment il a été conduit et piloté en Suisse par un chien-guide, qui remplaçait son maître, et à peine est-il besoin d’ajouter que la nouvelle a fait le tour du monde, non pas seulement à cause du nom de son auteur, mais simplement parce qu’elle racontait un fait vrai, réel et vraiment merveilleux.

Eh bien, aujourd’hui, toujours dans le même ordre d’idées, je veux en raconter ou plutôt en écrire une autre, non moins véridique et non moins merveilleuse, en transcrivant ici l’histoire du chien pisteur.

C’était en mai 1898, je rentrais avec ma femme et mon ami, M. Marcel l’Hermite, de ma terrible campagne électorale à Alger, contre Drumont, et comme nous étions littéralement brisés de fatigues, nous avions résolu de nous reposer quelques jours en Provence, avant de rentrer à Paris reprendre notre labeur quotidien de journalistes.

Donc, après avoir séjourné quelques temps à Tarascon, pour visiter Beaucaire, les Baux et toutes les curiosités du pays, nous avions pris de bon matin le train à Tarascon pour aller contempler le pont du Gard, cette merveille unique au monde de conservation et de hardiesse, remonter enfin le cours si poétique de la rivière et revenir déjeuner, si possible, dans un cabaret quelconque.

Après avoir examiné en détail l’architecture audacieuse des Romains, les assises intactes sur les rochers de la rivière, comme si on les y avait plantées là la veille et ces corbeaux de pierre qui font encore l’étonnement des hommes du métier par leur état de conservation, nous avions grimpé quelques marches pour traverser au sommet le pont lui-même dans le canal rectangulaire de pierre qui servait autrefois au passage même des eaux allant alimenter la ville de Nîmes, l’antique et importante cité romaine.

Chose curieuse, ce passage — souvent à ciel ouvert, car la majeure partie des dalles qui le recouvraient ont été brisées par le temps ou plutôt enlevées pendant le moyen-âge par les hobereaux de la contrée qui s’en servaient pour réparer leur castel — est souvent à peine assez large pour laisser passer une personne, tant les dépôts calcaires de chaque côté ont formé une couche épaisse et compacte qui le bouche et l’obstrue en partie.

À peine étions-nous engagés dans ce passage supérieur de l’aqueduc, qu’un bon gros chien se mit à nous suivre.

Ma femme commença par le regarder avec une certaine défiance ; mais petit à petit il se rapprocha discrètement, en frétillant la queue d’un air aimable et bientôt nous fûmes convaincus que nous n’avions pas affaire à un garde-champêtre grincheux, mais bien à une bonne pâte de chien désireux simplement de faire notre connaissance !

Je l’appelai, je me mis à le caresser et il nous suivit tranquillement, s’arrêtant comme nous et ayant l’air de prendre un véritable intérêt à cette inspection d’archéologues en ballade.

À un moment même, profitant de quelques pierres dégradées et formant gradins, si j’ose dire, il sauta sur les dalles supérieures en nous invitant à le suivre et en cherchant à nous faire comprendre doucement que l’on devait y jouir d’une plus belle vue.

Cependant malgré la largeur de ces belles dalles plates, mais sans balustrade, nous eûmes peur du vertige et nous ne parûmes pas comprendre sa gracieuse invitation et il reprit sa place derrière nous, en file indienne.

Arrivés au bout du canal-tunnel aérien, nous eûmes l’air de nous orienter un instant, il y avait un petit sentier qui nous ramenait au bas de l’aqueduc romain, sur le pont moderne, c’est-à-dire sur la route au fond de la vallée, au-dessus du Gard ; le chien s’y engagea, en se retournant tout le temps pour voir si nous le suivions bien, une fois sur la route nous fîmes mine de traverser le pont pour retourner à la gare, mais notre diable de chien se mit à bondir, à japper joyeusement devant nous sur l’autre route qui était perpendiculaire au pont. Manifestement il nous engageait à le suivre et nous le suivîmes par curiosité.

Deux minutes plus tard nous étions devant un café-restaurant aux tonnelles verdoyantes en forme de véranda. Le chien nous précédait, nous invitant à entrer, et comme nous dégustions un excellent vermouth :

— C’est votre chien, dis-je au patron accouru pour nous servir à déjeuner ?

— Oui, Monsieur.

— Il a l’air doux et intelligent ; mais pourquoi diable nous suit-il depuis une demi-heure ? C’est vous qui l’avez envoyé à notre rencontre ? — Pas besoin : il à un flair merveilleux et il va ainsi chercher tous les touristes. C’est mon pisteur.

— Vraiment ?

— Et il n’y a pas un serviteur dans n’importe quelle ville d’eau pour le dégoter, allez !

Je l’appelai :

— Ici, Pisteur — c’était son nom — et lui présentai un morceau de sucre qu’il happa fort délicatement…

Que vous dirai-je de plus ? Nous fimes un excellent déjeuner, car nous mourrions de faim et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde, avec le patron et avec le chien qui tint à nous reconduire jusqu’au bout du pont pour nous montrer le chemin de la gare.

Depuis, il est peut-être bien mort, car près de huit ans ça compte dans la vie d’un chien ! Mais j’ai tenu à conter ici cette histoire de Pisteur pour montrer qu’il y a vraiment des chiens intelligents et qui savent contenter tous les clients, tous les touristes et faire gagner beaucoup d’argent à leur maître, même sans être polyglotte !

Mais, bast, Pisteur, le bon chien, n’en avait pas besoin, — de langue — car, plus malin que l’espéranto, il parlait avec la queue et avec les yeux, et sa chanson de geste est restée dans mon esprit comme un des souvenirs les plus charmants de mes promenades à travers la France.